L’Avenir de la science/15

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L’Avenir de la science, pensées de 1848
Calmann Lévy (p. 257-301).


XV


Je dois, pour compléter ma pensée et bien faire comprendre ce que j’entends par une philosophie scientifique, donner ici quelques exemples, desquels il ressortira, ce me semble, que les études spéciales peuvent mener à des résultats tout aussi importants pour la connaissance intime des choses que la spéculation métaphysique ou psychologique. Je les emprunterai de préférence aux sciences historiques ou philologiques, qui me sont seules familières, et auxquelles est d’ailleurs spécialement consacré cet essai.

Ce n’est pas que les sciences de la nature ne fournissent des données tout aussi philosophiques. Je ne crains pas d’exagérer en disant que les idées les plus arrêtées que nous nous faisons sur le système des choses ont de près ou de loin leurs racines dans les sciences physiques, et que les différences les plus importantes qui distinguent la pensée moderne de la pensée antique tiennent à la révolution que ces études ont amenée dans la façon de considérer le monde. Notre idée des lois de la nature, laquelle a renversé à jamais l’ancienne conception du monde anthropomorphique, est le grand résultat des sciences physiques, non pas de telle ou telle expérience, mais d’un mode d’induction très général, résultant de la physionomie générale des phénomènes. Il est incontestable que l’astronomie, en révélant à l’homme la structure de l’univers, le rang et la position de la terre, l’ordre qu’elle occupe dans le système du monde, a plus fait pour la vraie science de l’homme que toutes les spéculations imaginables fondées sur la considération exclusive de la nature humaine (110). Cette considération, en effet, mènerait ou à l’ancien finalisme, qui faisait de l’homme le centre de l’univers, ou à l’hégélianisme pur, qui ne reconnaît d’autre manifestation de la conscience divine que l’humanité. Mais l’étude du système du monde et de la place que l’homme y occupe, sans renverser aucune de ces deux conceptions, défend de les prendre d’une manière trop absolue et trop exclusive. L’idée de l’infini est une des plus fondamentales de la nature humaine, si elle n’est pas toute la nature humaine ; et pourtant l’homme ne fût point arrivé à comprendre dans sa réalité l’infini des choses, si l’étude expérimentale du monde ne l’y eût amené. Certes, ce n’est pas le télescope qui lui a révélé l’infini mais c’est le télescope qui l’a conduit aux limites extrêmes ; au delà desquelles est encore l’infini des mondes. La géologie, en apprenant à l’homme l’histoire de notre globe, l’époque de l’apparition de l’humanité, les conditions de cette apparition et des créations qui l’ont précédée, n’a-t-elle pas introduit dans la philosophie un élément tout aussi essentiel ? La physique et la chimie ont plus fait pour la connaissance de la constitution intime des corps que toutes les spéculations des anciens et modernes philosophes sur les qualités abstraites de la matière, son essence, sa divisibilité. La physiologie et l’anatomie comparées, la zoologie, la botanique, sont à mes yeux les sciences qui apprennent le plus de choses sur l’essence de la vie, et c’est là que j’ai puisé le plus d’éléments pour ma manière d’envisager l’individualité et le mode de conscience résultant de l’organisme. Les mathématiques elles-mêmes, bien que n’apprenant rien sur la réalité, fournissent des moules précieux pour la pensée, et nous présentent, dans la raison pure en action, le modèle de la plus parfaite logique. Mais je ne veux pas insister plus longtemps sur des choses que je ne connais pas d’une manière spéciale, et je reviens à mon idée fondamentale d’une philosophie critique.

Le plus haut degré de culture intellectuelle est, à mes yeux, de comprendre l’humanité. Le physicien comprend la nature, non pas sans doute dans tous ses phénomènes, mais enfin dans ses lois générales, dans sa physionomie vraie. Le physicien est le critique de la nature le philosophe est le critique de l’humanité. Là où le vulgaire voit fantaisie et miracle, le physicien et le philosophe voient des lois et de la raison. Or cette intuition vraie de l’humanité, qui n’est au fond que la critique, la science historique et philologique peut seule la donner. Le premier pas de la science de l’humanité est de distinguer deux phases dans la pensée humaine l’âge primitif, âge de spontanéité, où les facultés, dans leur fécondité créatrice, sans se regarder elles-mêmes, par leur tension intime, atteignaient un objet qu’elles n’avaient pas visé ; et l’âge de réflexion, où l’homme se regarde et se possède lui-même, âge de combinaison et de pénibles procédés, de connaissance antithétique et controversée. Un des services que M. Cousin a rendus à la philosophie a été d’introduire parmi nous cette distinction et de l’exposer avec son admirable lucidité. Mais ce sera la science qui la démontrera définitivement, et l’appliquera a la solution des plus beaux problèmes. L’histoire primitive, les épopées et les poésies des âges spontanés, les religions, les langues n’auront de sens que quand cette grande distinction sera devenue monnaie courante. Les énormes fautes de critique que l’on commet d’ordinaire en appréciant les œuvres des premiers âges viennent de l’ignorance de ce principe et de l’habitude où l’on est de juger tous les âges de l’esprit humain sur la même mesure. Soit, par exemple, l’origine du langage. Pourquoi débite-t-on sur cette importante question philosophique tant d’absurdes raisonnements ? Parce que l’on applique aux époques primitives des considérations qui n’ont de sens que pour notre âge de réflexion. Quand les plus grands philosophes, dit-on, sont impuissants à analyser le langage, comment les premiers hommes auraient-ils pu le créer ? L’objection ne porte que contre une invention réfléchie. L’action spontanée n’a pas besoin d’être précédée de la vue analytique. Le mécanisme de l’intelligence est d’une analyse plus difficile encore, et pourtant, sans connaître cette analyse, l’homme le plus simple sait en faire jouer tous les ressorts. C’est que les mots facile et difficile n’ont plus de sens, appliqués au spontané. L’enfant qui apprend sa langue, l’humanité qui crée la science, n’éprouvent pas plus de difficulté que la plante qui germe, que le corps organisé qui arrive à son complet développement. Partout c’est le Dieu caché, la force universelle, qui, agissant durant le sommeil ou en l’absence de l’âme individuelle, produit ces merveilleux effets, autant au-dessus de l’artifice humain, que la puissance infinie dépasse les forces limitées.

C’est pour n’avoir pas compris cette force créatrice de la raison spontanée qu’on s’est laissé aller à d’étranges hypothèses sur les origines de l’esprit humain. Quand le Condillac catholique, M. de Bonald, conçoit l’homme primitif sur le modèle d’une statue impuissante, sans originalité ni initiative, sur laquelle Dieu plaque, si j’ose le dire, le langage, la morale, la pensée (comme si on pouvait faire comprendre et parler une souche inintelligente en lui parlant, comme si une telle révélation ne supposait la capacité intérieure de comprendre, comme si la faculté de recevoir n’était pas corrélative à celle de produire), il n’a fait que continuer le xviiie siècle et nier l’originalité interne de l’esprit. Il est également faux de dire que l’homme a créé avec réflexion et délibération le langage, la religion, la morale, et de dire que ces attributs divins de sa nature lui ont été révélés. Tout est l’œuvre de la raison spontanée et de cette activité intime et cachée, qui, nous dérobant le moteur, ne nous laisse voir que les effets. À cette limite, il devient indifférent d’attribuer la causalité à Dieu ou à l’homme. Le spontané est à la fois divin et humain. Là est le point de conciliation des opinions en apparence contradictoires, mais qui ne sont que partielles en leur expression, selon qu’elles s’attachent une face du phénomène plutôt qu’a l’autre.

Les paralogismes que l’on commet sur l’histoire des religions et sur leurs origines tiennent à la même cause. Les grandes apparitions religieuses présentent une foule de faits inexplicables pour celui qui n’en cherche pas la cause au-dessus de l’expérience vulgaire. La formation de la légende de Jésus et tous les faits primitifs du christianisme seraient inexplicables dans le milieu où nous vivons. Que ceux qui se font des lois de l’esprit humain une idée étroite et mesquine, qui ne comprennent rien au delà de la vulgarité d’un salon ou des étroites limites du bon sens ordinaire que ceux qui n’ont pas compris la fière originalité des créations spontanées de la nature humaine, que ceux-là se gardent d’aborder un tel problème, ou se contentent d’y jeter timidement la commode solution du surnaturel. Pour comprendre ces apparitions extraordinaires, il faut être endurci aux miracles ; il faut s’élever au-dessus de notre âge de réflexion et de lente combinaison pour contempler les facultés humaines dans leur originalité créatrice, alors que, méprisant nos pénibles procédés, elles tiraient de leur plénitude le sublime et le divin. Alors c’était l’âge des miracles psychologiques. Supposer du surnaturel pour expliquer ces merveilleux effets, c’est faire injure à la nature humaine, c’est prouver qu’on ignore les forces cachées de l’âme, c’est faire comme le vulgaire, qui voit des miracles dans les effets extraordinaires, dont la science explique le mystère. Dans tous les ordres, le miracle n’est qu’apparent, le miracle n’est que l’inexpliqué. Plus on approfondira la haute psychologie de l’humanité primitive, plus on percera les origines de l’esprit humain, plus on trouvera de merveilles, merveilles d’autant plus admirables qu’il n’est pas besoin pour les produire d’un Dieu-machine toujours immiscé dans la marche des choses, mais qu’elles sont le développement régulier de lois immuables comme la raison et le parfait.

L’homme spontané voit la nature et l’histoire avec les yeux de l’enfance : l’enfant projette sur toutes choses le merveilleux qu’il trouve en son âme. Sa curiosité, le vif intérêt qu’il prend à toute combinaison nouvelle viennent de sa foi au merveilleux. Blasés par l’expérience, nous n’attendons rien de bien extraordinaire ; mais l’enfant ne sait ce qui va sortir. Il croit plus au possible, parce qu’il connait moins le réel. Cette charmante petite ivresse de la vie qu’il porte en lui-même lui donne le vertige ; il ne voit le monde qu’à travers une vapeur doucement colorée jetant sur toutes choses un curieux et joyeux regard, il sourit à tout, tout lui sourit. De là ses joies et aussi ses terreurs : il se fait un monde fantastique qui l’enchante ou qui l’effraye ; il n’a pas cette distinction qui, dans l’âge de la réflexion, sépare si nettement le moi et le non-moi ; et nous pose en froids observateurs vis-à-vis de la réalité. Il se mêle à tous ses récits : le narré simple et objectif du fait lui est impossible ; il ne sait point l’isoler du jugement qu’il en a porté et de l’impression personnelle qui lui en est restée. Il ne raconte pas les choses, mais les imaginations qu’il s’est faites à propos des choses, ou plutôt il se raconte lui-même. L’enfant se crée à son tour tous les mythes que l’humanité s’est créés : toute fable qui frappe son imagination est par lui acceptée ; lui-même s’en improvise d’étranges, et puis se les affirme (111). Tel est le procédé de l’esprit humain, aux époques mythiques. Le rêve pris pour une réalité et affirmé comme tel. Sans préméditation mensongère, la fable nait d’elle-même ; aussitôt née, aussitôt acceptée, elle va se grossissant comme la boule de neige ; nulle critique n’est la pour l’arrêter. Et ce n’est pas seulement aux origines de l’esprit humain que l’âme se laisse jouer par cette aimable duperie : la fécondité du merveilleux dure jusqu’à l’avènement définitif de l’âge scientifique, seulement avec moins de spontanéité, et en s’assimilant plus d’éléments historiques.

