L’Effort fiscal de la France/02

La bibliothèque libre.
L’Effort fiscal de la France
Revue des Deux Mondes6e période, tome 47 (p. 895-922).
◄  I
L’EFFORT FISCAL DE LA FRANCE
PENDANT LA GUERRE

II[1]
NOUVEAUX IMPÔTS, NOUVEAU BUDGET

La France, depuis deux ans, a fourni un gros effort fiscal, lequel vient d’aboutir à ce résultat qui, bien que partiel encore et en quelque sorte provisoire, n’en mérite pas moins d’être dès à présent signalé, la reconstitution d’un budget national : c’est le premier pas vers le rétablissement de l’équilibre et la régénération des finances françaises. Cet effort fiscal a été tardif ; nous en avons dit les raisons en exposant la réforme préalable de nos impôts directs. Il est encore insuffisant ; mais à chaque jour suffit sa peine, il se poursuivra, et le fait même qu’il a pu se réaliser dans un temps limité, en pleine guerre, quand la France n’a peut-être pas moins du quart de sa richesse aux mains de l’ennemi, ce fait-là n’est-il pas après tout la meilleure raison de penser que l’effort qui reste à faire sera fait, lui aussi, et la meilleure réponse à donner aux pessimistes qui se laisseraient aller à croire insoluble le problème fiscal de l’avenir ?


I

Insoluble, il ne le sera pas, si tout le monde fait son devoir, depuis le législateur jusqu’au contribuable, sans arrière-pensée, dans le seul intérêt de la France. Mais très difficile, nul doute qu’il ne le soit. Il l’est d’ores et déjà. Il l’est par son amplitude même, par l’énormité des charges nouvelles, — nous ne parlons ici que des dépenses normales et permanentes, à l’exclusion des dépenses de guerre, — à couvrir par des ressources ordinaires, c’est-à-dire par l’impôt : songez que l’intérêt annuel de la dette contractée en trois ans et demi, du 1er août 1914 au 31 janvier 1918, ne s’élève pas à moins de 4 069 millions. Il l’est aussi par sa complexité. S’il ne s’agissait que de prendre l’argent là où il y en a, au petit bonheur, comme le croupier ramasse les louis au râteau sur la table de jeu, ou comme le pacha oriental soutire à discrétion tributs et backchichs du Juif ou de l’Arménien, le fisc n’aurait pas grand’peine à prendre : seulement il tuerait le pays pour faire vivre l’État. Autre est le problème, et autrement malaisé ; il s’agit de voir clair dans ses données, de mettre de la méthode dans sa solution, et d’« organiser » la fiscalité nouvelle.

Cette fiscalité nouvelle, il la faut prudente à la fois et hardie en ses conceptions ; respectueuse du crédit public, dont elle est le premier appui et doit se garder de compromettre les intérêts par de fausses manœuvres ; respectueuse aussi du droit individuel, c’est-à-dire loyale, et non point imbue de cet âpre esprit de vexation et d’injuste rigueur qui est le meilleur stimulant de la fraude. Il la faut d’esprit droit, orientée honnêtement vers ce qui est son objet propre, l’apport des ressources au Trésor, et non pas artificieusement détournée de ce but au profit de telles ou telles fins humanitaires ; moins que jamais la question financière peut être mêlée à la question sociale. Il la faut d’esprit pratique : le temps qui presse ne permet pas de négliger le bien pour le mieux, et de renoncer au possible en vue de la recherche d’un idéal qui aura toutes les vertus, sauf celle de l’être. Il la faut équitable enfin, autant qu’il est dans la nature des choses ; plus que personne nous rendons hommage au noble souci de la justice fiscale qui est l’honneur de notre pays, mais cette justice tributaire ne saurait nous faire oublier le point de vue pratique de la productivité de l’impôt, ni surtout celui qui est ici dominant, le point de vue économique.

Le problème actuel n’est pas en effet purement fiscal ou financier, il est avant tout un problème économique, le plus crave qu’une nation ait jamais eu à résoudre. S’il y a une vérité évidente, c’est que la source de l’impôt n’est autre que la puissance productive du pays. Directement ou indirectement, c’est le revenu national, — profits et rente, intérêts et salaires, — qui paie l’impôt, et si l’impôt vient un jour à prendre sur le capital, c’est un appauvrissement d’autant pour la nation. Comment un revenu national stationnaire supporterait-il un impôt double ou triple ? L’impôt accru ne sera normalement payé que pur un revenu net accru, par une production supérieure et une épargne majorée. Développer la production, telle est donc la condition première du relèvement financier. Le problème fiscal se résoudra par la régénération industrielle et commerciale, par l’augmentation de la richesse. « Enrichissez-vous, » disait Guizot à la bourgeoisie de Louis-Philippe, pour la détourner, dit-on, de la politique en la jetant au pied du veau d’or. Bien différent certes, encore que le rapprochement vienne de lui-même, est le langage de notre ministre des Finances, qui promettait naguère à la Chambre de « chercher et trouver les moyens de développer la fortune nationale, » et ajoutait que « tout l’art du ministre de demain serait de demander au contribuable un effort supplémentaire en lui permettant de gagner davantage. » Produisez plus, économisez plus, afin que le fisc vous prenne plus ! Amère ironie, ou cruel paradoxe ? Non : évidente vérité. Pour accroître l’impôt, il faut accroître la matière imposable, favoriser la mise en valeur de toutes les ressources et l’exploitation intensive de toutes les richesses du pays. Et ce qu’on doit d’abord demander à l’Etat, c’est de ne pas décourager l’épargne et la formation des capitaux, de ne pas entraver par l’impôt l’action de l’initiative privée dans le développement de la production nationale.

Les socialistes ont au problème fiscal leur réponse toute prête. Ils veulent du neuf, en fait d’impôts comme en tout : les radicaux d’après 1870 ne parlaient pas autrement. Plus d’impôts indirects, plus d’impôts de consommation, injustes et antidémocratiques. Pourquoi aller rechercher dans les fonds de tiroirs des vieux économistes une vieille poussière de petites taxes surannées et improductives ? Il faut faire du nouveau : quelques grands impôts, simples et larges, l’impôt sur le revenu (nous l’avons depuis hier), l’impôt sur le capital (nous l’aurons demain), enfin les monopoles douaniers, fiscaux, industriels, sans compter les exploitations et participations, toutes les emprises imaginables de l’état sur l’initiative individuelle… Voilà, en bref, le programme socialiste.

De la nouveauté fiscale, — laissons là les monopoles qui sont la question de l’avenir, — c’eût été facile aux temps idylliques où la bonne ville de Zurich subvenait, dit-on, à ses charges grâce aux cotisations volontaires que les citoyens glissaient discrètement dans une cassette fermée. Mais aujourd’hui ! Rien n’est délicat comme de toucher à un système fiscal : on sait d’où on vient, on ignore où on va. Combien de fois n’a-t-on pas vu hausser le taux d’une contribution et baisser ensuite son produit ? Doubler un impôt ne veut pas toujours dire en doubler le rendement, car ici deux et deux ne font pas toujours quatre. Qu’on prenne garde, en créant une taxe nouvelle, que les débuts en seront difficiles, que les frais de perception en restreindront ou peut-être en absorberont le recette, et qu’au prélèvement légal s’ajouteront parfois des charges occultes qui pèseront sur le public sans profit pour le trésor : les plus lourds sacrifices imposés aux contribuables ne sont pas toujours inscrits au budget. Qu’on prenne garde encore que l’incidence de l’impôt nouveau est inconnue. Comment se répercutera-t-il ? Nul ne sait. Ce n’est pas avant longtemps que s’adouciront les frottements du début, que la compensation s’établira, et avec elle l’adaptation au milieu. On a nié et raillé cette assertion d’un maître de la science financière que « l’impôt gagne à être ancien. » Plus il est ancien, a-t-on prétendu, plus il y a chance pour qu’on ait vu changer toute l’ambiance économique pour laquelle il avait été fait. Peut-être : mais plus il y a chance aussi pour que l’incidence en soit fixée, l’équilibre assuré, et la charge effective réduite au minimum.

