L’Aventure de Jacqueline/2/7

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L’Aventure de Jacqueline (ré-édition d’Amitié allemande) (1914)
M. Vermot (p. 75-78).



VII


Paul Dupuis et Maurice Simon entrèrent au Continental en raidissant un peu leur démarche. C’était la première fois qu’ils servaient de témoins ; et ils se sentaient terriblement intimidés, de cette timidité des novices qui redoutent les bévues humiliantes.

Surtout que leur mission s’annonçait compliquée ; ils devraient y déployer des qualités de tact et de finesse, pour effleurer certains sujets. Et leur souvenir de Schwartzmann — cet Allemand rogue, hautain et guindé — ne les encourageait guère : l’interlocuteur auquel ils auraient affaire ne faciliterait point leur tâche.

Ils remirent leurs cartes à un domestique en demandant Schwartzmann. On les introduisit dans un petit salon qui dépendait de l’appartement que l’écrivain avait loué à l’hôtel. Et les deux jeunes gens étaient tellement troublés par l’importance de leurs fonctions présentes qu’ils échangèrent des salamalecs réciproques pour se céder le pas avant d’entrer — comme s’ils n’avaient pas été deux anciens camarades qui avaient perpétré les mêmes farces durant leurs années d’École.

Pendant les quelques instants d’attente, ils déambulèrent à travers la pièce, rectifiant leur attitude solennelle chaque fois qu’ils s’apercevaient dans le miroir de la cheminée.

Le bruit d’une porte les figea sur place. Hermann Fischer entrait et les saluait cérémonieusement, abattant brusquement son buste.

Paul et Maurice reconnurent vaguement cet ami de Schwartzmann avec lequel ils avaient soupé, une nuit. L’Allemand commençait :

— Vous êtes les témoins de M. Bertin, n’est-ce pas, Messieurs… Voilà… M. Schwartzmann mon beau-frère, m’a chargé de vous recevoir.

Les deux jeunes gens, interdits, échangèrent un regard. Puis, Maurice Simon objecta :

— Mais…

Hermann l’interrompit sans façon :

— Messieurs, il s’est passé des choses depuis hier, et je dois vous expliquer… À la suite de l’altercation qui a eu lieu entre M. Bertin et mon beau-frère, j’ai tenu une longue conversation à Hans… Il m’a raconté de quoi il s’agissait… Il est réel, Messieurs, que lorsque Hans a fait ce voyage en France, c’était dans le but d’étudier les mœurs et les coutumes… Votre ami s’est cru visé… Pourtant, quel tort lui a-t-on causé, puisqu’on n’a pas mis son nom ? Hans n’a pas appelé ses héros : Bertin, et l’histoire est inventée… Alors ?… Je ne comprends pas la querelle, puisqu’on n’a pas mis les noms…

De nouveau Paul et Maurice se regardèrent d’un air interloqué. La tournure imprévue que prenait l’affaire les effarait. Ils éprouvaient le sentiment d’un acteur qui a étudié consciencieusement son rôle et qui se trouve désarçonné, parce que le partenaire qui lui donne la réplique se livre tout à coup à des fantaisies d’improvisation. Ils se remémoraient les recommandations de René. Enfin, Paul Dupuis se décida à dire sèchement :

— Monsieur, il ne s’agit point d’établir si notre client a été ou non l’objet d’une diffamation : nous ignorons cette question. Vous savez le motif de notre visite : voulez-vous prier M. Schwartzmann de nous recevoir afin qu’il nous mette en rapports avec ses témoins…

Hermann Fischer répliqua très posément, avec cette placidité épaisse qui le bardait d’indifférence, tel un pachyderme enfermé dans son cuir :

— Mais il n’est plus là, Monsieur… Je vous répète que, dans cet entretien que j’ai eu avec lui, je l’ai persuadé que ce n’est pas se disqualifier que de céder la place à un être privé pour le moment de son bon sens… Je lui ai dit de belles choses, à Hans, Messieurs… de nobles choses que je regrette de ne pas pouvoir transcrire en français… Il n’est pas le maître de sa personne, il n’a pas la liberté de compromettre sans raison suffisante l’une des richesses de notre Allemagne… C’est comme si, moi, je vous vendais un morceau de mon pays, Messieurs… Alors, il est parti avec ma sœur ; ils vont voyager encore pendant quelque temps, le temps que votre ami réfléchisse et se calme… Vous comprenez que Hans ne s’esquive pas : on peut toujours retrouver un homme comme lui… Il ne fuit pas. Mais il laisse à votre ami le loisir de reprendre son esprit… Plus tard, si M. René Bertin reste dans les mêmes sentiments, il pourra venir demander une explication à mon beau-frère… Mais, j’en doute… Le temps est un grand philosophe, Messieurs… Votre ami profitera de ses leçons. À distance, les faits lui apparaîtront modifiés ; il estimera inutile de jouer sa sécurité pour réveiller une histoire oubliée, — à propos d’un livre où il se croit attaqué, mais que personne ne lira plus à cette époque-là… Allez, les hommes sont comme les peuples : ils ruminent leurs rancunes justifiées ou leurs griefs mal fondés ; mais, avant le culte de la vengeance, ils ont celui de la sagesse… Du reste, mon beau-frère a préparé une lettre pour votre ami où il lui donne toutes les raisons de sa détermination… Cette lettre est destinée à votre client ; la voici… Hans désire que vous en ayez également communication ; car, naturellement, il s’exprime mieux que moi… Voulez-vous en prendre connaissance, Messieurs…

