L’Avenir de la science/16

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L’Avenir de la science, pensées de 1848
Calmann Lévy (p. 301-318).


XVI


Ai-je bien fait comprendre la possibilité d’une philosophie scientifique, d’une philosophie qui ne serait plus une vaine et creuse spéculation, ne portant sur aucun objet réel, d’une science qui ne serait plus sèche, aride, exclusive, mais qui, en devenant complète, deviendrait religieuse et poétique ? Le mot nous manque pour exprimer cet état intellectuel, où tous les éléments de la nature humaine se réuniraient dans une harmonie supérieure, et qui, réalisé dans un être humain, constituerait l’homme parfait. Je l’appelle volontiers synthèse, dans le sens spécial que je vais expliquer.

De même que le fait le plus simple de la connaissance humaine s’appliquant à un objet complexe se compose de trois actes : 1° vue générale et confuse du tout ; 2° vue distincte et analytique des parties ; 3° recomposition synthétique du tout avec la connaissance que l’on a des parties ; de même l’esprit humain, dans sa marche, traverse trois états qu’on peut désigner sous les trois noms de syncrétisme, d’analyse, de synthèse, et qui correspondent a ces trois phases de la connaissance.

Le premier âge de l’esprit humain, qu’on se représente trop souvent comme celui de la simplicité, était celui de la complexité et de la confusion. On se figure trop facilement que la simplicité, que nous concevons comme logiquement antérieure à la complexité, l’est aussi chronologiquement comme si ce qui, relativement à nos procédés analytiques, est plus simple, avait dû précéder dans l’existence le tout dont il fait partie. La langue de l’enfant, en apparence plus simple, est en effet plus compréhensive et plus resserrée que celle où s’explique terme à terme la pensée plus analysée de l’âge mûr. Les plus profonds linguistes ont été étonnés de trouver, à l’origine et chez les peuples qu’on appelle enfants, des langues riches et compliquées. L’homme primitif ne divise pas il voit les choses dans leur état naturel, c’est-à-dire organique et vivant (135). Pour lui rien n’est abstrait ; car l’abstraction, c’est le morcellement de la vie ; tout est concret et vivant. La distinction n’est pas à l’origine ; la première vue est générale, compréhensive, mais obscure, inexacte ; tout y est entassé et sans distinction. Comme les êtres destinés à vivre, l’esprit humain fut, dès ses premiers instants, complet, mais non développé : rien ne s’y est depuis ajouté mais tout s’est épanoui dans ses proportions naturelles, tout s’est mis à sa place respective. De là cette extrême complexité des œuvres primitives de l’esprit humain. Tout était dans une seule œuvre, tous les éléments de l’humanité s’y recueillaient en une unité, qui était bien loin sans doute de la clarté moderne, mais qui avait, il faut l’avouer, une incomparable majesté. Le livre sacré est l’expression de ce premier état de l’esprit humain. Prenez les livres sacrés des anciens peuples, qu’y trouverez-vous ? Toute la vie suprasensible, toute l’âme d’une nation. Là est sa poésie ; là sont ses souvenirs héroïques ; là est sa législation, sa politique, sa morale ; là est son histoire ; là est sa philosophie et sa science ; là, en un mot, est sa religion. Car tout ce premier développement de l’esprit humain s’opère sous forme religieuse. La religion, le livre sacré des peuples primitifs, est l’amas syncrétique de tous les éléments humains de la nation. Tout y est dans une confuse mais belle unité. De là vient la haute placidité de ces œuvres admirables l’antithèse, l’opposition, la distinction en étant bannies, la paix et l’harmonie y règnent, sans être jamais troublées. La lutte est le caractère de l’état d’analyse. Comment, dans ces grandes œuvres primitives, la religion et la philosophie, la poésie et la science, la morale et la politique se seraient-elles combattues, puisqu’elles reposent côte à côte dans la même page, souvent dans la même ligne ? La religion était la philosophie, la poésie était la science, la législation était la morale ; toute l’humanité était dans chacun de ses actes, ou plutôt la force humaine s’exhalait tout entière dans chacune de ses exertions.