Voilà un principe susceptible de devenir la base de toute une philosophie de l’esprit humain, et autour duquel se groupent les résultats les plus importants de la critique moderne. La chronologie n’est presque rien dans l’histoire de l’humanité. Un concours de causes peut obscurcir de nouveau la réflexion et faire revivre les instincts des premiers jours. Voilà comment, à la veille des temps modernes, et après les grandes civilisations de l’antiquité, le moyen âge a rappelé de nouveau les temps homériques et l’âge de l’enfance de l’humanité. La théorie du primitif de l’esprit humain, si indispensable pour la connaissance de l’esprit humain lui-même, est notre grande découverte, et a introduit dans la science philosophique des données profondément nouvelles. La vieille école cartésienne prenait l’homme d’une façon abstraite, générale, uniforme. On faisait l’histoire de l’individu, comme quelques Allemands font encore l’histoire de l’humanité, a priori et sans s’embarrasser des nuances que les faits seuls peuvent révéler. Que dis-je, son histoire ? il n’y avait pas d’histoire pour cet être sans génialité propre, qui voyait tout en Dieu, comme les anges. Tout était dit quand on s’était demandé s’il pense toujours, si les sens le trompent, si les corps existent, si les bêtes ont une âme. Et que pouvaient savoir de l’homme vivant et sentant ces durs personnages en robe longue des parlements, de Port-Royal, de l’Oratoire, coupant l’homme en deux parties, le corps, l’âme, sans lieu ni passage entre les deux, se défendant par là d’étudier la vie dans sa parfaite naïveté (112) ? On raconte d’étranges choses de l’insensibilité et de la dureté de Malebranche, et cela devait être. Ce n’est pas dans le monde abstrait de la raison pure qu’on devient sympathique à la vie ; tout ce qui touche et émeut tient toujours un peu au corps. Pour nous, nous avons transporté le champ de la science de l’homme. C’est sa vie que nous voulons savoir ; or, la vie, c’est le corps et l’âme, non pas posés vis-à-vis l’un de l’autre comme deux horloges qui battent ensemble, non pas soudés comme deux métaux différents, mais unifiés dans un grand phénomène à deux faces, qu’on ne peut scinder sans le détruire.

Notre science de l’homme n’est donc plus une abstraction, quelque chose qui peut se faire a priori et par des considérations générales ; c’est l’expérimentation universelle de la vie humaine, et par conséquent l’étude de tous les produits de son activité, surtout de son activité spontanée. Je préfère aux plus belles disquisitions cartésiennes la théorie de la poésie primitive et de l’épopée nationale, telle que Wolf l’avait entrevue, telle que l’étude comparée des littératures l’a définitivement arrêtée. Si quelque chose peut faire comprendre la portée de la critique et l’importance des découvertes qu’on doit en attendre, c’est assurément d’avoir expliqué par les mêmes lois Homère et le Ramayana, les Niebelungen et le Schahnameh, les romances du Cid, nos chansons de Gestes, les chants héroïques de l’Écosse et de la Scandinavie (113) ! Il y a des traits de l’humanité susceptibles d’être fixés une fois pour toutes, et pour lesquels les peintures les plus anciennes sont les meilleures. Homère, la Bible et les Védas seront éternels. On les lira, lorsque les œuvres intermédiaires seront tombées dans l’oubli ; ce seront à jamais les livres sacrés de l’humanité. Aux deux phases de la pensée humaine correspondent, en effet, deux sortes de littératures : — littératures primitives, jets naïfs de la spontanéité des peuples, fleurs rustiques mais naturelles, expressions immédiates du génie et des traditions nationales ; — littératures réfléchies, bien plus individuelles, et pour lesquelles les questions d’authenticité et d’intégrité, impertinentes quand il s’agit des littératures primitives, ont leur pleine signification. Ainsi se trouvent placés aux deux pôles de la pensée des poèmes habitues autrefois à se trouver côte à côte, comme l’Iliade et l’Énéide. La théorie générale des mythologies, telle que Heyne, Niebuhr, Ottfried Müller, Bauer, Strauss l’ont établie, se rattache au même ordre de recherches, et suppose le même principe. Les mythologies ne sont plus pour nous des séries de fables absurdes et parfois ridicules, mais de grands poèmes divins, où les nations primitives ont déposé leurs rêves sur le monde suprasensible. Elles valent mieux en un sens que l’histoire ; car, dans l’histoire, il y a une portion fatale et fortuite, qui n’est pas l’œuvre de l’humanité, au lieu que, dans les fables, tout lui appartient ; c’est son portrait peint par elle-même. La fable est libre, l’histoire ne l’est pas. Le Livre des rois, de Firdousi, est sûrement une bien mauvaise histoire de la Perse ; et pourtant ce beau poème nous représente mieux le génie de la Perse que ne le ferait l’histoire la plus exacte ; il nous donne ses légendes et ses traditions épiques, c’est-à-dire son âme. Les érudits regrettent fort que l’Inde ne nous ait laissé aucune histoire. Mais en vérité nous avons mieux que son histoire ; nous avons ses livres sacrés, sa philosophie. Cette histoire ne serait sans doute, comme toutes les histoires de l’Orient, qu’une sèche nomenclature de rois, une série de faits insignifiants. Ne vaut-il pas mieux posséder directement ce qu’il faut péniblement extraire de l’histoire, ce qui seul en fait la valeur, l’esprit de la nation ?

Les races les plus philosophiques sont aussi les plus mythologiques. L’Inde présente l’étonnant phénomène de la plus riche mythologie à côté d’un développement métaphysique bien supérieur à celui de la Grèce, peut-être même à celui de l’Allemagne. Les trois caractères qui distinguent les peuples indo-germaniques des peuples sémitiques sont que les peuples sémitiques n’ont ni philosophie, — ni mythologie, — ni épopée (114) trois choses au fond très connexes et tenant à une façon toute diverse d’envisager le monde. Les Sémites n’ont jamais conçu le sexe en Dieu ; le féminin du mot Dieu ferait en hébreu le plus étrange barbarisme (115). Par là ils se sont coupé la possibilité de la mythologie et de l’épopée divine la variété d’intrigues ne pouvant avoir lieu sous un Dieu unique et souverain absolu. Sous un tel régime, la lutte n’est pas possible. Le Dieu de Job, ne répondant à l’homme que par des coups de tonnerre, est très poétique, mais nullement épique. Il est trop fort, il écrase du premier coup. Les anges n’offrent aucune variété individuelle, et tous les efforts ultérieurs pour leur donner une physionomie (archanges, séraphins, etc.) n’ont abouti à rien de caractérisé. Et puis quel intérêt prendre à des messagers, à des ministres, sans initiative, ni passion ? Sous le régime de Jéhova, la création mythologique ne pouvait aboutir qu’à des exécuteurs de ses ordres. Aussi le rôle des anges est-il en général froid et monotone, comme celui des messagers et des confidents. La variété est l’élément qui manque le plus radicalement aux peuples d’origine sémitique : leurs poésies originales ne peuvent dépasser un volume. Les thèmes sont peu nombreux et vite épuisés. Ce Dieu isolé de la nature, cette nature que Dieu a faite ne prêtent point à l’incident et à l’histoire. Quelle distance de cette vaste divinisation des forces naturelles, qui est le fond des grandes mythologies à cette étroite conception d’un monde façonné comme un vase entre les mains du potier. Et c’est là que nous avons été nous égarer pour chercher notre théologie Certes cette façon de concevoir les choses est simple et majestueuse mais combien elle est pâle auprès de ces grandes évolutions de Pan que la race indo-germanique, ses débuts poétiques comme à son terme, a si bien su comprendre

Parmi les sciences secondaires qui doivent servir à constituer la science de l’humanité, aucune n’a autant d’importance que la théorie philosophique et comparée des langues. Quand on songe que cette admirable science ne compte guère encore qu’une génération de travaux, et que déjà pourtant elle a amené de si précieuses découvertes, on ne peut assez s’étonner qu’elle soit si peu cultivée et si peu comprise. Est-il croyable qu’il n’existe pas dans toute l’Europe une seule chaire de linguistique et que le Collège de France, qui met sa gloire à représenter dans son enseignement l’ensemble de l’esprit humain, n’ait pas de chaire pour une des branches les plus importantes de la connaissance humaine que le xixe siècle ait créées ? Quel résultat historique que la classification des langues en familles, et surtout la formation de ce groupe dont nous faisons partie et dont les rameaux s’étendent depuis l’île de Ceylan jusqu’au fond de la Bretagne ! Quelles lumières pour l’ethnographie, pour l’histoire primitive, pour les origines de l’humanité ! Quel résultat philosophique que la reconnaissance des lois qui ont présidé au développement du langage, à la transformation de ses mécanismes, aux décompositions et recompositions perpétuelles qui forment son histoire ! Le progrès analytique de la pensée eût-il été scientifiquement reconnu, si les langues ne nous eussent montré, comme dans un miroir, l’esprit humain marchant sans cesse de la synthèse ou de la complexité primitive à l’analyse et à la clarté ? N’est-ce pas l’étude des langues primitives qui nous a révélé les caractères primitifs de l’exercice de la pensée, la prédominance de la sensation, et cette sympathie profonde qui unissait alors l’homme et la nature ? Quel tableau, enfin, de l’esprit humain vaut celui que fournit l’étude comparée des procédés par lesquels les races diverses ont exprimé les nexes différents de la pensée ? Je ne connais pas de plus beau chapitre de psychologie que les dissertations de M. de Humboldt sur le duel, sur les adverbes de lieu, ou celles que l’on pourrait faire sur la comparaison des conjugaisons sémitique et indo-germanique, sur la théorie générale des pronoms, sur la formation des radicaux, sur la dégradation insensible et l’existence rudimentaire des procédés grammaticaux dans les diverses familles, etc. Ce qu’on ne peut trop répéter, c’est que, par les langues, nous touchons le primitif. Les langues, en effet, ne se créent pas de procédés nouveaux, pas plus qu’elles ne se créent de racines nouvelles. Tout progrès pour elles consiste à développer tel ou tel procédé, à faire dévier le sens des radicaux, mais nullement à en ajouter de nouveaux. Le peuple et les enfants seuls ont le privilège de créer des mots et des tours sans antécédent, pour leur usage individuel. Jamais l’homme réfléchi ne se met à combiner arbitrairement des sons pour désigner une idée nouvelle, ni à créer une forme grammaticale pour exprimer un nexe nouveau. Il suit de là que toutes les racines des familles diverses ont eu leur raison dans la façon de sentir des peuples primitifs, et que tous les procédés grammaticaux proviennent directement de la manière dont chaque race traita la pensée ; que le langage, en un mot, par toute sa construction, remonte aux premiers jours de l’homme, et nous fait toucher les origines. Je suis convaincu, pour ma part, que la langue que parlèrent les premiers êtres pensants de la race sémitique différait très peu du type commun de toutes ces langues, tel qu’il se présente dans l’hébreu ou le syriaque. Il est indubitable, au moins, que les racines de ces idiomes, les racines qui forment encore aujourd’hui le fond d’une langue parlée sur une grande partie du globe, furent les premières qui retentirent dans les poitrines fortes et profondes des pères de cette race. Et, quoiqu’il semble paradoxal de soutenir la même chose pour nos langues métaphysiques, tourmentées par tant de révolutions, on peut affirmer sans crainte qu’elles ne renferment pas un mot, pas un procédé qu’on ne puisse rattacher par une filiation directe aux premières impressions des premiers enfants de Dieu. Songeons donc, au nom du ciel, à ce que nous avons entre les mains, et travaillons à déchiffrer cette médaille des anciens jours.