Quant à la simplicité dans les systèmes tributaires, peut-être plaît-elle aux esprits simplistes, ou aux simples d’esprit, mais elle est de toute évidence impossible dans un monde où tout s’est compliqué, l’impôt comme le reste. On le remarquait ici même, après la guerre de 70[2] : « Ni le science ni la société moderne ne s’accommodent de cette unité abusive, de cette simplicité extrême… Même dans les théories philosophiques, il s’en faut que la simplicité soit toujours un signe de vérité. Dans les matières sociales il semble que ce devrait être une présomption d’erreur… L’ordre, dans nos sociétés avancées, ne saurait être qu’une variété savante. » Dangereux, en matière fiscale, sont les moyens Simplistes, toujours brutaux et injustes. L’Angleterre a depuis cinquante ans cherché à simplifier à l’excès son régime d’impôts, avec ce résultat qu’elle s’est trouvée fort empochée, au cours de la guerre, pour trouver des ressources fiscales autre part que dans l’income tax. Nos origines latines, nos formes légistes nous ont au contraire toujours portés à développer chez nous la diversité dans la taxation, et avec raison, puisque seule une grande variété d’impôts peut arriver à saisir aujourd’hui la complexité des manifestations de la richesse. La France était sans doute à la veille de la guerre la plus imposée des grandes Puissances, c’est elle en revanche qui, par l’abondance de ses procédés contributifs, avait en un sens à sa disposition le plus de « moyens » fiscaux. De cette multiplicité de moyens, plus que jamais nécessaire, il faut aujourd’hui tirer parti, à la lumière de l’expérience. Les préjugés d’écolo, les plus belles doctrines modernes ne sauraient nous régir ni nous suffire. Le temps n’est plus aux controverses académiques sur les mérites respectifs des impôts directs ou indirects, des impôts sur la richesse ou sur la consommation : les uns et les autres seront nécessaires, nous n’avons plus à choisir. Il faut s’adresser à toutes les sources fiscales, il faut demander le maximum de sacrifices à toutes les forces contributives, dans la mesure où ces sacrifices ne nuiront pas essentiellement à l’économie nationale. C’est, il nous semble, dans cet esprit que le gouvernement a depuis doux ans abordé le problème et développé l’effort fiscal français.


II

Il l’a développé avec une louable énergie, par étapes, en frappant à toutes les portes pour répartir sur la plus grande surface possible la pression des charges nouvelles. Il a utilisé tous les moyens de la fiscalité d’avant-guerre, non sans recourir, çà et là, à des expériences, à des innovations plus ou moins heureuse… Il a dû, pour aboutir, conclure avec le parti socialiste et les groupes socialisants de la Chambre des transactions regrettables, mais peut-être inévitables. C’est une première concession de ce genre qui nous a valu les impôts « cédulaires » et l’impôt global sur le revenu. Tout récemment, pour obtenir du Palais-Bourbon un supplément de taxes indirectes, il s’est encore prêté à un nouveau « tour de vis » donné à cet impôt global, dont le tarif est devenu directement progressif avec échelle de 1 ½ à 20 pour 100 : comment ne pas blâmer un tel compromis, improvisé en cours d’année, au mépris des droits du contribuable, et sans égard pour la stabilité d’une institution qui n’est pas encore entrée dans les mœurs ? Si bien des critiques peuvent être adressées à l’œuvre fiscale de ces deux années, il faut cependant rendre justice à ses résultats, en tenant compte de la difficulté sans précédent d’une tâche que les temps faisaient pressante, et sans oublier qu’il n’est pas au monde de bons impôts, et que, dans la crainte du pire, le moindre mal est après tout en matière tributaire ce qu’on peut espérer de mieux.

Passons sur les deux impôts créés « pour la durée de la guerre : » la taxe sur les exemples et réformés (25 millions), et la contribution sur les bénéfices exceptionnels de guerre, déjà connue des lecteurs de la Revue[3]. Signalons toutefois que le taux de cette dernière, fixé d’abord à 50 pour 100, a été rendu progressif, avec maximum de 80 pour 100, et que, malgré cette hausse, malgré divers dispositifs de renforcement de l’imposition, on n’en espère pour l’exercice courant que 580 millions, chiffre bien faible auprès des sept milliards et demi de francs que le Trésor britannique attend cette année de l’excess profits tax : notre contribution sur les bénéfices de guerre est mal assise, rend peu, et rentre plus mal encore.

Nous n’avons pas à revenir ici sur les impôts directs : rappelons seulement que, la réforme des « cédulaires » s’équilibrant à peu près, grâce à l’appoint de diverses annexes, il y a, du fait de l’impôt global sur le revenu (tarif nouveau), une augmentation brute de 370 millions, à quoi il faut ajouter 23 millions provenant d’une hausse de la taxe de mainmorte et des droits sur les poids et mesures, soit au total 393 millions de recettes nouvelles au titre des contributions directes.

Le gros des autres ressources créées depuis deux ans a fait l’objet des trois grandes lois de finances des 30 décembre 1916, 31 décembre 1917 et 29 juin 1918[4].

Aux contributions indirectes il est demandé un surplus de 811 millions. Par l’élévation des droits, les spiritueux en donneront 75 ; les boissons hygiéniques 299 ; les denrées coloniales 70,7 ; les sucres 148 ; les vinaigres 5,8 ; les licences des débitants 26,2. Des taxes nouvelles sont établies sur les eaux minérales (3,3 millions), sur les spécialités pharmaceutiques (12 millions), sur les spectacles (10 millions). Les chemins de fer doivent produire 161 millions, grâce à la hausse de l’impôt sur les voyageurs et au rétablissement d’un impôt sur les transports de marchandises.

Aux douanes, il n’est réclamé qu’un petit supplément (droits de statistique) de 7 millions.

Les monopoles fourniront 264 millions et demi (tabacs 190, allumettes 16, postes et télégraphes 58 et demi). Notez qu’en regard de ces majorations brutes il faut compter sur de grosses augmentations de dépenses (122 millions pour les tabacs) ; il restera un gros déficit aux postes et télégraphes, dont les tarifs demanderaient un nouveau relèvement.

L’enregistrement et le timbre sont appelés à donner 450 millions, dont 292 reviendront à la hausse des droits de succession, 2 à celle des droits sur les donations, 38 et demi aux mesures contre la fraude, et le reste à des augmentations ou dispositions diverses.

Enfin les taxes récentes sur les paiements et dépenses (luxe inclus) sont censées devoir produire 1 152 millions : c’est le plus gros chiffre.

Dans l’ensemble, les ressources normales nouvelles, y compris l’impôt global sur le revenu, s’élèveront pour une année de guerre au total de 3 077 millions et demi, sans préjudice des 605 millions à provenir des deux taxes temporaires de guerre. — Devant cet énorme bloc fiscal, cet immense édifice aux matériaux pressés et disparates, que de questions n’y aurait-il pas à poser, ou à proposer ! Entre toutes, il y en a deux qui, par leur portée générale, nous paraissent solliciter surtout l’examen : ce sont celles qui concernent les droits de succession et les nouvelles taxes sur les paiements.


III

Chaque fois qu’il faut des ressources nouvelles au budget, la première pensée d’un ministre des Finances est de s’adresser aux droits de succession. Remarquez-vous en passant que nous disons droits de succession là où les Anglais disent duties, devoirs, et ne trouvez-vous pas qu’il y a toute une psychologie dans l’opposition de ces deux mots ?) — Faciles à percevoir, ils frappent la fameuse « fortune acquise » au moment où, son détenteur disparaissant, elle s’offre pour ainsi dire d’elle-même aux coups du fisc ; ils frappent non les vivants, mais les morts, qui ne se plaignent pas ; et ils frappent à coup sûr : c’est le seul impôt dont on puisse affirmer qu’il n’a pas d’incidence occulte. Et pour en justifier le principe, ou l’abus, n’a-t-on pas toujours à sa disposition la bonne vieille thèse étatiste du droit éminent de la société sur les successions ? « Dès l’instant où un homme est mort, a écrit Rousseau, son bien ne lui appartient plus, et lui prescrire les conditions sous lesquelles il peut en disposer, c’est moins altérer son droit en apparence que l’étendre en effet. » Belle faveur ! Il ne faudrait tout de même pas oublier que la nature des choses fait du droit de tester, partant de celui d’hériter, une partie intégrante du droit de propriété, l’un des meilleurs stimulants de l’effort et de l’épargne, et qu’on n’y saurait toucher d’une main imprudente sans menacer ou altérer à la fois la constitution de la famille, la fortune nationale et le progrès économique.