Voilà le secret de l’incomparable beauté de ces livres primitifs, qui sont encore les représentations les plus adéquates de l’humanité complète. C’est folie que d’y chercher spécialement de la science ; notre science vaut incontestablement bien mieux que celle qu’on peut y trouver. C’est folie d’y chercher de la philosophie ; nous sommes incontestablement meilleurs analystes. C’est folie que d’y chercher de la législation et du droit public nos publicistes s’y entendent mieux et c’est peu dire. Ce qu’il y faut chercher, c’est l’humanité simultanée, c’est la grande harmonie de la nature humaine, c’est le portrait de notre belle enfance. De là encore la superbe poésie de ces types primitifs où s’incarnait la doctrine, de ces demi-dieux qui servent d’ancêtres religieux à tous les peuples, Orphée, Thoth, Moïse, Zoroastre, Vyasa, Fohi, à la fois savants, poètes, législateurs, organisateurs sociaux et, comme résumé de tout cela, prêtres et mystagogues. Ce type admirable se continue encore quelque temps dans les premiers âges de la réflexion analytique ; il produit alors ces sages primitifs, qui ne sont déjà plus des mystagogues, mais ne sont pas encore des philosophes, et qui ont aussi leur légende (biographie fabuleuse), mais bien moins créée que celle des initiateurs (mythe pur). tels sont Confucius, Lao-Tseu, Salomon, Locman, Pythagore, Empédocle, qui confinent aux premiers philosophes par les types encore plus adoucis de Solon, Zaleucus, Numa, etc.

Tel est l’esprit humain des âges primitifs. Il a sa beauté, dont n’approche pas notre timide analyse. C’est la vie divine de l’enfance, où Dieu se révèle de si près à ceux qui savent adorer. J’aime tout autant que M. de Maistre cette sagesse antique, portant la couronne du sage et la robe sacerdotale. Je la regrette ; mais je n’injurie pas pour cela les siècles dévoués à l’œuvre pénible de l’analyse, lesquels, tout inférieurs qu’ils sont par certaines faces, représentent après tout un progrès nécessaire de l’esprit humain.

L’esprit humain, en effet, ne peut demeurer en cette unité primitive. La pensée, en s’appliquant plus attentivement aux objets, reconnait leur complexité et la nécessité de les étudier partie par partie. La pensée primitive n’avait vu qu’un seul monde ; la pensée à son second âge aperçoit mille mondes, ou plutôt elle voit un monde en toute chose. Sa vue, au lieu de s’étendre, perce et plonge au lieu de se diriger horizontalement, elle se dirige verticalement ; au lieu de se perdre dans un horizon sans bornes, elle se fixe à terre et sur elle-même. C’est l’âge de la vue partielle, de l’exactitude, de la précision, de la distinction ; on ne crée plus, on analyse. La pensée se morcelle et se découpe. Le style primitif ne connaissait ni division de phrase, ni division de mots. Le style analytique appelle à son secours une ponctuation compliquée, destinée à disséquer les membres divers. Il y a des poètes, des savants, des philosophes, des moralistes, des politiques ; il y a même encore des théologiens et des prêtres  (136). Chose étrange, car, la théologie et le sacerdoce étant la forme complète du développement primitif, il semble qu’ils devraient disparaître avec cet état. Cela serait si l’humanité marchait avec un complet ensemble et d’une manière parfaitement rigoureuse. Comme il n’en est pas ainsi, la théologie et le sacerdoce survivent à ce qui aurait dû les tuer ; elles restent une spécialité entre beaucoup d’autres. Contradiction ; car comment faire une spécialité de ce qui n’est quelque chose qu’à la condition d’être tout ? Mais, la science analytique s’imposant comme un besoin, les timides cherchent à concilier ce besoin avec des restes d’institutions contradictoires à l’analyse, et croient y réussir en maintenant les deux choses en face l’une de l’autre. Je le répète, si la théologie devait être conservée, il faudrait la faire primer toute chose et ne donner de valeur à tout le reste qu’en tant que s’y rapportant. Le point de vue théologique est contradictoire au point de vue analytique ; l’âge analytique devrait être athée et irréligieux. Mais heureusement l’humanité aime mieux se contredire que de laisser sans aliment un des besoins essentiels de son être.

