L’Avenir de l’intelligence/II/I

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Nouvelle Librairie Nationale (p. 23-26).

L’ILLUSION


Un écrivain bien médiocre, mais représentatif, est devenu presque fameux pour ses crises d’enthousiasme toutes les fois qu’un membre de la République des lettres se trouve touché, mort ou vif, par les honneurs officiels. Tout lui sert de prétexte, remise de médaille, érection de statue, ou pose de plaque. Pourvu que la cérémonie ait comporté des uniformes et des habits brodés, sa joie naïve éclate en applaudissements.

— Y avez-vous pris garde ? dit-il, les yeux serrés, le chef de l’État s’était fait représenter. Nous avions la moitié du Conseil des ministres et les deux préfets. Tant de généraux ! Des régiments avec drapeau, des musiciens et leur bannière. Sans compter beaucoup de magistrats en hermine et de professeurs, ces derniers sans leur toge, ce qui est malheureux.

— Et les soldats faisaient la haie ? — Ils la faisaient.

— En armes ? — Vous l’avez dit. — Mais que disait le peuple ? — Il n’en croyait pas ses cent yeux !

« Pareille chose ne se fût jamais vue voilà six-vingt ans : des tambours, du canon et le déplacement des autorités pour un simple gratte-papier ! Jadis, un bon soldat, un digne commis aux gabelles purent ambitionner ces honneurs ; les auteurs, point. Ces amuseurs n’étaient pris au sérieux que d’un petit cercle condescendant.

« Grâce aux dieux, la corporation écrivante se trouve égalée désormais aux premiers de l’État. Elle les passe même tous. Ils ne sont que des membres, et elle est leur tête superbe. Rien ne nous borne. Rien ne nous manque non plus : nous avions les plaisirs de la vie intellectuelle, il s’y ajoute la satisfaction des grandeurs selon la chair, pouvoir et richesse. Les Lettres et les Sciences mènent à tout. Comptez combien d’anciens élèves de l’École normale, de l’École des Chartes ou de l’École des hautes études devinrent présidents d’Assemblée, ministres d’État ! Nulle dignité ne nous pare, et c’est nous qui la relevons quand nous daignons en accepter une.

« Comment ne régnerions-nous pas ? Le plus certain des faits est que nous vivons sous un gouvernement d’opinion ; or, cette opinion, nous en sommes les extracteurs et les metteurs en œuvre. Nous la dégageons de l’inconscient où elle sommeille et nous la modelons en formules pleines de vie. Mieux que cela. À la lettre, nous la faisons, nous la mettons au monde. Par cette fille illustre, simple et sonore répercussion de notre pensée, une force des choses nous rend maîtres de tout.

« Il faut le dire sans surprise. La puissance que nous exerçons est la seule bien légitime. Soyons plutôt surpris qu’on lui mette une borne. Mais les bornes disparaîtront. Le flot de notre fortune monte toujours. Le règne de l’Esprit sur les multitudes s’annonce, le Dieu nouveau s’installe sur son trône immortel. Rangés sous les pieds de ce monarque définitif, les Forts des anciens jours, les débris des pouvoirs matériels détruits, ceux qui représentaient soit l’énergie brutale, soit la ruse enrichie, soit l’héritage perpétué de l’une ou de l’autre ou de leur alliance, les dominateurs foudroyés en sont à attendre les ordres que leur dicte notre Sagesse. En lui faisant la cour, en devenant nos plus diligents serviteurs, ils espèrent se laver des crimes passés. Voilà qui vaut mieux que le rêve des premiers poètes. Le fer du glaive n’est point changé en fer de charrue : l’instrument se met au service d’un peu de substance pensante, il obéit aux injonctions de notre encre d’imprimerie. N’en doutons plus, rendons justice à l’aurore des temps nouveaux. »

— Et ce n’est qu’évidence pure ! » ajoute le simple docteur, qui n’est point seul dans sa croyance : des esprits aussi dénués de candeur que M. Georges Clémenceau osent écrire, peuvent écrire « que la souveraineté de la force brutale est en voie de disparaître et que nous nous acheminons, non sans heurts, vers la souveraineté de l’intelligence ».

Je ne demande pas s’il faut souhaiter ce régime. La dignité des esprits est de penser, de penser bien, et ceux qui n’ont point réfléchi au véritable caractère de cette dignité sont seuls flattés de la beauté d’un rêve de domination. Les esprits avertis feront la grimace et remercieront. Il ne s’agit point de cela, dans ce petit traité ! Car, de quelque façon qu’on y soit sensible, qu’on sourie d’aise ou qu’on soit choqué, nulle conception de l’avenir n’est plus fausse, bien qu’on nous la présente avec autant de netteté que de chaleur. Sans doute les faits qui la fondent ont une couleur de justesse. Mais est-ce qu’on les interprète bien ? Les comprend-on ? Les voit-on même ? Les nomme-t-on exactement ?

Oui, la troupe suit le convoi des auteurs célèbres ; on décore, on honore, on distingue aux frais du Trésor ceux d’entre nous qui semblent s’élever du commun. Ce sont des faits ; mais tous les faits veulent être éclaircis par des faits antérieurs ou contemporains, si l’on tient à les déchiffrer.