On se figure d’ordinaire les lois de l’évolution de l’esprit humain comme beaucoup trop simples. Il y a un extrême danger à donner une valeur historique et chronologique aux évolutions que l’on conçoit comme ayant du être successives, à supposer, par exemple, que l’homme débute par l’anthropophagie, parce que cet état est conçu comme le plus grossier. La réalité est autrement variée. Il n’y a pas de penseur qui en réfléchissant sur l’histoire de l’humanité n’arrive à sa formule ; ces formules ne coïncident pas, et pourtant ne sont pas contradictoires. C’est qu’en effet il n’y a pas dans l’humanité deux développements absolument identiques  (116). Il y a des lois, mais des lois très profondes on n’en voit jamais l’action simple, le résultat est toujours compliqué de circonstances accidentelles. Les noms généraux par lesquels on désigne les phases diverses de l’esprit ne s’appliquent jamais d’une manière parfaitement univoque, comme disait l’école, à deux états divers, « La ligne de l’humanité, dit Herder, n’est ni droite, ni uniforme ; elle s’égare dans toutes les directions, présente toutes les courbures et tous les angles, Ni l’asymptote, ni l’ellipse, ni la cycloïde ne peuvent nous en représenter la loi. » Les relations des choses ne sont pas sur un plan, mais dans l’espace. Il y a des dimensions dans la pensée comme dans l’étendue. De même qu’une classification n’explique qu’une seule série linéaire des êtres, et en néglige forcément plusieurs tout aussi réelles qui croisent la première et exigeraient une classification à part, de même toutes les lois n’expriment qu’un seul système de relation, et en omettent nécessairement mille autres. C’est comme un corps à trois dimensions projeté sur un plan. Certains traits seront conservés, d’autres altérés, d’autres complètement omis. Le moyen âge ressemble par certains côtés aux temps homériques, et qui voudrait pourtant appliquer à des états si divers la même dénomination ? Chacun saisit dans ce vaste tableau un trait, une physionomie, un jet de lumière ; nul ne saisit l’ensemble et la signification du tout. Un voyageur a traversé la France du nord au sud ; un autre de l’est à l’ouest ; un autre suivant une autre ligne ; chacun d’eux donne sa relation comme la description complète de la France ; voilà l’image exacte de ce qu’ont fait jusqu’ici ceux qui ont tenté de présenter un système de philosophie de l’histoire (117). Une carte de géographie n’est possible que quand le pays qu’il s’agit de représenter a été exploré dans tous les sens. Or, qu’on y songe, l’histoire est la vraie philosophie du xixe siècle. Notre siècle n’est pas métaphysique. Il s’inquiète peu de la discussion intrinsèque des questions. Son grand souci, c’est l’histoire, et surtout l’histoire de l’esprit humain. C’est ici le point de séparation des écoles : on est philosophe, on est croyant, selon la manière dont on envisage l’histoire ; on croit à l’humanité, on n’y croit pas selon le système qu’on s’est fait de son histoire. Si l’histoire de l’esprit humain n’est qu’une succession de systèmes qui se renversent, il n’y a qu’à se jeter dans le scepticisme ou dans la foi. Si l’histoire de l’esprit humain est la marche vers le vrai, entre deux oscillations qui restreignent de plus en plus le champ de l’erreur, il faut bien espérer de la raison. Chacun, de nos jours, est ce qu’il est par la façon dont il entend l’histoire.

L’étude comparée des religions, quand elle sera définitivement établie sur la base solide de la critique, formera le plus beau chapitre de l’histoire de l’esprit humain, entre l’histoire des mythologies et l’histoire des philosophies. Comme les philosophies, les religions répondent aux besoins spéculatifs de l’humanité. Comme les mythologies, elles renferment une large part d’exercice spontané et irréfléchi des facultés humaines. De là leur inappréciable valeur aux yeux du philosophe. De même qu’une cathédrale gothique est le meilleur témoin du moyen âge, parce que les générations ont habité là en esprit ; de même les religions sont le meilleur moyen pour connaître l’humanité ; car l’humanité y a demeuré ; ce sont des tentes abandonnées où tout décèle la trace de ceux qui y trouvèrent un abri. Malheur à qui passe indifférent auprès de ces masures vénérables, à l’ombre desquelles l’humanité s’est si longtemps abritée, et où tant de belles âmes trouvent encore des consolations et des terreurs ! Lors même que le toit serait percé à jour et que l’eau du ciel viendrait mouiller la face du croyant agenouillé, la science aimerait a étudier ces ruines, à décrire toutes les statuettes qui les ornent, à soulever les vitraux qui n’y laissent entrer qu’un demi-jour mystérieux, pour y introduire le plein soleil, et étudier à loisir ces admirables pétrifications de la pensée humaine.

L’histoire des religions est encore presque toute à créer. Mille causes de respect et de timidité empêchent sur ce point la franchise, sans laquelle il n’y a pas de discussion rationnelle, et rendent au fond la position de ces grands systèmes plus défavorable qu’avantageuse aux yeux de la science. Les religions semblent mises au ban de l’humanité ; elles n’arrivent que bien tard à obtenir leur véritable valeur, celle qu’elles méritent aux yeux de la critique, et le silence qu’on garde à leur égard peut faire illusion sur l’importance du rôle qu’elles ont joué dans le développement des idées. Une histoire de la philosophie (118), où Platon occuperait un volume, devrait, ce semble, en consacrer deux a Jésus et pourtant ce nom n’y sera peut-être pas une fois prononcé. Ce n’est pas la faute de l’historien ; c’est la conséquence de la position de Jésus. Tel est le sort de tout ce qui est arrivé à une consécration religieuse. Combien la littérature hébraïque, par exemple, si admirable, si originale, n’a-t-elle pas souffert aux yeux de la science et du goût en devenant la Bible ! Soit mauvaise humeur, soit reste de superstition, la critique scientifique et littéraire a quelque peine a envisager comme ses objets propres les œuvres qui ont ainsi été séquestrées du profane et du naturel, c’est-à-dire de ce qui est et pourtant est-ce la faute de ces œuvres ? L’auteur de ce charmant petit poème, qu’on appelle le Cantique des Cantiques, pouvait-il se douter qu’un jour on le tirerait de la compagnie d’Anacréon et de Hafiz pour en faire un inspiré qui n’a chanté que l’amour divin ? Il est temps définitivement que la critique s’habitue à prendre son bien partout où elle le trouve, et à ne pas distinguer entre les œuvres de l’esprit humain, lorsqu’il s’agit d’induire et d’admirer. Il est temps que la raison cesse de critiquer les religions comme des œuvres étrangères, élevées contre elle par une puissance rivale, et qu’elle se reconnaisse enfin dans tous les produits de l’humanité, sans distinction ni antithèse. Il est temps que l’on proclame qu’une seule cause a tout fait dans l’ordre de l’intelligence, c’est l’esprit humain, agissant toujours d’après des lois identiques, mais dans des milieux divers. A entendre certains rationalistes, on serait tenté de croire que les religions sont venues du ciel se poser en face de la raison pour le plaisir de la contrecarrer comme si la nature humaine n’avait pas tout fait par des faces différentes d’elle-même ! Sans doute on peut opposer religion et philosophie, comme on oppose deux systèmes, mais en reconnaissant qu’elles ont la même origine et posent sur le même terrain. La vieille polémique semblait concéder que les religions sont d’une autre origine, et par là elle était amenée à les injurier. En étant plus hardi, on sera plus respectueux.

La haute placidité dé la science n’est possible qu’à la condition de l’impartiale critique, qui, sans aucun égard pour les croyances d’une portion de l’humanité, manie avec l’inflexibilité du géomètre, sans colère comme sans pitié, son imperturbable instrument. Celui qui injurie n’est pas un critique. Quand nous en serons venus au point que l’histoire de Jésus soit aussi libre que l’histoire de Buddha et de Mahomet, on ne songera point à adresser de durs reproches à ceux que des circonstances fatales ont privés du jour de la critique. Je suis sûr que M. Eugène Burnouf ne s’est jamais pris de colère contre les auteurs de la vie fabuleuse de Buddha, et que ceux qui, parmi les Européens, ont écrit l’histoire de Mahomet, n’ont jamais ressenti un bien violent dépit contre Abulféda et les auteurs musulmans qui ont écrit en vrais croyants la vie de leur prophète.

Les apologistes soutiennent que ce sont les religions qui ont fait toutes les grandes choses de l’humanité, et ils ont raison. Les philosophes croient travailler pour l’honneur de la philosophie en abaissant les religions, et ils ont tort. Pour nous autres, qui ne plaidons qu’une seule cause, la cause de l’esprit humain, notre admiration est bien plus libre. Nous croirions nous faire tort à nous-mêmes en n’admirant pas quelque chose de ce que l’esprit humain a fait. Il faut critiquer les religions comme on critique les poèmes primitifs. Est-on de mauvaise humeur contre Homère ou Valmiki, parce que leur manière n’est plus celle de notre âge ?

Personne, grâce à Dieu, n’est plus tenté, de nos jours, d’aborder les religions avec cette dédaigneuse critique du xviiie siècle, qui croyait tout expliquer par des mots d’une clarté superficielle, superstition, crédulité, fanatisme. Aux yeux d’une critique plus avancée, les religions sont les philosophies de la spontanéité, philosophies amalgamées d’éléments hétérogènes, comme l’aliment, qui ne se compose pas seulement de parties nutritives. En apparence la fine fleur serait préférable, mais l’estomac ne pourrait la supporter. Des formules exclusivement scientifiques ne fourniraient qu’une nourriture sèche, et cela est si vrai que toute grande pensée philosophique se combine d’un peu de mysticisme, c’est-à-dire de fantaisie et de religion individuelle.

Les religions sont ainsi l’expression la plus pure et la plus complète de la nature humaine, le coquillage où se moulent ses formes, le lit où elle se repose et laisse empreintes les sinuosités de ses contours. Les religions et les langues devraient être la première étude du psychologue. Car l’humanité est bien plus facile à reconnaître dans ses produits que dans son essence abstraite, et dans ses produits spontanés que dans ses produits réflexes. La science, étant tout objective, n’a rien d’individuel et de personnel : les religions, au contraire, sont par leur essence individuelles, nationales, subjectives en un mot. Les religions ont été formées à une époque où l’homme se mettait dans toutes ses œuvres. Prenez un ouvrage de science moderne, l’Astronomie physique de M. Biot ou la Chimie de M. Regnault c’est l’objectivité la plus parfaite ; l’auteur est complètement absent ; l’œuvre ne porte aucun cachet national ni individuel ; c’est une œuvre intellectuelle, et non une œuvre humaine. La science populaire, et à beaucoup d’égards la science ancienne, ne voyaient l’homme qu’à travers l’homme, et le teignaient de couleurs tout humaines. Longtemps encore après que les modernes se furent créé des moyens d’observation plus parfaits, il resta de nombreuses causes d’aberration, qui défaçonnaient et altéraient de couleurs étrangères les contours des objets. La lunette, au contraire, avec laquelle les modernes voient le monde est du plus parfait achromatisme. S’il y a d’autres intelligences que celle de l’homme, nous ne concevons pas qu’elles puissent voir autrement. Les œuvres scientifiques ne peuvent donc en aucune façon donner une idée de l’originalité de la nature humaine ni de son caractère propre, tandis qu’une œuvre où la fantaisie et la sensibilité ont une large part est bien plus humaine, et par conséquent plus adaptée à l’étude expérimentale des instincts de la nature psychologique.