N’était-il pas inopportun de surtaxer les héritages en un temps où tant de morts glorieuses et douloureuses démembrent la famille française, où tant de patrimoines sont dissous ou dispersés, où l’évaluation même des biens est incertaine et leur liquidation souvent impossible ? Ces raisons ont fait écarter, pour le moment, l’idée d’une taxe annuelle sur le capital, sans sauver d’une nouvelle atteinte l’impôt successoral. Il n’y a pourtant pas longtemps que celui-ci avait été rehaussé en France. Jusqu’au début du siècle, il était resté proportionnel et modéré. Puis, coup sur coup, trois lois de 1901, 1902 et 1910 l’avaient rendu progressif, haussant en dernier lieu ses tarifs jusqu’à l’échelle de 1 à 6 et demi pour 100 en ligne directe au premier degré, et jusqu’à celle de 18 à 20 pour 100 entre parents au-delà du quatrième degré ou entre étrangers : surcharge considérable, que beaucoup jugeaient déjà très excessive et dangereuse ; en tout cas, limite impossible à dépasser. Elle devait l’être pourtant, et deux fois pour une.

La réforme actuelle est double. D’abord les tarifs sont fortement accrus ; l’échelle va maintenant en ligne directe au premier degré de 1 à 12 pour 100 ; au-delà du quatrième degré ou entre étrangers, de 25 à 36. La hausse porte surtout sur la ligne directe, la plus productive pour le fisc, mais socialement la plus digne d’intérêt ; et dans cette ligne directe on a trouvé moyen de faire une ligne ascendante plus chère que la ligne descendante. Le taux moyen des droits, qui était de 6 pour 100, monte à 9,60. Ajoutons que les droits sur les donations ont été accrus en proportion, et qu’en prévision des « fuites, » on a pris de nouvelles mesures contre la fraude. — Mais cela ne suffirait pas. On veut tirer plus encore de l’héritage : à côté et en plus des droits ordinaires, on crée une taxe nouvelle, dite taxe successorale, — progressive, est-il besoin de le dire ? — qui vient frapper avant tout partage l’actif global de la succession quand cette succession est dévolue à moins de quatre enfants, vivants ou représentés. L’échelle en va de 0,25 à 3 pour 100 quand il y a trois enfants, de 0,50 à 6 quand il y en a deux, de 1 à 12 quand il y en a un, de 2 à 24 quand il n’y en a pas. Ainsi fait-on pénétrer dans le droit fiscal des successions une considération nouvelle : la composition de la famille, le nombre d’enfants laissés par le défunt. On devine les motifs, ou les prétextes, par quoi on entend justifier l’innovation : c’est l’intérêt social de la natalité à favoriser, c’est cette pensée de justice qu’à défaut de faveurs fiscales à accorder aux familles nombreuses, il faut au moins rétablir, par une surtaxe frappant les familles restreintes, l’égalité des charges entre les unes et les autres, et compenser aux unes le poids des sacrifices de toutes sortes auxquels les autres ont échappé.

L’idée d’exploiter au profit du fisc la lutte contre la dépopulation, en surchargeant les successions où il n’y a pas ou pas assez d’héritiers directs, avait fait l’objet dans ces dernières années de bien des propositions, au Parlement. L’une des dernières, celle de M. Bokanowski, était l’une des plus pernicieuses : dans toutes les successions qui ne seraient pas déférées à quatre enfants au moins, l’État aurait droit, en qualité d’héritier et à titre de réserve, à la part d’un enfant légitime. L’État héritier ! Regardez-le : il fait mettre les scellés, il participe aux inventaires, ouvre les livres, intervient dans les affaires de famille ; il prélève sa part sur l’héritage, moitié s’il n’y a pas d’enfant, un tiers s’il y en a un, un quart s’il y en a deux ; peu à peu, dans l’impossibilité de liquider, il devient copropriétaire, donc cogérant, des patrimoines privés, des fonds de terre ou de commerce, des industries !… Voyez à quelles monstruosités aboutissait un tel projet dont les aspirations ultra-socialistes se dissimulent mal sous l’honnête formule d’encouragement à la natalité.

Notre nouvelle taxe successorale ne va pas jusqu’à cette extravagance. Est-elle pour cela bien juste ? On veut « pénaliser » la famille incomplète : mais notez que, dans la famille incomplète, ce sont les héritiers qu’on frappe, et qui n’en peuvent mais, au lieu des auteurs, volontaires ou non, du mal à combattre ; notez aussi qu’on ne tient pas compte, dans le nombre des héritiers, des enfants prédécédés et non représentés, de ceux que l’accident ou la maladie a ravis aux parents, déjà grands peut-être, mais avant qu’ils n’aient eux-mêmes procréé la vie. On entend restaurer l’équilibre fiscal entre les grandes familles et les autres : soit ! Mais si celles-ci sont surchargée ? , nous ne voyons pas que celles-là soient déchargées, comme l’équité le demanderait, à proportion du nombre de leurs enfants au-dessus de quatre. On désire enfin favoriser la natalité : vœu platonique ! La menace d’impôt posthume sera sans effet sur les parents calculateurs qui (pour ne pas sortir du point de vue matériel) auront toujours plus d’avantage à « faire un aîné » qu’à donner à cet aîné beaucoup de cadets. Au vrai, c’est de fiscalité et non de natalité qu’il s’agit ici. Qu’on nous dispense de croire à la repopulation par l’impôt !

Pour en revenir au point de vue fiscal, nous constaterons que la taxe successorale jointe aux droits de succession surélevés fait dans l’ensemble un impôt extrêmement lourd. En gros, il y a, par rapport à l’état de choses antérieur, doublement des charges. Une succession moyenne de 300 000 francs partagée entre trois enfants paiera en tout 4,54 pour 100, tandis qu’auparavant, elle n’eût été taxée qu’à 2,19. Autrefois, le maximum absolu des tarifs était de 29 pour 100 ; il est aujourd’hui de 60, en l’absence d’enfants. En 1913, les mutations par décès ont fourni 327 millions au budget ; actuellement, elles produiraient 646 millions pour une année entière[5]. — Le pays supportera-t-il sans risque un pareil poids ? L’épreuve sera rude pour les patrimoines privés, que quelques mutations rapprochées mèneront à l’anéantissement, faute du délai nécessaire pour se reconstituer entre temps[6]. La menace sera sérieuse pour les entreprises agricoles, industrielles et commerciales, pour toutes les œuvres de longue haleine, les plus profitables pour la société ; comment échapperont-elles aux dislocations éventuelles, aux liquidations ruineuses, sans parler du risque plus général de crise économique ? Enfin, le danger sera grave pour la fortune publique : c’est l’absorption lente du capital national par le moderne Minotaure, l’Etat. Si l’impôt pouvait se payer sur le revenu, il n’y aurait que demi-mal ; et de même si l’impôt devait aller tout entier à l’amortissement de la dette publique : il n’y aurait que transfert, et non perte de richesse. Mais le fait est que l’Etat, pour ses besoins courants, prend sur le capital des particuliers, sans que ceux-ci aient d’ordinaire la facilité, si même ils ont la possibilité, de se couvrir par un amortissement ultérieur ou préalable. Comme le prodigue, il consomme son fonds, ou plutôt le fonds des Français. Il dévore, sinon ses enfants, du moins leur fortune, pour leur conserver un père. Il mange en herbe son blé, l’espoir de l’avenir et le gage des impôts de demain.

Si impérieuses que soient les nécessités budgétaires, ce n’est donc pas sans appréhension qu’on voit ainsi surchargé l’impôt successoral. Moins impopulaire que l’impôt sur le revenu, nous le jugerions volontiers plus nuisible à l’économie nationale. Lequel des deux, poussé à l’excès, risque le plus de détruire le nerf du progrès économique ? On pourrait hésiter. Mais voici qui n’est guère douteux. L’impôt sur le revenu, c’est le revenu qui le supporte, et ce revenu, chacun peut, chacun doit le défendre en restreignant ses dépenses. Au contraire, c’est le capital que saisit fatalement aujourd’hui l’impôt des successions : le risque d’appauvrissement pour le pays est pire ici que là. C’est ce qui fait craindre qu’on ait, dans cette surcharge des héritages, tendu la corde à l’excès, sans parer aux dangers de rupture ; et le malheur est qu’on ne s’apercevra du mal qu’on aura fait que quand la corde aura cassé.


