L’Edda de Sæmund-le-Sage/La Vengeance de Gudrun

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anonyme
Traduction par Mlle Rosalie du Puget.
Les EddasLibrairie de l’Association pour la propagation et la publication des bons livres (p. 399-406).


XVII

LA VENGEANCE DE GUDRUN




Gudrun, la fille de Gjuke, vengea ses frères, comme il est raconté plus loin. Elle tua d’abord les fils d’Atle, puis celui-ci, et brûla sa salle avec tous les gens de sa cour. C’est sur cet événement que le poëme suivant a été composé.

1. Atle envoya un jour vers Gunnar un homme à cheval appelé Knæfrœd ; il arriva dans les domaines et dans les salles de Gunnar ; les bancs y étaient couverts de fer, et l’on entendait les voix joyeuses des buveurs.

2. Les princes buvaient le vin dans la salle des batailles, mais en se taisant, car ils craignaient la colère des Huns. Knæfrœd appela d’une voix sans chaleur l’homme méridional, assis sur le banc élevé.

3. « Atle m’envoie ici sur le coursier bridé avec de l’or, à travers la sombre forêt inconnue, pour inviter Gunnar à prendre place sur ses bancs, avec le casque surmonté de l’aigle.

4. « Vous pourrez y choisir des boucliers, des glaives brillants, des casques d’or et bon nombre de Huns, des housses de chevaux en argent doré, des javelots assoupissants, des cottes de mailles teintes de sang, des chevaux avec des mors en or.

5. « Atle promet de vous donner des terres, la vaste bruyère de Gnita, des dards résonnants et des proues dorées, des bijoux précieux et la ville de Danpar. La forêt est aussi belle que celle de Mœrkved. »

6. Gunnar tourna la tête vers Hœgne en disant : « Quel conseil donnes-tu, rigide guerrier, lorsque de semblables discours frappent nos oreilles ? Je ne connais pas, dans la bruyère de Gnita, d’autre trésor que le nôtre.

7. « Nous avons sept salles remplies de glaives ; chacune d’elles a un plafond en or. J’ai le meilleur cheval, je crois, et mon glaive est le plus tranchant ; mon arc est l’ornement des bancs, mais la cotte de mailles en or, le casque, et le bon bouclier des salles de Kjar, sont à eux seuls meilleurs que tous les Huns.

8. « Quelle pouvait être la pensée de Gudrun, en nous envoyant cet anneau enveloppé dans le vêtement des loups ? — « Elle nous donne sans doute un avertissement de prendre garde à nous. J’ai trouvé des poils de loup noués dans l’anneau rouge : la route qui nous conduira vers Atle est parsemée de pièges. »

9. Ni les fils de Gunnar, ni les autres membres de sa famille, ni les devins, ni les conseillers, ni les riches, ne se montrèrent contraires à ce voyage ; alors Gunnar continua à parler dans la salle du festin, comme il convient à un roi au grand cœur.

10. « Lève-toi, Fjœrner ! prends les coupes d’or de la main des pages, et fais-les circuler dans l’assemblée des héros !

11. « Le loup disposera de l’héritage de Nifl, vieillard à barbe grise, si vous ôtez la vie à Gunnar ; les ours à la brune fourrure se réjouiront en la compagnie des chiens, les récoltes seront dévorées, si Gunnar ne revient pas. »

12. Les vieillards accompagnèrent, en pleurant, leur roi, auquel un défi était venu du pays des Huns. Alors le jeune gardien de l’héritage de Hœgne chanta : « Allez maintenant en paix, beau prince, vers le lieu où votre courage vous appelle. »

13. Les braves firent traverser rapidement la montagne à leurs chevaux, par la sombre forêt inconnue : le sol des Huns, sur lequel ces hommes forts passaient, en était ébranlé ; ils volaient par-dessus les buissons et les vallons verdoyants.

14. Ils virent le pays d’Atle, les échauguettes profondes, et les guerriers de Birke rangés dans la cour haute du château. La salle dans laquelle se trouvaient les hommes du Sud était garnie de bancs et de boucliers, de ces boucliers qui amortissent les coups des javelots.

15. Mais Atle buvait le vin dans la salle d’armes, tandis que des surveillants étaient assis en face de Gunnar et de ses hommes, pour voir s’ils avaient apporté les javelots qui sifflent, afin d’exciter le roi au combat.

16. Gudrun fût la première à remarquer, tant elle avait usé modérément de l’hydromel, l’arrivée de ses frères dans la salle d’Atle : « Tu as été trahi, Gunnar ! Qu’opposeras-tu, roi, aux crimes des Huns ? hâte-toi de sortir d’ici.

17. « Tu ferais mieux, mon frère, de porter la cotte de mailles, et de venir dans la maison d’Atle avec le casque orné d’or. Si tu étais en selle durant ces jours éclairés par le soleil, les Nornes, pâles comme la mort, pleureraient sur un cadavre ;

18. « Tu ferais connaître le chagrin aux amazones des Huns, et descendre Atle dans la fosse aux serpents ; maintenant elle est préparée pour toi. »

19. « Il est trop tard, ma sœur, pour réunir les enfants de Nifl, et aller chercher au delà des montagnes marécageuses du Rhin nos fiers guerriers. »

20. Ils s’emparèrent donc de Gunnar, enchaînèrent les amis des Bourguignons, et les garrottèrent solidement.

21. Sept hommes frappèrent Hœgne avec le glaive tranchant, mais il poussa le huitième dans le feu ; c’est ainsi qu’un bon guerrier doit se défendre contre ses ennemis.

22. Le bras de Gunnar défendit Hœgne : on demanda au vaillant roi si le chef du peuple voulait racheter sa vie avec de l’or.

