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L’Aventure de Jacqueline/2/8

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L’Aventure de Jacqueline (ré-édition d’Amitié allemande) (1914)
M. Vermot (p. 78-80).



VIII


Accablé d’une tristesse lourde et déprimante, d’une de ces souffrances morales insupportables qui nous inspirent le désir d’en finir, d’être anéanti, de ne plus penser, René, étendu de tout son long sur le divan de l’atelier, se rongeait à ressasser son obsession.

La rage de son impuissance passagère l’enfiévrait. Avec un geste endolori, il appuyait ses doigts contre ses tempes martelées ; son index comprimait le battement saccadé des petites veines gonflées.

Les secousses de ces derniers jours l’avaient brisé. Quand ses témoins lui avaient appris le résultat déconcertant de leur démarche, le jeune homme, fou de colère, avait d’abord songé à courir à la recherche de Schwartzmann. Les combinaisons les plus romanesques l’avaient hanté. Il voulait, tour à tour, s’en aller au hasard ou s’adresser à quelque agence de police privée ; il avait entrepris une enquête infructueuse parmi le personnel du Continental pour savoir à quelle gare Hans s’était fait conduire. Enfin, son impétuosité tombée, il avait senti l’inanité d’une pareille poursuite à l’aventure. Et il avait grondé, avec un regret farouche :

— Ah ! si j’avais obéi à mon impulsion, devant le lac d’Enghien !

Puis, c’était la joie d’Aimé Bertin au récit de l’événement, cette joie crispante dans un moment semblable. René avait souffert de l’attitude paternelle presque autant que la défection de Schwartzmann. Il n’est de pire supplice qu’une sollicitude intempestive, et rares sont les affections familiales qui ne nous jettent point le pavé de l’ours !

Ensuite, les conseils de Simon et de Dupuis. Publier l’imprudente lettre de Schwartzmann, proclamer sa conduite déshonorante, éclabousser son nom, l’entacher de honte et de ridicule… Mais René avait hoché la tête avec mépris : non, l’écrivain n’avait point commis d’imprudence en lui adressant une telle missive. Hans connaissait celui auquel il l’avait envoyée. Jamais René ne se salirait à répondre au scandale par l’esclandre, à l’infamie par la turpitude… L’&nbsp,« œil pour œil» de la loi du talion lui semblait l’une des plus grandes erreurs de la religion de Moïse, qu’il haïssait. Divulguer le secret d’une correspondance eût révolté René ; et il avait brûlé la lettre.

À présent, il gémissait sur lui-même. Certes, il retrouverait Schwartzmann ; l’heure des représailles n’était qu’ajournée. Mais quelle déception mortifiante que ce début de drame qui s’achevait en comédie, sur un entr’acte dont la durée serait incertaine…

Le regard de René se promena sur l’atelier, enveloppant ses ébauches et ses essais.

Le projet de l’Arpète s’étalait devant lui, comme un défi. Le profil pointu de la petite figure avait l’air de s’animer en un rictus sarcastique. René se rappela les jardins du Mont-Boron, la belle journée de Nice ensoleillée…

Ah ! le souvenir de nos espérances ressemble à la glaise séchée : c’est un morceau de terre durci ; on ne peut y modeler ses rêves.

La porte de l’atelier grinça doucement. Luce entrait.

Elle venait consoler son ami. Elle était certaine que sa présence serait un baume et sa parole un apaisement. Elle murmura tendrement :

— René… René… mon cher René…

Pour qu’il entendît le son de sa voix, simplement ; car, elle n’ignorait point l’inutilité des mots qui veulent soulager, et qui énervent.

René demeurait prostré sur son divan ; il restait absorbé ; il l’avait saluée d’un geste vague, sans même la regarder.

Luce eut l’intuition que son influence habituelle ne suffirait point à combattre cette crise. Le jeune homme était trop profondément touché. Elle connaissait la sensibilité extrême de René, sa propension à s’affecter. Elle s’émut douloureusement en sentant combien il devait souffrir. Et ne pouvoir rien, pour le calmer !

Luce s’exaspéra, se maudit d’être désarmée devant cette détresse.

Elle allait et venait, par l’atelier pleurant tout bas. Et soudain, elle fut vis-à-vis de la grande psyché qui était derrière la table à modèle. Luce considéra longuement son image : qu’elle était donc attirante, cette jolie fille aux yeux sombres, dont la frimousse anxieuse se tendait vers elle, quêtant une inspiration… Sa désolation même la parait d’un charme prenant. Car, si la douleur avilit le masque des vieillesses grimaçantes, elle est une beauté de plus pour notre jeunesse victorieuse : ses angoisses fardent nos paupières d’ombre, ses larmes font briller nos yeux ; ses frissons pâlissent nos joues et soulèvent nos seins émus, comme des ondes de volupté.

Luce baissa lentement ses paupières, et ses pommettes s’allumèrent d’une fièvre subite.

Elle s’approcha du sculpteur, s’agenouilla près de lui, se pelotonnant contre ses genoux.

Elle chuchota, en dérobant son regard :

— René… Je vous aime… Et vous avez de la peine.

Le jeune homme caressa la tête brune dont les boucles s’emmêlaient à sa chaîne de montre.

Luce se détourna un peu, pour balbutier :

— René… Avant, je vous avais dit que je ne pourrais pas… Eh bien !… maintenant, je sens que je pourrai…

Le jeune homme força doucement la petite tête inclinée, qui refusait de se redresser. Il lui découvrit un visage nouveau, un beau visage passionné, empourpré de confusion et d’amour, dont les prunelles implorantes n’osaient soutenir son regard…

Il comprit. Elle s’offrait, la douce camarade qui le chérissait depuis deux ans d’une affection si pure et si profonde. Elle lui voyait du chagrin ; elle ne savait comment le consoler ; alors, elle avait trouvé ce moyen : elle s’offrait chastement, ingénument, d’un élan apeuré qui la faisait trembler de tout son corps contre le corps de son ami.

René sentit ses yeux s’embrumer. Il refoula énergiquement ses larmes.

Chère petite Luce !… Leur bonheur futur s’édifiait sur le malheur de la pauvre Jacqueline ! Aimé Bertin n’aurait pas le courage de s’opposer au mariage de son fils, après ces désastres intimes qui l’amollissaient et l’inclinaient à la mansuétude.

Alors… Était-ce la peine de gâcher le joli geste par un geste prématuré ? De salir cette blanche aventure dont le souvenir parfumerait leurs jours d’avenir ?

René triompha une fois de plus de la tentation. Il aimait trop son amie pour risquer de s’en faire aimer moins.

Il prit Luce sur ses genoux, et la berça doucement en murmurant :

— Ma chérie… Ma chérie…

Et ils restèrent ainsi, enlacés, mêlant leurs soupirs, resserrant parfois leur étreinte ; alanguis, puérils et touchants, comme deux petits enfants qui ont du chagrin et qui pleurent, dans les bras l’un de l’autre…


FIN



Pithiviers. — Imprimerie DOMANGÉ et Cie. — 15.332.