IV

Voilà donc, si l’on peut dire, la mort surimposée : ne pourrait-on pas plus justement taxer la vie, j’entends ces mille opérations financières par où se traduit au jour le jour la vie de chacun de nous ? Il en est qui sont déjà touchées par le fisc ; mais ne pourrait-on pas faire mieux, en frappant d’une façon générale toutes les transactions, les paiements, les dépenses qui font le courant de l’existence économique du pays ? Par l’impôt direct, on atteint la production ; par l’impôt indirect, la consommation ; que ne cherche-t-on à atteindre par un impôt spécial la « circulation ? » Ce serait quelque chose de nouveau, de productif, qui sortirait des vieux cadres de la fiscalité routinière. L’idée était dans l’air ; elle s’est fait jour en Angleterre, en Allemagne ; elle vient de se réaliser, — plus ou moins bien, — en France.

Il y a deux façons de la concevoir : l’une étroite, l’autre large. Dans un cas, le Trésor prélèverait son tant pour cent, — tel le sou du franc, — sur les dépenses des particuliers, sur les achats opérés par eux pour leur consommation, en d’autres termes sur l’emploi qu’ils font de leurs revenus pour leur usage personnel ; les dépenses de première nécessité devraient être exemptées, le luxe en revanche pourrait être surchargé. L’autre hypothèse est plus vaste et plus ambitieuse : on taxerait les transactions en général, soit tous les mouvements de fonds, tous les déplacements de valeurs. À chaque passage d’argent, l’Etat percevrait un péage ; n’est-ce pas son droit, puisqu’il est pour ainsi dire invisible et présent dans chacune de ces transactions qui ne tirent leur force que de l’armature légale, de l’appareil judiciaire, de l’organisation, en un mot, du corps social ? Pierre qui route n’amasse pas mousse : l’argent qui circule apporterait au moins des recettes au Trésor. Et des recettes considérables : on calcule que le montant total des paiements approche en France de 400 milliards par an. Associé à l’activité des transactions, le Trésor verrait ainsi ses rentrées suivre pas à pas les progrès de la richesse dans le pays. Sans doute, des distinctions s’imposeraient. Sous ce terme de transactions se mêlent toutes sortes d’opérations dont la portée économique est aussi différente que le caractère légal, et qu’on ne saurait mettre sur le même pied devant l’impôt. Elles peuvent être civiles, ou commerciales ; tantôt elles résulteront de contrats, tantôt elles représenteront un paiement au sens juridique, une extinction de dette ; capitaux ou revenus, ventes en gros ou au détail, matières premières ou produits ouvrés, leur objet peut varier à l’infini : il importerait que tout cela ne fut pas confondu, fiscalement parlant. C’est assez dire que l’idée fort séduisante d’imposer les transactions, ou même seulement les dépenses, n’est guère facile à mettre on pratique.

C’est au reste ce que montre l’expérience. Nous disions qu’elle est nouvelle ? Oui, dans notre monde nouveau. Mais comme toutes les idées justes, on en retrouve l’origine jusque dans les temps très anciens. Excusons-nous du pédantisme : jusque dans l’Égypte des Ptolémées. Au temps d’Épiphane et de Philométor, tout achat, toute vente subissait en Égypte une taxe (Τέλος ὠνῆς) du vingtième, plus tard du dixième. Voici même un fait curieux. Comme les droits de succession, — il y en avait déjà ! — étaient d’un taux plus fort que la taxe sur les achats et ventes, on cherchait à échapper par celle-ci à ceux-là ; ainsi lit-on dans un vieux texte qu’IHrus Choachyle des Memnonies vendit, à soixante-dix ans, ses propriétés à ses enfants, sa maison étant réservée à sa fille Tagès, le tout pour la somme minime de deux talents : les fraudes successorales ne datent pas d’hier ! — De la terre des Lagides, l’idée passa à Rome ; on sait que l’Égypte fut pour bien des choses l’école de César, comme l’Inde avait été celle d’Alexandre ; d’ailleurs, un ami de César, C. Rabirius Postumus, n’avait-il pas été ministre des Finances de Ptolémée Aulète ? Toujours est-il que pour réparer les désastres de la guerre civile, Auguste établit dans l’Empire la centesima rerum venalium, ou centième denier des ventes ; selon les plus récents auteurs, ce droit n’était perçu que sur les ventes publiques, mais il faut dire que c’étaient les plus répandues. Tibère réduisit de moitié la taxe, qui fut abolie par CaliguIa en l’an 38, pour être d’ailleurs rétablie plus tard, au moins dans les provinces. Sur les achats d’esclaves, dépense de luxe, le tarif était quadruple. — En des temps moins lointains, l’Espagne, sous Philippe II et ses successeurs, eut beaucoup à souffrir de l’Alcavala, droit du dixième perçu sur toutes les ventes commerciales, auquel s’ajoutèrent sous Philippe IV les cientos (1, puis 4 pour 100) ; il était perçu sur chaque transformation ou vente successive du même objet, et les rigueurs en étaient telles qu’on y a vu l’une des, principales causes de la décadence économique du pays au XVIIe siècle. Un impôt analogue a existé aux Etats-Unis pendant la guerre de Sécession ; il dut être supprimé peu après devant les réclamations du public, mais le rendement en avait été énorme, près de 3 milliards en 1865, dit-on. Le Mexique, enfin, possède depuis le président Diaz une taxe sur les transactions ; toutes espèces d’actes et de contrats y sont soumises, s’il y a prix mentionné ; le taux était en dernier lieu de 2 pour mille ; cette taxe a remis à flot en peu d’années les finances mexicaines, et produisait avant les récentes révolutions le plus clair des ressources du trésor.

Adapter le concept d’une taxation de la circulation à la complexité moderne de notre vie économique, telle paraît avoir été l’ambition de notre ministre des Finances. Nous n’oserions dire qu’il y a du premier coup réussi ; il a fait, pour ainsi parler, deux ébauches, jumelles et rudimentaires, auxquelles s’ajoute, il est vrai, avec la dimé du luxe, une œuvre solide et résistante.

Il a fait d’abord une application partielle de la taxe sur les transactions : c’est la taxe de vingt centimes sur les paiements. Mais combien étroite et craintive ! Elle ne frappe que les paiements libératoires, stricto sensu. Elle ne les frappe qu’en matière civile, toutes opérations commerciales restant en dehors[7]. Elle ne les frappe que quand ils sont constatés par un titre, acquit ou reçu, le Parlement s’étant refusé, de crainte de bouleverser les habitudes du public, à décréter l’obligation de la quittance ; ce qui fait que la taxe reste en un sens facultative. Y a-t-il titre ? La taxe est due. Pas de titre ? Pas de taxe. Il y a là dans les mailles du filet un large trou où passe le poisson, petit ou gros, et qui vaut, dit-on, une perte de 90 millions par an au Trésor ; on devra commencer par le boucher, le jour où on voudra faire œuvre sérieuse.

Puis il a créé une taxe sur la dépense privée, au même taux, — très modique ici, — de vingt centimes pour 100 francs. Elle atteint tous les achats faits au détail ou à la consommation, — marchandises ou fournitures, — qu’il y ait titre ou non, sous cette réserve qu’en l’absence de titre les paiements de moins de 150 francs seront quittes de droits, ce qui revient à l’exemption des achats de première nécessité.

Ces deux taxes ne rapporteront que peu d’argent au Trésor, 240 millions par an, croit-on, ce qui n’est guère eu égard à l’énorme masse de la circulation en France. Paiements civils, dépenses privées, leur base est bien réduite. Il faudra les renforcer et les développer, pour y trouver une large ressource d’avenir. A dire vrai, nous sommes bien loin encore d’une pleine réalisation de l’idée féconde qui semble avoir inspiré le ministre ; ce ne sont ici que des esquisses fiscales, dont il devra poursuivre l’exécution en se dégageant des formes anciennes dont son œuvre étriquée garde trop l’empreinte.

Mais il a tiré de l’impôt sur la dépense un corollaire, — la taxe sur le luxe, — dont l’importance a tout de suite passé au premier plan. Dans la masse des dépenses privées, il a mis à part les dépenses de caractère somptuaire : achats d’objets de luxe, — une double liste en a été dressée, la première comprenant les objets qui sont de luxe par nature et destination, et la seconde ceux qui sont considérés comme de luxe quand leur prix dépasse un certain minimum ; — puis dépenses faites pour le logement, la nourriture ou la boisson dans des établissements dits de luxe, et classés comme tels dans chaque département par une commission spéciale, sous, réserve d’appel à une commission centrale à Paris. Sur ces achats ou dépenses de luxe, l’impôt n’est plus de 0,20. mais de 10 pour 100 : le saut, on le voit, est énorme. C’est de cette taxe sur le luxe qu’on attend la majeure partie des 1 152 millions que doit produire, en une année de guerre, l’ensemble des nouvelles taxes sur les paiements[8].

