L’Effrayante Aventure/1/3

La bibliothèque libre.
Tallandier (p. 19-42).


III

QUERELLES DE BOUTIQUES


Deux heures après, on lisait dans le Nouvelliste les détails suivants :

Coxward (John) était un boxeur de profession, non pas un de ces athlètes qui prétendent au titre de champion du monde, mais un rouleur de baraques foraines qui faisait le coup de poing pour quelques shillings, battait ou était battu, sans grand dommage ni pour ses adversaires ni pour lui-même, peu coté chez les parieurs, mais assez truqueur en somme pour gagner sa vie.

D’ailleurs, ivrogne invétéré, irrespectueux du bien d’autrui, déjà initié aux douceurs de la prison et du « tread-mill ».

Bref, un personnage peu intéressant.

M. Bobby, le célèbre détective anglais, supposait que le personnage avait eu l’idée de chercher fortune à Paris où les combats de boxe, juste en ce moment, attiraient dans un de nos plus notoires music-halls une foule aussi élégante que sauvage, qui discutait comme des « aficionados » les combats de taureaux, les « swings » et les « knock-out » des corpulents compétiteurs.

Coxward eût-il fait bonne figure dans ces « fights » de haute volée : c’était peu probable, mais l’illusion est ardente conseillère à laquelle on résiste peu, sans parler de l’attraction que pouvait exercer Paris sur un pareil personnage.

Quant à savoir à la suite de quels événements Coxward, assommé, s’était trouvé au pied de l’Obélisque, l’intérêt était en somme fort mince, et l’attention publique s’en fût rapidement désintéressée, si une circonstance toute particulière ne s’était produite et n’avait donné à l’affaire un regain de publicité.

Nul n’ignore que si le Nouvelliste tient le haut du pavé, dans la carrière du journalisme d’information, il est serré de près par un concurrent, le Reporter, dont la vogue augmente tous les jours.

Le Nouvelliste, dédaigneux de son rival, ne se fait pas faute d’affirmer sa supériorité, en des termes souvent peu bienveillants pour le Reporter qui de son côté cherche, par tous moyens, à prendre son adversaire en défaut.

C’est entre les deux journaux une guerre au couteau qui amuse la galerie, mais dans laquelle s’exaspèrent volontiers les deux lutteurs qui échangent des arguments dont quelquefois la courtoisie laisse à désirer.

Or, il s’était trouvé que dans cette affaire de l’Obélisque, le Nouvelliste était arrivé bon premier, tant pour le récit de l’aventure que pour la suite de l’enquête. Le Reporter, de son côté, suivait une piste parmi les sportsmen français, alors que, directement informé par la Préfecture, le Nouvelliste avait démoli tout son échafaudage de déductions en révélant la déposition de M. Bobby.

Et il avait fait suivre cette publication de cette phrase aigre-douce :

Nous regrettons vivement que la simple vérité réduise à néant les très ingénieuses hypothèses dans lesquelles s’étaient complus certains de nos confrères. Encore une fois, le Nouvelliste a prouvé la sûreté de ses informations, qui n’ont rien de commun, avec les imaginations fantaisistes d’une presse assez peu scrupuleuse pour inventer de toutes pièces des renseignements fallacieux.

C’était livrer à la risée le Reporter, accusé de légèreté et presque de mensonge, et les autres journaux ne manquèrent pas de marquer le coup.

Aussi, dans les bureaux du Reporter, l’émotion fut-elle grande : le directeur fulmina et mit deux de ses collaborateurs à la porte, tout en ripostant par une note d’un caractère patriotique :

— Le Reporter reconnaît qu’il n’est rédigé que par des Français et qu’il ne puise pas ses informations auprès de collaborateurs étrangers : en tous cas, nous regrettons que l’événement souligne de façon aussi désobligeante la supériorité de la police anglaise sur la nôtre. Et, d’ailleurs, nous n’acceptons pas les yeux fermés les affirmations que selon nous la Préfecture a accueillies avec beaucoup trop de facilité.

