L’Aventure de Jacqueline/1/5

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L’Aventure de Jacqueline (ré-édition d’Amitié allemande) (1914)
M. Vermot (p. 23-28).



V


Hans et ses amis avaient négligé de s’enquérir de l’heure du dîner, si bien qu’ils se présentèrent chez les Bertin, dès sept heures du soir.

L’entrée des invités qui arrivent en avance a toujours un côté comique : le domestique qui les introduit les considère avec un dédain hargneux et semble, en ouvrant la porte du salon, leur désigner la pièce vide d’un geste de désapprobation. La maîtresse de maison, qui n’est pas encore prête, a frémi au premier coup de sonnette, puis s’est dit : « Ce n’est peut-être que le pâtissier ! » Quant aux malheureux invités, ils ont la désagréable surprise de constater leur bévue en apercevant quelquefois la salle à manger où l’on commence seulement de mettre le couvert.

Ce soir, la catastrophe se compliquait : Jacqueline n’ayant point terminé sa toilette, René n’étant pas rentré, Aimé Bertin se trouvant retenu au magasin jusqu’à huit heures moins le quart ; ce fut donc Michel Bertin qui dut, seul, faire les honneurs du logis aux hôtes exécrés.

Le hasard se plaît à nous lancer de ces chiquenaudes. Le vieillard s’avança au-devant de Schwartzmann avec la majesté sévère d’un vieux soldat contraint de se rendre ; mais cette attitude outrancière était corrigée par l’instinct de politesse qui nous pousse à sourire à ceux qui franchissent le seuil de notre porte. Michel Bertin eut un rictus embarrassé en désignant des fauteuils aux amis de son petit-fils ; il pensa : « Que le temps semble long, parfois !… Combien de siècles vais-je passer en compagnie de ces gens-là ? » Il examina sans bienveillance Hans Schwartzmann assis correctement, le coude appuyé au bras du fauteuil, la jambe avancée découvrant un grand pied bien chaussé ; Hermann Fischer, tassé mollement dans une bergère comme une motte de beurre sur une assiette ; et Caroline, qui avait gardé sans façon sa jupe de voyage en lainage vert, mais orné son buste copieux d’un corsage extravagant, une blouse de satin d’un bleu criard où courait du galon multicolore.

Puis, le silence risquant de passer la limite permise, Michel Bertin finit par murmurer :

— Excusez ma petite fille ; elle vous fait vraiment attendre… elle s’habille.

Caroline manifesta un brusque assentiment :

— Oh ! c’est si naturel.

Hermann appuya, goguenard :

— Ma sœur met tant de retard à paraître quand nous avons réception que, lorsqu’elle entre au salon, les invités ont déjà descendu l’escalier pour aller se coucher.

Sans s’irriter, la grosse fille répondit d’une voix placide :

— On ne peut pas se montrer aux visiteurs dans le costume où on aide les servantes, Hermann.

Michel Bertin s’égaya malgré lui, en comprenant que cette jeune fille candide s’imaginait Jacqueline sous les apparences d’une diligente ménagère, traînant toute la journée en camisole et en savates pour vaquer aux basses besognes qu’il est si simple de laisser faire à ses domestiques. Au même moment, l’entrée de sa petite-fille offrait un vivant démenti à ces suppositions.

Jacqueline était ravissante : elle portait une robe de tulle rose pâle, bordée de cygne, et la tonalité de l’étoffe vaporeuse se fondait avec sa chair de blonde si bien que l’on ne savait au juste où s’arrêtait le décolletage qui dégageait sa nuque frêle et son cou fluet. Ses cheveux à peine ondulés l’auréolaient de lumière dorée. Elle s’était parée avec une minutie particulière, avec cette recherche discrète et presque inaperçue des coquettes raffinées : elle n’avait point de bagues, mais ses ongles étaient émaillés ; sa robe très simple mettait en valeur son corps de vingt ans ; et son miroir aurait pu dire en combien d’heures avait été agencée, préparée, recommencée, la coiffure pseudo-négligée qui partageait, sur son front et sur ses oreilles, les sinuosités de ses bandeaux légers.

Michel Bertin se sentit flatté à la vue de sa petite-fille, fier de constater combien elle concevait et possédait l’élégance, cette seconde beauté. Puis, une pensée le rembrunit : tous ces soins, ces fanfreluches, étaient dédiés aux intrus ; le grand-père était mécontent que Jacqueline les eût honorés au point de s’efforcer visiblement de leur plaire.