Inconscient, imperturbable et paisible — presque souriant — Hermann Fischer développait méthodiquement une feuille de papier pliée en quatre, et la plaçait sous les yeux des deux jeunes gens médusés, qui lisaient machinalement :


« Monsieur René Bertin,

« C’est à l’ami connu à Heidelberg que je m’adresse aujourd’hui : ne me croyez pas impudent, ni cynique. Je veux tâcher à vous expliquer des sentiments qui surpassent le bon sens du vulgaire, et je me rappelle que, là-bas, nos esprits se sont pénétrés et souvent entendus : c’est pourquoi j’ose commencer ma lettre ainsi.

« J’avais d’abord accepté de vous donner la réparation que vous attendez. Je pars, sans m’exécuter. Je semble agir avec lâcheté. Cependant, vous me savez brave ; et vous sentez que je ne mens pas en vous assurant qu’il me faut plus de vaillance pour m’en aller, qu’il ne m’en eût fallu pour me comporter ainsi que le commun des mortels.

« Les mobiles qui me régissent sont élevés. Vous possédez une intelligence vaste et subtile : essayez de me comprendre.

« Mais, avant tout, sachez que je n’admets pas l’accusation que j’ai surprise sur vos lèvres et devinée dans vos yeux. J’ai écrit un livre ; la similitude des situations vous fait crier au pamphlet. C’est faux. J’ai emprunté un décor véritable pour paraître plus vrai. Je me suis inspiré d’une ambiance où j’ai vécu ; et c’est tout.

« Lorsque vous sculptez, vous figurez-vous avoir copié servilement votre modèle parce qu’il vous a prêté sa chair et ses muscles pour édifier votre idéal ? Comment pouvez-vous comparer à vous-même les personnages que j’ai pétris de mes mains.

« La fiction n’offense jamais la réalité.

J’ai dépeint une famille étrangère telle qu’elle eût été si les circonstances que j’ai imaginées en mon roman s’étaient produites dans son existence — exagérant, grâce aux événements, les penchants secrets que j’ai pressentis en étudiant ses caractères.

« Une conversation avec mon beau-frère Hermann me force à vous reprendre ma parole, car j’ai dû reconnaître qu’en vous donnant la chance de peut-être me tuer, je vous offrais une chose qui ne m’appartient plus et dont il m’est interdit de disposer : ma vie.

« Mon existence — Hermann me l’a prouvé, et veuillez, Monsieur, vous efforcer à cet instant d’objectiver notre opinion fondamentale — mon existence est devenue une partie de la richesse allemande, depuis que la gloire, à tort ou à raison, a couronné mon front comme celui d’un grand écrivain. Mes œuvres futures sont destinées à augmenter encore notre prestige national ; ce sont les pierres qui serviront à édifier un étage de plus à notre monument littéraire. Et c’est cela, Monsieur, que vous eussiez anéanti si vous aviez eu le bonheur de me toucher mortellement. Voilà pourquoi — vous accordant une réparation injustifiée — je n’agissais point à la façon d’un homme ordinaire qui peut librement risquer son existence indépendante ; mais je volais, en quelque sorte, un bien qui est la propriété de mon pays et non la mienne, en vous mettant à même de supprimer l’une des forces qui travaillent pour la prospérité de notre grande Allemagne.

« Il y a dix ans, j’avais encore le droit d’user de ma vie suivant ma volonté. Aujourd’hui, mon cerveau est devenu le réceptacle où reposent les trésors de ma patrie. Je dois veiller sur eux et les protéger aux dépens de mon honneur, en me plaçant au-dessus des conventions sociales, et en méprisant le mépris des hommes inférieurs.

« Et croyez, Monsieur, qui, malgré le malentendu qui nous divise aujourd’hui, je n’éprouve à votre égard ni haine, ni ressentiment.

« Hans Schwartzmann. »

Lorsque René lut cette lettre, son premier sentiment se traduisit par ce cri fraternel :

— Dire que j’aurais pu commettre l’aberration de laisser ma sœur épouser un Allemand, sans songer à la bassesse native de la race germanique, ni au sort affreux d’une Française mariée au-delà de la frontière, — au lendemain de l’affront d’Agadir, et à la veille d’une guerre certaine… Comme il vaut mieux que les événements aient fini ainsi : le hasard a parfois pitié de la faible raison des hommes !