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L’Avenir de l’intelligence/IV/III

La bibliothèque libre.
Nouvelle Librairie Nationale (p. 202-219).

iii

MADAME LUCIE DELARUE-MARDRUS


Tout poète sincère, fût-il né Shakespeare ou Virgile, confesse l’influence des lectures qu’il a faites dans sa jeunesse : elles ont eu la même importance pour la direction de sa vie que la terre natale ou le sang paternel. Si le rêve consiste à émigrer de soi, il faut des excitants qui donnent l’idée du voyage et tracent le contour des rivages à visiter : l’imagination des hommes d’autrefois s’enflammait dans les contes de nourrices, sur les récits des voyageurs et des marins, sur l’ancien fonds des mythologies religieuses. Aujourd’hui les livres nous concentrent toutes ces sources. Qu’ils soient sacrés, qu’ils soient profanes, collectifs ou étroitement personnels, nos premiers rêves sortent des livres. Il y a plus de sot orgueil à le contester que de modestie à en convenir simplement.

On ne peut donc exagérer le poids d’une lecture sur l’imagination solitaire d’une enfant vierge que le rayon de la poésie a touchée. Cette action, si elle s’exerce de bonne heure, ne s’arrêtera pas seulement aux thèmes, aux sujets de la rêverie, elle descendra jusqu’au plus intime, et le mode de la pensée, le Penser lui-même, dans la façon de se construire et de s’agencer, se trouvera atteint et modifié. Comme la feuille de chaque arbre témoigne d’un ordre d’insertion gravé à l’infini dans le germe de chaque germe, les esprits ont un style qui préexiste à l’expression et au langage ; mais ce style n’est pas aussi arrêté et définitif que celui de l’innervation végétale : pendant les années de croissance, il est sujet aux plus curieuses métamorphoses, et l’on voit la race, l’énergie du climat ou celle de l’éducation alternativement contrariées ou renforcées par la sorcellerie d’un poète fortuit venu de l’autre bout du monde, qui se sera fait écouter.

Née dans la grasse et verte Normandie, Mlle Lucie Delarue n’a retenu des paysages de sa province que la brume noire et la pluie, dont se désolait son compatriote Jules Tellier : « Je suis né, ô bien-aimée, un vendredi treizième jour d’un mois d’hiver, dans un pays brumeux, sur le bord d’une mer septentrionale. » Ce qu’elle voyait à l’horizon de la mer natale c’étaient les promontoires confondus et les rives indiscernables de la pâle Thulé, ennemie des navigateurs. Si l’on voulait porter sur ses lectures de ce temps-là un diagnostic précis, générique, il faudrait dire qu’elle tenait à son chevet tous ceux de nos poètes que M. Léon Daudet a nommés, au juste, des Kamchatka. Elle se penchait avec préférence sur les plus abstraits et les plus abscons d’entre les derniers romantiques français ou belges, norvégiens ou russes,

mais surtout, semble-t-il, Rimbaud, Laforgue, Maeterlinck, Verlaine, Kahn et Mallarmé. Il est d’ailleurs possible qu’elle n’eût jamais ouvert aucun de ces différents écrivains jusqu’à telle ou telle date précise à laquelle son art se trouvait déjà au complet. Mais cela ne signifie rien. Il y a du Rimbaud, du Laforgue, du Mallarmé et du Maeterlinck, quoique latent et en puissance, tant chez Victor Hugo que chez François Coppée. Il y a du Laforgue, du Rimbaud, du Kahn et du Verlaine, diffus et dilué, parfois accentué, dans les poèmes réguliers d’Albert Samain, de Rodenbach, de M. Jean Lorrain, de M. André Gide et de quantité d’autres versificateurs ou poètes contemporains, qui se rencontrent au hasard du journal ou de la revue. Quand on s’oublie à prononcer les noms de ces « artistes littéraires[1] », à propos des lectures du très jeune auteur d’Occident, on doit entendre que cette âme curieuse et cet esprit hâtif se pénétraient avec une ardeur particulière de tout ce qui flottait de mallarméen et de rimbaldique, de maeterlinkiste et de laforguien.