Jacqueline apporta beaucoup d’aisance à rompre la glace. Elle accueillit Schwartzmann ainsi qu’un ami déjà ancien, et adressa des paroles cordiales aux Fischer, après la présentation. Néanmoins, elle ne put marquer une sympathie sincère à Caroline. Devant l’étrangère mastoc dont le mauvais goût évident lui causait un malaise insurmontable, la jeune fille eut soudain la révélation précise de cet antagonisme des races nié par René : non, cette Allemande de sa classe qui s’habillait comme dans les caricatures de Hansi, était bien moins sa semblable que Léonie, la petite femme de chambre parisienne de Jacqueline, qui copiait le genre de sa maîtresse, — telle une silhouette en tablier.

De son côté, Caroline examinait cette Française fringante avec une curiosité admirative mêlée de défiance. Car le jugement des femmes est surtout influencé par les impressions extérieures.

Et les deux jeunes filles dressées face à face, dans une attitude de réserve craintive, évoquaient la rencontre d’un beau sloughi d’Afrique et d’un dogue de boucher : les deux animaux se flairent d’abord avec méfiance ; le lévrier fronce dédaigneusement ses babines devant son frère vulgaire ; l’autre regarde d’un œil injecté cette longue bête précieuse perchée sur ses pattes fragiles ; puis, chacun s’en va prudemment, devinant qu’il n’est point fait pour s’apparier au compagnon d’aventure.

Dans ces occasions-là, les bêtes ont plus de sagacité que les hommes.

— Que pensez-vous de Paris, Mademoiselle ? demanda enfin Jacqueline.

Cette question banale fut le prodrome d’une conversation animée. Caroline Fischer s’illumina soudain pour répliquer :

— C’est une ville gaie ; les magasins sont presque autant beaux qu’à Berlin. Et nous avons été déjeûner au Bois de Boulogne ; c’est un beau parc, mais il n’a pas de monuments statuaires.

— Paris est un lieu malpropre, déclara brutalement Schwartzmann. La populace semble prendre le trottoir pour un égout : chacun y jette les inutilités qui l’embarrassent ; les concierges y balayent leurs immondices ; les passants circulent de manière désordonnée et s’y bousculent comme au football ; les voyous viennent crier ou siffler dans vos oreilles, tandis que les camelots achèvent de vous assourdir. La publicité excessive de certains commerçants encombre les boulevards à tel point que l’on doit s’arrêter ainsi qu’au passage d’un régiment, afin de laisser défiler une procession d’hommes tortues qui portent sur leur dos une pancarte vous promettant des attractions plus ou moins obscènes. Et les agents de police sont placés là pour contempler bénévolement ces spectacles. Si vraiment les villes reflètent l’âme des foules, les Parisiens doivent posséder la mentalité des écoliers en rébellion qui bouleversent le collège sous les yeux d’un maître impuissant, pour prouver leur indépendance. Ils réclament toutes les licences, au nom de la liberté… Je ne suis à l’Hôtel Continental que depuis cinq jours ; mais, d’après ce rapide aperçu, je présume que Paris ne me charmera guère… Si vous voyiez Berlin, notre noble et paisible capitale, où la vie de la cité coule avec la majesté régulière d’un grand fleuve… Vous seriez transporté de bien-être.

Michel Bertin repartit doucement :

— En effet, Monsieur… Il est probable que si j’allais vous voir un jour à Berlin, je ne vous parlerais que de ses agréments.

Hans Schwartzmann eut ce geste machinal — un tic fameux, bien connu de ses familiers, — qui ponctuait chacune de ses tirades : il retira son lorgnon et frotta minutieusement les verres polis entre deux plis de son mouchoir, d’un air méditatif. Puis, ses yeux vagues de myope se posèrent sur Michel Bertin ; et il répliqua, avec une affabilité marquée :

— Monsieur, vous vous imaginez, d’après les premières paroles que j’ai prononcées devant vous, que je donne dans le travers reproché à mes compatriotes en revendiquant pour nous toutes les suprématies. Non… Je crois que je ne manque pas de tact, mais je suis très franc… Je dis que Paris me semble un séjour désagréable et déprimant, inférieur à celui de mon pays, parce que c’est vrai… Vous seriez en droit de me juger partial — ou borné — si je me livrais à quelque maladroite comparaison à la vue, par exemple, de Mademoiselle votre petite-fille… si je discutais la distinction de ses manières, et sa grâce… si je prétendais qu’il fût possible à une autre femme de nous faire éprouver mieux l’exquise sensation que fut, tout à l’heure, l’apparition de cette robe rose au seuil de ce salon, de procurer à nos regards une ineffable jouissance, avec des riens : un geste, une démarche, un sourire, quelques chiffons bien chiffonnés ; ce que j’appellerai, enfin, le cachet national… Ai-je cette outrecuidance ?… Mais je suis sincère avant tout, Monsieur.