Ce n’est pas par son propre choix, c’est par la fatalité de sa nature que l’homme quitte ainsi les délices du jardin primitif, si riant, si poétique, pour s’enfoncer dans les broussailles de la critique et de la, science. On peut regretter ces premières délices, comme, au fort de la vie, on regrette souvent les rêves et les joies de l’enfance ; mais il faut virilement marcher, et, au lieu de regarder en arrière, poursuivre le rude sentier qui mènera sans doute à un état mille fois supérieur. L’état analytique que nous traversons, fût-il absolument inférieur à l’état primitif (et il ne l’est qu’à quelques égards), l’analyse serait encore plus avancée que le syncrétisme, parce qu’elle est un intermédiaire nécessaire pour arriver à un état supérieur. Le véritable progrès semble parfois un recul et puis un retour. Les rétrogradations de l’humanité sont comme celles des planètes. Vues de la terre, ce sont des rétrogradations mais absolument ce n’en sont pas. La rétrogradation n’a lieu qu’aux yeux qui n’envisagent qu’une portion limitée de la courbe. Cercle ou spirale, comme Goethe le voulait, la marche de l’humanité se fait suivant une ligne dont les deux extrêmes se touchent. Un vaisseau qui naviguerait de la côte occidentale et sauvage des États-Unis pour arrivera la côte orientale et civilisée, serait, en apparence, bien plus près de son but à son point de départ, que quand il lutterai contre les tempêtes et les neiges du cap Horn. Et pourtant, à bien prendre les choses, ce navire est au cap Horn plus près de son but qu’il ne l’était sur les bords de l’Orégon ! Ce circuit fatal était inévitable. De même l’esprit humain aura dû traverser des déserts pour arriver à la terre promise.

L’analyse, c’est la guerre. Dans la synthèse primitive, les esprits différant à peine, l’harmonie était facile. Mais dans l’état d’individualisme, la liberté devient ombrageuse ; chacun prétend dire ce qu’il veut et ne voit pas de raison pour soumettre sa volonté et sa pensée à celles des autres. L’analyse, c’est la r6volution, la négation de la loi unique et absolue. Ceux qui rêvent la paix en cet état rivent la mort. La révolution y est nécessaire, et, quoi qu’on fasse, elle va son chemin. La paix n’est pas le partage de l’état d’analyse, et l’état d’analyse est nécessaire pour le progrès de l’esprit humain. La paix ne reparaitra qu’avec ta grande synthèse, le jour où de nouveau les hommes s’embrasseront dans la raison et la nature humaine convenablement cultivée. Durant cette fatale transition, la grande association est impossible. Chacun existe trop vigoureusement ; des individualités aussi caractérisées ne se laissent pas lier en gerbe. Créer aujourd’hui ces grandes unités religieuses, ces grandes agglomérations d’âmes en une même doctrine qui s’appellent les religions, ces ordres militaires du moyen âge, où tant d’individualités nulles en elles-mêmes se fondaient en vue d’une même œuvre, serait maintenant impossible. On lie facilement les épis quand ils sont coupés ou abattus par l’orage, mais non tant qu’ils vivent. Pour s’absorber ainsi dans un grand corps, par lequel on vit, dont on fait sienne la gloire ou la prospérité, il faut avoir peu d’individualité, peu de vues propres, seulement un grand fond d’énergie non réfléchie, prête à se mettre au service d’une grande idée commune. La réflexion ne saurait opérer l’unité ; la diversité est le caractère essentiel des époques philosophiques ; toute grande fondation dogmatique y est impossible. L’état primitif était l’âge de la solidarité. Le crime même n’y était pas conçu comme individuel ; la substitution de l’innocent au coupable paraissait toute naturelle ; la faute se transmettait et devenait héréditaire. Dans l’âge réfléchi au contraire, de tels dogmes semblent absurdes ; chacun ne paie que pour lui, chacun est le fils de ses œuvres. Chez nous, toute connaissance est antithétique en face du bien, nous voyons le mal ; en face du beau, le laid ; quand nous affirmons, nous nions, nous voyons l’objection, nous nous roidissons, nous argumentons. Dans l’âge primitif, au contraire, l’affirmation était simple et sans retour.