De la l’immense intérêt de tout ce qui est religieux et populaire, des récits primitifs, des fables, des croyances superstitieuses. Chaque nation y dépense de son âme, les crée de sa substance. Tacite, quel que soit son talent pour peindre la nature humaine, renferme moins de vraie psychologie que la narration naïve et crédule des Évangiles. C’est que la narration de Tacite est objective ; il raconte ou cherche à raconter les choses et leurs causes telles qu’elles furent en effet ; la narration des évangélistes au contraire est subjective : ils ne racontent pas les choses, mais le jugement qu’ils ont porté des choses, la façon dont ils les ont appréciées. Qu’on me permette un exemple : En passant le soir auprès d’un cimetière, j’ai été poursuivi par un feu follet ; en racontant mon aventure, je m’exprimerai de la sorte « Le soir en passant auprès du cimetière, j’ai été poursuivi par un feu follet ». Une paysanne au contraire, qui a perdu son frère quelques jours auparavant, et à laquelle sera arrivée la même aventure, s’exprimera ainsi « Le soir en passant auprès du cimetière, j’ai été poursuivie par l’âme de mon frère ». Voilà deux narrations du même fait, parfaitement véraces. Qu’est-ce donc qui fait leur différence ? C’est que la première raconte le fait dans sa réalité toute nue, et que la seconde mêle à ce récit un élément subjectif, une appréciation, un jugement, une manière de voir du narrateur. La première narration était simple, la seconde est complexe et mêle à l’affirmation du fait un jugement de cause (119). Toutes les narrations des âges primitifs étaient subjectives celles des âges réfléchis sont objectives. La critique consiste à retrouver, dans la mesure du possible, la couleur réelle des faits d’après les couleurs réfractées à travers le prisme de la nationalité ou de l’individualité des narrateurs.

La vraie histoire de la philosophie est donc l’histoire des religions. L’œuvre la plus urgente pour le progrès des sciences de l’humanité serait donc une théorie philosophique des religions. Or comment une telle théorie serait-elle possible sans l’érudition ? L’islamisme est certes bien connu des arabisants : nulle religion ne se laisse toucher d’aussi près, et pourtant, dans les livres vulgaires, l’islamisme est encore l’objet des fables les plus absurdes et des appréciations les plus fausses. L’islamisme, pourtant, bien qu’il soit la plus faible des religions au point de vue de l’originalité créatrice (la sève était déjà épuisée), est d’une importance majeure dans cette étude comparée, parce que nous avons des documents authentiques sur ses origines ; ce que nous n’avons pour aucune autre religion. Les faits primitifs de l’apparition des religions se passant tous dans le spontané, ne laissant aucune trace. La religion ne commence à avoir conscience d’elle-même que quand elle est déjà adulte et développée, c’est-à-dire quand les faits primitifs ont disparu pour jamais. Les religions, non plus que l’homme individuel, ne se rappellent leur enfance, et il est bien rare que des documents étrangers viennent lever l’obscurité qui entoure leur berceau. L’islamisme seul fait exception à cet égard : il est né en pleine histoire ; les traces des disputes qu’il dut traverser et de l’incrédulité qu’il dut combattre existent encore. Le Coran n’est d’un bout à l’autre qu’une argumentation sophistique. Il y avait dans Mahomet beaucoup de réflexion et même un peu de ce qu’on pourrait à la rigueur appeler imposture (120). Les faits qui suivirent l’établissement de l’islamisme, et qui sont si propres à montrer comment les religions se consolident, sont tous aussi du domaine de l’histoire.

Le buddhisme n’a pas cet avantage. L’induction et la conjecture auront une large part dans l’histoire de ses origines. Mais quelles inappréciables lumières ne fournira pas pour découvrir les lois d’une formation religieuse, ce vaste développement, si analogue au christianisme, qui de l’Inde a envahi une moitié de l’Asie, et envoyé des missionnaires depuis les terres séleucides jusqu’au fond de la Chine. Le problème du christianisme primitif ne sera parfaitement mûr que le jour où M. Eugène Burnouf aura terminé son Introduction à l’histoire du buddhisme indien.

Or le livre le plus important du xixe siècle devrait avoir pour titre Histoire critique des origines du christianisme. Œuvre admirable que j’envie à celui qui la réalisera, et qui sera celle de mon âge mûr, si la mort et tant de fatalités extérieures qui font souvent dévier si fortement les existences ne viennent m’en empêcher ! On s’obstine à répéter sur ce sujet des lieux communs pleins d’inexactitude. On croit avoir tout dit quand on a parlé de fusion du judaïsme, du platonisme et de l’orientalisme, sans qu’on sache ce que c’est qu’orientalisme, et sans qu’on puisse dire comment Jésus et les apôtres avaient reçu quelque tradition de Platon. C’est qu’on n’a point encore songé à chercher les origines du christianisme là où elles sont en effet, dans les livres deutéro-canoniques, dans les apocryphes d’origine, juive, dans la Mischna, dans le Pirké Avoth, dans les œuvres des judéo-chrétiens. On cherche le christianisme dans les œuvres des Pères platoniciens qui ne représentent qu’un second moment de son existence. Le christianisme est primitivement un fait juif, comme le buddhisme un fait indien, bien que le christianisme, comme le buddhisme, se soit vu presque exterminé des pays où il naquit, et que le mélange des éléments étrangers ait pu faire douter de son origine.

Pour moi, si j’entreprenais jamais ce grand travail, je commencerais par un catalogue exact des sources, c’est-à-dire de tout ce qui a été écrit en Orient depuis l’époque de la captivité des juifs à Babylone jusqu’au moment où le christianisme apparaît définitivement constitué, sans oublier le secours si important des monuments, pierres gravées, etc. Puis je consacrerais un volume à la critique de ces sources. Je prendrais l’un après l’autre les fragments de Daniel écrits au temps des Macchabées, le livre de la Sagesse, les paraphrases chaldéennes, le Testament des douze patriarches, les livres du Nouveau Testament, la Mischna, les apocryphes, etc., et je chercherais à déterminer, par la plus scrupuleuse critique, l’époque précise, le lieu, le milieu intellectuel où furent composés ces ouvrages. Cela fait, je me baserais uniquement sur ces données pour former mes idées, en faisant abstraction complète de toutes les imaginations qu’on s’est faites par induction et sur de vagues analogies. Sans doute la connaissance universelle de l’esprit humain serait nécessaire pour cette histoire. Mais il faut prendre garde de transformer les analogies en emprunts réciproques, quand l’histoire ne dit rien sur la réalité de ces emprunts. Nos critiques français, qui n’ont étudié que le monde grec et latin, ont peine à comprendre que le christianisme ait été d’abord un fait exclusivement juif. Le christianisme est à leurs yeux l’oeuvre de l’humanité entière, Socrate y a préludé, Platon y a travaillé, Térence et Virgile sont déjà chrétiens, Sénèque plus encore. Cela est vrai, parfaitement vrai, pourvu qu’on sache l’entendre. Le christianisme n’est réellement devenu ce qu’il est que quand l’humanité l’a adopté comme expression des besoins et des tendances qui la travaillaient depuis longtemps. Le christianisme, tel que nous l’avons, renferme en effet des éléments de toute date et de tout pays. Mais ce qu’il importe de mettre en lumière, ce qui n’est, pas suffisamment remarqué, c’est que le germe primitif est tout juif ; c’est qu’il y a simple simultanéité entre l’apparition de Jésus et le christianisme anticipé du monde gréco-latin c’est que l’Évangile et saint Paul doivent être expliqués par le Talmud et non par Platon (121). La terre où le christianisme puisa son suc et étendit ses racines, c’est l’humanité, et surtout le monde gréco-latin ; mais le noyau d’où l’arbre est sorti est tout juif. C’est l’histoire de cette curieuse embryogénie, l’histoire des racines du christianisme, jusqu’au moment où l’arbre sort de terre, tandis qu’il n’est encore que secte juive, jusqu’au moment où il est adopté ou absorbé, si l’on veut, par les nations, que j’ai voulu indiquer ici. Elle est toute à deviner : ni chrétiens, ni juifs, ni païens ne nous ont transmis rien d’historique sur cette première apparition ni sur le principal héros. Mais la critique peut retrouver l’histoire sous la légende, ou du moins retracer la physionomie caractéristique de l’époque et de ses œuvres. La précision scolastique, ici comme toujours, exclut la critique. On peut s’adresser sur la résurrection, sur les miracles évangéliques, sur le caractère de Jésus et des apôtres une foule de questions auxquelles il est impossible de répondre, en jugeant le premier siècle d’âpres le nôtre. Si Jésus n’est pas réellement ressuscité, comment la croyance s’en est-elle répandue ? Les apôtres étaient donc des imposteurs ? les évangélistes des menteurs ? Comment les juifs n’ont-ils pas protesté ? Comment… ! etc. Toutes questions qui auraient un sens dans notre siècle de réflexion et de publicité, mais qui n’en avaient pas à une époque de crédulité, où ne s’élevait aucune pensée critique (122).

Le premier pas dans l’étude comparée des religions sera, ce me semble, d’établir deux classes bien distinctes parmi ces curieux produits de l’esprit humain : religions organisées, ayant des livres sacrés, des dogmes précis ; religions non organisées, n’ayant ni livres sacrés, ni dogmes, n’étant que des formes plus ou moins pures du culte de la nature, et ne se posant en aucune façon comme des révélations. Dans la première classe rentrent les grandes religions asiatiques judaïsme, christianisme, islamisme, parsisme, brahmanisme, buddhisme, auxquels on peut ajouter le manichéisme, qui n’est pas seulement une secte ou hérésie chrétienne, comme on se l’imagine souvent, mais une apparition religieuse entée, comme le christianisme, l’islamisme et le buddhisme, sur une religion antérieure. Dans la seconde, devraient être rangés les polythéismes mythologiques de la Grèce, des Scandinaves, des Gaulois, et en général toutes les mythologies des peuples qui n’ont pas eu de livre sacré. A vrai dire, ces cultes méritent à peine le nom de religions ; l’idée de révélation en est profondément absente ; c’est le naturalisme pur, exprimé dans un poétique symbolisme. Il serait convenable peut-être de réserver le nom de religions aux grandes compositions dogmatiques de l’Asie occidentale et méridionale. Quoi qu’il en soit, il est certain que l’existence du livre sacré est le criterium qui doit servir à classer les religions, parce qu’il est l’indice d’un caractère plus profond, l’organisation dogmatique. Il est certain aussi que l’Orient nous apparaît comme le sol des grandes religions organisées. L’Orient a toujours vécu dans cet état psychologique où naissent les mythes. Jamais il n’est arrivé à cette clarté parfaite de la conscience qui est le rationalisme. L’Orient n’a jamais compris la véritable grandeur philosophique, qui n’a pas besoin de miracles. Il fait peu de cas d’un sage qui n’est pas thaumaturge (123). Le livre sacré est une production exclusivement asiatique. L’Europe n’en a pas créé un seul (124).