Ses propos s’adressaient à Michel tandis que ses yeux clairs détaillaient hardiment Jacqueline.

Aimé et René Bertin entrèrent sur ces entrefaites. Jacqueline profita du brouhaha des salutations pour se glisser auprès de son grand-père et questionner à voix basse :

— Eh bien ! Qu’est-ce que tu en penses, de Hans Schwartzmann ?

— Je pense que c’est un homme qui a trouvé le moyen de caser dans une seule phrase — assez longue, je l’avoue — ces trois mots : franc, vrai, sincère… Or, les gens qui emploient trop souvent ces termes-là, me font l’effet des monuments qui portent sur leur façade l’inscription : Liberté, Égalité, Fraternité : ce qui se passe à l’intérieur justifie rarement l’étiquette.

Jacqueline ébaucha une petite moue de contrariété : les compliments de Schwartzmann l’avaient flattée.

Durant le dîner, elle ne cessa d’observer l’écrivain assis à sa droite. Au rebours de ses amis qui mangeaient abondamment, Hans — dyspepsique — se montrait fort sobre, touchant à peine aux plats et refusant tous les vins. Ce qui lui permit de se révéler causeur brillant, au langage littéraire, à l’intelligence profonde. Le seul défaut qu’on eût pu lui reprocher était une certaine propension à s’éterniser sur le même sujet ; mais, comme Jacqueline avait l’habitude essentiellement féminine de causer à bâtons rompus et passait d’une question à l’autre sans aucun motif, la conversation y gagna un charme étrange : les paroles réfléchies de l’Allemand et les propos décousus de la Parisienne alternant à la façon de ces strophes où l’octosyllabe sautillant succède à l’alexandrin.

De son côté, Hermann Fischer avait entrepris, en chaque bouchée, de se raconter à Aimé Bertin dont le visage aimable l’attirait. Le gros garçon, étant à la tête d’une grande fortune et d’une bonne santé, estimait que la vie est une excellente invention. Une affaire réclamait sa présence à Montluçon, où il possédait des forges. Si Schwartzmann paraissait peu satisfait de Paris, par contre, Hermann était enchanté de son voyage en France, s’exclamant de plaisir à chaque nouveauté. Un mot : « Schön ! » revenait dans ses discours à propos de tout. Il le criait d’abord grassement ; puis, sentant le regard dur de Hans peser sur lui, il baissait graduellement la voix ; et le « schön » finissait par sourdre en sourdine, tel un murmure d’abeille bourdonnant sur les lèvres épaisses d’Hermann Fischer. L’admiration universelle de Fischer exaspérait les phobies de Schwartzmann.

Après le dîner, Hermann continua d’accaparer le modiste qui, décidément, lui plaisait. Le grand-père s’isola dans un coin du salon, en attendant stoïquement l’heure du départ ; et René s’efforça d’engager une conversation malaisée avec Caroline. Jacqueline, qui se trouvait derrière la jeune Allemande, remarqua l’abondance du chignon blond noué sur la nuque charnue. Elle dit à Schwarzmann : Mlle Fischer a des cheveux superbes : ils doivent avoir l’air d’une belle gerbe d’épis lorsqu’ils flottent sur ses épaules… Si j’avais une chevelure pareille, moi, je m’en couperais au moins la moitié !

— Et pourquoi ? interrogea l’écrivain, stupéfait.

— Pour pouvoir me coiffer avec l’autre, tiens !…

Hans regarda la jeune fille d’un air intéressé. Il médita sur sa réponse : ainsi, le raffinement de cette coquetterie allait jusqu’au sacrifice d’une beauté naturelle, si cette beauté nuit à la grâce de la parure… En effet, les femmes qui jouissent d’une toison luxuriante sont rarement bien coiffées.

Jacqueline, changeant déjà de sujet, reprenait :

— N’est-ce pas que mon frère a du talent. Vous avez vu ses œuvres ?