Depuis que le monde est monde, on a toujours vu le luxe loué par les uns, blâmé par les autres, et parfois par les mêmes, tel Montesquieu qui aspire au chapitre IV du livre VII de l’Esprit des Lois que « si les riches ne dépensent pas beaucoup, les pauvres mourront de faim, » et qui deux pages plus loin se récrie : « tant d’hommes étant occupés à faire des habits pour un seul, le moyen qu’il n’y ait bien des gens qui manquent d’habits ! » Si le préjugé populaire veut qu’il soit fait de la misère du peuple, le préjugé bourgeois y voit le signe et la condition de la prospérité nationale :


La république a bien affaire
De gens qui ne dépensent rien !
Je ne sais d’homme nécessaire
Que celui dont le luxe épand beaucoup de bien…


comme dit le bon La Fontaine. Il fait, dit-on, marcher le commerce ; la rue de la Paix fait vivre Paris, et Paris fait vivre la France ! La vérité économique parait bien être que, le luxe représentant une consommation improductive de capital et de travail, si l’usage peut s’en justifier, — c’est un aiguillon de l’effort, — l’excès en est nuisible en ce qu’il soustrait abusivement du travail et du capital à la production des denrées essentielles. Or, en temps de guerre, quand toutes les forces du pays doivent tendre à ce seul but, vaincre, et en attendant vivre, l’usage ne se confond-il pas avec l’abus ? Quand chacun doit restreindre son ordinaire, voire son nécessaire, en vue de rétablir, dans l’économie nationale, l’équilibre rompu entre la production et la consommation, voudrait-on que le « somptuaire » échappât à la loi commune ? Socialement même, l’étalage de vanité de quelques-uns n’apparait-il pas, devant l’épreuve de tous les autres, comme une faute et presque une provocation ? Et si la taxation du luxe, on tant que signe individuel de richesse, est de tout temps légitime, n’est-elle pas actuellement en vérité commandée par les circonstances ?

Il est vrai que les impôts somptuaires ont, comme on dit, une mauvaise presse. Condamnés par les économistes, ils se sont jusqu’ici toujours montrés peu lucratifs. Mais pourquoi ? C’étaient de petits impôts directs, isolés, incapables de saisir une proie mobile et capricieuse. Il s’agit d’autre chose ici. Sans nourrir l’illusion de supprimer le luxe ou l’ambition puritaine de réformer les mœurs en le châtiant, on veut, — simplement, — l’exploiter. Se restreindra-t-il plutôt que de payer ? Tant mieux pour l’économie nationale, Paiera-t-il sans se restreindre ? Tant mieux pour les finances publiques. De toutes façons, le pays y gagnera. Pour le saisir sûrement, voici donc une taxe générale sur toutes les dépenses dites de luxe. Ce n’est pas telles ou telles, c’est toutes qu’elle vise dans ses nomenclatures (car, dans l’impossibilité de définir le luxe, il a bien fallu procéder par énumération). Notez d’ailleurs que le luxe, chose variable selon les temps, s’est de nos jours largement répandu et généralisé. Il n’est plus le privilège de quelques-uns, mais la jouissance d’un assez grand nombre. Il a descendu de plusieurs degrés dans l’échelle sociale. De fait, il représente aux yeux du fisc quelque chose de très large : c’est aussi bien la qualité juste au-dessus du courant que la qualité supérieure ou rare, c’est le superflu, l’élégance, la dépense de jouissance, celle qu’on fuit quand on n’est pas bien pressé par la nécessité d’« y regarder. » A côté du grand luxe, on a mis « au tableau » le demi-luxe, celui des classes moyennes, — elles souffriront, ici comme ailleurs, car c’est leur destinée de subir pour une large part les charges des riches sans jouir d’aucun des privilèges que la démocratie réserve à l’ « éminente dignité » des pauvres.

Cette extension sociale du luxe est le gage à la fois de l’opportunité de la taxe et de sa productivité future. « C’est bien mal connaître les hommes, disait Rousseau, que de croire qu’après s’être laissé une fois séduire par le luxe ils y puissent jamais renoncer ; ils renonceraient cent fois plutôt au nécessaire, et aimeraient mieux mourir de faim que de honte… Tant qu’il y aura des riches, ils voudront se distinguer des pauvres, et l’Etat ne saurait se former un revenu moins onéreux ni plus assuré que sur cette distinction. » La taxe ne comporte d’ailleurs ni arbitraire ni inquisition ; elle ne frappe que ceux qui le veulent bien ; l’étranger, qui avant la guerre dépensait chaque année deux milliards en France, lui apportera sa large quote-part. Ajouterons-nous, non sans quelque apparence, je le veux bien, de paradoxe, qu’un jour ou l’autre on en verra peut-être le poids s’alléger ou même disparaître ? Elle est imposée, n’est-il pas vrai ? en un temps de prix surélevés. Que les prix des choses, j’entends des objets taxés, viennent à baisser, comme on peut l’espérer pour l’avenir, qu’ils viennent à baisser du dixième, elle se trouvera absorbée ou résorbée de telle sorte que, tout en continuant à être payée par le public, elle ne sera plus en réalité une charge pour personne. Et il y aura ce jour-là comme une vérité dans la boutade de Gavarni qui voulait qu’on demandât plus à l’impôt et moins au contribuable !

La dime somptuaire a fait ces derniers mois l’objet de vives critiques. On se plaint qu’elle entrave le commerce ; en diminuant la vente, elle léserait à la fois la production et le travail. Or, le luxe, dit-on, n’est pas seulement la parure de la France, mais l’une des sources principales de sa richesse. La France produit et vend du luxe. Si les autres pays lui sont souvent supérieurs dans la fabrication courante et à bon marché, elle est souveraine en matière d’élégance, de goût, d’originalité, de fini. Imposer le luxe, c’est favoriser la camelote, c’est provoquer l’exode de notre clientèle étrangère et peut-être l’expatriation de nos plus belles industries nationales. D’ailleurs la loi, qui fait du commerce le collecteur de l’impôt, l’astreint à une comptabilité compliquée, a un contrôle gênant, sans même armer le Trésor contre la fraude des intermédiaires de rencontre. On demande donc, et vivement, l’abolition de l’ « incommode-taxe. »

Il y a dans ces doléances une exagération manifeste. Qu’est-ce que sont les formalités et vérifications imposées au commerce auprès de l’inquisition organisée à tous les foyers par les impôts sur le revenu ? S’il y a réduction des affaires, la vraie cause n’en est-elle pas dans la guerre, et dans la hausse générale des prix que la guerre a indirectement provoquée ? Quand un achat d’immeuble est chargé de 9 pour 100 d’impôts et frais, est-il bien excessif d’en demander 10 aux achats de luxe, et croit-on vraiment qu’un décime suffira pour nous faire abandonner de nos riches clients extérieurs ? D’ailleurs, que propose-t-on en remplacement ? Un impôt sur le chiffre d’affaires, facile à percevoir, mais dont le commerçant ne manquerait pas de reporter sur le client toute la charge, et plus encore, et dont le poids élèverait non plus seulement le prix du luxe, mais le prix de tout, le prix de la vie.

Loin de nous de dire que la taxe nouvelle sur le luxe est parfaite, et intangible en la forme. Le classement sera sans doute à revoir, le mode de perception à améliorer ; on n’a pas assez tenu compte, dans l’échelle des prix, du renchérissement actuel des articles courants. L’expérience indiquera toutes les retouches nécessaires, une fois la taxe entrée dans les mœurs. Mais ce que nous osons affirmer, c’est que le principe en est juste, et l’application nécessaire.