Elle croissait dans ce tourbillon de fumées un peu lentes, veillant sur ses complications, attentive à ne rien exprimer que d’énigmatique et de personnel, en un mot cultivant l’idiosyncrasie comme un pot de fleurs. Mais, née imaginative, beaucoup plus imaginative que sensible et que passionnée, son goût du bizarre ne s’exerçait, en définitive, que sur les formes qu’elle trouvait dans son esprit : les mots, les images, le rythme, le style, matériel antique assemblé par la tradition, vieux capital civilisateur, qu’elle prenait plaisir à gâcher et puis à refaire de toute l’ardeur de ses sauvages petites mains. Quand on songe qu’elle aurait pu gâter aussi son cœur et compliquer irréparablement une fraîche nature, on est tenté de se féliciter des autres ravages, comme de la bénédiction du meilleur des sorts. Les pires déformations qu’elle se soit permises sont relatives à quelques types verbaux qui ne dépendaient guère d’elle et qui n’en recevaient qu’un dommage très relatif, puisqu’ils subsistaient bien intacts dans la multitude des autres esprits.


La joie de Mlle Lucie Delarue était d’accommoder ses impressions à des sauces un peu bizarres, propres à la retrancher du commun. Hanter est déjà un bon verbe. Mais que direz-vous, grands-parents, de hanteur et de hanteuse ? Héler ne manque pas de singularité. C’est une locution propre au métier des matelots. Mais je vais m’en servir comme si j’étais matelotte. Il existe des tours de langage un peu triviaux qui ont l’air de rouler les choses et les gens dans un tourbillon de poussière ou de cendre. Ô respectables grands-parents, vous m’en donnerez des nouvelles :

Je suis la hanteuse des mers fatales
Où s’échevèlent les couchers sanglants…
 
Ma solitude orageuse s’y mêle
Au désert du sable vierge de pas
Et où, sans craindre d’oreille, je hèle
Je ne sais quel être qui ne vient pas.
 
Oh ! la mer ! la mer ! Toi qui es mon âme.
Sois bonne à cette triste au manteau noir,
Et de toute ta voix qui s’enflamme et clame,
Hurle ta berceuse à son désespoir.

Ellipse claire, ellipse obscure ; hiatus doux et hiatus dur ; fines condescendances, ordes vulgarités : les tons fondus et les tons tranchés, ou voyants, se heurtent dans le même vers. La beauté de l’un est faite d’une allusion presque inextricable, la beauté de l’autre d’une vieille paire d’images très brusquement désaccordées, la laideur d’un troisième d’une image trop neuve, ou d’un couple contradictoire forgé sur une enclume sourde qui ne connaît point la pitié. Tous ces éléments dont l’auteur qualifierait la rencontre de « spontanée » semblent, au contraire, assemblés par le plus volontaire des jeux, pour le plus agressif des défis, dans le plus fantasque des rêves : caprices d’une petite fille, au surplus fort originale, plus encore désireuse de le paraître.

Et cela revient, en somme, à l’état d’esprit de Petrus Borel aux premières heures du romantisme, mais recommencé et revécu de bonne foi. On veut étonner le bourgeois, car il faut que le bourgeois soit saisi d’horreur. Il le faut, si l’on tient au véritable objet de la poésie, qui est l’exposition complète, l’expression totale d’une âme : non de l’âme humaine dans son étendue et sa profondeur, mais bien de l’âme de cette jeune demoiselle dans ses différences et ses particularités. Il ne s’agit pas d’être le plus humain possible, mais d’être jusqu’au bout Lucie Delarue : et non point parce qu’elle est charmante, mais parce qu’elle est elle. Il s’agit donc d’être Elle, dans son elle au superlatif.

— Ce langage m’exprime et m’exprime seul tout à fait, telle que je me sais, en ma personnalité fondamentale. Moi, je parle bizarre, comme d’autres parlent français. Le bizarre peut bien avoir l’impertinence de ne pas être beau : il est moi ; que puis-je désirer de plus ! Je serai de plus en plus mienne. Je trouverai, de mieux en mieux, en mon jargon privé, les doubles et les analogues de ma nature. Rien autre au monde ne m’amuse que de rencontrer soit dans les mots, les tons et les rythmes existants, soit dans ceux qui n’existent pas encore, les correspondances exactes de cet unique élément qui m’est personnel. Je me fabrique des reflets minutieux. Voilà mon principe et ma méthode. Voilà mon art.

