L’Aventure de Jacqueline/1/4

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L’Aventure de Jacqueline (ré-édition d’Amitié allemande) (1914)
M. Vermot (p. 19-23).



IV


René Bertin rejoignit Luce Février à l’angle de la rue Taitbout.

Les deux jeunes gens s’étaient connus l’année précédente, pendant un séjour à Aix, où ils habitaient le même hôtel. M. Bertin venait s’y reposer des fatigues de la saison de Paris, avec ses enfants. Luce accompagnait sa mère qui suivait un traitement contre les douleurs. Luce avait vingt-deux ans ; la promiscuité de la vie d’hôtel l’avait rapprochée de Jacqueline ; les jeunes filles se liaient rapidement. Et Luce racontait son histoire : fille unique, sans dot, mais jouissant d’une certaine aisance grâce à la rente viagère dont bénéficiait sa mère veuve, elle avait compris, très jeune, qu’elle se condamnerait à un avenir médiocre en vivant sans effort. Et bravement — en fillette très moderne qui ne compte plus sur des hasards romanesques — elle avait résolu d’exercer une profession afin de se créer une position.

Ses dispositions naturelles lui avaient fait choisir le théâtre. Oh ! sans illusion… Elle soupçonnait bien les difficultés que rencontre une actrice honnête qui a décidé d’arriver par son talent seul. Mais quoi ! Toutes les carrières ont leurs inconvénients… Est-ce plus amusant, — institutrice — de gaver de science des mioches maussades ; ou — employée — de subir les rebuffades d’un patron rébarbatif ? À seize ans, Luce entrait au Conservatoire comme on entre à l’École Normale : en petite élève studieuse qui songe à conquérir ses diplômes. À vingt ans, elle débutait à l’Odéon. Son métier parfait, son talent mesuré, la conscience avec laquelle elle fouillait ses rôles, la faisaient remarquer très promptement. Un engagement avantageux l’attirait au Théâtre-Royal. À peine enorgueillie par ses succès, Luce était beaucoup plus fière du mal qu’elle s’était donné. Et, cette comédienne bourgeoise déclarait, avec la simplicité d’une commerçante qui fait bien ses affaires : « Je suis contente… À présent, j’ai un métier dans les mains. »

La certitude de gagner sa vie : telle était sa joie. C’était aussi sa préoccupation constante : à son directeur, elle ne demandait pas la vedette, le grand rôle, le pas sur une camarade, les mille exigences qui trahissent la vanité du cabotin ; — mais elle sollicitait toujours de l’augmentation, se souciant avant tout des bons traités qui n’engagent point pour longtemps et vous assurent des émoluments profitables.

Le plus grand éloge qu’elle fît de quelqu’un, c’était lorsqu’elle disait :

— Le directeur du Théâtre-Royal est un homme très convenable… il paye bien.

Luce travaillait obstinément, avec une énergie acharnée ; elle se préparait une belle existence.

Une vraie volonté de femme, c’est quelque chose de fort, d’immense, de prodigieux — c’est presque redoutable. Car celles qui savent rester chastes possèdent une supériorité d’action que l’homme n’atteint jamais.

Cette jeune actrice, jolie, indépendante et décidée, avait produit une profonde impression sur René dont la nature assez hésitante admirait ce ferme caractère. Grâce à sa sœur, il se glissait en tiers dans l’intimité récente des deux jeunes filles. Jacqueline s’était vite aperçue que son frère devenait amoureux de Luce ; avec l’instinct d’appareillade qui domine toute femme, Jacqueline favorisait ce flirt qui touchait sa fibre sentimentale. Son frère était si élégant et Luce si gracieuse : quel joli couple !… Les trois amis formaient déjà des projets d’avenir.

Et voici qu’un soir, quelque temps avant leur départ, M. Bertin remettait les choses au point sans s’en douter le moins du monde — en remarquant, devant ses enfants :

— Comme c’est amusant, ces rencontres de villes d’eaux… On ne se quitte pas de tout un mois, et l’on ne se reverra plus de toute la vie. On fait connaissance avec une facilité déconcertante ; et l’on cesse de se connaître, passé le seuil de l’hôtel… C’est joliment commode. Certaines relations deviendraient gênantes, à Paris. Ainsi, ces dames Février (qui sont charmantes, entre parenthèses)… eh bien ! je serai content de les laisser ici… Elles ne sont pas de notre milieu. Hors d’Aix-les-Bains, je n’autorise plus Jacqueline à frayer avec une petite comédienne.

Jacqueline et René s’étaient lancé un regard consterné. Ils savaient que leur père cachait une opiniâtreté invincible sous ses dehors légers d’homme frivole. Sur certaines questions, Aimé Bertin se montrait irréductible ; les préjugés étaient du nombre. Jamais il ne consentirait au mariage de son fils avec Mlle Luce Février, du Théâtre-Royal. Le modiste méprisait l’artiste ; cet artiste du commerce était pourtant fait pour s’entendre avec cette commerçante de l’art.

