L’Avenir de l’intelligence/IV/V

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Nouvelle Librairie Nationale (p. 233-269).

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LEUR PRINCIPE COMMUN


Si j’ai bien lu ces livres de femmes et qu’une erreur ondamentale ne m’en ait pas voilé le sens, toutes quatre méritent donc d’être rattachées à l’évolution littéraire et philosophique que résument les noms de Jean-Jacques Rousseau, de Chateaubriand et de Hugo. Ces têtes féminines, pleines de révolte pensive et de fiévreuse méditation, nous composeraient une formule aussi parfaite que complète du Romantisme. Le mot a été répété dans l’analyse et l’appréciation de leurs œuvres. Il s’imposait absolument, et l’on ne pourra plus étudier le Romantisme sans songer à Mlle Renée Vivien, à Mmes de Noailles, de Régnier et Mardrus : en le ressuscitant et en l’amplifiant, elles l’illuminent.


L’origine étrangère.


Si, en effet, le romantisme, dans son rapport avec nos âges littéraires, se définit par un arrêt des traditions dû à l’origine étrangère des auteurs et des idées qu’ils mettent en œuvre, la définition convient aux auteurs de Psapphâ et de la Nouvelle Espérance, comme à celui de l’Inconstante ; elle est à peine contredite par l’auteur d’Occident et de Ferveur, puisque, en devenant Mme Mardrus, Mlle Lucie Delarue est un peu sortie de nos races.

Un jeune écrivain nationaliste, qui les admire autant que moi, M. Dauchot[1], les traite sans détour de « métèques indisciplinées ». Il leur reproche de bénéficier des avantages français, mais de ne point « accepter la discipline nationale ». L’accusation, d’une justesse rigoureuse, nous rappelle que la Nouvelle Héloïse a été écrite par un Suisse, le livre De l’Allemagne par une Suissesse d’origine prussienne, et que Lélia compte parmi ses ascendants directs les Slaves et les Germains du sang de Maurice de Saxe. L’indiscipline de nos jeunes métèques ne fait donc que continuer une tradition qui, pour avoir été introduite chez nous, est cependant restée distincte des vraies Lettres françaises. Il faut sentir l’hétérogénéité de Sand, de Staël et de Rousseau ou s’abstenir de censurer leurs héritières ; celles-ci ne sont rien qu’une onde, la dernière, de cette invasion gothe qui se rua sur nous par l’échancrure de Genève et de Coppet.

Objecter que ces contemporaines nous arrivent plutôt du midi que du nord ou de l’est, et nous approvisionnent d’éléments helléno-latins, ne serait pas une défense bien sérieuse. La Grèce, l’Espagne, l’Italie d’aujourd’hui, la Dacie elle-même, où les dialectes latins se sont gardés assez purs, ont été plus subjuguées encore que notre France par le germanisme des cent cinquante dernières années[2]. Depuis la fin du haut moyen âge, la France est le boulevard de la Classicité ; qu’il cède, elle cède en Europe. La prédilection de l’empereur Julien, ce fidèle des anciens dieux, semble avoir désigné Paris pour l’héritier direct du monde classique. Nulle terre en Europe ne donna des leçons de goût à l’Attique moderne. L’Europe entière est barbare, en comparaison ; mais, depuis que l’influence française diminue et qu’elle procède d’un génie moins pur, la barbarie universelle n’a pu que s’accroître.

Dans toute l’Europe méridionale, la haute société représentée par les cours, les compagnies savantes représentées par les universités, ont subi la civilisation des Anglo-Saxons ou se sont rattachées à la médiocre demi-culture des Allemands, qui sont de simples candidats à la qualité des Français. Il suffit de causer une heure avec les compatriotes du Tasse, d’Aristophane ou de Cervantès, pour admirer avec tristesse la réelle déchéance des nations privilégiées.

Nous valons mieux qu’eux, malgré tout, et nos esprits sont moins touchés. Une Renaissance classique peut encore se produire au milieu de nous, et c’est, par exemple, en se courbant sous notre loi, en retrouvant nos traditions, en les interprétant, qu’un Athénien comme M. Jean Moréas est parvenu à retrouver le style brillant de ses pères. La France était le seul lieu d’Europe qui lui convînt. Son germe était en lui, mais le germe ne pouvait percer, ni fleurir qu’au soleil de l’Île-de-France. Tout ce qu’on nous apportera de proprement, et d’essentiellement étranger, fût-ce d’Annunzio ou même du divin Carducci, montrera, relativement à l’ensemble des œuvres françaises, un caractère de romantisme essentiel.

Que les quatre sirènes fissent donc revivre chez nous, avec l’ardeur de leur âge et de leur talent, toutes les habitudes propres au romantisme, il était nécessaire et juste, il était beau, décent, parfait que leur sang ne fût point de veine française très pure. En elles s’incarne et palpite l’argument que l’histoire nous avait suggéré.


D’étrangetés en perversions.


Mais le romantisme se connut pour ce qu’il était. Il aima en lui ses qualités de barbare. Étranger, il aima l’étrange. Non seulement il l’accueillit, mais il l’afficha en s’efforçant de déterminer dans le goût public une révolution qui assignât à l’art d’écrire, comme au plaisir de lire, des objets tout à fait nouveaux. Un plaisir de surprise est inséparable du vif sentiment de l’admiration ; mais le romantisme changea les facteurs de ce plaisir.

Autrefois on était émerveillé de la conduite et de la disposition d’un poème : les effets inattendus ne naissaient point de la nouveauté du sujet choisi. L’indifférence de l’art grec au renouvellement de ses thèmes tragiques ou lyriques lui est reprochée de nos jours, à l’égal d’une infirmité. Les vrais maîtres riraient du besoin maladif qui nous fait exiger de la matière du poème la petite émotion que leur donnait uniquement la manière de la traiter. Pour eux, cette matière était chose commune, et, donnée plutôt que trouvée. Dans l’œuvre toute seule devait éclater la distinction de la personne du poète. Encore ce poète tirait-il son orgueil et sa force de la puissance de son génie, non de la qualité singulière de sa nature. En romantisme, le principe est renversé : il faut être un original. Les objets singuliers et rares sont préférés aux beaux objets.