Un autre caractère non moins essentiel, et qui peut servir aussi bien que le livre sacré à distinguer les religions organisées, c’est la tolérance ou l’exclusivisme. Les vieux cultes mythologiques, ne se donnant pas pour la forme absolue de religion, mais se posant comme formes locales, n’excluaient par les autres cultes.


J’ai mon Dieu, que je sers ; vous servirez le vôtre ;
Ce sont deux puissants dieux.


Voilà la pure expression de cette forme religieuse. Chaque nation, chaque ville a ses dieux, plus ou moins puissants ; il est tout naturel qu’elle ne serve pas ceux d’une autre ville. Jéhova lui-même n’est souvent que le Dieu de Jacob, ayant pour son peuple les mêmes sentiments de partialité nationale que les autres déités locales. De là ces défis sur la puissance respective des dieux, chaque nation tenant à ce que les siens soient les plus forts, mais qui n’impliquent nullement qu’ils soient seuls dieux. Il en est tout autrement dans le judaïsme à l’époque des prophètes, et en général dans toutes les grandes religions organisées. Jéhova seul est Dieu ; tout le reste n’est qu’idole. De là l’idée d’une vraie religion, qui n’avait pas de sens dans les cultes mythologiques. Or, comme la vérité est conçue à ces époques comme une révélation de la Divinité, ce caractère se traduit en religion révélée (125).

Enfin les religions organisées se distinguent des cultes mythologiques par un plus grand caractère de fixité et de durée. Il est vrai à la lettre qu’aucune grande religion n’est morte jusqu’ici, et que les plus maltraitées, parsisme, samaritanisme, etc. vivent encore dans la croyance de quelque tribu ou reléguées dans quelque coin du globe.

Ainsi d’une part religions organisées, se posant comme révélées, absolues, exclusivement vraies, ayant un livre sacré. — De l’autre religions non organisées, locales, non exclusives, n’ayant pas de livre sacré.

Les grandes religions asiatiques se grouperaient elles-mêmes en trois familles, ou plutôt se rattacheraient à trois souches : 1° famille sémitique (judaïsme, christianisme, islamisme) ; 2° famille iranienne (parsisme, manichéisme) ; 3" famille indienne (brahmanisme, buddhisme). Dans l’intérieur de chaque famille, les réformes successives n’ont été que les développements d’un fond identique (126).

On ne peut dire rigoureusement que les religions soient une affaire de race, puisque des peuples indo-germaniques ont créé des religions tout aussi bien que les peuples sémitiques. On ne peut nier toutefois que les religions indo-germaniques n’aient un cachet à part. Il s’en faut peu que ce soient des philosophies pures. Buddha ne fut qu’un philosophe ; le brahmanisme n’a guère des religions organisées que le livre sacré, et n’est au fond que l’expression la plus simple du naturalisme. Différence plus remarquable encore toutes les religions sémitiques sont essentiellement monothéistes ; cette race n’a jamais eu de mythologie développée. Toutes les religions indo-germaniques, au contraire, sont ou le panthéisme ou le dualisme, et possèdent un vaste développement mythologique ou symbolique (127). Il semble que les facultés créatrices des religions aient été chez les peuples en raison inverse des facultés philosophiques. La recherche réfléchie, indépendante, sévère, courageuse, philosophique en un mot, de la vérité, semble avoir été le partage de cette race indo-germanique, qui, du fond de l’Inde jusqu’aux extrémités de l’Occident et du Nord, depuis les siècles les plus reculés jusqu’aux temps modernes, a cherché à expliquer Dieu, l’homme et le monde au sens rationaliste, et a laissé derrière elle comme échelonnés aux divers degrés de son histoire ces systèmes, ces créations philosophiques, toujours et partout soumis aux lois constantes et nécessaires d’un développement logique. Les Sémites, au contraire, qui n’offrent aucune tentative d’analyse, qui n’ont pas produit une seule école de philosophie indigène (128), sont par excellence la race des religions, destinée à leur donner naissance et à les propager. A eux ces élans hardis et spontanés d’âmes encore jeunes, pénétrant sans effort et comme d’un mouvement naturel dans le sein de l’infini, descendant de là toutes trempées d’une rosée divine, puis exhalant leur enthousiasme par un culte, une doctrine mystique, un livre révélé. L’école philosophique a sa patrie sous le ciel de la Grèce et de l’Inde ; le temple et la science sacerdotale, s’expliquant en énigmes et en symboles, voilant la vérité sous le mystère, atteignant souvent plus haut, parce qu’elle est moins inquiète de regarder en arrière et de s’assurer de sa marche, tel est le caractère de la race religieuse et théocratique des Sémites. C’est par excellence le peuple de Dieu. Aussi tout culte leur est-il sacré, et le seul athée est pour eux un non sens, une énigme, un monstre dans l’univers. Ils ont cet instinct moral, ce bon sens pratique et sans grande profondeur d’analyse, mais populaire et facile, qui fait le génie des religions, joint à ce don prophétique qui souvent sait parler de Dieu plus éloquemment et surtout plus abondamment que la science et le rationalisme. Et en effet n’est-il pas remarquable que les trois religions qui jusqu’ici ont joué le plus grand rôle dans l’histoire de la civilisation, les trois religions marquées d’un caractère spécial de durée, de fécondité, de prosélytisme, et liées d’ailleurs entre elles par des rapports si étroits qu’elles semblent trois rameaux d’un même tronc, trois traductions inégalement belles et pures d’une même idée, sont nées toutes ’les trois en terre sémitique et de la se sont élancées à la conquête de hautes destinées ? Il n’y a que quelques lieues de Jérusalem au Sinaï et du Sinaï à la Mecque (128 bis).

Toutefois, comme les races différent non par des facultés diverses, mais par l’extension diverse des mêmes facultés, comme ce qui fait le caractère dominant des unes se retrouve chez les autres à l’état rudimentaire, la Grèce présente des germes non équivoques des procédés qui ont créé en Orient des révélateurs, des hommes-dieux et des prophètes. Mais toujours ils ont avorté avant de constituer une véritable tradition religieuse. L’institut de Pythagore, avec ses degrés, ses initiations, ses épreuves, sa teinte prononcée d’ascétisme, rappelle les grands systèmes organisés de l’Asie. Pythagore lui-même ressemble fort à un théurge. Il est infaillible (αὐτὸς ἔφα) ; un disciple blâmé par lui se donne la mort. Il a visité les enfers, et se souvient de ses transmigrations. Lui-même se prête complaisamment ou même donne occasion à ces croyances : il reconnaît dans un temple de la Grèce les armes qu’il a portées au siège de Troie. En Orient, Pythagore eût été Buddha. — Cette couleur est encore bien plus frappante dans Empédocle, qui représente trait pour trait le théurge oriental. Prêtre et poète, comme Orphée, médecin et thaumaturge, toute la Sicile racontait ses miracles. Il ressuscitait les morts, arrêtait les vents, détournait la peste. Il ne paraissait en public qu’au milieu d’un cortège de serviteurs, la couronne sacrée sur la tête, les pieds ornés de crépides d’airain retentissantes, les cheveux flottants sur les épaules, une branche de laurier à la main. Sa divinité fut reconnue dans toute la Sicile, il la proclama lui-même. « Amis, qui habitez les hauteurs de la grande ville baignée par le blond Acragas, écrit-il au début d’un de ses poèmes, zélés observateurs de la justice, salut ! Je ne suis pas un homme, je suis un dieu. A mon entrée dans les villes florissantes, hommes et femmes se prosternent. La multitude suit mes pas. Les uns me demandent des oracles, les autres le remède des maladies cruelles dont ils sont tourmentés. » Les procédés par lesquels se forme sa légende miraculeuse rappellent trait pour trait ceux de l’Orient. Une léthargie à laquelle il a mis fin par son art devient une résurrection. Il arrête les vents étésiens qui désolaient Agrigente, en fermant une ouverture entre deux montagnes ; de là le surnom de κολυσανέμας. Il assainit un marais voisin de Sélinonte ; ce qui suffit pour faire de lui un égal d’Apollon. Voilà des analogues bien caractérisés des fondateurs religieux de l’Orient. Mais, hélas ! la Grèce était trop légère pour s’arrêter longtemps à ces croyances et pour les constituer en traditions religieuses ; la divinité d’Empédocle alla échouer contre le scepticisme des rieurs, et la malicieuse légende s’égaya de ses sandales trouvées sur le mont Etna. L’Asie n’a jamais su rire, et c’est pour cela qu’elle est religieuse.

Quant aux cultes mythologiques sans organisation ni livre sacré, la variété en est bien plus grande, ou plutôt toute classification est ici impossible. C’est la pure fantaisie, c’est l’imagination humaine brodant sur un fond toujours identique, qui est la religion naturelle. Poème pour poème, symbole pour symbole. La variété ici devient parfois presque individuelle, une simple affaire de famille. Tout ce qu’on peut faire, c’est d’indiquer les degrés et les âges divers de ces curieux procédés. Au plus bas degré, apparaîtrait le fétichisme, c’est-à-dire les mythologies individuelles ou de familles, les fables rêvées et affirmées avec l’arbitraire le plus complet, sans aucun antécédent traditionnel, sans que l’idée de leur vérité se présente un instant à l’esprit, pas plus que dans le rêve, la fable pour la fable. Puis viendraient les mythes plus réfléchis, où les instincts de la nature humaine s’expriment d’une façon plus distincte, c’est-à-dire déjà avec une certaine analyse, mais sans réflexion, ni aucune vue de symbolisme allégorique. Puis enfin le symbolisme réfléchi, l’allégorie créée avec la conscience claire du double sens, lequel échappait complètement aux premiers créateurs de mythes.

Au fond, toute créature mythologique, comme tout développement religieux traverse deux phases bien distinctes, l’âge créateur, où se tracent au fond de la conscience populaire les grands traits de la légende, et l’âge de remaniement, d’ajustage, d’amplification verbeuse, où la grande veine poétique est perdue, où l’on ne fait que réchauffer les vieilles fables poétiques, d’après des procédés donnés et qu’on ne dépasse plus. Hésiode d’une part, les mythologues alexandrins de l’autre ; les Védas d’une part, les Pouranas de l’autre ; les Évangiles canoniques d’une part, les apocryphes de l’autre, sont autant d’exemples de cette transformation des mythologies. C’est une façon de prendre les mythes du vieux temps et de les amplifier, en fondant tous les traits originaux dans le nouveau récit, et en faisant en quelque sorte la monographie de ce qui, dans la grande fable primitive, n’était qu’un menu détail ; tout cela sans aucune invention, sans jamais s’écarter du thème donné. On ajoute ce qui a dû vraisemblablement arriver, on développe la situation, on fait des rapprochements. C’est en un mot une composition réfléchie et en un sens littéraire, ayant pour base une création spontanée. Cet âge est nécessairement fade et ennuyeux. Car le spontané, si vif, si gracieux dans sa naïveté, ne souffre pas d’être remanié. Que deviennent les idées naïves d’un enfant lourdement commentées par des pédants, fleurs délicates qui se flétrissent en passant de main en main. Croyez-vous que Vénus, Pan et les Grâces n’avaient pas pour les hommes primitifs qui les créèrent en sens différent de celui qu’ils ont dans le parc de Versailles, réduits a un froid allégorisme par un siècle réfléchi, qui va par fantaisie chercher une mythologie dans le passé pour s’en faire une langue conventionnelle (129) ?