Jusque-là, René éprouvait un amour assez tiède à l’égard de Luce ; l’obstacle entrevu l’enfiévra soudain de passion : il sentit que cette petite femme était entrée dans sa vie et n’en sortirait plus. Pour la première fois de son existence, René prit une décision : il épouserait Luce ou resterait célibataire. Il n’osa cependant manifester sa volonté devant son père. Respect filial ?… peut-être. Faiblesse ? certes. La peur d’un destin précaire intimidait ce garçon de vingt-cinq ans qui s’était aveuli, sans que ce fût de sa faute, dans la molle quiétude d’un sort trop facile. Que deviendrait-il, si son père lui coupait les vivres ? Il ne pouvait se mettre en ménage avec la perspective de subsister, grâce aux appointements de sa femme ; il se savait incapable de gagner de l’argent momentanément…

Dès que les dames Février étaient revenues à Paris, René Bertin était allé trouver Luce et lui avait expliqué franchement sa situation. La jeune fille lui avait répondu avec une sincérité pareille :

— Je comprends vos raisons et je vous approuve. Nous sommes forcés d’ajourner notre mariage… Eh bien ! J’accepte d’attendre. Je vous avoue très simplement que je vous aime ; mais, c’est d’un amour lucide, qui me fait sentir à quel point notre bonheur serait compromis, si je vous imposais le rôle pénible du mari sans ressources qui croit déchoir… Il reste une issue : devenir votre maîtresse. J’en suis incapable, mon pauvre René : ce serait au-dessus de mes forces… Voyez-vous, les consciences humaines ressemblent aux arbres d’une forêt ; elles sont toutes plantées de la même façon ; néanmoins, les unes poussent de travers et les autres se tiennent bien droites ; certaines ont une ligne harmonieuse quand leurs voisines sont tordues, de la racine jusqu’au faîte… Ma conscience, à moi, est de la nature des ifs : elle a choisi la position verticale. Je suis régulière des pieds à la tête, corps et âme, cœur et cerveau : tout ça marche d’aplomb, sans jamais dévier. Je n’en tire pas plus de mérite que d’être brune ou blonde : si je suis honnête, ce n’est pas ma faute… c’est de naissance.

Elle avait ajouté : « Mais, comme maman a confiance en moi et respecte ma liberté professionnelle, je pourrai vous voir souvent : cela nous aidera à patienter. »

Alors avait commencé cette liaison bizarre, cette liaison blanche qui avait toutes les apparences d’une aventure équivoque. Luce vivait de la vie de René, accourant à l’atelier dès que le théâtre lui permettait des loisirs.

René, de son côté, aspirait à cette union enviable avec une créature intelligente et affectueuse à laquelle il s’attachait chaque jour davantage. Il avait mis sa sœur dans la confidence de cette intrigue renouée subrepticement ; et Jacqueline s’employait subtilement à influencer leur père, par des voies détournées, amorçant les conversations propices à leurs projets, les discussions sur les mariages d’inclination. Si bien que le modiste — qui possédait la clairvoyance de Géronte — avait fini par se dire : « Je suis sûr de René : c’est un garçon sérieux qui ne fera pas de bêtises. Mais Jacqueline m’inquiète : elle doit avoir en tête quelque prétendant sans le sou. »

Il est curieux de constater que, de tous les sentiments humains, c’est le plus désintéressé qui déchaîne le plus de conflits d’intérêts : on parle rarement d’amour sans parler d’argent.

René souhaitait ardemment d’en gagner : ce jour-là, bravant l’opposition paternelle, il épouserait Luce, et M. Bertin s’inclinerait devant l’acte accompli : on accepte ce qu’on ne peut empêcher.

Que la carrière artistique est une rude épreuve ! songeait René : dans le commerce ou dans l’industrie, l’employé touche un salaire immédiat proportionné à ses efforts, augmenté suivant une gradation calculée ; mais l’artiste débutant ne doit jamais compter sur des revenus fixes ; pendant des années, il peine sans récolter, repoussé de tous, ou bien accueilli par un négociant malin qui exploite son talent en lui jetant quelques louis d’aumône. Puis, un beau matin, après dix ans de labeur obscur, l’inconnu d’hier se réveille célèbre : en l’espace d’un mois, l’arriéré de son travail lui est payé d’un coup ; sans transition, le besogneux méprisé ceint l’auréole d’or du prestige ; il jouit brusquement de son bonheur… à moins qu’épuisé par les tristesses et les déceptions passées, le malheureux n’expire devant sa conquête, inutile, en déplorant que ce trésor de gloire ne lui ait pas été dispensé petit à petit.

Cependant — ironie des choses — ce sont les cigales, et non les fourmis qui excitent la plus âpre envie. C’est avec une haine féroce que l’on évalue les gains réalisés si facilement par le grand romancier ou par le peintre illustre, — d’un trait de plume ou d’un coup de pinceau.