Ce principe a été constamment en vigueur, même parmi les romantiques adoucis, corrigés, qu’on a nommés des Parnassiens. Le plus grand de tous en a logiquement déduit les conséquences, lorsqu’il a professé dans les Fleurs du mal, la haine de la norme, l’amour de l’accident, le blasphème des lois et la religion du péché.

Cela n’allait pas toujours aussi loin. Quelques-uns se contentaient de changer de costume et de faire les Chinois ou les Turcomans. D’autres fois, au contraire, la mascarade fut surtout intérieure ; l’on s’appliqua aux passions qualifiées de contraires à la nature :

— Fumer de l’opium dans un crâne d’enfant,
Les pieds nonchalamment allongés sur un tigre !

Mêmes directions, on l’a vu, chez Mlle Renée Vivien, et le goût, délicat mais net, du pervers se retrouve dans les poèmes virginaux de Mme Mardrus. Sensuelle chez la première, la perversité est littéraire et grammaticale chez la seconde. Un vif libertinage de l’imagination fait le caractère essentiel de l’auteur du Cœur innombrable, qui a vidé entre ses pages, avec art et mesure, tout le sachet secret de l’essence la plus hardie : qu’un vers inoffensif y reçoive la traduction, l’interprétation scélérate, cela est presque désiré, peut-être voulu. L’auteur connaît son temps. Elle le traîne au sillage de son parfum.

Seule, Mme de Régnier, magnifiquement douée pour un art classique, dédaigna un peu ce moyen de nous intéresser à sa poésie. Elle se rattrape autre part. Sa prose multiplie ces coquetteries d’invention, ces gamineries du langage, d’où rejoindre et passer la malignité de ses sœurs. Installées sur la gabarre de leur vieux maître, elles cinglent, voiles ouvertes, d’un cœur où le pervers est loin de chasser le naïf, sur le fleuve de la « damnation » esthétique, « au fond de l’inconnu pour trouver du nouveau ».


L’indépendance du Mot.


Si, au lieu de le définir par ses origines ou par ses intentions, on analyse les effets littéraires du romantisme ; si l’on se rappelle qu’il désapprit aux écrivains tout art de composer, qu’il nivela profondément les éléments du discours, qu’il plaça le Mot sur un trône, qu’il chassa la beauté au profit des beautés, ces malheurs se retrouvent, à des degrés divers, dans les livres que nous venons de citer et d’extraire. La moins touchée à cet égard, Mme de Régnier encore, ne fait pas toujours exception. Mais l’habile calligraphie parnassienne de Mlle Renée Vivien ne lui a point donné le moyen de construire seulement une strophe complète. Et toutes quatre excellent au chef-d’œuvre du romantisme : les vocables reçoivent ce poids matériel, cette valeur physique, ce ton, ce goût de chair qui, de nécessité, ralentira le mouvement, mais augmentera la puissance de suggestion.

Ainsi se réalise le composé le plus sensuel et le plus capiteux qui se puisse obtenir avec de l’encre et du papier. Chez l’une, les mots, qui lui sont arrivés parfumés et coloriés par ses prédécesseurs[3], deviennent sensibles au toucher des papilles de notre main. Une autre, en les faisant entrer dans des combinaisons trop neuves, les fait aussi hurler entre eux de se voir accouplés : les tons juxtaposés qui déchirent l’oreille frappent l’imagination et s’imposent au souvenir. Enfin, pour une troisième qui est la plus folle du Mot, non seulement en art, mais dans la sensation des passions de l’amour, le mot est employé aux caresses d’un sens nouveau.

Sabine de Fontenay pousse la sensualité verbale à un degré voisin de l’hallucination, mais l’auteur réussit à en faire admettre le paroxysme :

« , — s’écriait-elle, en se tenant la tête comme devant un danger, un accident, — où, dans quelle portion de l’air puis-je goûter la forme délicieuse et mouillée de certains mots que tu dis ! »

Gardons-nous cependant de prendre ces lignes pour un cri de passion. Elles découlent d’une Poétique secrète.

— « Vous aimez beaucoup le mot « cœur » ?

— « Oh ! oui, avoua-t-elle, n’est-ce pas ? C’est le mot charnel et sensible, le mot rond dans lequel il y a du sang.

Et le mouvement de ses mains modelait ses phrases. »

Voilà le dernier cercle de la méprise. Il fallait y tomber du moment que l’on se mettait à écrire dans la seule intention de se traduire, soi. Dupe de soi, il faut être dupe du mot. On veut sentir tout ce qu’on est ; on veut nommer tout ce qu’on sent. On est donc amené à sentir bien au delà de la normale.

Folie, névrose est vite dit. Des pathologistes superficiels pourront seuls s’en tenir à ce diagnostic. Si l’on veut bien étudier les antécédents de la névrose, il faut relever là l’aboutissement nécessaire des fortunes du mot, depuis Hugo et Lamartine jusqu’à Verlaine et Mallarmé.

D’élément subordonné à la syntaxe, le mot est devenu, avec le romantisme, élément principal. Chez Mallarmé, les mots s’arrangèrent sur le papier d’après leurs attraits mutuels et leurs exclusions réciproques : affinités, appels, contrastes purement mécaniques, qui n’exigeaient aucune opération de l’esprit du poète, ni son choix, ni son jugement : seule opérait la faculté élémentaire de sentir et d’associer spontanément les images.

Les théories esthétiques de Mallarmé auraient pu s’appliquer sans réserve pour une espèce d’animaux à laquelle eussent fait défaut les facultés supérieures de l’intelligence. Pour des hommes complets la gageure est plus difficile. Les disciples de Mallarmé n’ont jamais été bien ardents, ni bien exacts à se mutiler de la sorte. Ils avaient conscience de la futilité du jeu. Peut-être sentaient-ils qu’à trop vouloir rétrécir l’enceinte de l’âme, on la diminue en effet.

La jeune école féminine est moins prudente. Avec raison. C’est un plaisir de femme que d’assortir les mots comme des étoffes. De subtiles analogies de sentiment et de sensation, mal démêlées ou conçues fugitivement par les rudes esprits virils, sont au contraire ici éléments naturels, quotidiens, de la vie de l’âme. On reprochait aux mallarmistes d’autrefois de se montrer scandaleusement féminins : ces mallarmistes d’aujourd’hui le sont très légitimement. Une seule différence : elles ne se résignent guère à l’obscurité du sens. La plus absconse veut être lue, comprise, approuvée. Elle écrit pour un public, et aussi large que possible. Les nerfs, la sensation, fort bien ! mais jusqu’au point où l’expression de la nervosité ferait le désert autour d’elle. C’est pour communiquer, bien plus que pour penser, que le langage, écrit ou parlé, fut donné aux femmes[4] La société avant tout ! Par là peut-être le romantisme féminin se corrige-t-il : ce qu’il a de trop particulier se généralise. Je crois que c’est aussi par là qu’il se propage et qu’il gagne de nouveaux sujets à sa déraison.


