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L’Avènement de la philosophie scientifique/1

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Traduction par Wikisource .
University of California Press (p. 3-4).


1.

La Question



oici un passage extrait des écrits d’un célèbre philosophe : « La raison est substance, ainsi que puissance infinie, sa propre matière infinie sous-tendant toute la vie naturelle et spirituelle ; ainsi que la forme infinie, celle qui met la matière en mouvement. La raison est la substance d’où toutes les choses tirent leur être. »

Plus d’un lecteur n’a pas de patience pour les produits linguistiques de ce type. Faute d’y trouver un sens, il peut se sentir enclin à jeter le livre au feu. Pour passer de cette réaction émotionnelle à la critique logique, ce lecteur est invité à étudier le langage dit philosophique avec l’attitude de l’observateur neutre, comme le naturaliste étudie un spécimen rare de coléoptère. L’analyse de l’erreur commence par l’analyse du langage.

L’étudiant en philosophie n’est généralement pas irrité par les formulations obscures. Au contraire, en lisant le passage cité, il serait probablement convaincu que c’est de sa faute s’il ne le comprend pas. Il le lira donc encore et encore et finira par atteindre un stade où il pensera l’avoir compris. À ce point, il lui semblerait tout à fait évident que la raison consiste en un matériau infini qui sous-tend toute la vie naturelle et spirituelle et qui est donc la substance de toutes choses. Il a été tellement conditionné à cette façon de parler qu’il oublie toutes les critiques qu’un homme moins « éduqué » pourrait formuler.

Prenons maintenant le cas d’un scientifique formé à utiliser ses mots de telle sorte que chaque phrase ait un sens. Ses affirmations sont formulées de telle façon qu’il est toujours en mesure de prouver leur véracité. Il ne voit pas d’inconvénient à ce que de longues chaînes de pensée soient impliquées dans la preuve ; il n’a pas peur du raisonnement abstrait. Mais il exige que, d’une manière ou d’une autre, la pensée abstraite soit liée à ce que ses yeux voient, à ce que ses oreilles entendent et à ce que ses doigts ressentent. Que dirait un tel homme s’il lisait le passage cité ?

Les mots « matière » et « substance » ne lui sont pas étrangers. Il les a utilisés dans la description de nombreuses expériences ; il a appris à mesurer le poids et la solidité d’une matière ou d’une substance. Il sait qu’une matière peut être constituée de plusieurs substances, dont chacune peut avoir un aspect très différent de la matière. Ces mots ne présentent donc pas de difficulté en eux-mêmes.

Mais quelle est la matière qui sous-tend la vie ? On pourrait supposer qu’il s’agit de la substance dont sont faits nos corps. Comment pourrait-elle alors être identique à la raison ? La raison est une capacité abstraite des êtres humains, qui se manifeste dans leur comportement ou, pour être modeste, dans certaines parties de leur comportement. Le philosophe cité veut-il dire que nos corps sont faits d’une capacité abstraite d’eux-mêmes ?

Même un philosophe ne peut pas vouloir dire une telle absurdité. Que veut-il dire alors ? Il veut sans doute dire que tous les événements de l’univers sont organisés de telle sorte qu’ils servent un but raisonnable. C’est une hypothèse discutable, mais au moins compréhensible. Cependant, si c’est tout ce que le philosophe veut dire, pourquoi doit-il le dire de manière énigmatique ?

C’est la question à laquelle je souhaite répondre avant de pouvoir dire ce qu’est la philosophie et ce qu’elle devrait être.