L’Edda de Snorre Sturleson/Entretien de Brage avec Æger

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Traduction par Mlle Rosalie du Puget.
EddaLibrairie de l’Association pour la propagation et la publication des bons livres (p. 89-100).

ENTRETIEN

DE

BRAGE AYEC ÆGER




55. Un homme appelé Æger ou Hier habitait l’île de Lessoe ; il avait beaucoup de sagesse. Æger se mit en route pour Asgôrd, et, les Ases étant prévenus de son voyage, il fut bien reçu ; mais ils préparèrent plusieurs visions pour son arrivée. Lorsque le soir, moment où l’on se réunissait pour boire, fut venu, Odin fit apporter dans la salle des glaives si brillants qu’il n’était pas besoin d’une autre lumière. Les Ases suivants se placèrent chacun sur leur siège, pour assister au festin. Ils étaient onze : Thor, Njœrd, Frey, Tyr, Heimdall, Brage, Vidar, Vale, Uller, Hæner, Forsete. Voici le nom des Asesses qui étaient avec eux : Frigg, Freya, Géfion, Iduna, Gerde, Sigun, Fulla et Nanna. Æger trouva ce qu’il voyait à son gré ; les murailles étaient couvertes de boucliers au lieu de tapisserie, et l’on n’épargnait point l’hydromel. Le voisin d’Æger était Brage ; ils causaient ensemble, et Brage raconta divers exploits antiques des Ases.

56. Il commença ainsi : Trois Ases, Odin, Loke et Hæner firent un voyage, et traversèrent des montagnes, des déserts où ils ne trouvaient rien à manger. Ils arrivèrent enfin dans une vallée où paissaient des bœufs, en prirent un et le firent cuire. Lorsque ce bœuf leur parut assez cuit, ils l’ôtèrent du feu, mais ils s’étaient trompés. Un instant après, ils l’ôtèrent de nouveau du feu ; le bœuf n’était pas encore à point. Alors ils entendirent une voix qui venait de l’arbre sous lequel ils se trouvaient ; elle disait : « J’empêche ce bœuf de cuire. » Les voyageurs levèrent la tête,et aperçurent un aigle extrêmement grand. L’aigle ajouta : « Si vous consentez à me donner une part de ce bœuf, il cuira. » Les Ases accordèrent cette demande ; l’aigle descendit de l’arbre, se plaça auprès du feu, arracha les deux cuisses et les deux épaules du bœuf. Loke se mit en colère à cette vue ; il saisit une longue perche, la souleva et frappa l’aigle de toute sa force. Celui-ci, effrayé, s’envola ; la perche se fixa d’un bout dans le corps de l’aigle, et de l’autre dans les mains de Loke ; le vol de l’aigle s’éleva tellement, que les pieds de Loke traînaient sur les pierres et sur les souches, il lui semblait que ses bras allaient se détacher de ses épaules. Loke criait et suppliait l’aigle de l’épargner ; mais celui-ci répondait qu’il ne le lâcherait point sans avoir reçu le serment qu’il lui livrerait Iduna et ses pommes. Loke le promit, et revint trouver ses compagnons ; c’est tout ce qu’on raconte sur ce voyage. Au