L’anarchie.


La révolte individuelle, une fois reconnue, sous le nom d’originalité, pour principe d’art, a déterminé une anarchie beaucoup plus profonde.

Le sentiment devenu guide, la sensation faite règle, et les tendances excentriques adoptées ainsi par l’imagination ont été si bien pratiqués dans le romantisme qu’on en arrive à prendre pour synonymes les deux mots de romanesque et de romantique. Cependant, les choses sont différentes. Il est des têtes romanesques, et qui sourient à leur roman, mais qui, toutefois, prennent garde de ne pas se tromper sur la valeur de ce qu’elles font. Elles se savent entraînées, elles ont du plaisir à l’être, mais elles se l’avouent et ne se flattent pas de se dominer quand elles subissent. La volonté expire, soit ! la raison est absente : elles ne parlent pas raison. Elles ne refont pas la morale pour la mettre au degré de leur emportement. La sensibilité romantique est tout autre. Son caractère est de se croire et de se dire la règle de tout. Romantisme, en fait de passion ou de style, ne signifie donc pas exaltation. Un langage romantique n’est pas nécessairement un langage passionné ; on peut se passionner sans aucun romantisme, comme on s’en convaincra en ouvrant, n’importe où, quelque sermon de Bossuet. Très précisément, le romantisme naît à ce point où la sensibilité usurpe la fonction à laquelle elle est étrangère et, non contente de sentir et de fournir à l’âme ces chaleurs de la vie qui lui sont nécessaires, se mêle de lui inspirer sa direction. L’humeur, alors, n’est plus humeur ; non plus caprice, le caprice : tous deux sont des systèmes, et faux. Les esprits conduits à professer ce système croient ou font croire qu’il existe, au fond de chaque sensibilité particulière, un principe puissant d’unité et d’ordre. Aussi font-ils de leur personne le juge de leur destinée, et de leurs traits particuliers un modèle philosophique.

C’est ce que Rousseau ne dit pas, mais ce qu’il insinue très clairement, en tête de ses Confessions :

« Je veux montrer à mes semblables un homme dans toute la vérité de la nature ; et cet homme, ce sera moi.

Moi seul. Je sens mon cœur, et je connais les hommes. Je ne suis fait comme aucun de ceux que j’ai vus…

Je viendrai, ce livre à la main, me présenter devant le Souverain Juge. Je dirai hautement : Voilà ce que j’ai fait, ce que j’ai pensé, ce que je fus. J’ai dit le bien, le mal avec la même franchise. »

Ce ton d’autorité qui sacre « le bien » et « le mal » comme émanations également divines du moi inaugure la morale du romantisme. Soyez bon, ou mauvais, mais « avec franchise » vous-même. La personnalité sincère, tout est là !

Voilà donc le système. Mlle Renée Vivien, dans son art et dans sa morale, s’y jette à corps perdu. Elle a dessiné son jardin avec le seul souci de n’y rien mettre que de sien et, depuis la statue de l’Excentricité jusqu’à celle du Mal, ni les images de la mort, de la décrépitude et de la maladie, ni les sensations des voluptés les plus douloureuses ne l’ont découragée. Mme Mardrus, moins tragique, non moins méthodique, s’appliquait, dans ses vers de jeune fille, à faire valoir ce qui définissait et isolait son être. Le même accent de confession reparaît, mais beaucoup plus âpre, dans la Nouvelle Espérance. Un prêtre catholique pourrait l’interpréter sans invraisemblance comme la nostalgie des sacrements. Cette âme, dirait-il, ne s’offrirait pas aussi nue sans l’obscur sentiment qu’avouer c’est se racheter, souffrir c’est expier et pleurer c’est se repentir. Mais je ne trouve nulle trace d’expiation ni de repentir dans ce livre. Le désespoir en est très pur : sans horizon, ni perspective, il aboutit droit à la mort. Pas une phrase, pas un mot qui fasse soupçonner la moindre confiance en un juge surnaturel ni dans quelque amitié céleste. Pour tout Dieu, Sabine de Fontenay a son amant, ou plutôt son amour, ou plutôt elle-même, ou plutôt une étincelante minute d’intensité et de frénésie pour son moi. La sensibilité saturée aspire à finir. Elle a atteint le bord du cercle qui l’environne, tout ce qui peut s’éprouver du monde est souffert et goûté. Bulle écumeuse ou sphère en flamme, le moi crève et se rompt. Puisque cela n’est plus et que ceci n’est pas, que peut-il subsister au monde ? La mélancolie romantique s’explique tout entière par ce terme mortel assigné au Sentiment maître de l’âme.


Le génie féminin.


Cette dépression générale a conduit à écrire les mots de décadence et même de dégénérescence. Mots violents qui escomptent trop certainement l’avenir.

Au lieu de dire que le romantisme a fait dégénérer les âmes ou les esprits français, ne serait-il pas meilleur de se rendre compte qu’il les effémina ? Hugo lui-même, qui nous fut donné pour le type de l’homme sain et de la nature virile[5], n’échappe pas à ce caractère, si, au lieu de considérer le siège de la volonté et de la puissance, on prend garde à son tour d’imagination. Elle fut féminine, en ce qu’elle se réduisit à une impressionnabilité infinie. Elle sentit, elle reçut, plus qu’elle ne créa. Le génie de Hugo tient surtout au nombre et à la vivacité des sensations qu’enregistre sa mémoire et qui entrent en mouvement les unes par les autres. C’est le voyant, c’est l’entendant, par excellence. Il est donc mené par les sens. La manière dont il compose et distribue ses images ne saurait être comparée à la magnificence de chacune d’elles. La faculté par où se trahit la vigueur de l’esprit, le choix, est relativement débile chez lui. Ce style, cet élan de l’ordre intérieur, est dominé chez Victor Hugo par les sollicitations du vocabulaire. Ce sanguin ne fut, à cet égard, qu’un paquet de nerfs. Son génie verbal nous témoigne d’un mode de sensibilité aussi féminine que celle d’un lakiste ou d’un lamartinien. Mis au centre de tout comme un écho sonore, il achève la preuve de cette vérité que le Romantisme entraîna chez les mieux organisés un changement de sexe.