Ces deux phases dans la création légendaire correspondent aux deux âges de toute religion : l’âge primitif, où elle sort belle et pure de la conscience humaine, comme le rayon du soleil, âge de foi simple et naïve, sans retour, sans objection, ni réfutation ; et l’âge réfléchi, où l’objection et l’apologétique se sont produites ; âge subtil, où la réflexion devient exigeante, sans pouvoir se satisfaire ; où le merveilleux, autrefois si facile, si bien imaginé, si suavement conçu, reflet si pur des instincts moraux de l’humanité, devient timide, mesquin, parfois immoral, surnaturel au petit pied, miracles de coterie et de confréries, etc. Tout se resserre et se rapetisse ; les pratiques perdent leur sens et se matérialisent ; la prière devient un mécanisme, le culte une cérémonie, les formules une sorte de cabalisme, où les mots opèrent, non plus comme autrefois par leur sens moral, mais par leur son et leur articulation ; les prescriptions légales, à l’origine empreintes d’une si profonde moralité, deviennent de pures prohibitions incommodes que l’on cherche à éluder, jusqu’au jour où l’on trouvera une subtilité pour s’en débarrasser (130). Dans le premier âge, la religion n’a pas besoin de symboles ; elle est un esprit nouveau, un feu qui va sans cesse dévorant devant lui ; elle est libre et sans limites. Puis, quand l’enthousiasme est tombé, quand la force originale et native s’est éteinte, on commence à définir, à combiner, à spéculer ce que les premiers croyants avaient embrassé de foi et d’amour. Ce jour-là naît la scolastique, et ce jour-là est posé le premier germe de l’incrédulité.

Je ne puis dire tout ce que j’entrevois sur ce riche sujet, ni les trésors de psychologie qu’on pourrait tirer de l’étude de ces œuvres admirables de la nature humaine. C’est, je le sais, une singulière position que la nôtre en face de ces œuvres étranges. Pleines de vie et de vérité pour les peuples qui les ont créées, elles ne sont pour nous qu’un objet d’analyse et de dissection. Position inférieure, en un sens, qui ne nous permettra jamais d’en avoir la parfaite intelligence. Que de fois, en réfléchissant sur la mythologie de l’Inde par exemple, j’ai été frappé de l’impossibilité absolue où nous sommes d’en comprendre l’âme et la vie ! Nous sommes là en présence d’œuvres profondément expressives, riches de significations pour une portion de l’humanité, nous sceptiques, nous analystes. Comment nous diraient-elles tout ce qu’elles leur disent ? Ceux-là peuvent comprendre le Christ qui y ont cru ; de même, pour comprendre, dans toute leur portée, ces sublimes créations, il faudrait y avoir cru, ou plutôt (car le mot croire n’a pas de sens dans ce monde de la fantaisie) il faudrait avoir vécu avec elles. Ne serait-il pas possible de réaliser ce prodige par un progrès de l’esprit scientifique, qui rendrait profondément sympathique à tout ce qu’a fait l’humanité ? Je ne sais : il est sûr au moins que, ces systèmes renfermant des atomes plus ou moins précieux de nature humaine, c’est-à-dire de vérité, celui qui saurait les entendre y trouverait une solide nourriture. En général, on peut être assuré que, quand une œuvre de l’esprit humain apparaît comme trop absurde ou trop bizarre, c’est qu’on ne la comprend pas, ou qu’on la prend à faux. Si on se plaçait au vrai jour, on en verrait la raison.

J’ai voulu montrer par quelques exemples à quels résultats philosophiques peuvent mener des sciences de pure érudition et combien est injuste le mépris que certains esprits, doués d’ailleurs du sens philosophique, déversent sur ces études. Que serait-ce si, abordant la philosophie de l’histoire, je montrais que cette science merveilleuse, qui sera un jour la science maîtresse, n’arrivera à se constituer d’une manière sérieuse et digne que par le secours de la plus scrupuleuse érudition, que jusque-là elle restera au point où en étaient les sciences physiques avant Bacon, errant d’hypothèse en hypothèse, sans marche arrêtée, ne sachant quelle forme donner à ses lois et ne dépassant jamais la sphère des créations artificielles et fantastiques ?

Que serait-ce si je montrais que la critique littéraire, qui est notre domaine propre, et dont nous sommes à bon droit si fiers, ne peut être sérieuse et profonde que par l’érudition ? Comment saisir la physionomie et l’originalité des littératures primitives, si on ne pénètre la vie morale et intime de la nation, si on ne se place au point même de l’humanité qu’elle occupa, afin de voir et de sentir comme elle, si on ne la regarde vivre, ou plutôt si on ne vit un instant avec elle ? Rien de plus niais d’ordinaire que l’admiration que l’on voue a l’antiquité. On n’y admire pas ce qu’elle a d’original et de véritablement admirable ; mais on relève mesquinement dans les œuvres antiques les traits qui se rapprochent de notre manière ; on cherche à faire valoir des beautés qui chez nous, on est forcé de l’avouer, seraient de second ordre. L’embarras des esprits superficiels vis-à-vis des grandes œuvres des littératures classiques est des plus risibles. On part de ce principe qu’il faut à tout prix que ces œuvres soient belles, puisque les connaisseurs l’ont décidé. Mais, comme on n’est pas capable, faute d’érudition, d’en saisir la haute originalité, la vérité, le prix dans l’histoire de l’esprit humain, on se relève par les menus détails ; on s’extasie devant de prétendues beautés, auxquelles l’auteur ne pensait pas on s’exagère à soi-même son admiration on se figure enthousiaste du beau antique, et on n’admire en effet que sa propre niaiserie. Admiration toute conventionnelle, qu’on excite en soi pour se conformer à l’usage, et parce qu’on se tiendrait pour un barbare si on n’admirait pas ce que les connaisseurs admirent. De là les tortures qu’on se donne pour s’exciter devant des œuvres qu’il faut absolument trouver belles, et pour découvrir çà et là quelque menu détail, quelque épithète quelque trait brillant, une phrase qui traduite en français donnerait quelque chose de sonnant. Si l’on était de bonne foi, on mettrait Sénèque au-dessus de Démosthène (131). Certaines personnes à qui on a dit que Rollin est beau s’étonnent de n’y trouver que des phrases simples, et ne savent à quoi s’en prendre pour admirer, incapables qu’elles sont de concevoir la beauté qui résulte de ce caractère de naïve et délicieuse probité. C’est l’homme qui est beau ; ce sont les choses qui sont belles, et non le tour dont on les dit. Mais il a si peu de personnes capables d’avoir un jugement esthétique ! On admire de confiance et pour ne pas rester en arrière. Combien y a-t-il de spectateurs qui, devant un tableau de Raphaël, sachent ce qui en fait la beauté, et ne préféreraient, s’ils étaient francs, un tableau moderne, d’un style clair et d’un coloris éclatant ? Un des plaisirs les plus piquants qu’on puisse se donner, est de faire ainsi patauger les esprits médiocres à propos d’œuvres qu’on leur a bien persuadé d’avance être belles. Fréron admire Sophocle pour avoir respecté certaines convenances, auxquelles assurément ce poète ne pensait guère. En général, les Grecs ne connaissaient pas les beautés de plan, et c’est bien gratuitement que nous leur en faisons honneur. J’en ai vu qui trouvaient admirable l’entrée de l’Œdipe Roi, parce que le premier vers renferme une jolie antithèse et peut se traduire par un vers de Racine.

Depuis qu’on a répété (et avec raison) que la Bible est admirable, tout le monde prétend bien admirer la Bible. Il est résulté de cette disposition favorable qu’on y a précisément admiré ce qui n’y est pas. Bossuet, que l’on croit si biblique, et qui l’est si peu, s’extasie devant les contresens et les solécismes de la Vulgate, et prétend y découvrir des beautés dont il n’y a pas trace dans l’original (132). Le bon Rollin y va plus naïvement encore et relève dans le Cantique de la Mer Rouge, l’exorde, la suite des pensées, le plan, le style même. Enfin Lowth, plus insipide que tous les autres, nous fait un traité de rhétorique aristotélicienne sur la Poésie des Hébreux, où l’on trouve un chapitre sur les métaphores de la Bible, un autre sur les comparaisons, un autre sur les prosopopées, un autre sur le sublime de diction, etc., sans soupçonner un instant ce qui fait la beauté de ces antiques poèmes, savoir l’inspiration spontanée, indépendante des formes artificielles et réfléchies de l’esprit humain jeune et neuf dans le monde, portant partout le Dieu dont il conserve encore la récente impression.

L’admiration, pour n’être point vaine et sans objet, doit donc être historique, c’est-à-dire érudite. Chaque œuvre est belle dans son milieu, et non parce qu’elle rentre dans ]’un des casiers que l’on s’est formé d’une manière plus ou moins arbitraire. Tracer des divisions absolues dans la littérature, déclarer que toute œuvre sera une épopée, ou une ode, ou un roman, et critiquer les œuvres du passé d’après les règles qu’on s’est posées pour chacun de ces genres, blâmer Dante d’avoir fait une œuvre qui n’est ni une épopée, ni un drame, ni un poème didactique, blâmer Klopstock d’avoir pris un héros trop parfait, c’est méconnaître la liberté de l’inspiration et le droit qu’a l’esprit de souffler où il veut. Toute manière de réaliser le beau est légitime, et le génie a toujours le même droit de créer. L’œuvre belle est celle qui représente, sous des traits finis et individuels, l’éternelle et infinie beauté de la nature humaine.

Le savant seul a le droit d’admirer. Non seulement la critique et l’esthétique, qu’on considère comme opposées, ne s’excluent pas mais l’une ne va pas sans l’autre. Tout est à la fois admirable et critiquable, et celui-là seul sait admirer qui sait critiquer. Comment comprendre par exemple la beauté d’Homère sans être savant, sans connaître l’antique, sans avoir le sens du primitif ? Qu’admire-t-on d’ordinaire dans ces vieux poèmes ? De petites naïvetés, des traits qui font sourire, non ce qu’est véritablement admirable, le tableau d’un âge de l’humanité dans son inimitable vérité. L’admiration de Chateaubriand n’est si souvent défectueuse, que parce que le sens esthétique si éminent dont il était doué ne reposait pas sur une solide instruction (133).

C’est donc par des travaux de philosophie scientifique que l’on peut espérer d’ajouter, dans l’état actuel de l’esprit humain, au domaine des idées acquises. Quand on songe au rôle qu’ont joué dans l’histoire de l’esprit humain des hommes comme Érasme, Bayle, Wolf, Niebuhr, Strauss, quand on songe aux idées qu’ils ont mises en circulation, ou dont ils ont hâté l’avènement, on s’étonne que le nom de philosophe, prodigué si libéralement à des pédants obscurs, à d’insignifiants disciples, ne puisse s’appliquer à de tels hommes. Les résultats de la haute science sont longtemps, je le sais, à entrer en circulation. Des immenses travaux déjà accomplis par les indianistes modernes, quelques atomes à peine sont déjà devenus de droit commun. Un innombrable essaim de doctes philologues a complètement réformé en Allemagne l’exégèse biblique, sans que la France connaisse encore le premier mot de leurs travaux. Toutefois, pour la science comme pour la philosophie, il y a des canaux secrets par lesquels s’infiltrent les résultats. Les idées de Wolf sur l’épopée ou plutôt celles qu’il a amenées sont devenues du domaine publie. La grande poésie panthéiste de Gœthe, de Victor Hugo, de Lamartine, suppose tout le travail de la critique moderne, dont le dernier mot est le panthéisme littéraire. J’ai peine a croire que M. Hugo ait lu Heyne, Wolf, William Jones, et pourtant sa poésie les suppose. Il vient un certain jour où les résultats de la science se répandent dans l’air, si j’ose le dire, et forment le ton général de la littérature. M. Fauriel n’était qu’un savant critique ; le don de la production artistique lui fut presque refusé ; peu d’hommes ont pourtant exercé sur la littérature productive une aussi profonde influence.