Certes, si l’analyse n’avait pas un but ultérieur, elle serait décidément inférieure au syncrétisme primitif. Car celui-ci saisissait la vie complète, et l’analyse ne la saisit pas. Mais l’analyse est la condition nécessaire de la synthèse véritable : cette diversité se résoudra de nouveau en unité ; la science parfaite n’est possible qu’à la condition de s’appuyer préalablement sur l’analyse et la vue distincte des parties. Les conditions de la science sont pour l’humanité les mêmes que pour l’individu : l’individu ne sait bien que l’ensemble dont il connaît séparément les éléments divers, en même temps qu’il perçoit le rôle de ces éléments dans le tout. L’humanité ne sera savante que quand la science aura tout exploré jusqu’au dernier détail et reconstruit l’être vivant après l’avoir disséqué. Ne raillez donc point le savant qui s’enfonce de plus en plus dans ces épines. Sans doute, si ce pénible dépouillement était son but à lui-même, la science ne serait qu’un labeur ingrat et avilissant. Mais tout est noble en vue de la grande science définitive, où la poésie, la religion, la science, la morale retrouveront leur harmonie dans la réflexion complète. L’âge primitif était religieux, mais non scientifique ; l’âge intermédiaire aura été irréligieux mais scientifique ; l’âge ultérieur sera à la fois religieux et scientifique. Alors il y aura de nouveau des Orphée et des Trismégiste, non plus pour chanter à des peuples enfants leurs rêves ingénieux, mais pour enseigner à l’humanité devenue sage les merveilles de la réalité. Alors il y aura encore des sages, poètes et organisateurs, législateurs et prêtres, non plus pour gouverner l’humanité au nom d’un vague instinct, mais pour la conduire rationnellement dans ses voies, qui sont celles de la perfection. Alors apparaîtront de nouveau de superbes types du caractère humain, qui rappelleront les merveilles des premiers jours. Un tel état semblera un retour à l’âge primitif : mais entre les deux il y aura eu l’abîme de l’analyse, il y aura eu des siècles d’étude patiente et attentive ; il y aura la possibilité, en embrassant le tout, d’avoir simultanément la conscience des parties. Rien ne se ressemble plus que le syncrétisme et la synthèse ; rien n’est plus divers : car la synthèse conserve virtuellement dans son sein tout le travail analytique ; elle le suppose et s’y appuie. Toutes les phases de l’humanité sont donc bonnes, puisqu’elles tendent au parfait ; elles peuvent seulement être incomplètes, parce que l’humanité accomplit son œuvre partiellement et esquisse ses formes l’une après l’autre, toutes en vue du grand tableau définitif, et de l’époque ultérieure, où, après avoir traversé le syncrétisme et l’analyse, elle fermera par la synthèse le cercle des choses. Un peu de réflexion a pu rendre impossibles les créations merveilleuses de l’instinct ; mais la réflexion complète fera revivre les mêmes œuvres avec un degré supérieur de clarté et de détermination.

L’analyse ne sait pas créer. Un homme simple, synthétique, sans critique, est plus puissant pour changer le monde et faire des prosélytes que le philosophe inaccessible et sévère. C’est un grand malheur que d’avoir découvert en soi les ressorts de l’âme ; on craint toujours d’être dupe de soi-même ; on est en suspicion de ses sentiments, de ses joies, de ses instincts. Le simple marche devant lui en ligne droite et avec une puissante énergie. Le siècle où la critique est le plus avancée n’est nullement le plus apte à réaliser le beau. L’Allemagne est le seul pays où la littérature se laisse influencer par les théories préconçues de la critique. Chaque nouvelle sève de production littéraire y est déterminée par un nouveau système d’esthétique ; de là, dans sa littérature, tant de manière et d’artificiel. Le défaut du développement intellectuel de l’Allemagne, c’est l’abus de la réflexion, je veux dire l’application, faite avec conscience et délibération, à la production spontanée des lois reconnues dans les phases antérieures de la pensée. Le grand résultat de la critique historique du xixe siècle, appliquée à l’histoire de l’esprit humain, est d’avoir reconnu le flux nécessaire des systèmes, d’avoir entrevu quelques-unes des lois d’après lesquels ils se superposent, et la manière dont ils oscillent sans cesse vers la vérité, lorsqu’ils suivent leur cours naturel. C’est là une vérité spéculative de premier ordre, mais qui devient très dangereuse dès qu’on veut l’appliquer. Car conclure de ce principe « le système ultérieur est toujours le meilleur, » que tel esprit léger et superficiel qui viendra bavarder ou radoter après un homme de génie, lui est préférable, parce qu’il lui est chronologiquement postérieur, c’est, en vérité, faire la part trop belle à la médiocrité. Et voilà pourtant ce qui arrive trop souvent en Allemagne. Après l’apparition d’une grande œuvre de philosophie ou de critique, on est sûr de voir éclore tout un essaim de penseurs soi-disant avancés qui prétendent la dépasser et ne font souvent que la contredire. On ne peut assez le répéter : la loi du progrès des systèmes n’a lieu qu’autant que leur production est parfaitement spontanée, et que leurs auteurs, sans songer à se devancer les uns les autres, ne sont attentifs qu’à la considération intrinsèque et objective des choses. Négliger cette importante condition, c’est livrer le développement de l’esprit humain au hasard ou aux ridicules prétentions de quelques hommes présomptueux et vains (137).