La transformation ne fut qu’intellectuelle pour Hugo. Pour d’autres elle atteignit au principe du sentiment et de la vie. Chateaubriand différa-t-il d’une prodigieuse coquette ? Musset, d’une étourdie vainement folle de son cœur ? Baudelaire, Verlaine ressemblaient à de vieilles coureuses de sabbat ; Lamartine, Michelet, Quinet furent des prêtresses plus ou moins brûlées de leur Dieu.

Ni Ronsard, ni Corneille, ni Molière, ni La Fontaine, ni même ce tendre et lucide Jean Racine ne prêtent, par leur art, au travesti qui va si bien aux maîtres romantiques. Nous avons relevé à chaque instant les larcins de Renée Vivien ou de Lucie Mardrus aux Fleurs du mal et aux Fleurs de bonne volonté. Mais, ayant pressé l’analyse, nous voici maintenant réduit à constater qu’elles ne faisaient guère que reprendre leur bien. Leurs modèles les avaient, plus ou moins, volées de sexe. Ils s’étaient mis à écrire et à penser comme il est naturel que pense et écrive une femme. Depuis qu’il retombe en quenouille, le romantisme est rendu à ses ayants droit.


« Le prestige d’être bien soi ».


On peut débattre à l’infini sur le point de savoir qui, de la femme ou de l’homme, accuse la personnalité la plus forte. Ce qui n’est pas douteux, c’est que l’homme est, de beaucoup, le moins conscient. L’idée, le sentiment défini, l’image abstraite du moi ne se propose pas à l’intelligence virile avec autant de fréquence et de précision que dans un esprit féminin. Dire moi fait presque partie du caractère de la femme. Le moi jaillit à tout propos de son discours, non à titre d’auxiliaire, non pour la commodité du langage, mais avec ce cortège d’impressions personnelles et caractérisées qui signifient très exactement : moi qui parle, moi et nulle autre. Comme dit énergiquement la petite nonne du Visage émerveillé, le dernier livre de Mme de Noailles : « Moi c’est moi, et les autres sœurs sont les autres sœurs ! » Ne riez pas de cette admirable sentence. On n’a rien écrit de plus féminin. Dans le canon de la statuaire hellénique, les deux mains d’Aphrodite sont repliées dans la direction de son corps. D’un geste auguste et primitif, la vraie femme ramène à soi tout le ciel et toute la terre.

Les conversations impersonnelles, si communes entre les hommes qui sont hommes, peuvent être dites impossibles d’homme à femme et, bien plus encore, entre femmes. Le plus général des sujets ne manquera jamais de les jeter rapidement aux abîmes de leur personne singulière ou du privé d’autrui. Les raisons de ce caractère ne sont pas simples. Un philosophe féminin d’une rare lucidité qui signe du pseudonyme de Fœmina dans quelques journaux parisiens, en a donné cette raison très forte, que la vie intérieure de la femme est, au physique, à l’organique, plus intense que la nôtre. La conscience de la femme ne se fait le centre du monde que parce que la femme est continuellement rappelée dans son corps. Des sensations profondes et souvent douloureuses déterminent ce sentiment. C’est un perpétuel Je souffre, donc je suis. Tant de sacrifices et tant de tributs rigoureux qui lui sont imposés par la loi de son être la contraignent à des replis sur elle-même[6] Enfin, sévit entre elles cette concurrence amoureuse qui les oblige à se distinguer le plus nettement possible l’une de l’autre et, tant au moral qu’au physique, à se connaître, à s’interroger, à se surveiller, à souligner, avec une attention sans bornes, tous les traits susceptibles de leur donner un aspect défini et particulier.

Bien avant que Montaigne y eût réfléchi, la femme savait que les hommages de l’homme ne sont pas au juste inspirés par le seul éclat du visage ou la perfection de la forme, prétextes nécessaires, indispensable occasion : le vrai artisan de l’amour, c’est un charme, un air, un accent impossible à déterminer, mais qui est toujours très déterminé quant à lui, car il fixe, il enchaîne l’âme, plus encore qu’il ne lui plaît ; il l’obsède et il l’a captive plus encore qu’il ne l’enchante : c’est un élément distinctif bien plutôt que supérieur. « J’étais Moi, et elle était Elle ». Absurde et décevante explication éternelle ! Être belle ne nuira point, mais d’abord il faut être elle : depuis que notre monde est monde, elle aspire à la personnalité plus qu’à la beauté.

La femme exagère donc ce qu’elle est, beaucoup plus qu’elle ne le corrige et ne l’embellit. Elle a découvert, dès les origines, l’esthétique du Caractère à laquelle fut opposée plus tard cette esthétique de l’Harmonie, que les Grecs inventèrent et portèrent à la perfection, parce que l’intelligence mâle dominait parmi eux. Les Grecs firent du sens général et rationnel du beau le principe de toute leur civilisation que Rome et Paris prolongèrent. Les autres peuples, d’Orient ou d’Occident, c’est-à-dire tous les barbares, se sont tenus au principe du Caractère, tel que le sentiment féminin l’avait révélé.

Elle avait souligné son sexe par son costume. Mais elle s’appliqua à souligner encore les différences de sa nature en utilisant tout ce qui l’environne, la maison, les parures, les meubles, les parfums, sans oublier la courbe des allées du jardin, ou la gerbe de fleurs dont elle est le centre vivant. Il faut que tout converge et que tout rayonne. C’est par rapport à soi qu’elle renouvelle le monde, et ce monde, qu’elle a frappé à son empreinte, doit tendre à la représenter dans une formule qui ne puisse se rapporter à d’autres qu’à elle. Si elle aspire ainsi à ce que le féminin Verlaine appelait le prestige d’être bien soi, c’est pour régner sur la mémoire de l’homme enivré, pour n’y être pas oubliée, pour le suivre, si loin qu’il aille, des effluves de son parfum. Créer une obsession, c’est le commencement de tout artifice d’amour. L’homme agit, court, voyage, mais la femme existe et demeure. Quand il lui parle des vains royaumes du monde, il dit nous : elle répond moi. Pour se traduire, il a le style général et la suite de ses actions, mais sa compagne, oisive, concentrée, casanière, travaille à sa propre statue, tour à tour artiste et ciseau, marbre à dégrossir et figure faite en vue du seul événement de la vie des femmes, l’amour.

