L’Effrayante Aventure/1/2
II
OÙ NOUS FAISONS LA CONNAISSANCE DE M. BOBBY
Nous nous payons facilement de mots : quand nous avons appris qu’une enquête de police est ouverte, nous poussons un soupir de soulagement et déjà nous éprouvons comme un sentiment de sécurité.
La police bénéficie surtout des inventions des romanciers : depuis le Zadig de Voltaire jusqu’au Dupin d’Edgar Poë et à l’incomparable Sherlock Holmes, nous supposons volontiers que tous ces personnages ont été plus ou moins attachés au service de la Sûreté et ont émargé au quai des Orfèvres : et ce nous est toujours une nouvelle surprise quand, les uns après les autres, nous devons classer les crimes les plus sensationnels au nombre des énigmes indéchiffrables.
Il est même gênant de songer au nombre d’assassins inconnus qui courent le monde et que nous sommes exposés à coudoyer tous les jours.
Le crime de l’Obélisque — comme avait été baptisée l’affaire actuelle — allait-il grossir le nombre des dossiers à jamais clos : on commençait à se demander s’il était vraiment possible que pareil forfait fût commis en plein Paris, au point central des quartiers les plus luxueux, sans que la police pût découvrir le moindre indice.
On avait fouillé tous les bars des environs, interrogé tous les sportsmen de haute et de basse catégorie, questionné l’ambassade d’Angleterre — car ce seul fait était acquis que la victime était anglaise — on n’avait signalé aucune disparition ni dans les établissements spéciaux, ni dans les hôtels.
Un instant on avait cru tenir une piste : des professionnels de la boxe avaient déclaré que l’inconnu devait être un habitué des assauts de cette spécialité, ceci à certaines traces caractéristiques que les poings laissent sur des parties du corps, toujours les mêmes, notamment à une déformation des maxillaires.
Le chef de la Sûreté, M. Davaine, que quelques récents insuccès avaient mis en assez fâcheuse posture, gourmandait ses agents de la belle façon.
En vain, à la Morgue, où le corps avait été transporté, les indicateurs se mêlaient à la foule, interrogeant les physionomies des visiteurs, provoquant leurs confidences. Au résumé le résultat était toujours le même : Connais pas !
Un bruit courait, assez singulier.
L’autopsie avait été pratiquée et l’illustre médecin légiste qui avait réalisé l’opération aurait, disait-on, déclaré que l’individu en question n’était mort ni des blessures qu’il portait au crâne, ni des horribles plaies, déterminées par cette sorte d’embrochement sur les piques de la grille.
Mais qu’il était mort auparavant.
Ce qui eût semblé indiquer qu’il avait été assassiné et que c’était à l’état de cadavre qu’il avait été porté à la Concorde.
Mais telle n’était pas la conclusion du praticien : selon lui, l’inconnu était mort de suffocation. L’état de ses poumons ne laissait aucun doute à cet égard… et le cou ne portait aucune trace de violence, aucune marque de strangulation.
Ce qui était acquis, du moins ainsi l’affirmait un reporter du Nouvelliste, c’est que la mort ne pouvait en aucune façon être attribuée aux blessures du crâne ou du thorax — lesquelles ne s’étaient produites qu’après la mort.
D’autre part, le point où le cadavre avait été trouvé et qui forme le centre d’un énorme espace vide rendait difficile à accepter cette version que des malfaiteurs eussent justement choisi pour déposer le corps de leur victime un endroit aussi découvert, alors que même en pleine nuit il était contraire à toute vraisemblance qu’ils pussent faire sans être vus un aussi long trajet — sous la lune qui justement était dans son plein et dans un ciel très clair.
— Et pourtant, s’écriait le sous-chef de la Sûreté, en conférence intime avec son chef, ce bonhomme-là ne peut pas être tombé du ciel…
— Quoi qu’il en soit, M. Lépine est furieux et j’ai subi tout à l’heure un assaut des moins agréables… Il faut s’ingénier, chercher, trouver !…
— Entre nous, fit M. Lavaur, le sous-chef, nous savons bien que si le hasard ne s’en mêle pas, nous pataugerons dans le noir sans rien découvrir…
À ce moment précis, et comme dans les féeries à certaines paroles prononcées surgissent le personnage ou l’incident attendu, la porte du cabinet s’ouvrit et un inspecteur passa la tête :
— Patron, est-ce que vous êtes visible ?…
— C’est selon… s’il ne s’agit pas de quelque raseur…
— C’est un Anglais… qui se dit détective attaché à la préfecture de là-bas… et qui demande à vous parler…
Le chef et son subordonné échangèrent un rapide regard. Un détective anglais : est-ce qu’en effet le hasard se mettrait de leur parti.
— Son nom ?…
— Il m’a remis cette carte.
— Voyons…
M. Davaine prit le carré de bristol et lut :
— Bobby !… ce n’est pas un nom, cela ! mais un sobriquet. Enfin, faites entrer…
Et il ajouta en s’adressant à M. Laveur :
— Cela ne nous engage à rien…
— Dois-je me retirer ?
— Non, non, restez…
La porte se rouvrit et l’inspecteur reparut, précédant le personnage qu’il avait annoncé.
Celui-ci s’avança, le chapeau melon à la main.
