L’Edda de Sæmund-le-Sage/Le Poème de Hymer

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anonyme
Traduction par Mlle Rosalie du Puget.
Les EddasLibrairie de l’Association pour la propagation et la publication des bons livres (p. 176-182).


VI

LE POÈME DE HYMER




1. Les dieux se visitaient jadis ; ils étaient contents et buvaient ensemble ; ils secouaient les branches saintes, arrêtaient leurs regards sur le sang des sacrifices ; mais les marmites manquèrent chez Æger.

2. Le montagnard était là, joyeux comme un enfant ; il ressemblait beaucoup au fils de Myskblinde. Le descendant d’Odin le regarda avec fierté : « Tu prépareras souvent, pour les dieux, des réunions à boire. »

3. L’homme aux discours sinistres inspira des inquiétudes au géant, qui résolut bientôt de se venger. Il pria Thor d’aller chercher une marmite, « afin que je puisse y brasser de l’œl pour vous tous. »

4. Les dieux magnifiques et les saintes puissances ne savaient où trouver une marmite. Tyr donna enfin un avis précieux, dont il confia l’exécution à Thor.

5. « Hymer, qui est cent fois savant, demeure à l’extrémité du ciel, à l’orient d’Elivôger, mon père puissant. Il possède une marmite, une vaste marmite qui a un mille de profondeur. » —

6. « Penses-tu que nous pourrons obtenir ce bouilleur de moût ? — Oui, camarade, en employant la ruse. » — Ils partirent donc d’Asgôrd, et marchèrent tout le jour, jusqu’à leur arrivée chez le géant.

7. Thor mit ses boucs aux jolies cornes dans l’écurie, puis les voyageurs entrèrent dans la salle de Hymer. Ils y trouvèrent une femme bien laide ; elle avait cent neuf têtes.

8. Une autre s’avança : elle était vêtue d’or, avait de beaux sourcils, et apportait de l’hydromel au fils d’Odin. « Descendants des géants, je vous placerai tous deux derrière les marmites.

9. « Car il arrive souvent que mon maître est avare envers les étrangers, et fait tapage par méchanceté. » — Mais le difforme et cruel Hymer revint tard de la chasse.

10. Il entra dans la salle, la montagne de glace retentit, et la forêt de joncs était couverte de frimas. « Sois le bienvenu, Hymer, et réjouis-toi, ton fils vient d’arriver dans tes salles.

11. « Ce fils, que nous avons attendu, est de retour de son long voyage : notre célèbre ennemi l’accompagne ; Vœr est le nom de cet ami des hommes.

12. « Les vois-tu assis près du pignon de la salle ? Le pilier est devant eux ; c’est ainsi qu’ils se mettent à l’abri. » — Le regard du géant fit sauter le pilier, et fendit une poutre en deux.

13. Huit éclats de cette poutre tombèrent, et formèrent une marmite bien forgée. Les voyageurs s’avancèrent ; mais le vieux géant mesura son ennemi des yeux.

14. Il ne s’attendait à rien de bon en voyant la douleur des géantes[1] dans la salle. On tua trois taureaux, et le géant ordonna que leur cuisson fût prompte.

15. On diminua les taureaux de la tête, et ils furent ensuite portés sur le feu. Le mari de Sif mangea à lui seul deux des taureaux de Hymer avant de se coucher pour dormir.

16. Il parut au vieux parent de Hrungner que le souper de Hloride[2] avait été copieux ; le soir suivant il dit : « Souperions-nous tous trois avec du poisson ? »

17. Thor répondit qu’il était tout disposé à ramer sur la vague, si le vigoureux géant lui donnait un appât. « Va au troupeau, si tu l’oses, pour y chercher un appât, toi qui écrases les habitants de la montagne.

18. « Il te sera facile, je pense, de prendre un appât sur un bœuf. » Le jeune homme se glissa promptement dans la forêt, où un bœuf entièrement noir se présenta à lui.