Le fait est que la jeune fille trouva souvent de ces ingénieuses images qui faisaient une projection vraiment pittoresque de son monde secret, de manière à causer au lecteur un degré à peu près pareil de plaisir et d’agacement :

Grand ange désailé qui rôde dans ma vie,
                    Âme, mon Âme !
Violon sans archet, triste barque sans rame.
              Âme, ô mon Âme inassouvie !
Toi qui voudrais aller autre part qu’où te mène
          Mon impuissante chair humaine,
Ô mon Âme, âme trouble, âme en peine !

Mais un jour ceci paraît fade. Le bourgeois ne s’est pas fâché suffisamment. Le philistin ne bondit pas. Les grands-parents, hélas ! menacent même de comprendre. Il faut approfondir les fossés en abîmes, élever des murailles, les hérisser de tours et les denteler d’échauguettes contre ce vulgaire public, et c’est à quoi l’on jugera être parvenue, en multipliant, dans quelques strophes bien senties, les échappées naïves de prosaïsme baudelairien, comme en ces Litanies féminines ou Madame la Vierge est prise à témoin de tous les péchés :

Ô dame ! regardez celles qui tournent mal,
Les épouses en qui la chair ne peut se taire…

Ou l’on invoquera devant le masque de la lune des imaginations très compliquées, dans un vocabulaire très biscornu :

Tu ris dans ta pâleur de cap guillotiné,
Grimaçante d’horreur à l’œil halluciné,

et l’on rira sous cape des lecteurs ignorants de l’étymologie qui se demanderont en quoi la lune ressemble à un cap ou comment un cap peut être guillotiné. Mise en verve par le succès, on recommencera, en redoublant. On écrira le macabre Poème de la vie et de la mort :

Quelle épouvante ! Où fuir ! J’ai peur ! J’ai peur ! J’ai peur !

On se souviendra de ce que l’on a lu sur les tentatives humaines « pour s’enfuir n’importe où hors du monde », et l’on récapitulera, sur tous les airs connus, le Voyage, la Villégiature-à-la-campagne, la Morphine, l’Alcool, la Dévotion, l’Amour, pour conclure avec une magnifique bravoure :


Ah ! qui me donnerait l’abrutissement !
    Qui me donnera l’abrutissement ?

Il faut savoir que ce sont là de simples « gaietés » romantiques comme il n’a cessé d’en ruisseler sur les lettres françaises, de l’année des Ballades de Victor Hugo à l’année des Blasphèmes de M. Richepin.

Et le même scandale d’un habitant de la bonne province de Normandie aura sans doute suggéré (de plus en plus fort !) les strophes amusantes de ce Sommeil :

Comme une que berça la viole d’amour,
   La belle toute en pâleur s’endort,
Les volets joints avec, dessus, des rideaux lourds
Pour empêcher sur sa tranquillité de mort
Que ne vienne jouer l’estival clair de lune.
Mais des gouttes de lune ont chu une par une

(Combien l’auteur a dû être ravie de ces vers-là ! Ils laissent en effet loin derrière eux tous les vers analogues de ce M. Stuart Merril, jusque-là prince régnant de l’Allitération, roi de l’Assonnance et empereur de la Consonnance bien redoublée.)

Mais des gouttes de lune ont chu une par une…
    Aux fentes de ces volets joints…
Et sur ses seins quiets où se croisent les paumes,
    Sur ses pieds sages réunis,
Sur tout le luxe prude et raffiné du lit
Où elle se coucha sans bagues et sans baumes,
Ce corps sans robe d’or et sans huppe à la tête…

. . . . . . . . . . . . . . .

Les pieds sages, le luxe prude, dans cet aimable méli-mélo de couleurs, feront la joie de gens qui savent lire, comme le jeune auteur, en son extravagance, savait voir et interpréter. Il est presque agréable de trouver une note juste si follement placée. Folies pures, excentricités offraient ici le caractère d’être tempérées çà et là par un goût naturel, supérieur aux partis pris, par ce petit instinct de la pureté et de l’ordre, qui est toujours vivant dans les cœurs délicats et qui doit correspondre chez une écolière-poète à l’instinct de propreté chez la ménagère. Ce goût, cet instinct, ce bon ange élevait Mlle Lucie Delarue au-dessus de bien des embrouillamini ; au-dessus des neiges et des brumes, elle s’approchait du ciel clair par la pointe de ses rameaux.