René Bertin se répétait rageusement : « À quoi me servira d’être millionnaire dans quinze ans, d’avoir la croix, les commandes de l’État et tout le tremblement !… Si Pinèdo ou Siot-Decauville acceptaient de me donner tout de suite cinq cents francs par mois, je leur céderais la totalité de mes œuvres à ce prix-là… Dire que c’est moi qui conclurais le mauvais marché… et pourtant, ils refuseraient !» À ces heures d’impatience, René maudissait sa jeunesse ignorée ; au rebours de Faust, il eût volontiers troqué ses cheveux blonds contre des tempes grises d’homme célèbre, afin de vendre ses sculptures. Hélas ! Méphisto ne se manifestait jamais, pas même sous la forme d’un éditeur d’art.

L’apparition imprévue de Luce Février, tout à l’heure, avait réveillé la douleur lancinante où le plongeaient son attente et son impuissance. Lorsqu’il rattrapa la jeune fille, au tournant des grands boulevards, René Bertin avait sa figure crispée des jours de marasme.

Elle s’en aperçut immédiatement et l’interrogea avec inquiétude :

— Eh bien ! Qu’est-ce qu’il y a ?… Ça ne va pas ?

— Toujours la même chose : je souffre de notre situation. Ça finit par me lasser que mon bonheur se nomme Demain. Par moment, il me semble que l’espérance n’est qu’une forme du désespoir.

— Lâche ! gronda tendrement Luce. Est-ce avec de semblables pensées qu’on parvient à triompher ?… Et c’est à la veille d’obtenir un résultat que vous vous désolez ainsi… Je vous dis que Mme Lafaille vous confiera l’exécution de l’Arpète… Je le sens… J’en ai la conviction. Alors !… C’est la notoriété rapide, les succès pécuniaires, grâce à cette glorieuse commande dont parleront tous les journaux. Vous n’avez donc plus confiance en moi ?… Puisque je vous affirme que cela sera, que je veux que cela soit !

Elle dardait ses yeux noirs sur le fin visage indécis du jeune homme, comme pour lui communiquer une énergie magnétique. Ému, René s’écria :

— Ah ! Ma chère petite courageuse encourageante… Votre séduction même m’enlève la force de lutter : j’endure le supplice délicieux de voir ma récompense à ma portée, quand le but à atteindre est encore si loin… Si vous saviez… lorsque vous êtes passée devant moi, à l’instant… Était-ce le hasard qui vous amenait dans mon quartier ?

Luce avoua, avec une confusion souriante :

— Non… Je sais que vous déjeûnez plus tard que moi. Alors, souvent, vers deux heures, je viens par ici ; je remonte le boulevard Haussmann et je ralentis le pas quand j’approche de votre maison ; il y a un parfumeur dans l’immeuble voisin ; je m’arrête, j’ai l’air d’examiner sa vitrine…les poudres pour les ongles sont toujours à gauche et les pâtes d’aveline se trouvent placées à droite : mes yeux ont enregistré machinalement ces détails… Et, à me sentir si près de vous, il me semble que j’entre un peu dans votre vie intime… Je pense : « En ce moment, ils doivent achever le dessert. M. Bertin sonne pour le café ; et René commence de rouler une cigarette en face de Jacqueline qui plie sa serviette… Tout à l’heure, il descendra : je le rencontrerai peut-être… » Vous voyez : c’est ce qui est arrivé aujourd’hui. J’ai eu de la chance !

René, touché, pressa doucement la main de Luce, — honteux de la place illicite et imméritée que cette enfant charmante tenait dans son existence. Elle aurait dû, elle aussi, être assise au repas de famille ; et non pas guetter son amoureux dans la rue, ainsi qu’une grisette… Ils se considéraient silencieusement, amoureusement, sans se soucier des passants gouailleurs qui les coudoyaient.

Tout à coup, Luce questionna — avec la curiosité qu’elle marquait à tout ce qui concernait les Bertin :

— Est-ce que votre père est souffrant ?… Je l’ai trouvé bien rouge, tout à l’heure…

— Non. Il a simplement éprouvé une contrariété à table… Nous avons passé notre temps à nous chamailler, grand-père et moi, à propos de mon ami Hans Schwartzmann que j’ai invité à dîner chez nous, ce soir… Mon grand-père est furieux : il abhorre les Allemands… et papa est bouleversé, chaque fois qu’une algarade l’empêche de déjeûner en paix.

— Vous avez invité Hans Schwartzmann ?

La petite Luce haussait les sourcils, étonnée. Elle déclara d’une voix brève :

— Je suis de l’avis de votre grand-père, moi. J’estime que vous avez tort d’attirer Schwartzmann… Il ne me plaît pas, votre ami. Je ne sais pourquoi, c’est instinctif. Je reconnais que l’écrivain a un grand talent, mais l’homme me paraît équivoque, énigmatique ; il a l’œil faux… À quel propos est-il tombé chez vous, subitement ?

Tandis que René, amusé, pensait en regardant son amie : « Les femmes sont toutes les mêmes : leur amour est si exclusif qu’il prend ombrage des sentiments les plus superficiels qui nous occupent à son détriment. »