temps convenu, Loke engagea Iduna à sortir d’Asgôrd pour se rendre dans une forêt, sous prétexte qu’il avait trouvé des pommes qui lui plairaient infiniment ; il la pria d’emporter les siennes,afin de pouvoir les comparer. Le géant Thjasse arriva sous la forme d’un aigle, prit Iduna et s’envola avec elle. Les Ases souffrirent beaucoup de l’absence de cette Asesse ; ils grisonnaient et vieillissaient. À la fin,ils se réunirent en conseil, s’interrogèrent mutuellement, pour savoir lequel d’entre eux avait eu le dernier des nouvelles d’Iduna. On se rappela l’avoir vue sortir d’Asgôrd avec Loke. Celui-ci fut donc arrêté,conduit dans l’assemblée des Ases, menacé de mort et de rudes traitements s’il ne ramenait pas Iduna. Loke eut peur, et promit de chercher Iduna dans Jœtenhem si Freya consentait à lui prêter sa forme de faucon. L’ayant obtenu, il s’envola au nord vers Jœtenhem, et arriva chez Thjasse au moment où ce géant ramait sur mer. Iduna était seule à la maison ; Loke la transforma en noix, la prit dans ses griffes et s’envola promptement. Thjassene trouvant plus Iduna chez lui, prit sa forme d’aigle et vola après Loke. Quand les Ases virent le faucon qui arrivait à tire-d’aile avec sa noix, et l’aigle que le poursuivait, ils apportèrent sur les murs d’Asgôrd des charges de copeaux. Le faucon s’abattit sur les murs de la ville ; les Ases mirent aussitôt le feu aux copeaux, et l’aigle, ne pouvant arrêter son élan, eut les ailes brûlées et ne put aller plus loin. Les Ases, étant prêts, tuèrent le géant dans l’enceinte d’Asgôrd. Cet événement a beaucoup de célébrité. Mais Skade, fille de Thjasse, prit le casque, la cotte de mailles, en un mot une armure complète, et se rendit à Asgôrd pour venger la mort de son père. Les Ases lui offrirent la réconciliation et l’indemnité du sang ; il fut convenu qu’elle choisirait un mari parmi eux, mais en ne lui voyant que les pieds. Alors Skade aperçut de fort jolis pieds d’homme et s’écria : « C’est celui-ci que je prends ! Balder est sans défaut. » Mais l’homme choisi était Njœrd de Noatun. Une autre condition de cette paix, c’est que les Ases tenteraient ce que Skade croyait impossible, c’est-à-dire de le faire rire ; Loke en vint à bout. La réconciliation fut donc conclue. On raconte qu’Odin, afin de donner à Skade une plus grande indemnité encore, prit les yeux de Thjasse, les jeta au ciel et en forma deux étoiles. — Æger dit : Thjasse me paraît un homme vigoureux ; quelle est son origine ? — Brage répondit : Œlvalde était son père ; ce géant avait de grandes richesses. À sa mort, ses fils partagèrent la succession en mesurant l’or de la manière suivante : chacun d’eux en eut autant qu’il en pouvait tenir dans sa bouche. Les fils d’Œlvalde se nommaient Thjasse, Ide et Gang.