C’est le sort commun des nouveautés fiscales d’être mal accueillies par les intéressés. L’impôt, pour certains, c’est l’argent des autres, et il n’y a de bons impôts que ceux que paie le voisin. Constatons toutefois qu’ici, par un curieux renversement des rôles, le protestataire n’est pas le public, qui paie la taxe, docilement, c’est le commerce, qui ne la paie pas ; c’est l’ « intermédiaire » qui geint : il abuse ! A vrai dire, quand les consommations générales sont, pour une part, assez largement taxées, on ne comprendrait pas que les dépenses de luxe ne fussent pas surtaxées. La nouvelle taxe joue en quelque sorte vis-à-vis des impôts de consommation le même rôle que le « global » vis-à-vis des « cédulaires : » elle fait fonction de progression. Elle est, selon le goût du jour, un impôt démocratique. L’Angleterre va, dit-on, l’imiter. Elle répond à une nécessité de l’heure, nécessité budgétaire, économique, et sociale : le luxe doit au pays sa large contribution de guerre.


V

C’est ainsi dans l’ensemble un puissant effort fiscal que la France a réalisé ces deux dernières années : 3 077 millions de recettes nouvelles pour une année de guerre, — ce sera bien davantage en temps de paix, quand elle aura retrouvé ses provinces envahies et le plein essor de sa vie économique, — soit un supplément de plus des deux tiers des revenus fiscaux encaissés au cours de l’exercice 1913 (4 563 millions), sans compter les 605 millions de recettes exceptionnelles et temporaires de guerre. Tard venue à l’effort fiscal, elle s’y est du moins donnée avec énergie, elle a rattrapé le temps perdu, et elle continuera vaillamment l’œuvre commencée, avec d’autant plus de mérite que, de toutes les grandes Puissances belligérantes, elle est depuis quatre ans la plus éprouvée, comme elle était déjà auparavant la plus chargée d’impôts. Ses fils font largement leur devoir fiscal, comme ils font glorieusement leur devoir militaire.

Sans doute, ces résultats ne sont pas à comparer avec ceux qu’a obtenus l’Angleterre. Au budget britannique, les recettes ordinaires ont passé en quatre ans de 209 millions sterling (budget de 1914) à 542 (budget de 1918-1919), déduction faite de l’impôt sur les bénéfices de guerre ; elles se sont donc accrues de plus de deux fois et demie. Mais n’oublions pas que, sous la protection de son insularité, l’Angleterre a souffert moins que nous de la guerre, qu’elle était d’ailleurs bien plus riche et moins lourdement taxée, ce qui lui a permis de commencer plus tôt, et de continuer, sans trop en souffrir, à s’imposer des sacrifices supérieurs.

Les socialistes ont été parmi les premiers en France à pousser à l’impôt, au cours de la guerre : ne le leur reprochons pas ! Mais aujourd’hui ils critiquent avec âpreté, dans l’œuvre fiscale accomplie, la disproportion qui, d’après eux, existerait entre la part de charges demandée aux contributions directes et la part réclamée aux impositions indirectes. Ces dernières auraient été appelées à fournir jusqu’à 70 ou 72 pour 100 des recettes nouvelles : injuste et cruel abus, dont ils ont pris prétexte pour réclamer une surcharge de la « richesse acquise, » et tout dernièrement pour contraindre les pouvoirs publics à accepter la hausse à 20 pour 100 de l’impôt global sur le revenu. De cette thèse tendancieuse, il importe de faire ressortir l’inanité.

Rectifions d’abord la position des termes : ce n’est pas entre les impôts directs et les impôts indirects qu’il y a lieu d’établir le parallèle, — la distinction, empirique et administrative, manque de base scientifique, — mais entre les impôts sur le revenu ou le capital, d’une part, y compris l’enregistrement et le timbre qui frappent les manifestations de la richesse, et, de l’autre, les impôts de consommation. Or, entre ces deux grands groupes fiscaux, il a été plusieurs fois démontré par de savants auteurs, M. A. Liesse et le regretté Pierre Leroy-Beaulieu, qu’avant la guerre il y avait, contrairement à un préjugé très répandu, à peu de chose près, équilibre dans le budget français. Depuis lors, le bloc des impôts sur les consommations a beaucoup grossi. Mais une distinction s’impose ici. Nous ne sommes plus au temps où ces impôts ne frappaient que les denrées de première nécessité, prêtant ainsi à l’accusation d’être progressifs à rebours ; leur champ s’est élargi, ils atteignent nombre de denrées d’utilité secondaire, de jouissance facultative, ils saisissent même le luxe, toutes choses fort différentes au regard de la justice tributaire ; ils ne sont plus par définition des taxes sur les pauvres. Or, les impôts somptuaires ne sauraient, en équité fiscale, être confondus avec les impôts sur les nécessités, ou, d’une façon plus large, avec les impôts qui, frappant les consommations très générales (telles que spiritueux, tabacs, transports, etc.), portent en fait sur la grande masse de la population : les deux catégories fiscales demandent à être nettement séparées. Si donc, sur ces bases correctes, nous tentons la classification logique des ressources créées depuis la guerre, nous trouverons que 29 pour 100 d’entre elles viennent des impôts sur les revenus et capitaux (inclus l’enregistrement et le timbre), 32 des impôts sur les dépenses somptuaires, et 39 des impôts sur les consommations générales[9]. Allons plus loin : réunissons les deux premières catégories, et nous verrons que, s’il n’est demandé que 39 pour 100 du total, par les impôts sur les consommations générales, à la masse de la population, il est réclamé 61 pour 100, par les impôts sur les revenus, capitaux et luxe, aux contribuables des « cédulaires, » aux privilégiés du « global, » à la minorité qui participe aux mouvements des capitaux ou aux jouissances somptuaires. Il nous paraît que cette répartition du nouveau fardeau fiscal est assez juste, et plutôt à l’avantage du grand nombre ; rien de plus faux en tout cas que de prétendre que la « richesse » a été ménagée au détriment des intérêts populaires.

L’Angleterre, dont l’exemple revient à chaque page, a procédé autrement dans la répartition de ses charges nouvelles : elle a demandé bien davantage aux impôts directs sur la richesse qu’elle a accrus de 169 pour 100 de 1914 à 1917, tandis qu’elle ne haussait que de 40 pour 100 les impôts de consommation. C’est là un tour de force que, plus riche et plus robuste, elle pouvait peut-être se permettre, mais dont il semble qu’elle finit malgré tout par se lasser, car, au projet de budget de 1918-1919, le chancelier de l’Échiquier n’a réclamé, sur 64 millions sterling de recettes nouvelles, que 20 millions a l’income tax et 1 million au timbre des chèques, contre 42 millions et demi aux consommations générales, spiritueux, boissons, sucre et tabac : voilà un signe des temps !

C’est qu’un pays se fatigue plus vite de l’impôt direct que des autres impôts. Impératif et nominatif, il agit par contrainte personnelle ; son étroitesse de base en fait l’impôt de quelques-uns, tandis que les autres sont l’impôt de tous ou l’impôt de ceux qui le veulent bien ; il ne peut être perçu, dit St. Mill, « sans une coopération consciencieuse du contribuable, peu à espérer dans le relâchement moral de la société actuelle. » N’est-il pas caractéristique qu’on escompte péniblement en France 370 millions de l’impôt global sur le revenu, alors qu’on en espère (avec quelque optimisme d’ailleurs) 912 de la taxe du luxe, qui frappera sensiblement les mêmes 350 à 400 mille individus ? — Plus facilement productifs sont les impôts sur les consommations ; leur limite de charge, si l’on peut dire, est plus élevée. En dehors de ceux qui frappent les nécessités, le paiement en est à demi volontaire, car on peut au besoin s’abstenir de l’achat taxé, et à demi inconscient, car la part du fisc n’apparaît pas sur la note. N’est-il pas d’ailleurs dans l’intérêt de la communauté de frapper la consommation plutôt que la production, la dépense plutôt que l’épargne, ce qui nuit au pays plutôt que ce qui lui profite ? Sans doute ils tendent, en ces temps de vie chère, à renchérir encore la vie. Mais où trouvera-t-on des impôts, — les droits de succession à part, — dont ce ne soit là l’effet, par une incidence plus ou moins dissimulée ? Les impôts directs n’agissent-ils pas le plus souvent à cet égard comme des indirects ? Si forte est la hausse actuelle des prix qu’en vérité l’impôt s’y perd, s’y noie…

Bien avant la guerre, l’un des plus chauds partisans de l’impôt sur le revenu, le professeur Seligman, de New-York, constatait déjà, non sans mélancolie, que les impôts de consommation, dont la place était partout prépondérante, avaient seuls rendu possible le développement du monde moderne. Il faut aujourd’hui qu’ils aident à son relèvement ! À côté des impôts sur la richesse, ils sont plus que jamais indispensables ; s’ils exemptent le nécessaire et surtaxent le luxe, ils ne sont pas injustes, et ne méritent pas l’exclusive, — d’ailleurs théorique, — que leur ont donnée nos doctrinaires du socialisme.