19. Thor, le meurtrier des géants, arracha le support des cornes du taureau. « Tes exploits, capitaine de la carène, me paraissent bien médiocres ; autant vaudrait rester assis. »

20. Le prince des boucs pria le descendant des singes de pousser le bateau plus au large ; mais le géant répondit qu’il n’avait pas envie de ramer davantage.

21. Le puissant, le vigoureux Hymer, amena d’un coup deux baleines ; mais sur l’arrière, le parent d’Odin, Thor, fit avec adresse son aplet.

22. Le protecteur des hommes, le meurtrier du serpent, mit la tête du taureau à son hameçon ; l’horreur des dieux[3], qui entoure tous les continents, mordit à cet appât.

23. Thor tira hardiment le serpent brillant de venin sur le bord du navire ; il frappe avec son marteau le crâne du compagnon de Fenris.

24. Les rochers retentirent, les bruyères hurlèrent ; la vieille terre se contracta, puis le reptile s’enfonça dans la mer. Le géant n’était pas content au retour, de sorte qu’il ne parla point.

25. Il lança la rame sous un autre rumb de vent. « Il faut maintenant m’aider à porter les baleines à terre, et à fixer le mouton flottant[4] sur le rivage. »

26. Hloride saisit l’étrave, tira le bateau à terre avec l’houache, les rames et les pelles à puiser ; il porta au logis les baleines du géant, et les jeta dans la chaudière de l’habitant des montagnes.

27. Cependant l’obstiné géant disputait encore avec Thor sur ses exploits. « On n’est pas fort, disait-il, parce qu’on rame avec vigueur ; tu le seras, si tu peux écraser cette coupe ! »

28. Mais, lorsque Hloride eut cette coupe entre les mains, il fendit en deux le rocher escarpé ; puis, étant assis, il lança la coupe à travers le pilier ; elle n’en fut pas moins rapportée entière à Hymer.

29. Il en fut de même jusqu’au moment où la douce amie leur donna ce bon conseil, le seul qu’elle eût à sa disposition : « Lancez la coupe contre le crâne de Hymer, ce grand géant ; il est plus dur que toutes les coupes. »

30. Le prince des boucs se dressa avec vigueur sur ses genoux, et réunit toute sa force divine. Le porte-casque[5] du géant resta entier, mais la coupe ronde fut fendue.

31. « Lorsque je vois la coupe aplatie sur mes genoux, je sais que beaucoup de bonnes choses sont sorties de moi, dit le vieillard ; je ne pourrai plus m’écrier : Bière forte, tu es trop chaude !

32. « Maintenant, il s’agit de voir s’il vous sera possible d’emporter la marmite. » Tyr fit deux tentatives pour la remuer, mais elle resta chaque fois immobile.

33. Le père de Mode[6] saisit le bord de la marmite, et la tira au milieu de la salle ; puis le mari de Sif posa cette marmite sur sa tête ; les anneaux en résonnèrent contre ses talons.

34. Tyr et Thor ne marchèrent pas longtemps sans que le fils d’Odin songeât à regarder derrière lui ; il vit alors sortir des cavernes, à l’est, Hymer et une bande de géants à plusieurs têtes.

35. Il descendit la marmite de ses épaules, lança Mjœllner, et tua toutes les baleines des montagnes[7] qui étaient venues avec Hymer.

36. Le char roulait depuis peu, quand le bouc de Thor se coucha à demi-mort devant lui ; la pauvre bête devint boiteuse durant ce voyage : ce fut un effet de la malice de Loke.

37. Mais on sait (ceux qui parlent des dieux le raconteraient mieux que moi) l’indemnité réclamée par Thor de l’habitant des montagnes : il paya l’amende avec deux enfants.

38. Thor le Fort arriva ainsi dans l’assemblée des dieux, avec la marmite qui avait appartenu à Hymer ; mais, à chaque moisson, les dieux viendront s’enivrer une fois chez Æger.


  1. Thor. (Tr.)
  2. Thor. (Tr.)
  3. Le serpent de Midgôrd. (Tr.)
  4. La barque. (Tr.)
  5. La tête. (Tr.)
  6. Thor. (Tr.)
  7. Les géants. (Tr.)