— Oui, approuva Hans. J’ai admiré sa facture solide et l’originalité de son inspiration… L’originalité est une denrée précieuse, et rare… Je ne m’étonne plus que René ait des envieux.

— Ses amis, principalement.

Schwartzmann répliqua, sur un ton acerbe :

— C’est toujours sous les traits de l’amitié que la jalousie frappe à notre porte.

Jacqueline murmura :

— Mme de Genlis a dit : « Les qualités de l’esprit font des jaloux, celles du cœur ne font que des amis. » Cette bonne dame nous incite à la vanité : car, si nous jugeons de nous-mêmes d’après le nombre de nos amis ou celui de nos envieux, nous devons conclure que nous avons beaucoup plus d’esprit que de cœur.

— Vous ne vous trompez pas en ce qui concerne l’esprit.

Schwartzmann considérait Jacqueline avec une surprise flatteuse : cette poupée spirituelle l’étonnait ; il est si rare qu’une femme charme à la fois nos yeux et nos oreilles.

Il dit brusquement, baissant la voix :

— Je vous remercie de m’avoir accueilli si bienveillamment, malgré certaines préventions que j’ai devinées en vous, dès le premier jour… Oh ! ne faites pas signe que non, Mademoiselle… Votre conquête me sera deux fois précieuse, de n’avoir pas été absolument spontanée. Vous ne nous aimez pas, je l’ai parfaitement senti. Suivez le Rhin sur une carte géographique : c’est une ligne noire qui serpente au milieu d’un morceau de papier… cela donne-t-il une idée des paysages splendides qui se déroulent le long du fleuve ?

Eh bien ! vous avez voulu juger les Allemands à travers les livres, et le résultat est aussi dérisoire. N’importe, je vous suis profondément reconnaissant de m’avoir souri avant d’apprendre à me connaître : vous m’avez ouvert un crédit d’amitié et c’est pour moi une grande douceur.

Jacqueline — un peu déconcertée par la sensibilité qui émanait de cet être puissant, qui prononçait des mots émus avec un visage impassible — contempla longuement l’écrivain. Elle avait devant elle cet illustre Schwartzmann dont le nom était la jeune gloire de l’Allemagne, dont les œuvres étaient commentées par des milliers d’admirateurs ; et cet homme, qui lui apparaissait dans la forte jeunesse de sa quarantaine robuste, s’ingéniait visiblement à gagner ses bonnes grâces. Comment ne point subir la griserie du prestige, lorsqu’elle plongeait ses yeux dans les yeux impénétrables et caressants de Hans ? En scrutant ce regard pâle à la lueur troublante et trouble, Jacqueline avait l’impression de se pencher au-dessus d’une eau glauque pour en sonder l’insondable transparence…

— Ma fille se fera un plaisir de vous montrer Paris, disait à cet instant le modiste en s’adressant à Caroline. À côté des monuments, des adresses mentionnées sur le guide, elle vous aidera à découvrir le vrai Paris, tous les coins charmants, les jolies choses que nous goûtons en artistes ; et nos divertissements préférés… Vous connaîtrez, Mademoiselle, la ville réelle qui se cache derrière notre bazar cosmopolite, la ville ignorée des étrangers… Tu t’en charges, n’est-ce pas, Jacqueline ? Cela te distraira, ma chère petite, d’accompagner ton frère et ses amis.

— Certes ! répliqua vivement Jacqueline.

Les Allemands se levaient, prenant congé avec plus de laisser-aller, mis à l’aise par la cordialité ambiante. Le gros rire d’Hermann sonna sans retenue, emplissant l’antichambre de ses sonorités. Jacqueline et René s’échauffaient, élevaient le ton, pour crier bonsoir, gagnés à la contagion de cette gaîté bruyante où s’épanouissait le joyeux Fischer.

Michel Bertin se sentit soudain oppressé d’une tristesse lourde et nostalgique : au contact de ces étrangers dont le geste et l’accent dépaysaient ses sens, il éprouvait comme une illusion d’exil.

Et le grand-père regarda partir Schwartzmann, en philosophant amèrement sur cet instinct tout-puissant qui pousse le commun des mortels à se frotter aux gens célèbres, à s’atteler au char de l’idole, à se faire les satellites de l’étoile et à saluer la gloire qui passe — sans que l’on sache au juste si l’hommage est rendu au talent, ou s’il s’adresse uniquement aux paillons de la renommée.