VI

Si la nécessité de refaire un budget a largement contribué à favoriser, à stimuler l’effort fiscal, ce n’est toutefois que grâce à l’amplitude de cet effort que la France a pu entreprendre l’œuvre essentielle de sa reconstruction budgétaire. De cette œuvre, où elle vient de recueillir le premier fruit de ses sacrifices, et qui en fait comme une conclusion provisoire, nous devons en terminant souligner l’importance.

Depuis le 4 août 1914, la France a vécu sous le régime des crédits provisoires. Tous les trois mois, le Parlement votait en bloc les crédits nécessaires pour toutes les dépenses du trimestre suivant ; il a ainsi voté 6 589 millions de crédits pour les derniers mois de 1914, 22 804 pour 1915, 32 945 pour 1916, 42 301 pour 1917. Toute prévision, toute précision à longue échéance étant impossible, cette pratique des crédits trimestriels s’était imposée au début : il est malheureusement hors de doute qu’elle s’est prolongée beaucoup plus que de raison. Trop longtemps nous avons été à la journée, ou au mois : nul contrôle possible, nul frein à l’inflation des dépenses ; point de recettes prévues en face des crédits ouverts : on avait perdu la notion de l’équilibre budgétaire.

Qu’est-ce qu’un budget ? Ce n’est pas seulement un état de prévision, c’est un état ou plutôt un établissement d’équilibre ; ce n’est pas seulement le moyen, et le seul moyen, de voir clair dans la situation financière, c’est le moyen, et en même temps le précepte, l’obligation pratique d’assurer le bon aménagement des ressources et des charges. En mettant celles-ci en regard de celles-là, il oblige à les équilibrer, car il faut en toute loyauté que celles-ci se règlent, et se gagent, sur celles-là. Sans budget, il n’y a pas d’ordre, bien plus il n’y a pas d’équilibre : on est dans le noir et dans le déficit. — Rétablir un budget, c’était donc la première condition pour rendre une base à nos finances, en même temps que pour forcer les services publics à restreindre les dépenses et le Parlement à voter les ressources nouvelles. Il fallait, comme disait autrefois Colbert, substituer la « maxime de l’ordre » à la « maxime de la confusion : » que n’avions-nous un Colbert pour faire régner la « maxime de l’ordre ! »

Bien tardive, comme l’œuvre fiscale dont elle dépendait, a été l’œuvre budgétaire du Gouvernement. Ce n’est que le 13 novembre 1917 qu’il a déposé à la Chambre, pour l’exercice 1918, un projet de budget ordinaire des services civils ; et ce n’est, après bien du temps perdu, que le 29 juin dernier que ce projet est devenu loi.

Budget « ordinaire » des « services civils : » il ne comprend et ne saurait comprendre que les dépenses annuelles et normales, les dépenses « ordinaires » de l’Etat, à couvrir par les recettes « ordinaires, » impôts, produits domaniaux et divers. Il ne pouvait être question d’y incorporer les dépenses militaires de guerre, ni même certaines dépenses extraordinaires d’ordre civil qui, se rattachant directement à la guerre, prendront fin avec les hostilités : toutes dépenses qui doivent rester soumises au régime des crédits trimestriels, et seront soldées sur l’emprunt. D’autres dépenses lui échappent encore, ce sont celles qui résultent d’avances faites aux gouvernements étrangers, aux industriels travaillant pour la défense nationale, ou encore de gestions diverses assumées par l’Etat, ravitaillement civil, assurances maritimes, etc. : ces opérations, qui ne sont pas proprement budgétaires et ne rentrent pas dans le cadre normal des fonctions de l’État, sont portées aux « comptes spéciaux » du Trésor[10].

Tant que durera la guerre, ce budget des services civils ne saurait être qu’un budget d’attente ; il met toutefois en pleine lumière l’état présent des ressources et des charges ordinaires du pays. Il s’élève en recettes à 8 009 432 453 francs, et en dépenses à 71 961 286 181 francs ; le chapitre de la dette publique figure dans le total des dépenses pour 4 770 484 739 francs, alors que les paiements faits au même titre dans l’exercice 1913 n’avaient atteint que 1 284 078 537 francs.

On ne peut qu’approuver les principes sur lesquels a été bâti le nouveau budget. Mais ces principes sont-ils bien appliqués ? Ce budget est-il bien « l’Etat au Vrai, » comme on disait du temps de Colbert ? Au vrai, il ne contient pas tout ce qu’il devrait contenir, c’est-à-dire- toutes les dépenses ordinaires à couvrir sur les recettes ordinaires. Il prévoit bien les intérêts de la dette publique, tels qu’ils résultent de la situation de cette dette au 1erjanvier 1918 ; mais les charges des emprunts à contracter en 1918, celles des pensions à concéder, devront faire l’objet de crédits supplémentaires. Il laisse de côté les intérêts à payer sur cette partie de la dette flottante qui correspond à des avances faites aux gouvernements étrangers[11] ; la charge en est imputée sur les crédits trimestriels de guerre. On regrette enfin de n’y trouver aucun crédit ouvert pour l’amortissement. Combien pourtant n’aurait-il pas été désirable, et nécessaire, en présence de la hausse si rapide de notre dette en capital, de voir cet amortissement commencer ab ovo, à l’exemple de ce qui se passe en Angleterre ![12]

D’autre part, nous voyons bien dans le budget les recettes créées, mais nous ne voyons pas ce qui aurait dû en être la contre-partie, les économies réalisées. Après quatre ans de provisoire, pendant lesquels l’esprit de prodigalité s’est plus que jamais donné cours, c’était cependant pour les services publics l’occasion de faire leur « inventaire budgétaire, » et d’inaugurer une sévère politique d’épargne, comme les y invitait sagement le ministre des Finances. Comment croire qu’à l’effort fiscal si vigoureux a correspondu un suffisant effort de compression des besoins, quand nous voyons que de 1914 à 1918 les dépenses générales d’administration, dette exclue, ont augmenté de plus de 50 pour 100[13] ? Il y avait des causes d’augmentations inévitables, la hausse du prix des denrées, et, dans une certaine mesure celle du prix des services des fonctionnaires. Mais la prudence, disons même l’honnêteté, exigeait que les accroissements fussent pour une large part compensés par des économies : on ne nous fera pas croire qu’il eût été bien difficile d’en trouver ! Cela est d’autant plus grave que le nouveau budget fera « précédent : » l’abus à qui il ouvre la porte sera affermi dans la place, et c’est même cette crainte de la consolidation du gaspillage qui fait qu’on a vu l’idée de la reconstruction budgétaire blâmée comme inopportune par certains esprits, d’ailleurs mal inspirés, qui nous paraissent préférer, comme Gribouille, un pire mal à un moindre. Est-il admissible que, quand tout le monde se restreint, l’Etat seul ignore les restrictions ? Qu’il majore ses dépenses anciennes, quand l’avenir en annonce tant de nouvelles ? Et qu’il continue de pousser au déficit, tandis qu’il surcharge si fort l’impôt ? Le Français fera vis-à-vis du fisc tout son devoir, mais à la condition que les autorités fassent le leur vis-à-vis de lui : qu’on ne l’oublie pas, le gaspillage dans le budget n’est pas loin de légitimer à ses yeux la fraude dans l’impôt !