Un jour, enfin, le poète de l’Occident épousa ce fils du soleil, le Dr Mardrus, né au Caire d’une famille orientale. Ce n’est pas le lieu de détailler quelle gratitude ont vouée les lettres françaises au traducteur des Mille et Une Nuits. Mais je pense qu’avant de l’expédier à son imprimeur il a lu à sa femme cette version belle et nouvelle. Il n’existe pas beaucoup de lectures aussi fraîches, aussi brillantes, aussi riches en toutes sortes de plaisirs de l’esprit et des sens. Ce vaste recueil de contes arabes, traduits, dit-on, presque mot à mot, nous mène quelquefois à ce que les bonnes gens du désert appellent sous la tente, d’un langage mathématique, la limite de la satisfaction.

Gœthe écrit je ne sais où : « Veux-tu les fleurs du printemps et les fruits de l’automne ? Veux-tu ce qui charme et ravit ? Veux-tu ce qui nourrit et satisfait ? Veux-tu dans un seul nom embrasser le ciel et la terre ? Je te nomme Sacountala et j’ai tout dit. » Il ne faut qu’enlever un peu de verdure indienne, ajouter aux palmes et aux grenades des oasis le chœur des jeunes filles belles comme la lune, et la louange gœthienne peut s’appliquer aux Mille et Une Nuits. Mais elle paraîtra singulièrement incomplète à qui aura goûté comme il convient la joie des poèmes arabes qui y sont insérés. Ces poèmes tout grâce, tout fougue, tout jeunesse, montrent une vivacité, une souplesse dont on ne se lasse point. Je laisse aux Orientalistes le soin de discuter le procédé du traducteur Mardrus. Un fait reste éclatant : le bon Galland nous avait laissé ignorer une douce forêt, un jardin de délices, ces vers improvisés des Mille et Une Nuits : Mardrus nous les a fait connaître, et cela dit tout. Il est notre évergète, et nous sommes ses obligés. Voilà pour le Dr Mardrus.

Il aura été l’évergète et docteur de Mme Mardrus. Une des pièces caractéristiques du deuxième recueil de la jeune muse, Ferveur, porte un petit hommage de gratitude très précise, qu’il convient d’isoler et de placer sur le socle, bien en lumière, si l’on veut avancer dans la connaissance de notre auteur. L’Occidentale écrit à répoux méditerrané :

Toute ma sourde intimité
         D’ombre, de deuil et de mystère,
         D’horreur et de complexité
A fui, pour quelque étrange et douloureuse sphère.
         Ton incompatible âme claire ;
         Mais toute ma bonne santé
         Se trempe au bain de ta clarté
Comme un corps vigoureux se trempe dans l’eau claire.

À parler franchement, je ne crois pas grand’chose de cette sourde intimité d’ombre et d’horreur. Quand le poète alléguait, dans le premier livre,

Notre cœur gros d’angoisse et de mauvais secrets,


ou, dans Ferveur, quand on lui voit esquisser encore, d’un geste félin, son voyage à la découverte de certains mauvais coins naturels, le « coin gâté » dont traite M. Marcel Prévost,

Certain intime fond dont on ne parle pas,

prenons garde que c’est, tout bonnement, la Poétique du romantisme qui dévide ses conséquences ; à force de creuser l’étrange, il faut bien en venir tôt ou tard jusqu’à la notion de ce que la rude antiquité nomma sagement l’Infamie. Ce n’était pas de l’infamie (ni de la vertu) que s’occupait, en réalité, le génie pittoresque de Mme Mardrus. Elle n’eut le souci de « l’âme » que pour le plaisir d’en tirer un effet d’art.