Cet amour venu n’abolit pas l’obsession du moi dans l’éternel esprit féminin. C’est la naissance de l’amour qui parfois se dérobe dans la pénombre des formes inconscientes. « On ne pense à rien, on est content », écrit l’auteur de la Nouvelle Espérance, « on s’habille le soir, on se met des couronnes de fleurs sur la tête et des robes de tulle où l’on est à moitié nue, on se vide des flacons d’odeur sur les bras, et on va à cela en riant sans se douter comme on est brave. » L’excitation de cette ivresse pourra durer. Mais l’inconscience, elle, est très courte. L’héroïne de Mme de Noailles ne craint pas de se contredire en le constatant. « Je suis née ivre », écrit-elle, avec une lucidité très froide. « Je, moi… » ? Et elle demande aussitôt à son amant : « N’êtes-vous pas ivre d’être vous-même ? »

Or, l’amant ne l’est pas du tout. Ce genre de plénitude, qui est commun chez les fats, est aussi accordé aux professionnels de l’amour, espèce qui procède d’un sexe mitoyen entre l’homme et la femme. Il n’est pas normal qu’un amant soit ivre de lui : qu’une femme soit ivre d’elle, la nature entière le veut. Point d’énergie, point de fierté, point de violence dans aucun amour de femme sans un juste et glorieux sentiment du moi dans le nous. Le despotique amour de Sabine de Fontenay ne permet à Philippe Forbier qu’un plaisir, celui de l’aimer. En cas de manquement, elle l’accusera d’injustice, de dol, de vol, et elle éclatera en ces sombres reproches, que connaissent également les sectaires et les victimes de la religion de l’Amour, le plus sombre et le plus étroit des monothéismes humains.

Lisons et relisons la page merveilleuse où Sabine ne se contente pas d’être jalouse des sensations de son amant, comme l’Amour pour sa Psyché dans la mélodie de Corneille. Elle défendra à Philippe toute pensée voisine de la distraction :

Le départ de Philippe fut fixé au lendemain.

Il devait prendre un train du soir, et de bonne heure Sabine fut chez lui. Elle avait, ce jour-là, son visage et ses gestes d’activité, son regard précis et gai. Philippe {tiret|95}} traînait d’une chaise à l’autre dans la bibliothèque, où il déplaçait ses livres. Il menait naturellement deux sentiments à la fois, et, quoiqu’il fît avec ordre et netteté ce dont il s’occupait, la tristesse qui enveloppait ses actes leur donnait l’apparence de la négligence et de l’importunité.

La vie sensible était en lui si abondante qu’il mourait et renaissait de deux sensations contraires.

Sabine, penchée sur une petite caisse de bois, y jetait les livres et les papiers que Philippe lui tendait. Soudain, reprenant des mains de la jeune femme un volume qu’il venait de lui remettre :

Ah ! — dit-il, — voilà une admirable étude sur le crime et la pénalité que je vais lire là-bas.

Et son visage s’éclairait.

Cela va vous amuser ? demanda Mme de Fontenay sur un ton d’apparente indifférence.

Oh ! oui, — répondit Philippe, — avec cette voix d’amour qu’il avait en parlant des choses où son désir glissait. — Un si beau livre et un sujet si passionnant !

— Et moi, — répondit-elle, — qu’est-ce que j’aurai pour m’amuser ?

Il ne faut pas être grand connaisseur pour distinguer ceci de nos jalousies d’hommes. Nos jalousies sont humbles. Dans une page admirable de son Lys rouge, M. Anatole France a parfaitement fait saisir comment le bon sens, la raison, le manque de fatuité, le sentiment d’une indignité naturelle devant le caprice divin et la grâce arbitraire d’une femme adorée contribuent à tordre d’angoisse et à percer d’effroi le cœur du jaloux naturel : la blessure est d’autant plus cuisante qu’il prend de lui une estimation plus modeste. Chez Sabine de Fontenay, l’amour-propre est à vif. C’est un mélange d’amour-propre et d’orgueil tyrannique, qui saigne en elle et, jointe au dépit, une rancune sombre, mêlée d’envie :

Et moi ? qu’est-ce que j’aurai ?

Tous les aiguillons de l’amour féminin, toutes ses arrière-pensées dorment dans cette phrase. Ils tendent bien au même point : faire rejaillir au dehors, à force de presser, cette nappe brûlante de douleur, d’amertume, de désir et de joie que le cœur exercé enveloppe de ses replis. Qu’elle aspire à l’amour ou qu’elle l’ait trouvé enfin, c’est elle-même, c’est le chaud sentiment de sa propre vie que la femme est sans cesse excitée à poursuivre. Tout le songe de vivre n’est, en somme, pour elle que passer et repasser devant ses miroirs, et les plus vivaces possible : aux beaux jours, ils sont tout ardents et lui renvoient son image pleine de feux. Il est trop naturel que, la plume à la main, elle excelle à conter la grande pensée de sa vie.


La profanation.


Les femmes ont été lentes à faire valoir leurs droits sur la poésie et la philosophie romantiques. Mais il est à considérer que leur éducation littéraire a été faite par des hommes. Elles imitaient donc leurs maîtres et reflétaient avec docilité des procédés, des thèmes, des façons de penser et même de sentir qui ne leur allaient qu’à demi.

Assurément le charme de quelque gracieuse mollesse perçait toujours. Elles pratiquaient tout naïvement ce que Verlaine, en vieux roué, conseilla de faire de parti pris :

                      ... Surtout ne va point
Choisir tes mots sans quelque méprise.

Les méprises, les impropriétés de leur style sont une grâce. C’est un des signes auxquels se révèle la littérature des femmes. Plus d’un voile serré avec une extrême pudeur en a été levé le plus innocemment, mais le plus clairement du monde. Pour la plupart nourries de littérature virile, elles ne songeaient pas à se montrer davantage et, si même la pensée leur en fût venue, peut-être l’eussent-elles rejetée avec indignation par fidélité au secret.