Si le budget de 1918 prête ainsi à de sérieuses critiques, il n’en marque pas moins un vrai progrès dans le sens de la prévoyance, de la discipline, de la clarté. C’est le retour à la règle, l’appel, — timide encore, — à la « maxime de l’ordre. » Entre l’avant-guerre et l’après-guerre, voici la liaison établie ; dans le présent affermi, l’avenir est préparé. Ne nous laissons toutefois pas aller à l’illusion de croire résolu le problème fiscal et budgétaire. Non seulement l’équilibre obtenu n’est pas encore parfait, mais nul n’ignore que les dépenses augmenteront d’une façon incalculable dans les prochaines années. Le budget de 1919 dépassera dix milliards[14], et il faudra plus d’un milliard de ressources nouvelles pour le couvrir. La dette s’accroît chaque jour, le chapitre des pensions de la guerre ne fait que s’ouvrir ; ajoutez au budget « civil » d’aujourd’hui les dépenses militaires du temps de paix (1 800 millions en 1913), ajoutez-y toutes les charges du relèvement économique et social de l’avenir : combien effrayant, si ce n’était actuellement plus vain encore, d’essayer de chiffrer un budget d’après la guerre ! Plus que jamais, l’économie la plus rigoureuse s’imposera dans les dépenses publiques ; il faudra de toute nécessité réduire au minimum les frais généraux de la nation ; administratif ou parlementaire, le gaspillage sera un crime. Et, — qui en doute ? — il faudra encore des impôts, beaucoup d’impôts. Dès maintenant il est indispensable de rechercher des ressources nouvelles ; ce n’est pas l’un des moindres avantages du budget reconstitué que d’éclairer le pays sur la situation, en l’habituant à se rendre compte des charges qu’il doit se préparer à subir. L’effort fiscal réalisé depuis deux ans, si considérable soit-il, n’est à la vérité, comme l’effort budgétaire, qu’à son début ; il devra se poursuivre et se développer, si l’on veut résoudre peu à peu, par approximations successives, comme disent les mathématiciens, l’angoissant problème financier de l’avenir.

Ce n’est pas là l’œuvre d’un jour, ni d’un budget. L’avenir garde en réserve des facultés imprévues d’adaptation, il saura pourvoir à une tâche que l’évolution ou, pour mieux dire, la révolution actuelle du monde économique rendra sans doute moins difficile qu’elle n’apparaît de loin à nos regards troublés. Quant à présent, tout en appelant l’effort de demain, rendons justice à l’effort d’hier : c’était peut-être, — celui du début, — le plus dur ! Impôts nouveaux, nouveau budget, c’est un grand pas qui est fait dans la voie de la restauration de nos finances, c’est à nos yeux un gage de foi dans l’avenir, et c’est a ceux de l’étranger, dans l’union de tous les Français, l’authentique attestation du crédit de la France.


L. PAUL-DUBOIS.

  1. Voyez la Revue du 1er octobre.
  2. H. Baudrillart, Revue du 15 novembre 1871.
  3. Voir l’article de M. R.-G. Lévy dans la Revue du 1er octobre 1916.
  4. Il faut y joindre la loi du 30 juin 1916 sur l’alcool, celle du 17 janvier 1918 sur les tabacs et celle du 18 avril 1918 sur les fraudes fiscales. — Tous les chiffres de rendement donnés ici concernent une année de guerre, selon les dernières évaluations officielles ; notons que ces évaluations, en un temps si troublé, ne sauraient être bien rigoureuses.
  5. L’Angleterre a deux catégories de droits successoraux : les legacy and succession duties, droits proportionnels frappant la part nette de chaque héritier (1 pour 100 en ligne directe ou entre époux, 5 entre frères et sœurs, 10 dans les autres cas) ; et l’Estate duty qui frappe l’ensemble de la succession selon un tarif progressif allant de 1 à 20 pour 100. Le maximum effectif des droits combinés ne dépasse pas 30 pour 100. Le produit de l’impôt- n’est compté au dernier budget que pour 29 millions sterling (725 millions de francs) : on sait que la fortune britannique est de beaucoup supérieure à celle de la France.
  6. A l’étranger, on a pris des mesures de prévoyance pour la protection des patrimoines. En Angleterre, il y a de fortes détaxes en cas de décès successifs à bref intervalle. Rien de pareil en France ; une loi de 1911 a seulement allongé les délais pour le paiement des droits par acomptes ; il y a là une grave lacune.
  7. On a voulu éviter de frapper un objet plusieurs fois, aux diverses phases de sa fabrication, et au passage entre les mains des divers intermédiaires-. — En revanche, le timbre des effets de commerce a été haussé de 5 à 20 centimes par 100 francs.
  8. Elle ne donnera sans doute pas, au début, tout ce qu’on en attend ; les premiers rendements mensuels sont fort inférieurs aux prévisions. — Elle se perçoit, comme la taxe sur les paiements, au moyen de timbres mobiles, avec inscription sur un livre spécial à tenir par les commerçants ; ceux-ci peuvent d’ailleurs être autorisés à la percevoir en compte avec le Trésor. Elle ne frappe en aucun cas l’exportation. Les spiritueux sont considérés comme denrée de luxe ; la taxe en ce qui les concerne est doublée, calcul fait sur les prix de vente en gros.
    L’Allemagne vient d’établir : 1° une taxe de 5 pour mille sur les transactions, qui frappe d’une façon plus générale que la nôtre toutes livraisons de marchandises et fournitures de services ; 2° une taxe somptuaire de 20 pour 100 sur les achats de bijoux et pierres précieuses, et de 10 pour 100 sur les achats d’œuvres d’art, antiquités, automobiles, pianos, fourrures, etc. On attend 1 200 millions de mark de ces deux taxes.
  9. Premier groupe : contributions directes 393 millions, enregistrement et timbre 450 millions, ensemble 843 millions. — Deuxième groupe : taxe sur le luxe 912 millions (soit la différence entre les 1 152 millions escomptés de l’ensemble des taxes nouvelles sur les paiements et les 240 millions auxquels le ministre a évalué le produit des deux taxes de 0,20 pour 100), droits sur les spectacles 10 millions, ensemble 922 millions. — Troisième groupe : douanes (statistique) 7 millions, taxes de vingt centimes sur les paiements et dépenses 240 millions, contributions indirectes (moins les droits sur les spectacles) 801 millions produit net des monopoles 80 millions, ensemble 1 128 millions. — Total général, 2 893 millions. La différence entre ce dernier chiffre et celui de 3 077 millions donné plus haut comme représentant le total du produit des recettes nouvelles s’explique parce que nous n’avons dû tenir compte dans notre présent calcul que du produit net des monopoles, déduction faite de la hausse des frais de régie, ce produit net ayant seul un caractère fiscal. — Nous avons tenu en dehors du calcul les deux impôts exceptionnels de guerre, à raison de leur caractère temporaire. — Notez enfin que nous avons laissé dans la catégorie des impôts de consommation générale bien des impôts qui, à la rigueur, seraient mieux classés parmi les somptuaires : impôts sur les eaux minérales, sur les spécialités pharmaceutiques, sur les tabacs de luxe, sur les vins et liqueurs de luxe, sur les places de luxe dans les chemins de fer, etc.
  10. C’est donc la dette flottante qui fournira les fonds, et seul le déficit final incombera aux budgets. L’extension donnée à ces « services spéciaux, » en dehors de tout contrôle, est d’ailleurs déplorable et dangereuse ; au compte spécial du ravitaillement civil il a pu se créer un déficit de près d’un milliard sans que le Parlement fût averti. Au 31 décembre 1917, le solde débiteur des « services spéciaux » atteignait 3 749 millions. L’institution d’un contrôle sérieux est loi urgente et nécessaire.
  11. Aucune prévision n’est faite d’autre part pour les intérêts afférents (en 1918) aux bons du Trésor français remis, en garantie d’avances, à la Trésorerie britannique ; selon accord avec le gouvernement anglais, ces intérêts se capitaliseront et feront l’objet d’avances nouvelles.
  12. Il a bien été créé un « Fonds spécial des emprunts de la Défense nationale, » destiné à faciliter la négociation des rentes nouvelles en même temps qu’à en inaugurer l’amortissement ; mais cet amortissement n’est qu’apparent, puisque les charges du Fonds spécial sont « provisoirement » imputées sur les crédits trimestriels de guerre et supportées par l’emprunt.
  13. Au budget de 1914 : 2 075 millions (total des dépenses moins la dette et les services militaires). — Au budget de 1918 : 3 191 millions. Les garanties d’intérêt aux Compagnies de chemins de fer figurent au budget actuel pour 158 millions, au lieu de 17 au compte de 1913 ; le déficit des chemins de fer de l’État, pour 220, au lieu de 82 : une sage politique ferroviaire nous eût épargné ces augmentations.
  14. 10 200 millions d’après le rapporteur du Sénat. — Aux 8 009 millions de ressources du budget de 1918 s’ajoutera, l’an prochain, une recette de 844 millions provenant de ce qu’en 1918 les derniers impôts votés, comme aussi les droits de succession et les taxes sur les paiements, n’ayant été perçus que pendant une partie de l’année, n’auront fourni au budget qu’une partie des recettes qu’ils produiront en plein l’année d’après. Il restera néanmoins une différence de 1 350 millions à couvrir, sinon davantage.