Combien il s’en faut encore que les mines du passé aient rendu tous les trésors qu’elles renferment ! L’œuvre de l’érudition moderne ne sera accomplie que quand toutes les faces de l’humanité, c’est-à-dire toutes les nations auront été l’objet de travaux définitifs, quand l’Inde, la Chine, la Judée, l’Égypte seront restituées, quand on aura définitivement la parfaite compréhension de tout le développement humain. Alors seulement sera inauguré le règne de la critique. Car la critique ne marchera avec une parfaite sécurité que quand elle verra s’ouvrir devant elle le champ de la comparaison universelle. La comparaison est le grand instrument de ]à critique. Le xviie siècle n’a pas connu la critique, parce, que la comparaison des faces diverses de l’esprit humain lui était impossible. Hérodote et Tite-Live devaient être tenus pour des historiens sérieux, Homère devait passer pour un poète individuel, avant que l’étude comparée des littératures eût révélé les faits si délicats du mythisme, de la légende primitive, de l’apocryphisme. Si le xviie siècle eût connu comme nous l’Inde, la Perse, la vieille Germanie, il n’eût pas si lourdement admis les fables des origines grecques et romaines. Bossuet, dont la gloire est de représenter dans un merveilleux abrégé tout le xviie siècle, sa grandeur comme sa faiblesse, eût-il porté dans son exégèse une si détestable critique, si, au lieu de faire son éducation biblique dans saint Augustin, il l’eût faite dans Eichhorn ou De Wette (134) ?

Le sens critique ne s’inocule pas en une heure celui qui ne l’a point cultivé par une longue éducation scientifique et intellectuelle trouvera toujours des arguments à opposer aux plus délicates inductions. Les thèses de la fine critique ne sont pas de celles qui se démontrent en quelques minutes, et sur lesquelles on peut forcer l’adversaire ignorant ou décidé à ne pas se prêter aux vues qu’on lui propose. S’il y a parmi les œuvres de l’esprit humain des mythes évidents, ce sont assurément les premières pages de l’histoire romaine, les récits de la tour de Babel, de la femme de Loth, de Samson ; s’il y a un roman historique bien caractérisé, c’est celui de Xénophon : s’il y a un historien conteur, c’est Hérodote. Ce serait pourtant peine perdue que de chercher à le démontrer à ceux qui refusent de se placer a ce point de vue. Élever et cultiver les esprits, vulgariser les grands résultats de la science est le seul moyen de faire comprendre et accepter les idées nouvelles de la critique. Ce qui convertit, c’est la science, c’est la philologie, c’est la vue étendue et comparée des choses, c’est l’esprit moderne en un mot. Il faut laisser aux esprits médiocres la satisfaction de se croire invincibles dans leurs lourds arguments. Il ne faut pas essayer de les réfuter. Les résultats de la critique ne se prouvent pas, ils s’aperçoivent ; ils exigent pour être compris un long exercice et toute une culture de finesse. Il est impossible de réduire celui qui les rejette obstinément, aussi bien qu’il est impossible de prouver l’existence des animalcules microscopiques à celui qui refuse de faire usage du microscope. Décidés à fermer les yeux aux considérations délicates, à ne tenir compte d’aucune nuance, ils vous portent à la figure leur mot éternel : prouvez que c’est impossible. (Il y a si peu de choses qui sont impossibles !) Le critique les laissera triompher seuls, et, sans disputer avec des esprits bornés et décidés à rester tels, il poursuivra sa route, appuyé sur les mille inductions que l’étude universelle des choses fait jaillir de toutes parts, et qui convergent si puissamment au point de vue rationaliste. La négation obstinée est inabordable dans aucun ordre de choses, on ne fera voir celui qui ne veut pas voir. C’est d’ailleurs faire tort aux résultats de la critique que de leur donner cette lourde forme syllogistique où triomphent les esprits médiocres, et que les considérations délicates ne sauraient revêtir.

Qu’on me permette un exemple. Les quatre Évangiles canoniques rapportent souvent un même fait avec des variantes de circonstances assez considérables. Cela s’explique dans toutes les hypothèses naturelles ; car il ne faut point être plus difficile pour les Évangiles que pour les autres récits historiques ou légendaires, lesquels offrent souvent des contradictions bien plus fortes. Mais cela forme, ce semble, une objection tout à fait sans réponse contre ceux qui s’obligent à trouver dans chacun de ces récits une histoire vraie à la lettre et jusque dans ses moindres détails. Il n’en est pourtant pas ainsi. Car, si les circonstances sont seulement différentes et non absolument inconciliables, ils diront que l’un des textes a conservé certains détails omis par l’autre, et ils mettront bout à bout les circonstances diverses au risque d’en faire le récit le plus grotesque. Si les circonstances sont décidément contradictoires, ils diront que le fait raconté est double ou triple, bien qu’aux yeux de la saine critique les divers narrateurs aient évidemment en vue le même événement. C’est ainsi que les récits de Jean et des synoptiques (on désigne sous ce nom collectif Matthieu, Marc et Luc) sur la dernière entrée de Jésus à Jérusalem étant inconciliables, les harmonistes supposent qu’il y entra deux fois coup sur coup. C’est ainsi que les trois reniements de saint Pierre, étant racontés diversement par les quatre Évangiles, constituent aux yeux de ces critiques huit ou neuf reniements différents, tandis que Jésus avait prédit qu’il ne renierait que trois fois. Les circonstances de la résurrection donnent lieu à des difficultés analogues, auxquelles on oppose des solutions semblables. Que dire d’une pareille explication ? Qu’elle renferme une impossibilité métaphysique ? Non. Il sera à jamais impossible de réduire au silence celui qui la soutiendra obstinément ; mais quiconque a tant soit peu d’éducation critique la repoussera comme contraire à toutes les lois d’une herméneutique raisonnable, surtout quand elle est souvent répétée. Il n’y a pas de difficulté dont on ne puisse sortir par une subtilité, et au fond une subtilité peut quelquefois être vraie. Mais ce qui est tout à fait impossible c’est que cent subtilités soient vraies à la fois. Il faut en dire autant de la fin de non-recevoir que certains exégètes opposent à ce qu’ils appellent argument négatif, c’est-à-dire aux inductions que l’on tire du silence ou de l’absence des textes. Ainsi, de ce que l’histoire la plus ancienne de l’histoire des Juifs établis en Palestine n’offre aucune trace de l’accomplissement des prescriptions mosaïques, la critique rationaliste en conclut que ces prescriptions n’existaient point encore. Que savez-vous, dit l’orthodoxe, si elles n’existaient pas sans qu’il en soit fait mention ? Le roman d’Antar et les Moallacats ne supposent chez les Arabes avant l’islamisme aucune institution judiciaire, aucune pénalité. Que savez-vous, s’ils n’avaient pas un jury sans qu’il en soit fait mention ? Pour satisfaire une telle critique, il faudrait un texte ainsi conçu : les Arabes à cette époque n’avaient pas de jury ; lequel, je l’avoue, serait difficile à trouver. Exigez donc aussi un texte semblable pour prouver que l’artillerie n’était pas connue aux temps homériques, et en général, pour tous les résultats de la critique exprimés sous forme de négation.

Cette impossibilité d’imposer ses résultats et de réduire au silence ses adversaires, satisfaits de leurs lourds arguments, peut d’abord impatienter le critique et le porter à descendre dans cette grossière arène. Ce serait une faute impardonnable. Longtemps encore le critique sera solitaire, et devra se borner à regretter que l’éducation nécessaire pour le comprendre soit si peu répandue. Comment le serait-elle davantage, quand les premiers enseignements que l’on reçoit dans l’enfance, et qui demeurent trop souvent la seule doctrine philosophique de la vie, sont la négation même de la critique ? La superstition poétique et vague a son charme ; mais la superstition réaliste n’est que grossière. Si l’esprit critique est beaucoup plus répandu dans l’Allemagne du Nord qu’en France, la cause en est sans doute dans la différence de l’enseignement religieux, ici positif et dur, là indécis et purement humain.



(110) Voir une belle page de Laplace, à la fin du Système du Monde, 1" édition.

(111) Voyez dans l’ouvrage d’un missionnaire anglais, Robert Moffat (Vingt-trois ans de séjour dans le Sud de l’Afrique, p. 84, 157, 158), de curieux exemples du mythe improvisé sur place. Je vis un jour un enfant quelque temps pensif, puis tout à coup affirmer sérieusement et avec un étrange caractère d’insistance, qu’il avait vu quelques jours auparavant une tête humaine dans le soleil. Or il était évident que cette pensée venait d’éclore en son cerveau, en se combinant peut-être de quelque souvenir d’almanach. Tel est le procédé qui préside à la formation des mythes les plus anciens : le rêve affirmé.

(112) Où la vie est-elle plus naïve que dans l’animal ? Malebranche donne un coup de pied à une chienne qui était pleine, Fontenelle en est touché : Eh quoi ! reprend le dur cartésien, ne savez-vous pas bien que cela ne sent point ? Le père Poirson prouve ainsi que les bêtes n’ont pas d’âme : la souffrance est une punition du péché ; or les bêtes n’ont pas péché donc elles ne peuvent souffrir, donc elles sont de pures machines. Le P. Bougeant échappait à l’argument, en supposant que les bêtes étaient des démons ; que, par conséquent, elles avaient péché.

(113) Nul n’a mieux exposé ces lois que M. Fauriel. Voir l’analyse de son cours de 1836, faite par M. Egger dans une série d’articles du Journal de l'instruction publique de cette année, et l’excellente notice de M. Ozanam sur son illustre prédécesseur (Correspondant, 10 mai 1845).

(114) Antar, bien qu’il soit devenu centre d’un cycle bien caractérisé, n’est pas une épopée. Tout y est individuel, et, bien que l’orgueil national de l’Arabie soit le fond de la texture, aucune cause suffisamment nationale n’est mise en jeu pour que cette belle composition dépasse la sphère du roman.

(115) En revanche, les Sémites ont conçu en Dieu avec une remarquable facilité d’autres relations, celles de père, de fils, des distinctions de puissances, d’attributs (Cabbale, etc.).

(116) Les efforts que l’on a faits pour retrouver la loi de la succession des systèmes grecs dans la philosophie indienne sont à peu prés chimériques. On ne peut dire que la loi du développement des langues sémitiques soit de la synthèse à l’analyse, comme cela a lieu dans les langues indo-germaniques. De même l’arménien moderne semble avoir beaucoup plus de syntaxe et de construction synthétique que l’arménien antique, qui pousse très loin la dissection de la pensée. On ne peut dire aussi que le chinois moderne soit plus analytique que le chinois ancien, puisque au contraire les flexions y sont plus riches, et que l’expression des rapports y est plus rigoureuse. Les lois sont analogues de ces différents côtés, mais non les mêmes, quoique toujours parfaitement rationnelles, à cause de l’élément individuel de chaque race qui modifie le résultat. Toute formule est partielle, parce qu’elle n’est moulée que sur quelques cas particuliers.