23. « Déposez dans ma main le cœur sanglant de Hœgne, au moment même où il aura été tiré du sein de ce vaillant chevalier avec le poignard émoussé. »

24. On prit le cœur d’un esclave appelé Hjalle ; il fut placé sanglant sur un plat, et porté devant Gunnar.

25. Alors Gunnar, le prince du peuple, chanta : « Je vois ici le cœur de Hjalle ; la différence est grande entre ce cœur et celui du vaillant Hœgne. Il tremble beaucoup sur le plat, et tremblait encore davantage dans son sein. »

26. Hœgne rit lorsqu’on fit l’extraction de son cœur, il voulut même chanter. Ce cœur fut porté devant Gunnar sur un plat.

27. Le héros de la race de Nifl chanta : « Je vois le cœur de Hœgne-le-Vaillant, il est bien différent de celui du timide Hjalle. Il tremble peu sur le plat, et tremblait encore moins dans la poitrine de mon frère.

28. « Pourquoi Atle n’est-il pas aussi éloigné de mes yeux qu’il le sera de nos trésors ! Hœgne a cessé de vivre : c’est à moi qu’appartiennent maintenant tous les trésors de la race de Nifl.

29. « Tant que nous avons vécu tous deux, j’avais de l’inquiétude ; je n’en ai plus maintenant. Le Rhin possédera ce métal, source de querelle pour les hommes ; il possédera cet héritage de Nifl connu des Ases.

30. « Des anneaux de batailles brillent dans les ondes gonflées du fleuve. Mes braves ! tournez vos chars, le prisonnier est dans les fers. »

31. Atle-le-Puissant s’éloigna entouré de glaives, les pas des chevaux retentirent. — — — Gudrun avertit avec larmes les héros de la victoire, qui se promenaient dans la salle, de prendre garde à eux.

32. « Puisse-t-on être parjure à ton égard, Atle, comme tu l’as été pour Gunnar. Tu lui avais souvent répété sur l’anneau d’Uller les serments faits autrefois devant le soleil du Sud et près du temple de la victoire. »

33. Et sur l’ordre du meurtrier un chétif coursier traîna le gardien de l’or vers la mort.

34. Gunnar vivait encore : la multitude le déposa dans la fosse où les serpents rampaient en grand nombre. Mais Gunnar, la colère dans le cœur, tira avec force, lorsqu’il fut seul, les cordes de sa harpe.

35. Elles résonnèrent ; c’est ainsi qu’un prince vaillant doit défendre son or. Atle quitta avec ses chevaux ferrés l’endroit où le crime avait été commis.

36. Un grand bruit eut lieu dans la cour ; il était produit par la multitude des chevaux et les chants de guerre des guerriers. Ils venaient de la bruyère.

37. Gudrun, pour satisfaire à la demande du roi, fut à la rencontre d’Atle avec la coupe d’or. «  Maintenant, prince, tu posséderas avec joie, près de Gudrun, les armes des guerriers qui sont descendus vers Niflhem. »

38. Les coupes d’Atle, pleines de vin, soupirèrent lorsque les Huns se réunirent dans la salle.

39. Atle, l’homme barbu et au visage sombre, entra. Alors une femme monstrueuse vint apporter l’hydromel aux guerriers ; elle choisissait les mets les plus friands placés devant les hommes qui pâlissent difficilement ; mais elle dit à Atle l’action infâme qu’elle avait faite.

40. « Chef des glaives, tu as mâché le cœur sanglant de tes fils assaisonné avec le miel. Je l’ai dit, que tu pourrais, homme courageux, manger dans un festin de la chair humaine tuée sur le champ de bataille.

41. « Tu n’appelleras plus sur tes genoux Erp et Eitil, ta joie à l’heure où tu te livrais à la boisson. Tu ne les verras plus de ton trône mettre des manches aux javelots, couper la crinière des chevaux ou dompter les poulains. »

42. Une rumeur s’éleva des bancs, un chant singulier se fit entendre parmi les guerriers ; les enfants des Huns pleurèrent, mais non Gudrun ; car elle ne pleura jamais ses frères durs comme l’ours, ni les fils jeunes et inexpérimentés qu’elle avait eus d’Atle.

43. La blanche Gudrun sema l’or ; elle para les hommes de sa maison avec des anneaux rouges. Elle laissa croître sa détermination et courir le métal : jamais cette femme n’augmenta le trésor.

44. Atle s’était fatigué à force de boire ; il n’avait point d’armes ; il n’était pas en garde contre Gudrun. Leurs jeux étaient plus doux lorsqu’ils se pressaient souvent dans les bras l’un de l’autre.

45. Elle cramponna le lit, donna du sang à boire ; d’une main avide de meurtre, elle détacha les chiens, les chassa dehors de la salle, et tous les gens de la maison furent réveillés par un grand incendie. C’est ainsi que Gudrun vengea ses frères.

46. Elle livra au feu tous ceux qui étaient venus de Mœrkhem où Gunnar et Hœgne avaient été assassinés. Les vieilles poutres tombèrent, les magasins d’approvisionnements fumèrent, les maisons du roi brûlèrent, ainsi que les amazones qui s’y trouvaient. Arrêtées au milieu de leur course dans la vie, elles plongèrent dans la flamme ardente.

47. Tout est dit sur ce sujet. Jamais, depuis lors, une femme ne s’est revêtue ainsi de la cotte de mailles pour venger ses frères. Gudrun-la-Jolie a porté des paroles de mort à trois rois avant de mourir elle-même.




Il est question plus en détail encore de cet événement dans le poëme suivant.