Ce qu’elle poursuit, c’est l’image coloriée, propre à traduire sensiblement ce qu’elle a senti : ce n’est donc pas la joie de s’éprouver, de s’affiner, de s’exalter, de jouer avec elle-même au moyen de sensations neuves provoquées par aucune curiosité. Son goût, sa passion me semblent d’une artiste ou d’une praticienne : elle songe à trouver des images qui soient l’exacte et subtile figuration de son sentiment ; quant à traîner, à peser sur ce sentiment, simple objet, simple thème, elle n’y songe presque pas. C’est son art qui est perverti ; nullement sa nature ; la tête, non le cœur.

Et cet art corrompu est bien ingénieux. Avez-vous observé combien les petits vers Toute ma sourde intimité… montrent de netteté, comme ils disent précisément ce qu’ils veulent dire ? C’est un menu tableau conjugal, dont l’intention allégorique transparaît à chaque touche. L’image, inattendue, définit, enclot, circonscrit, plus encore qu’elle ne chante. Ce n’est pas un petit bonheur : il n’est pas rare ici. Par la force et la vérité de ses colloques avec son seigneur et docteur, cet esprit autrefois obscur, ennuagé, précise ses moindres concepts. Il ne savait que peindre. Le voilà qui dessine de légers tableautins dans la manière de Verlaine et de M. Coppée (Du bout de ses tuyaux gris Dans le ciel fume Paris. Le jardin se ramifie Sur cette lithographie. Tout le long d’un rameau sec Les moineaux se font le bec…) On laisse de côté les outrances ; on en conserve juste de quoi donner du corps, de la couleur, un léger montant aux images. On dira par exemple :

                             … Rien n’est plus nécessaire
Que d’aimer toute chose avec des cœurs charnels.

On s’écriera, dans un raccourci vif :

Genève, teints proprets et prunelles contentes…

On diluera le pittoresque dans un peu d’éloquence ; on corrigera l’éloquence par un rude éclat de couleur :

Va ! tends tes bras à tout pour que tout soit ton bien,
Hante, après la campagne aux heures parfumées,
La Ville trépidante et ses nuits allumées.
Que ton cœur soit solaire et soit saturnien !

On s’exaltera, fort paisiblement :


Femme, amphore profonde et douce où dort la joie,
Toi que l’amour renverse et meurtrit, blanche proie,
Œuf douloureux où gît notre pérennité,
… Humanité sans force, endurante moitié
Du monde, ô camarade éternelle, ô moi-même !

On s’appliquera aux douceurs de la compassion sur soi, aux violences de la révolte humanitaire ; on criera même un peu à l’idée de devenir mère, on gémira sur l’avenir et sur le passé. Pour le présent, on se retournera vers qui de droit.

Cher ! cher ! presse-moi bien contre ton âme claire,
Que je n’écoute pas, que je n’entende pas !…

« Le doigt levé », un « sage doigt levé », on méditera sur les choses au lieu d’y rêver en tumulte comme au bon vieux temps ; on se livrera aux débauches de la Pensée :

Nous serons sur le banc que nous aimons le mieux,
Et, levant un index grave qui certifie,
Ta petite fera de la philosophie.

Mais, par-dessus tout, on assurera son progrès dans le métier. On se perfectionnera dans l’art d’imaginer et de rimer. On en viendra à dévider une métaphore aussi congrûment et continûment que le père Hugo :

J’aime à songer aux mains de mon Âme, filant
À l’aveugle…

Il y a douze vers sur les mains de l’Âme qui filent avec des tours et des détours d’une sûreté inouïe. Le romantisme, ici, tourne au Parnasse, heureusement sans trop de froid. Mais on garde, comme un souvenir de temps héroïques, la religion de 1830. On s’attendrit, comme Verlaine, plus que Verlaine, sur l’orgue de Barbarie qui viendra moudre de tendres rengaines entre-croisées, Marguerite Gautier, Emma Bovary, Lamartine : Si tu meurs aux trois temps d’une valse lointaine… Ces stances sont des plus caractéristiques. Elles révèlent une ironie indulgente, du regret, de la nostalgie et, tout au fond, le sentiment que le romantisme n’est jamais mort, qu’il existe peut-être un romantisme éternel.

Mais la petite pièce l’Orage à la fenêtre fait encore mieux sentir à quel point en est arrivée Mme Mardrus. Selon son habitude, elle ne paraît point toute seule. Elle serre la main de son mari et lui parle bas :

Contente simplement d’être à côté de toi,
Encor que défaillante et la sueur aux tempes…
Car, hors la dureté moderne, nous étions
— À la fenêtre avec de candides frissons —
Un couple d’autrefois un peu mélancolique
Qui regarde noircir l’orage romantique.