La critique ne sait pas assimiler. L’éclectisme dogmatique n’est possible qu’à la condition de l’à-peu-près. Nos tentatives de fusion entre les doctrines échouent, parce que nous les savons trop bien. Les premiers chrétiens, les Alexandrins, les Arabes, le moyen âge, Mahomet pouvaient pratiquer un éclectisme bien plus puissant que le nôtre, car il était plus grossier. Ils savaient moins exactement que nous, et ils avaient moins de critique ces éléments qu’ils mêlaient, ils ne savaient d’où ils venaient. On amalgame alors sans scrupule, on mélange le tout sans y regarder de si prés, on y met son originalité sans le savoir. La critique, au contraire, ne sait pas digérer ; les morceaux restent entiers ; on voit trop bien les différences. Le dogme de la Trinité ne se serait pas formé si les docteurs chrétiens eussent tenu compte des mille nuances que nous voyons. L’éclectisme moderne est excellent comme principe de critique, stérile comme tentative de fusion dogmatique ; il ne sera jamais qu’une marqueterie, une juxtaposition de morceaux distincts. Autrefois, un esprit nouveau ou des institutions nouvelles se formaient par un mélange intime de disparates, comme nos plus grossiers aliments transformés par la cuisson. On prenait tant bien que mal les institutions ou les dogmes du passé, et on se les accommodait à sa guise. Le moyen âge se faisait un Empire avec de vieux et très inexacts souvenirs. S’il avait su l’histoire aussi bien que nous, il ne se fût pas permis cette belle fantaisie. Le contresens avait une large part dans ces étranges créations, et j’espère montrer un jour le rôle qu’il a joué dans la formation de nos dogmes les plus essentiels ; ou plutôt l’esprit sans critique voulait à tout prix retrouver sa pensée dans le passé, et arrangeait pour cela le passé à sa guise. Certes, voilà une science grossière s’il en fut jamais. Eh bien elle créait plus que la nôtre, grâce à sa grossièreté même. La vue nette et fine ne sert qu’à distinguer ; l’analyse n’est jamais que l’analyse.

Et pourtant l’analyse est, à sa manière, un progrès. Dans le syncrétisme, tous les éléments étaient entassés sans cette exacte distinction qui caractérise l’analyse, sans cette belle unité qui résulte de la parfaite synthèse. Ce n’est qu’au second degré que les parties commencent à se dessiner avec netteté, et cela, il faut l’avouer, aux dépens de l’unité, dont l’état primitif offrait au moins quelque apparence. Alors, c’est la multiplicité, c’est la division qui domine, jusqu’à ce que la synthèse, venant ressaisir ces parties isolées, lesquelles ayant vécu à part ont désormais la conscience d’elles-mêmes, les fonde de nouveau dans une unité supérieure.

Au fond, cette grande loi n’est pas seulement la loi de l’intelligence humaine (138). Évolution d’un germe primitif et syncrétique par l’analyse de ses membres, et nouvelle unité résultant de cette analyse, telle est la loi de tout ce qui vit. Un germe est posé, renfermant en puissance, sans distinction, tout ce que l’être sera un jour le germe se développe, les formes se constituent dans leurs proportions régulières, ce qui était en puissance devient un acte ; mais rien ne se crée, rien ne s’ajoute. Je me suis souvent servi avec succès de la comparaison suivante pour faire comprendre cette vue. Soit une masse de chanvre homogène, que l’on tire en cordelles distinctes ; la masse représentera le syncrétisme, où coexistent confusément tous les instincts ; les cordelles représenteront l’analyse. Si l’on suppose que les cordelles, tout en restant distinctes, soient ensuite entrelacées pour former une corde, on aura la synthèse, qui diffère du syncrétisme primitif, en ce que les individualités bien que nouées en unité y restent distinctes.