Oui, le vrai féminin, c’était bien de se cacher éternellement. Celle qui avoue et qui déchire la draperie voluptueuse sacrifie quelque chose de son sexe à son art. Le sphinx se défigure au moment où il se révèle. Tous ces beaux prétextes, vérité, audace, bravoure, ne conviennent plus. Il n’y a qu’une trahison. En souffre toute femme ainsi livrée et profanée par ses sœurs écrivantes. Tel est, du moins, sur ce sujet, l’avis du grand nombre des hommes. Les femmes ne sauront jamais quel trésor de pudeur tout homme aime à concevoir à leur occasion. Il a souffert à cette place imaginaire. Il en a jeté les hauts cris. Tandis que les femmes discutent si c’est vrai (les plus intelligentes, alarmées bien plus que choquées de voir donner la clef de leurs complications), nous nous demandons uniquement si c’est bien. Un critique d’université s’est même caché la face ; cette libre poignée d’aveux insultant à la délicatesse du monde, on était bien hardie de les avoir signés tout crus !

M. Gaston Deschamps, qui a grand besoin qu’on le renseigne, n’a pas pris garde au caractère des hardiesses qui l’ont surpris. Où il nota des aberrations profondes, il aurait pu apercevoir de simples naïvetés. Où il observa l’égarement d’une conscience coupable, sévit, tout simplement, la notion romantique de l’art. Mme de Noailles et les trois criminelles impliquées au même procès ont adopté l’esthétique du caractère, celle-là même que leur exposait M. Gaston Deschamps, retour d’Athènes, quand il leur commentait les beautés de Victor Hugo : — Puisqu’il faut être original, puisque le principe du beau c’est le nouveau, pourquoi ne ferait-on pas du nouveau, de l’original et du beau avec ce dont la femme, jusqu’ici, nous a fait mystère ? Si l’exotisme a quelque prix, nous en apportons à mains pleines ! Nous apportons l’immense Inconnu féminin. Ce cœur hermétique est ouvert, cette forme isidienne, livrée aux curiosités de chacun ! De fait, les documents ne nous manquent plus. On a écrit, en souriant, que le roman de Mme de Noailles valait trois Ribot et quatre Espinas.

Sans doute, l’art n’est pas la science et le beau n’est pas le nouveau ; le romantisme a confondu ce que distinguait l’art classique. Fort bien. Mais tout cela M. Gaston Deschamps n’en disait rien jadis ; ni lui ni ses confrères ne l’ont appris aux générations qu’ils avaient la charge d’instruire. Ils devraient applaudir au désordre ; ils l’ont préparé. Si l’on voulait défendre le génie féminin du trouble romantique, il fallait l’en prémunir avec plus de soins, puisque sa nature profonde l’y exposait directement.

Une fois qu’elle eut consenti à ce système de la confession générale et publique, la femme dut laisser ruisseler le flot des aveux avec une candeur et un naturel dont il ne reste qu’à goûter la violence orageuse. La Nouvelle Espérance est un registre merveilleux de ces mystères divulgués. Une femme se résigne mal à vieillir. Mais voici la palpitation de cette terreur : « Je serai un jour comme les hommes qui n’ont pas besoin d’être beaux pour qu’on les aime. Et quel regard lisse de fille de seize ans vaudra mon cœur démonté, mes yeux de douleur et de rage ! » La petite fille, qui devient jeune fille, passe pour un animal dangereux. On nous confie pourquoi : « Elle se plaisait à émouvoir les jeunes gens qui l’entouraient, à leur faire désirer la fleur qu’elle avait cueillie et tenue entre ses mains, les fruits qu’elle avait touchés. Elle se sentait près d’eux forte de sa grâce, de la science naturelle et croissante qu’elle avait des détours du regard et du geste… » Où tant de femmes hypocrites eussent écrit « instinct », celle-là, vraie, écrit « science ». C’est autant d’appris. Mme de Noailles continue son métier de traître ; elle avoue les calculs que notre lourde honnêteté de petits garçons avait peine à admettre quand nous étions assez hardis pour les concevoir. Et voulez-vous scruter son héroïne auprès de l’homme que Sabine aime ou veut aimer ? « Elle le sentait sans le voir, par tout son être, par le cœur et par l’épaule. » Un regard de convoitise forte, Sabine le reçoit « avec un pliement délicieux et un merveilleux craquement de l’orgueil ». Et voici, profanée, la pointe du désir divin : « Ce visage où tout la tentait ! » Enfin, la vaincue éternelle se déclare une révoltée ; le plus doux de ses rêves est de domination violente, de victoire perfide : « … Le tenir un jour endormi contre elle… Goûter ainsi à la faveur du repos de cette âme la plénitude possible de la sécurité et du pouvoir… » Nous obtenons jusqu’au secret de la tragi-comédie mensongère et sincère que joue à l’homme l’agitation féminine : « Celle que tu as prise pour sa vitalité, sa colère et ses cris, que tu as tenue contre toi, mouvante et multiple, à force d’aspects, de regards et de désirs… » Le lecteur continue tout seul : celle qui se fera pour toi plus colère, plus vivace, plus bruyante et plus agitée pour être prise davantage, pour être mieux, plus étroitement retenue

On peut crier encore à l’épilepsie, à l’hydrophobie et à l’ataxie. Il suffit bien d’écrire : indiscrétion, indiscrétion conforme à la plus pure essence du romantisme. Cette esthétique est d’ailleurs employée avec un à propos parfait à nous décrire des phénomènes de la passion féminine. Langue, style, sujet, correspondent étroitement. La convenance est donc parfaite. Jamais littérature aussi désordonnée n’a moins offensé le plan providentiel. Elle est dans l’ordre, à sa manière. Il faudra renverser toutes les colonnes du Droit, si l’on conteste la bacchanale aux Bacchantes.


Le desséchement.


D’un autre point de vue, d’un point de vue supérieur, on peut se demander s’il doit y avoir des bacchantes.

Ce féminisme exaspéré est-il utile ? Ces femmes qui ne sont et ne veulent être que femmes, mais rêvent d’isoler et de dégager tout leur féminin, ne vont-elles pas au-devant des plus grands risques ? Est-il sans inconvénient, pour elles et pour le monde, de faire un système, une habitude et presque un métier de ce que la nature montre de plus spontané, un battement de cœur ?