Quelques saisons plus tôt, le poète se fût mêlé à ce noir orage. Que dis-je ? Il nous l’eût barbouillé plus orageux que nature. Bien que le Dr Mardrus (les dédicaces de son grand livre en font foi) ne soit pas le moins mallarmiste des deux époux, il a dû mettre à la porte de son ménage quelques fantômes de détestables inspirateurs ; il a jeté dans le jardin les plus mauvais livres. Aussi la romantique est-elle en voie de s’apaiser et de s’épurer. S’éclaircira-t-elle ?

C’est une erreur de croire que la raison ne soit que l’absence de la folie. Mais il serait curieux de voir ce qu’une femme évidemment douée de l’imagination du langage saurait donner dans l’ordre d’un art tout à fait sain. Celle-ci s’est rageusement complu à défaire le précieux composé auquel nos ancêtres avaient appliqué leur génie. Comment s’y prendra-t-elle si elle veut recoudre après avoir taillé ! L’osera-t-elle ? Et quel sera son pouvoir ? Entrevoit-on chez elle un goût dominant qui soit capable de discipliner les autres, et les ordonner tout vivants ? Ce que j’ai lu permet de poser ces questions, mais ne permet pas d’y répondre.

Un critique et un sage qui est grand admirateur de Mme Mardrus, M. George Malet, méprise nos doutes. Il affirme déjà la maîtrise du poète. « Pour ceux qui ne l’auraient pas senti, que dire ? » ajoute-t-il. « On ne prouve pas plus la beauté et la grâce d’une Muse que le charme d’une femme[2]. » S’il ne se prouve pas, le charme s’analyse, et celui-ci accuse l’incertitude et l’acidité du printemps[3].

  1. L’expression est de M. Maurice Spronck, les Artistes littéraires (Paris, Calmann-Lévy, 1890).
  2. Gazette de France du 30 juin 1902.
  3. Le dernier volume de Mme Mardrus, Horizons, nous montre les progrès remarquables ou, pour tout dire, merveilleux, et j’en conviens, presque inattendus, de son art, au point de l’élever brusquement au tout premier rang. Cet art devient plus sain, en même temps qu’il prend des forces. Il faut constater que le démon de la perversité y gagne d’un autre côté. Dans sa vive et pénétrante intelligence, le jeune poète a fort bien saisi le parti que tiraient de leur état de femmes les auteurs de la Nouvelle Espérance, de l’Inconstante et de Psapphâ. Elle s’y est mise à son tour… N’a-t elle pas trop bien réussi dans cette direction nouvelle ? Je ne parle pas des poèmes comme celui qui paraît répondre au chaste vœu de M. Sully-Prudhomme, le Refus, où sont traités certains détails dont les dames du temps jadis négligeaient de nous faire part en public (leur « corps mensuel », par exemple), car il est bien probable que l’expression lui a paru drôle et l’a séduite ; mais je prends au hasard d’autres caractéristiques du système adopté :

    Ceux-là qui ne m’ont pas aimée et pas comprise,
    Ceux-là qui ne m’ont pas souri, je les méprise.

    . . . . . . . . . . . . . . .


    Tu rougiras et pâliras sous le tourment
    De te sentir toujours différente des autres.

    . . . . . . . . . . . . . . .


    Je baiserai longtemps mes mains qui me sont chères,
    Connaissant que je suis pour moi-même quelqu’un
    Qui seul devine à fond mon cœur et ses mystères.

    . . . . . . . . . . . . . . .


    L’ardeur… l’amour… Comment oublier que chacun
    Porte son sexe ainsi qu’une bête cachée ?

    . . . . . . . . . . . . . . .

    Quelle confirmation ce nouveau livre d’Horizons vient apporter à l’esprit et aux conclusions de cette étude ! Me faut-il ajouter en marge que nos romantiques sont en train de se gâter et de se pervertir l’une l’autre ? Et moi aussi, j’ai ma petite âme ! a fini par s’écrier Mme Mardrus. Et elle l’a montrée.