Dans une hypothèse que je suis loin de prendre d’une manière dogmatique, mais seulement comme une belle épopée sur le système des choses, la loi de Dieu ne serait pas autre. L’unité primitive était sans vie, car la vie n’existe qu’a la condition de l’analyse et de l’opposition des parties. L’être était comme s’il n’était pas car rien n’y était distinct tout y était sans individualisation ni existence séparée. La vie ne commença qu’au moment où l’unité obscure et confuse se développa en multiplicité et devint univers. Mais l’univers à son tour n’est pas la forme complète ; l’unité n’y est pas assez sensible. Le retour a l’unité s’y opère par l’esprit ; car l’esprit n’est que la résultante unique d’un certain nombre d’éléments multiples. L’histoire de l’être ne sera complète qu’au moment où la multiplicité sera toute convertie en unité, et où, de tout ce qui est sortira une résultante unique qui sera Dieu, comme dans l’homme l’âme est la résultante de tous les éléments qui le composent. Dieu sera alors l’âme de l’univers, et l’univers sera le corps de Dieu, et la vie sera complète ; car toutes les parties de ce qui est auront vécu à part et seront mûres pour l’unité. Le cercle alors sera fermé, et l’être, après avoir traversé le multiple, se reposera de nouveau dans l’unité. Mais pourquoi, direz-vous, en sortir pour y rentrer ? A quoi a servi le voyage à travers le multiple ? Il a servi à ce que tout ait vécu de sa vie propre, il a servi introduire l’analyse dans l’unité. Car la vie n’est pas l’unité absolue ni la multiplicité, c’est la multiplicité dans l’unité, ou plutôt la multiplicité se résolvant en unité (139).

La perfection de la vie dans l’animal est en raison directe de la distinction des organes. L’animal inférieur, en apparence plus homogène, est en effet inférieur au vertébré, parce qu’une grande vie centrale résulte chez celui-ci de plusieurs éléments parfaitement distincts. La France est la première des nations, parce qu’elle est le concert unique résultant d’une infinité de sons divers. La perfection de l’humanité ne sera pas l’extinction, mais l’harmonie des nationalités ; les nationalités vont bien plutôt se fortifiant que s’affaiblissant ; détruire une nationalité, c’est détruire un son dans l’humanité. « Le génie, dit M. Michelet, n’est le génie qu’en ce qu’il est à la fois simple et analyste, à la fois enfant et mûr, homme et femme, barbare et civilisé (140) ». La science, de même, ne sera parfaite que quand elle sera à la fois analytique et synthétique ; exclusivement analytique, elle est étroite, sèche, étriquée ; exclusivement synthétique, elle est chimérique et gratuite. L’homme ne saura réellement que quand, en affirmant la loi générale, il aura la vue claire de tous les faits particuliers qu’elle suppose.

Toutes les sciences particulières débutent par l’affirmation de l’unité, et ne commencent à distinguer que quand l’analyse a révélé de nombreuses différences là où on n’avait vu qu’uniformité. Lisez les psychologues écossais : ils répètent à chaque page que la première règle de la méthode philosophique est de maintenir distinct ce qui est distinct, de ne pas devancer les faits par une réduction précipitée à l’unité, de ne pas reculer devant la multiplicité des causes. Rien de mieux, à condition pourtant que, par une vue ultérieure, on se tienne assuré que cette réduction à l’unité, qui n’est point mûre encore, se fera un jour. Certes, il serait bien étrange qu’il y eût dans la nature soixante et un corps simples, ni plus ni moins, qu’il y eût dans l’homme huit ou dix facultés, ni plus ni moins. L’unité est au fond des choses ; mais la science doit attendre qu’elle apparaisse, tout en se tenant assurée qu’elle apparaîtra. On a tort de reprocher à la science de se reposer ainsi dans la diversité mais la science aurait tort, de son côté, si elle ne faisait ses réserves et ne reconnaissait cette diversité provisoire comme devant disparaître un jour devant une investigation plus profonde de la nature.

L’état actuel est critiquable et incomplet. La belle science, la science complète et sentie sera pour l’avenir, si la civilisation n’est pas une fois encore arrêtée dans sa marche par la superstition aveugle et l’invasion de la barbarie, sous une forme ou sous une autre. Mais, quoi qu’il arrive, lors même qu’une Renaissance redeviendrait nécessaire, il est indubitable qu’elle aurait lieu, que les barbares s’appuieraient sur nous comme sur des anciens pour aller plus loin que nous, et ouvrir à leur tour des points de vue nouveaux. On nous plaindra alors, nous, les hommes de l’âge d’analyse, réduits à ne voir qu’un coin des choses ; mais on nous honorera d’avoir préféré l’humanité à nous-mêmes, de nous être privés de la douceur des résultats généraux, afin de mettre l’avenir en état de les tirer avec certitude, bien différents de ces égoïstes penseurs des premiers âges, qui cherchaient à improviser pour eux un système des choses plutôt qu’à recueillir pour l’avenir les éléments de la solution. Notre méthode est par excellence la méthode désintéressée ; nous ne travaillons pas pour nous ; nous consentons à ignorer, afin que l’avenir sache ; nous travaillons pour l’humanité.