57. Æger demanda : Quelle est l’origine de l’art poétique ? — Brage répondit : La voici. Les dieux faisaient la guerre à un peuple appelé les Vanes ; ils convinrent d’une entrevue pour la paix, qui fut conclue de la manière suivante : Les parties se rendirent près d’un cuvier ; elles crachèrent dans ce cuvier, et, au moment de se séparer, les Ases, ne voulant point laisser détruire ce signe de paix, en firent un homme appelée Qvaser. Il est tellement instruit qu’il a réponse à tout. Qvaser voyagea au loin dans tous les pays pour instruire les hommes. Il revint un jour pour assister à un festin chez les nains Fjalar et Galar. Ceux-ci lui demandèrent un entretien particulier, le tuèrent, laissèrent couler son sang dans deux cuviers et dans une marmite appelée Odrærer ; les cuviers se nommaient Son et Bodn. Fjalar et Galar mêlèrent du miel avec le sang de Qvaser, ce qui produisit un hydromel si parfait, que quiconque en boit devient poëte et fort savant. Ils dirent aux Ases que Qvaser s’était noyé dans la science, personne n’étant assez habile pour l’épuiser par des questions.

Fjalar et Galar invitèrent chez eux un géant nommé Gilling, et sa femme ; lorsque Gilling fut arrivé, les nains l’engagèrent à ramer sur la mer. Quand on se trouva un peu éloigné du rivage, Fjalar et Galar ramèrent vers des écueils cachés sous l’eau, et culbutèrent la barque. Gilling, ne sachant pas nager, se noya ; mais les nains retournèrent le bateau, et revinrent à terre, où ils racontèrent à la femme de Gilling le malheur arrivé à son mari. Elle en éprouva une grande douleur et se mit à sangloter bien haut. Fjalar lui demanda si son chagrin ne serait pas adouci par la vue de l’endroit où son mari avait péri ; à quoi elle répondit affirmativement. Le nain dit alors à son frère Galar de se placer au-dessus de la porte, et de jeter une meule sur la tête de cette femme quand elle sortirait, car il ne pouvait supporter ses cris. Galar obéit. Suttung, le fils du géant Gilling, ayant appris la mort de ses parents, partit et s’empara des deux nains, qu’il déposa sur un récif dans la mer. Les deux nains supplièrent Suttung d’épargner leur vie, et offrirent comme composition leur merveilleux hydromel, ce qui fut accepté. Suttung emporta donc cet hydromel chez lui, et le cacha dans un endroit appelé Nitberg, dont il confia la garde à sa fille Gunnlœd. Voilà pourquoi la poésie est désignée maintenant par les expressions suivantes : Sang de Qvaser, boisson des nains, liqueur d’Odrærer, de Bodn ou de Son, navire des nains (puisque cet hydromel les sauva des récifs où ils étaient exposés), hydromel de Suttung, ou liqueur de Nitberg.

58. Æger dit : Tous ces noms me semblent obscurs. Mais comment les Ases s’emparèrent-ils de l’hydromel de Suttung ? — Brage répondit : Voici ce que l’on raconte à ce sujet. Odin se mit en route et arriva dans un endroit où neuf esclaves fauchaient de l’herbe ; il leur proposa d’aiguiser leurs faux. Les esclaves y consentirent, et Odin tira de sa ceinture une pierre à aiguiser, avec laquelle il donna le fil aux neuf faux. Les esclaves, trouvant, en effet, le travail beaucoup plus facile, demandèrent à acheter cette pierre. Odin répondit que pour l’avoir, il fallait en donner un bon prix ; les esclaves offrirent de l’acheter. Alors Odin jeta la pierre en l’air, et, tous voulant la saisir, ils en vinrent à se battre avec tant d’archarnement qu’ils s’entre-tuèrent avec leurs faux. Odin chercha un gîte chez le géant Bœge, frère de Suttung. Bœge se lamenta sur sa position ; ses neuf esclaves venaient de périr, et il ne savait où trouver maintenant des ouvriers. Odin prit le nom de Bœlverk et offrit de se charger du travail des hommes tués, à condition que Bœge lui procurerait une gorgée de l’hydromel de Suttung. Bœge répondit que la chose n’était pas en son pouvoir, son frère voulant jouir seul de cette boisson ; mais il promit d’accompagner Bœlverk et d’essayer s’il ne serait point possible de lui en procurer. Durant tout l’été, Bœlverk fit la besogne de neuf hommes, et lorsque vint l’hiver, il demanda sa récompense. Le géant et lui se rendirent donc chez Suttung, et Bœge dit à son frère la promesse qu’il avait faite à Bœlverk ; Suttung refusa positivement de donner une seule goutte de son hydromel. Bœlverk proposa alors de tenter une ruse pour parvenir à ce breuvage précieux, et Bœge y consentit. Bœlverk prit une tarière appelée Rate, et pria le géant de percer la montagne, si l’outil était assez fort pour cela. Bœge se mit à travailler et dit ensuite que l’ouvrage était terminé ; mais Bœlverk souffla dans le trou, et lorsque la poussière tomba, il s’aperçut que Bœge voulait le tromper. Le géant recommença donc à travailler, et Bœlverk ayant soufflé, la poussière tomba de l’autre côté ; il se transforma alors en serpent et entra dans la montagne. Le géant voulut le tuer avec la tarière, mais il ne l’atteignit pas. Bœlverk se rendit près de Gunnlœd, et coucha avec elle pendant trois nuits. Elle lui permit alors de boire trois gorgées d’hydromel. Du premier trait Bœlverk vida Odrærer, du second Bodn, et du troisième Son ; de sorte qu’il possédait maintenant le précieux hydromel. Puis il se transforma en aigle et s’envola avec la plus grande rapidité. Lorsque Suttung aperçut cet aigle qui s’enfuyait, il vola après lui. Les Ases, voyant venir Odin, mirent un cuvier dans la cour, et il y versa l’hydromel. Mais, Suttung le poursuivant de très-près, Odin laissa tomber un peu d’hydromel dont personne ne se soucia : c’est ce que nous appelons la part des mauvais poètes. Odin donna l’hydromel de Suttung aux Ases et à tous les bons poètes : c’est pourquoi la poésie est appelée la capture d’Odin, la boisson ou le don d’Odin, et la boisson des Ases.