(117) M. Auguste Comte, par exemple, prétend avoir trouvé la loi définitive de l’esprit humain dans la succession des trois états théologique, métaphysique, scientifique. Voilà, certes, une formule qui renferme une très grande part de vérité ; mais comment croire qu’elle explique toute chose ? M. Comte commence par déclarer qu’il ne s’occupe que de l’Europe occidentale (Philosophie positive, t. V, p. 4-5). Tout le reste n’est que pure sottise et ne mérite pas qu’on s’en occupe. Et en Europe, il ne s’occupe que du développement scientifique. Poésie, religion, fantaisie, tout cela est méconnu.

(118) En entendant l’histoire de la philosophie comme l’histoire de l’esprit humain, et non comme l’histoire d’un certain nombre de spéculations.

(119) La plupart des jugements et des proverbes populaires sont de cette espèce, et expriment un fait vrai compliqué d’une cause fictive. La simple énonciation du fait est ce qu’il y a de plus difficile pour le peuple ; il y mêle toujours quelque explication apparente. Quand les nourrices disent : Il y a un ange pour les petits enfants, elles expriment un fait vrai, savoir que les petits enfants ne se font aucun mal dans des circonstances où des grandes personnes se blesseraient mais n’en voyant pas la cause, elles trouvent tout simple d’en appeler à un ange. L’explication des maladies par des démons, qui se montre si naïvement dans l’Évangiie, tient au même procédé intellectuel.

(120) L’islamisme ne se fortifia qu’un ou deux siècles après la mort du prophète, et depuis, il est toujours allé se consolidant par la force du dogme établi. Il est prouvé que l’immense majorité de ceux qui suivirent le hardi Koreischite n’avaient en lui aucune foi religieuse. Après sa mort, on mit sérieusement en délibération si on n’abandonnerait pas son œuvre religieuse pour continuer seulement son œuvre politique.

(121) Ceci ne nuit pas, bien entendu, à l’originalité de ce produit divin. Les savants israélites cherchent souvent à prouver par des rapprochements de textes que Jésus a volé toute sa doctrine à Moïse et aux prophètes, et que ce qu’on a appelé la morale chrétienne n’est au fond que la morale juive. Cela serait vrai, si une religion consistait en un certain nombre de propositions dogmatiques, et une morale en quelques aphorismes. Ces aphorismes étant pour la plupart simples et de tous les temps, il n’y a pas de découverte à faire en morale ; l’originalité s’y réduit à une touche indéfinissable et à une façon nouvelle de sentir. Or, que l’on mette en face l’Évangile et le recueil des apophthegmes moraux des rabbins contemporains de Jésus, le Pirké Avoth, et que l’on compare l’impression morale qui résulte de ces deux livres !

(122) Voir dans le Dictionnaire philosophique de Voltaire le charmant article Gargantua, où il est prouvé par des arguments tout semblables à ceux des apologistes que les faits merveilleux de l’histoire de Gargantua sont indubitables. Rabelais les atteste ; aucun historien ne les a contredits ; le sceptique Lamothe Le Vayer les a si fort respectés qu’il n’en dit pas un mot. Ces prodiges ont été opérés à la vue de toute la terre. Rabelais dit en avoir été témoin il n’était ni trompé ni trompeur. S’il se fût écarté de la vérité, les journaux auraient réclamé. Et si cette histoire n’était pas vraie, qui aurait osé l’imaginer ? La grande preuve qu’il faut y croire, c’est qu’elle est incroyable, etc. Le défaut de la critique des supernaturalistes est en effet de juger toutes les époques de l’esprit humain sur la même mesure.

(123) Quand les Arabes eurent adopté Aristote comme grand maître de la science, ils lui firent une légende miraculeuse comme à un prophète. On prétendait qu’il avait été enlevé au ciel sur une colonne de feu, etc.

(124) Il est étrange que l’Europe ait adopté pour base de sa vie spirituelle les livres qui sont les moins faits pour elle, la littérature des Hébreux, ouvrage d’une autre race et d’un autre esprit. Aussi ne se les accommode-t-elle qu’à force de contresens. Les Védas auraient beaucoup plus de droit que la Bible à être le livre sacré de l’Europe. Ceux-là sont bien l’œuvre de nos pères.

(125) En Orient, un livre ancien est toujours inspiré, quel qu’en soit le contenu. Il n’y a pas d’autre criterium pour la canonicité d’un livre. Quant aux époques primitives, tout livre, par cela seul qu’il était livre écrit, était sacré. Eh quoi ! ne parlait-il pas des choses divines ? Son auteur n’était-il pas un prêtre, en relation avec les dieux ? Ce n’est que plus tard qu’on arrive à concevoir le livre profane, œuvre individuelle, bonne ou mauvaise, de tel ou tel.

(126) J’entendais, il y a quelques mois, un orateur admiré classer ainsi les religions du haut de la chaire de Notre-Dame il y a trois religions : le christianisme, le mahométisme et le paganisme. C’est exactement comme si l’on classifiait ainsi le règle animal il y a trois sortes d’animaux les hommes, les chevaux et les plantes.

(127) Je ne parle pas de la Chine. Cette curieuse nation est de toutes peut-être la moins religieuse et la moins supernaturaliste. Ses livres sacrés ne sont que des livres classiques, à peu près ce que les anciens sont pour nous, ou du moins ce qu’ils étaient pour nos humanistes. Là est peut-être le secret de sa médiocrité. Il est beau, non de rêver toujours, comme l’Inde, mais d’avoir rêvé dans son enfance : il en reste un beau parfum durant la veille, et toute une tradition de poésie, qui défraie l’âge où l’on n’imagine plus.

(128) La religion des Sémites nomades est extrêmement simple. C’est le culte patriarcal du Dieu unique, pur, chaste, sans symboles, sans mystères, sans orgies. Tous ces grands systèmes de symbolisme assyrien, persan, égyptien, ne sont pas d’origine sémitique, et révèlent un tout autre esprit, bien plus profond, plus hardi, plus chercheur. Ce n’est qu’au vie siècle environ avant l’ère chrétienne que ces sortes d’idées s’introduisirent chez les Sémites. Il y a un monde entre le Dieu monarque et solitaire de Job, d’Abraham, des Arabes, et ces grands poèmes panthéistes que nous révèlent les monuments de l’Égypte et de l’Assyrie. Il paraît, du reste, que le culte primitif de l’Égypte se rapprochait de la simplicité sémitique, et que le symbolisme polythéiste y fut une importation étrangère.

(128 bis) Les Arabes, à s’en tenir aux mots reçus, ont offert un développement philosophique et scientifique ; mais leur science est tout entière empruntée à la Grèce. Il faut d’ailleurs observer que la science gréco-arabe n’a nullement fleuri en Arabie ; elle a fleuri dans les pays non sémitiques soumis à l’islamisme et ayant adopté l’arabe comme langue savante, en Perse, dans les provinces de l’Oxus, dans le Maroc, en Espagne. La presqu’île est toujours restée pure d’hellénisme, et n’a jamais compris que le Coran et les vieilles poésies.

(129) La vraie mythologie des modernes serait le christianisme, dont les monuments sont encore vivants parmi nous. Mais le siècle de Louis XIV, qui prenait dogmatiquement cette mythologie comme une théologie, n’en pouvait faire une machine poétique. Boileau a raison : donner l'air de la fable à de saintes vérités, c’est un péché. Un jour que je visitai M. Michelet, il me fit admirer autour de son salon les plus beaux sujets chrétiens des grands maîtres, le Saint-Paul d’Albert Dürer, les Prophètes et les Sybilles de Michel-Ange, la Dispute du Saint-Sacrement, etc., et il se prit à me les commenter. Je suis sûr que Racine, qui croyait, lui, avait dans son salon, des images païennes. S’il avait eu des gravures chrétiennes, il les eût traitées comme des images de dévotion. Syracuse ne voyait nulle bigoterie à faire figurer sur ses médailles la belle tête d’Aréthuse, ni Athènes celle de Minerve. Pourquoi donc crierait-on à l’envahissement si nous mettions sur nos monnaies Saint Martin ou saint Remi ? On n’a pu commencer à voir dans le christianisme une Poétique que quand on a cessé d’y voir une Théologie, et je me suis souvent demandé si Chateaubriand a voulu faire autre chose qu’une révolution littéraire.

(130) Les prescriptions mosaïques, par exemple, sur l’abstinence d’animaux tués d’une certaine façon, si respectables quand on les envisage comme moyen d’éducation de l’humanité, et qui avaient toutes une raison très morale et très politique chez une ancienne tribu de l’Orient, que deviennent-elles transportées dans nos États modernes ? De simples incommodités, qui obligent certains religionnaires à avoir des bouchers particuliers, se pourvoyant de bêtes d’après certaines règles ; pure affaire d’abattoir et de cuisine.

(131) Les auteurs latins de la décadence, les tragédies de Sénèque, par exemple, ont souvent meilleur air, quand elles sont traduites en français, que les chefs-d’oeuvre de la grande époque.

(132) Comme type de cette sotte admiration, voyez la Préface de la traduction des Psaumes de La Harpe. M. de Maistre a dit très naïvement : « Pour sentir les beautés de la Vulgate, faites choix d’un ami qui ne soit pas hébraïsant, et vous verrez comment une syllabe, un mot, et je ne sais quelle aile légère donnée à la phrase, feront jaillir sons vos yeux des beautés de premier ordre. » (Soirées de Saint-Pét., 7e entretien.) Avec ce système-là, et surtout avec le secours d’un ami qui ne soit pas helléniste, je me charge de trouver des beautés de premier ordre dans la plus mauvaise traduction d’Homère ou de Pindare, — indépendamment de celles qui y sont. Cela rappelle madame Dacier s’extasiant sur tel passage d’Homère, parce qu’il peut fournir cinq à six sens, tous également beaux.

(133) Je ne releverai qu’un trait entre plusieurs. Nous n’ôterons rien à la gloire de l’illustre auteur du Génie du christianisme en lui refusant le titre d’helléniste. Il admire (Génie du christ., liv. V, ch. i ou ii), la simplicité d’Homère ne décrivant la grotte de Calypso que par cette simple épithéte « tapissée de lilas ». Or voici le passage : ἐν σπέσσι γλαφυροῖσι, λιλαιομένη πόσιν εἶναι. (Odyssée, I, 15.) Je crois, Dieu me pardonne ! qu’il a vu des lilas dans λιλαιομένη.

(134) On ne peut se figurer, à moins d’avoir lu les œuvres exégétiques de ce grand homme, à quel point il manquait radicalement de critique. Il est exactement au niveau de saint Augustin, son maître. Pour n’en citer qu’un exemple, n’a-t-il pas fait un livre pour justifier la politique de Louis XIV par la Bible ? La mauvaise humeur avec laquelle Bossuet accueillit les travaux par lesquels Ellies Dupin, Richard Simon, le docteur Lannoy préludaient à la grande critique, et les persécutions qu’il suscita contre ces hommes intelligents sont, après la révocation de l’édit de Nantes, le plus triste épisode de l’histoire de l’Église gallicane, au xviie siècle.