Cette patiente et sévère méthode me semble convenir à la France, celui de tous les pays qui a pratiqué avec le plus de fermeté la méthode positive, mais aussi celui de tous où la haute spéculation a été le plus stérile. Sans accepter dans toute son étendue le reproche que l’Allemagne adresse à notre patrie, de n’entendre absolument rien en religion ni en métaphysique, je reconnais que le sens religieux est très faible en France, et c’est précisément pour cela que nous tenons plus que d’autres en religion à d’étroites formules excluant tout idéal. C’est pour cela que la France ne verra jamais de milieu entre le catholicisme le plus sévère et l’incrédulité ; c’est pour cela qu’on a tant de peine à y faire comprendre que, pour n’être pas catholique, l’on n’est pas voltairien. Les spéculations métaphysiques de l’école française (j’excepterai, si vous voulez, Malebranche) ont toujours été mesquines et timides. La vraie philosophie française est la philosophie scientifique des Dalembert, des Cuvier, des Geoffroy Saint-Hilaire. Le développement théologique y a été complètement nul ; il n’y a pas de pays en Europe où la pensée religieuse ait moins travaillé. Chose étrange ! ces hommes si fins, si délicats, si habiles à saisir dans la vie pratique les nuances les plus déliées, sont de vrais badauds pour les choses métaphysiques, et y admettent des énormités à faire bondir le sens critique. Ils le sentent et ne s’en occupent pas. Comme pourtant le besoin d’une religion est de l’humanité, ils trouvent commode de prendre tout fait le système qu’ils rencontrent sous la main, sans examiner s’il est acceptable (141). La religion a toujours été en France une sorte de roue à part, un préambule stéréotypé, comme Louis par la grâce de Dieu, n’ayant aucun rapport avec tout le reste et qu’on ne lit pas, une formule morte. Nos guerres de religion ne sont en réalité que des guerres civiles ou des guerres de parti. Si la France eût eu davantage le sentiment religieux, elle fût devenue protestante comme l’Allemagne. Mais n’ayant pas le sentiment du mouvement théologique, elle n’a pas vu de milieu entre un système donné et la répudiation moqueuse de ce système. La France est en religion ce que l’Orient est en politique. L’Orient n’imagine d’autre gouvernement que celui de l’absolutisme. Seulement quand l’absolutisme devient intolérable, on poignarde le souverain. Voilà le seul tempérament politique que l’on y connaisse. La France est le pays du monde le plus orthodoxe, car c’est le pays du monde le moins religieux et le plus positif. Les types à la Franklin, les hommes d’ici-bas (tout ce qu’il y a au monde de plus athée) sont souvent les plus étroitement attachés aux formules. Que si les gens d’esprit y regardent parfois d’un peu près, ou bien ils se rabattent avec une facilité caractéristique sur notre incompétence à juger de ces sortes de choses, ou bien ils se mettent franchement à en rire. Il y a en France, jusque chez les incrédules, un fond de catholicisme. La pure religion idéale, qui, en Allemagne, a tant de prosélytes, y est profondément inconnue (142). Un système tout fait, qu’il ne soit pas nécessaire de comprendre et qui nous épargne la peine de chercher, voilà bien ce que la France demande en religion, parce qu’elle sent fort bien qu’elle n’a pas le sens délicat des choses de cet ordre. La France représente éminemment la période analytique, révolutionnaire, profane, irréligieuse de l’humanité, et c’est à cause de son impuissance même en religion qu’elle se rattache avec cette indifférence sceptique aux formules du passé. Il se peut qu’un jour la France, ayant accompli son rôle, devienne un obstacle au progrès de l’humanité et disparaisse ; car les rôles sont profondément distincts ; celui qui a fait l’analyse ne fait pas la synthèse. A chacun son œuvre, telle est la loi de l’histoire. La France aura été le grand instrument révolutionnaire sera-t-elle aussi puissante pour la réédification religieuse ? L’avenir le saura. Quoi qu’il en soit, il aura suffi, pour sa gloire, d’esquisser une face de l’humanité.