Déjà, plus d’une femme distinguée reprend, de nos jours, un vieux paradoxe que l’on met en forme de syllogisme et qui se répand à la manière d’une doctrine religieuse ou morale. — La femme, disent-elles, est seule apte à comprendre et à recevoir, à donner et à rendre l’essence de l’amour, telle que son cœur la désire : « l’homme est dur », « l’amant est brutal »… Elles sont écoutées. Il ne faut pas exagérer la malignité du symptôme fourni par nos cafés ou nos cercles de femmes et quelques autres traits de mœurs américaines ou anglaises. En ce sujet le philosophe se confie à la nature, qui ne lui permet pas de douter de la vie. Il n’en est pas moins vrai qu’une cité de femmes est en voie de s’organiser, un secret petit monde où l’homme ne paraît qu’en forme d’intrus et de monstre, de jouet lubrique et bouffon, où c’est un désastre, un scandale qu’une jeune fille parvienne à l’état de fiancée, où l’on annonce un mariage comme un enterrement, un lien de femme à homme comme la plus dégradante mésalliance. Sous la Phœbé livide qui éclaire cette contrée, filles et femmes se suffisent et arrangent entre elles toute affaire de cœur.

— Laissez, prétendent même les observateurs superficiels ! Il ne faut pas exagérer ce risque lesbien, contre lequel un cœur et une âme de femme sont assez naturellement prémunis. De tels maux ne peuvent s’étendre, resteront bien accidentels. Nos Ménades y échapperont pour la plupart. Elles n’ont pas encore banni l’homme de leurs mystères. Au lieu d’y être mis en pièces, les profanes sont conviés. Eh ! bien, ces jeunes femmes, dont le système est de s’efféminer encore, elles devraient être applaudies pour le contraste qu’elles forment avec tant de contemporaines. Quand celles-ci ne rêvent que de se mettre à notre place et de faire tous nos offices, en voilà qui publient que leur seul office est d’aimer, leur rôle de sentir et de nous apprendre à sentir. Outrance ? Elle compense l’autre. Ce chœur échevelé paie pour les malheureuses qui ont cru allonger leurs idées en se faisant tondre, et la ronde orgiaque aux violentes senteurs rachètera les pédantismes qui se multiplient autre part. Qui sait si le collège des vestales de Mitylène n’a pas lui-même son emploi dans les vues d’une prévoyante nature ? Ces petites filles nous gardent ce feu sacré des sciences de l’émotion, que laisserait éteindre l’activité dispersée de tant d’autres femmes !

« C’est par un repli continuel des âmes muettes, par une vie intime, un peu recluse, ainsi longuement concentrée, que jadis se perfectionna, comme autour d’un rouet qu’on se passait de mère en fille,

          Œuvre de patience et de mélancolie,

le grand art des soins nuancés, des infinis scrupules et des alarmes délicates, qui fut le privilège du sexe éloigné du combat : il vivait retenu dans une inquiétude éternelle sur le sort de la lutte engagée au dehors. Troublée comme le soir, ignorante comme la nuit, elle attendait au coin du feu ou guettait du haut de la tour. L’inactivité féminine, grande source de rêverie, d’affinement et de passion ! D’ici cent ans, l’entrepreneuse, l’avocate et la députée riront des vaines toiles d’Arachné et de Pénélope. Tout sera abrégé en elles, succinct, simplifié. Oh ! elles sauront tout ! Quelle barbarie, quel désert, si elles ignorent leur âme et se trompent sur leur destin ! Et, par contre, quelles délices qu’il jaillisse en un coin quelque fraîche fontaine de timide et rêveuse féminité ! Là se retrouveront ces douces vibrations sans cause précise, ces émois ressentis pour le simple amour de leur grâce et de leur beauté ! Le bonheur sera de courir s’y consoler de l’aridité générale.

« Les femmes que vous poursuivez d’épithètes désobligeantes, ces perverties, ces dénaturées, dites-vous, seront alors remerciées, comme de grandes bienfaitrices, comme des saintes, si l’on trouve qu’elles soient restées les gardiennes vigilantes du charme, que le génie humain ajouta à l’amour. Vivant peut-être un peu trop près l’une de l’autre, elles auront perpétué, gardé et défendu l’arcane, bien loin de l’avoir déchiré. L’Inconnu féminin continuera, par elles, d’exalter les poètes et les philosophes d’amour. Beatrice in suso ed io in lèi guardava ! Le citoyen des hautes civilisations ne se lassera point, quoi que prétende Nietzsche, de presser de questions le cœur énigmatique, formé de chair comme son cœur, mais vaste, obscur, étincelant comme l’arche du ciel nocturne. On aliène, on perd ce mystère. On le retrouvera dans la poitrine des Ménades. L’homme les mettra sur l’autel. À supposer qu’il soit ingrat, n’en auront-elles pas moins été bienfaitrices ? Le monde leur devra le trésor secret de l’Amour… »

Ingénieuses prophéties qui ne sont pas vérifiées.

Bien loin de préserver la source de la vie féminine, cet entraînement régulier aux outrances du sentiment la dissipe et la brûle en vain, et ce sont les plus tendres et les plus naturelles qui en souffrent les premières, justement dans la qualité de cet amour dont elles tirent leur fierté. La sensibilité surmenée ne peut que déchoir.

Car la pente est fatale. Une conscience trop attentive à la vie du cœur précise et colore à l’excès le tableau de sa vie intime. On se représente ses vœux et ses désirs non comme ils sont, non pas même comme on les sent, mais bien comme on les pense et comme on les repense, à force d’attention, de répétition et d’étude. Un sentiment dont on s’exagère la force s’exagère à son tour, et l’hyperesthésie, d’abord fictive, devient réelle. Les choses ne reçoivent plus leur désignation ordinaire. On prend l’habitude de les appeler du nom qui les amplifie. Le moindre rêve atteint par cet artifice à la taille d’un vœu et d’un souhait formels, et le souhait se gonfle à la proportion d’un désir, le désir passe volonté, et la volonté même, se déclarant nécessité, édicté impérieusement au dehors des obligations absolues.