C’était un homme de trente ans environ, petit, mince et fluet, très correctement vêtu, tout de noir, avec un col blanc qui faisait liséré au-dessus de sa cravate. Visage rasé, cheveux en brosse très courts, roux de cuivre. La face maigre, assez pâle, les yeux petits, mais très clairs.
Bien ganté, bien chaussé, en somme l’allure d’un pasteur protestant.
— M. Davaine ? fit-il en s’inclinant en point d’interrogation.
— C’est moi. Monsieur est mon sous-chef, M. Lavaur. Vous pouvez parler en toute confiance. Un mot d’abord ; votre carte porte ce seul mot : Bobby. Je sais assez d’anglais pour ne pas ignorer que Bob est le surnom populaire des policemen… mais, je vous prie de me faire connaître votre véritable nom…
— Monsieur, dit l’homme avec un fort accent britannique, voici ma commission officielle, délivrée par M. le Directeur de Scotland Yard. Elle est notée au nom de Bobby qui est le mien… on s’appelle comme on peut…
— C’est vrai, fit M. Davaine lisant la pièce qui lui était remise. Donc, monsieur Bobby…
— J’ajouterai, s’il vous plaît, que ce nom est… comment dites-vous cela, en français ? un peu… célèbre à Londres… en raison de quelques services importants que j’ai rendus… C’est moi qui ai arrêté les faux-monnayeurs de Greenwich…
— Ah ! fit le chef français qui n’avait jamais entendu parler de cette affaire.
— C’est moi qui ai dépisté et arrêté M. Lewis Bird, le parricide… qui a été pendu…
— Ah !
— C’est moi qui…
— Pardon, interrompit M. Davaine d’un ton assez sec, je ne suppose pas que ce soit uniquement pour me faire l’énumération de vos exploits que vous ayez demandé à me voir…
L’Anglais se redressa, avec une dignité quelque peu irritée :
— Je tiens avant tout à être connu… chacun tient à sa propre valeur…
— Très juste… donc, monsieur Bobby, je vous tiens en l’estime que vous méritiez… que voulez-vous de moi ?
— Permettez-moi de procéder par ordre… posons d’abord ce principe qu’attaché à la police de S. M. le roi d’Angleterre et empereur des Indes, je ne suis lié par aucune obligation, de quelque nature qu’elle soit, envers la police de la République française.
Très solennel, M. Bobby.
— C’est posé, dit M. Davaine. Et après ?…
— De plus, reprit Bobby, la situation toute particulière dans laquelle je me trouve actuellement, militerait absolument contre la démarche que je fais en ce moment… je me trouve en congé régulier et ne suis tenu à me préoccuper d’aucun événement, eût-il même trait aux intérêts de mon propre pays…
Le chef de la Sûreté, qui n’était pas plus patient qu’il ne faut, sentait une infinie démangeaison de rejeter au delà de son seuil cet individu bavard et encombrant.
Mais M. Lavaur lui adressa un léger signe.
L’homme était un original : ceci ne prouvait pas qu’il ne pût rendre service. Et puis le hasard ! le bienheureux hasard !
— Continuez donc, cher monsieur, fit Davaine avec son plus gracieux sourire. Tout ce que vous voulez bien me communiquer est d’un intérêt puissant et me fait bien augurer de la suite de votre discours… nous vous prêtons toute notre attention…
Cette allocution, de forme académique, plut fort à Bobby. Enfin on le traitait avec la considération méritée.
De la main, M. Davaine lui avait désigné une chaise : mais M. Bobby préférait rester debout, parce qu’il ne perdait rien de sa taille.
— J’ai tenu à vous faire bien comprendre, monsieur le chef de la Sûreté, que si je me présentais chez vous, c’était de ma propre volonté, sans y être contraint par aucune obligation professionnelle… je suis tout simplement un touriste, qui est venu visiter votre Paris — une belle ville, vraiment, fit-il avec un ton de condescendance — et qu’un mouvement de générosité toute spontanée entraîne à vous rendre un petit service…
— Trop bon, en vérité. Mais… seriez-vous assez aimable pour me rendre… ce petit service, le plus tôt possible… j’ai tant d’occupations que je suis un peu pressé…
Une ombre passa sur le visage de M. Bobby :
— Si vous le désirez, fit-il d’une voix blanche, je reviendrai à un autre moment.
— Ah non ! par exemple, clama M. Davaine. Monsieur Bobby, je vous tiens pour un parfait gentleman… mais là, sincèrement, je suis on ne peut plus impatient de connaître le véritable motif de votre visite… et si vous pouviez, en deux mots, calmer cette impatience…
À part lui, le policier commençait à se demander très sérieusement s’il n’allait pas jeter cet imbécile au bas de l’escalier.
Quant à M. Bobby, il eut un léger haussement d’épaules.
Les Français, toujours les mêmes ! Frivoles et légers !
Alors, comme sous le déclenchement d’un ressort, il prononça des phrases brèves.
— Vous ne savez pas quel est le mort de l’Obélisque ?
Lavaur eut un sursaut.
— Non, dit le chef de la Sûreté.
— Je le sais…
— Eh bien, parlez, parlez vite…
— Mes promenades m’ont mené à la Morgue… j’ai vu…
— Et vous avez reconnu…
— Une insigne canaille…
— Qui s’appelle ?
— Coxward, le pugiliste, le boxeur. Voilà.