(135) Les simples, dit M. Michelet, rapprochent et lient volontiers, divisent, analysent peu. Non seulement toute division coûte à leur esprit, mais elle leur fait peine, leur semble un démembrement. Ils n’aiment pas à scinder la vie, et tout leur paraît avoir vie. Non seulement ils ne divisent pas, mais, dès qu’ils trouvent une chose divisée, partielle, ou ils la négligent, ou ils la rejoignent en esprit au tout dont elle est séparée. C’est en cela qu’ils existent comme simples. Voir tout cet admirable passage (Du peuple, p. 242-243). Une conséquence de cette manière simple de prendre la vie, c’est d’apercevoir la physionomie des choses, ce qui ne font jamais les savants analystes, qui ne voient que l’élément inanimé. La plupart des catégories de la science ancienne exclues par les modernes correspondaient à des caractères extérieurs de la nature, qu’on ne considère plus, et avaient bien leur part de vérité.

(136) La poésie elle-même présente une marche analogue. Dans la poésie primitive, tous les genres étaient confondus ; l’élément lyrique, élégiaque, didactique, épique y coexistaient dans une confuse harmonie. Puis est venue l’époque de la distinction des genres, durant laquelle on eût blâmé l’introduction du lyrisme dans le drame ou de l’élégie dans l’épopée. Puis la forme supérieure dans la grande poésie de Gœthe, de Byron, de Lamartine, admettant simultanément tous les genres. Faust, Don Juan, Jocelyn ne rentrent dans aucune catégorie littéraire.

(137) Ce tour, particulier au génie allemand, explique la marche singulière des idées en ce pays depuis un quart de siècle environ, et comment, après les hautes et idéales spéculations de là grande école, l’Allemagne fait maintenant son xviiie siècle à la française ; dure, acariâtre, négative, moqueuse, dominée par l’instinct du fini. Pour l’Allemagne, Voltaire est venu après Herder, Kant, Fichte, Hegel. Les écrits de la jeune école sont nets, cassants, réels, matérialistes. Ils nient hardiment l’au-delà (das Jenseits), c’est-à-dire le suprasensible, le religieux sous toutes ses formes, déclarant que c’est abuser l’homme que de le faire vivre dans ce monde fantastique. Voilà ce qui a succédé au développement littéraire le plus idéaliste que présente l’histoire de l’esprit humain, et cela, non par une déduction logique ou une conséquence nécessaire, mais par contradiction réfléchie et en vertu de cette vue prédécidée la grande école a été idéaliste ; nous allons réagir vers le réel.

(138) Les langues présentent un développement analogue. Prenons une famille de langues, qui renferme plusieurs dialectes, la famille sémitique par exemple. Certains linguistes supposent qu’à l’origine, il y avait une seule langue sémitique, dont tous les dialectes sont dérivés par altération ; d’autres supposent tous les dialectes également primitifs. Le vrai, ce semble, est qu’à l’origine les divers caractères qui, en se groupant, ont formé plus tard le syriaque, l’hébreu, etc., existaient syncrétiquement et sans constituer encore des dialectes indépendants. Ainsi : 1° existence confuse et simultanée des variétés dialectales ; 2° existence isolée des dialectes ; 3° fusion des dialectes en une unité plus étendue.

(139) Le divin Sphérus d’EmpédocIe, où tout existe d’abord à l’état syncrétique sous l’empire de la φιλία, avant de passer sous celui de la Discorde, νεῖκος (analyse), offre une belle image de cette grande loi de l’évolution divine.

(140) Le peuple, p. 251.

(141) Le plus curieux exemple de cela, c’est M. de Talleyrand, se convertissant en ses derniers jours. Il avait été assez fin pour jouer tous les diplomates de l’Europe, assez hardi pour célébrer la messe de la liberté et se constituer schismatique ; mais, quand il s’agit d’une question théorique, il est un esprit faible, et trouve tout simple que Nabuchodonosor ait été changé en bête, que l’âne de Balaam ait conversé avec son maitre, et que les diplomates du concile de Trente aient étê assistés du Saint-Esprit. Talleyrand, me direz-vous, n’admit point tout cela. Non ; mais il aurait dû l’admettre, s’il avait été conséquent.

(142) Fichte, qu’en France, bien entendu, on eût appelé un impie, faisait tous les soirs la prière en famille ; puis on chantait quelques versets avec accompagnement de piano ; puis le philosophe faisait à la famille une petite homélie sur quelques pages de l’Évangile de saint Jean, et, selon l’occasion, y ajoutait des paroles de consolation ou de pieuses exhortations.