Le plus innocemment du monde, un cœur trop exercé, et surtout trop replié sur son exercice, est ainsi résolu à se tromper sur lui, mais aux dépens des autres. Ses idées fausses le conduisent à un système de caprices durs et de volontés exigeantes ayant force de loi, devant lequel aucun amant ne sera sans crime. Les vertus du cœur féminin, résignation, douceur, patience, sont dès lors exposées à bien dépérir. À la sécheresse des passions fortes s’ajoute une autre aridité, causée par ces méprises du jugement, qui élèvent à l’état de règle inviolable des soupirs qui ne sont rien autre que des faits. Faits sacrés d’un prix infini ! mais qui perdent leur grâce, leur charme et leur puissance même à siéger au nombre des Droits. Cette amante en bonnet carré invoque tour à tour, suivant le bon plaisir et les circonstances, le Droit à l’amour, le Droit de celle qui est aimée ou le Droit de celle qui aime, et le justiciable pourra bien être aimé à travers les citations innombrables dont le tourmentera cette cour d’amour formée d’un seul juge, juge et partie ; mais il se verra peu à peu refuser tout ce que l’amour a de tendre, et celle qui fera le refus n’y gagnera rien, car la sophistique amoureuse est, de tous les poisons de la vie du cœur, le plus contagieux et le plus volatil ; il détruit aussi bien qui le verse et qui le reçoit.

La nature était sage de cacher certaines impulsions ou certains élans dans le demi-jour de l’inconscience. Nos Ménades ont été folles de les traîner dans une indiscrète lumière. Comme le sens outré de la beauté des mots fait négliger la beauté supérieure de leurs rapports et de leur signification, la sensibilité obsédée d’elle-même, accablée de l’écho de ses propres échos qu’elle répète à l’infini, pourra s’en croire agrandie et multipliée ; en réalité, elle néglige peu à peu sa fonction normale et profonde, puisqu’elle ne sait plus s’oublier pour sympathiser et, sans l’oubli de soi, la sympathie vraie n’est qu’un rêve ! La dureté et la rigueur naissent alors sur la plaque qui a trop vibré. Fatiguée d’avoir tant répondu à des minuties, l’âme devient obtuse ; elle est blasée sur l’essentiel. Les vraies réalités ne la font plus réagir. Elle ne connaît plus qu’un mot, moi, moi. Elle se cherche et ne parvient pas à se retrouver. Les racines physiques de la passion ont été arrosées et nourries trop jalousement, elles sont engorgées et elles dépérissent.

Ainsi l’exaltation du sentiment pour des curiosités de psychologie et des nouveautés d’esthétique tarit les âmes. La femme n’est point ramenée dans son royaume par ce régime qui la précipite, au contraire, au but commun des ambitions de l’insurgée moderne : copier l’homme, jouer à l’homme, devenir un petit homme elle-même. Celles qui promettaient de se montrer beaucoup plus femmes que leurs amies et que leurs sœurs tournent à l’être insexué, plus vite encore que la doctoresse ou l’avocate, que son activité pourra distraire de l’hypnose du moi.

Nous nous demandions s’il doit y avoir des bacchantes ; l’examen de la question nous oblige, à présent, à nous demander s’il peut y en avoir ou, du moins, si le petit chœur tournoyant n’est pas soumis de nécessité à une destruction rapide. On demandera, avant peu, ce que sont devenues ces grandes maîtresses d’amour et leur beau rêve de donner une expression toujours sincère à des sentiments toujours vifs. À la place où s’enchaîna la ronde mystique, on ne trouvera plus que des femmes de lettres : un petit escadron d’amazones, si vous voulez, et telles qu’on les voit partout, guerrières enragées de domination et folles de gloire, mais, au fort du succès, un peu vexées de rester femmes, honteuses même et, à vrai dire, lasses de leur faiblesse, meurtries d’un jeu d’esprit où le cœur n’a battu que pour renseigner le cerveau et l’approvisionner des documents tires du dernier repli d’elles-mêmes.

Cette variété de féminisme est la plus brillante, mais la plus menaçante pour le genre humain tout entier. Sous prétexte d’accroître une juste et utile influence des femmes, ceci la diminue, et l’annule même. Le génie féminin revient sur lui-même et se met en formules, afin de se connaître et de se décrire. Il n’aime plus. Au lieu d’aimer, il pense l’amour et se pense.

  1. L’Idée du 1er mai 1903.
  2. Ceux qui m’objecteront l’origine danubienne de Ronsard n’auront pas réfléchi, que, avant la Réforme, la culture romaine s’étendit à la chrétienté tout entière. La Germanie n’existait point à l’état de protestation contre cette culture. Il y avait bien des sauvages et des sauvageries, mais il n’y avait point de barbarie constituée, comme aujourd’hui. La Civilisation n’était pas contrefaite.
  3. Toute l’école de 1882 a vécu sur la théorie du mot-couleur, du mot-parfum, du mot-chose, qui est elle-même la conséquence de la théorie du mot-Dieu, nomen numen, que Victor Hugo enseigna quarante ans plus tôt : Car le mot, qu’on le sache, est un être vivant. Cet être vivant s’émancipa par le romantisme des liens de la raison et même de la signification. Après Hugo, avant M, Ghil, Arthur Rimbaud avait établi une gamme de la coloration des voyelles A noir, corset velu
  4. Elles tendent à introduire dans la République des lettres une politesse charmante. L’une d’elles voyage, et ne peut signer la dédicace des exemplaires qu’elle destine à la critique. En pareil cas, nous prions l’éditeur de glisser notre carte de visite dans les premiers feuillets de chaque volume. Il y avait bien un bristol dans notre exemplaire d’Horizons, mais il portait toutes sortes d’aimables choses : « Madame L. Delarue Mardrus, en voyage, regrette de ne pouvoir dédicacer et signer ce volume. Adresse chez l’éditeur. » C’est d’un million de petites choses pareilles que se fait le progrès des mœurs.
  5. Comment M. Jean Carrère, dans ses Mauvais maîtres, a-t-il pu faire cette erreur ?
  6. Il faut détacher d’un article de Fœmina cette note sur la vie intérieure et la rêverie chez les femmes. « Cet état comporte un engourdissement périphérique où s’amortit la sensibilité des parties du corps qui sont en contact avec l’extérieur ; la vie viscérale, par contre, y gagne une excitation ; le cœur rejette son sang avec plus de force et le fonctionnement cérébral est plus vif. » (Gaulois du 14 janvier 1900.)