Je dirai maintenant aux jeunes poètes qui désirent connaître la langue poétique et comprendre ce qui leur paraîtra obscur dans les poëmes, qu’ils doivent se servir de ce livre pour leur instruction et leur amusement. Il ne faut pas nier ces récits, au point d’en faire disparaître les antiques figures poétiques employées par les skalds les plus célèbres ; mais des chrétiens n’y ajouteront foi que suivant le sens indiqué dans l’avant-propos. Les Turks et les Asiatiques qu’on appela les Ases falsifièrent la narration des événements de la guerre de Troie, afin de se faire passer pour des dieux.

Priam était un grand roi de l’armée turque, et ses fils étaient les plus vaillants guerriers de son armée. Dans le palais de Priam existait une salle appelée Briner, ou salle à boire. La longue narration faite par les Ases sur Ragnarœcker a rapport au siège de Troie. On a raconté comment Ok-Thor s’est servi d’une tête de bœuf pour amorcer le serpent de Midgôrd, qu’il amena sur le bord du navire ; mais le serpent conserva la vie en plongeant dans la mer. C’est l’histoire d’Hector qui tua le guerrier Volukron en présence du vaillant Achille, qu’il voulut attirer en lui montrant la tête du vaincu. L’orgueil d’Achille l’ayant fait donner dans le piège, il ne trouva d’autre moyen de sortir d’embarras, que de fuir, quoique blessé, les coups meurtriers d’Hector. Ce héros se battait, dit-on, avec une extrême valeur, et sa colère fut si grande lorsqu’il vit fuir Achille, qu’elle tomba sur Roddrus. Suivant les Ases, c’est Ok-Thor tuant le géant Hymer à la place du serpent de Midgôrd. À Ragnarœcker, le serpent assaillit Thor inopinément, lança son venin sur lui, et devint son meurtrier. Mais les Ases ne voulurent pas convenir que Thor était mort ainsi, et avait trouvé plus fort que lui ; ils prétendirent donc que le serpent de Midgôrd avait été tué également. Voici le fond sur lequel ils brodèrent. Achille, ayant tué Hector, fut tué au même endroit par Élénus et Alexandre ; les Ases donnent à Élénus le nom d’Ala. Ils disent qu’il vengea son frère et survécut aux dieux, au feu qui avait dévoré Asgôrd et toutes ses dépendances. Mais ils comparèrent Pyrrhus au loup Fenris ; celui-ci tua Odin, et Pyrrhus pouvait bien être appelé un loup, puisqu’il n'épargna pas les saints asiles et tua le roi dans le temple, devant l’autel de Thor. Ce que les Ases appel­lent les flammes de Surtur, c’est l’embrasement de Troie. Mod et Magne, les fils d’Ok-Thor, vinrent demander des terres à Ale à Vidarr : c’est Énée qui s’é­chappe de Troie et fait ensuite beaucoup de grandes choses. Il est dit aussi que les fils d’Hector vinrent en Phrygie, qu’ils prirent possession de ce royaume et en chassèrent Élénus.