Et il ajoutait :

— Ce Coxward — si Coxward il y a — n’était pas arrivé à Paris en ballon : il a dû nécessairement se trouver en relations avec des gens de son monde et de sa spécialité. Cet homme a été assassiné par quelqu’un ou par quelques-uns. Le Reporter institue une enquête qui fera la lumière. Et qui sait ? Rira bien peut-être qui rira le dernier.

En somme, ce défi ressemblait singulièrement à du bluff. Mais le public s’en amusa et, comme justement en ce moment, il n’était question ni de renversement de ministère ni de tremblement de terre à l’étranger, cette lutte, peu courtoise d’ailleurs, captivait la curiosité générale. Or, il faut reconnaître que, malgré la collaboration de l’Anglais Bobby, l’affaire n’avançait pas d’un seul pas.

Chaque jour, le Nouvelliste, puisant sa documentation à bonne source, relatait la déposition des divers témoins que le juge d’instruction, M. Mallet du Saule, faisait défiler dans son cabinet, et qui malheureusement se résumaient toujours en cette formule concise, mais peu satisfaisante :

— Le sieur Coxward nous est parfaitement inconnu.

Le Reporter se taisait, se contentant d’insinuations goguenardes, dans lesquelles M. Bobby n’était guère ménagé.

Un jour, le Nouvelliste crut triompher.

On avait découvert, dans les bas-fonds de Ménilmontant, une fille anglaise qui avait reconnu la photographie de Coxward. Seulement elle déclarait l’avoir vu à Dieppe, il y avait deux ans de cela, alors qu’en train de plaisir, il était venu passer vingt-quatre heures en France.

La fille avait été arrêtée, cuisinée comme il convient, mais elle ne s’était pas contredite. Jamais depuis deux ans, elle n’avait revu ledit Coxward ni n’avait entendu parler de lui.

D’autres dépositions contribuaient à compliquer l’énigme. Certains attribuaient le nom de Coxward à des personnages du monde sportif, qu’on trouvait parfaitement vivants sous le nom — qui leur appartenait — de Coxwell ou de Coxburn.

Soudain, il y avait quinze jours que cet imbroglio s’enchevêtrait de plus en plus, quand le Reporter parut avec une manchette en caractères énormes, ainsi libellée :


RIRA BIEN QUI RIRA LE DERNIER


et suivait l’article que voici :


« — Nos lecteurs n’ont pas été sans remarquer la discrétion que nous avons apportée dans nos informations sur l’affaire Coxward : ils savent d’ailleurs que nous avons l’habitude de ne parler que de ce que nous savons et de ne pas accepter les renseignements qui peuvent nous parvenir sans les passer au crible de la critique. Si parfois nous nous permettons de hasarder quelques hypothèses, c’est à ce titre que nous les présentons et seule, la mauvaise foi peut nous faire un crime de ce qui n’est qu’un souci de la vérité. À bon entendeur, salut !

« Ceci dit, nous affirmons — et cette fois sans ambages ni réticences — que la déposition du sieur Bobby — le célèbre détective anglais — qui a si fort ému l’opinion, légèrement irritée d’ailleurs par l’immixtion d’un étranger dans nos affaires intérieures — que cette déposition, disons-nous, devant laquelle on s’est si fort hâté de s’incliner, comme si elle était et ne pouvait être que parole d’évangile, que cette déposition est


ERRONÉE ET INEXACTE DE TOUS POINTS.


« Ceux qui l’ont acceptée avec tant d’empressement seront sans doute fort marris d’apprendre qu’ils ont été la victime


D’UNE ERREUR OU D’UNE IMPOSTURE


LE MORT DE L’OBÉLISQUE N’EST PAS COXWARD


« Et, comme garantie de notre affirmation, nous émettons un pari de


CENT MILLE FRANCS


contre quiconque voudra le tenir. Nous déposons aujourd’hui même cette somme, en espèces sonnantes, trébuchantes et ayant cours, chez Me Falloux, notaire.

« Le temps et l’espace nous manquent pour nous expliquer plus nettement. La confirmation de nos affirmations se trouvera établie tout au long dans notre édition de cinq heures. »

— Allez me chercher M. Bobby ! s’était écrié le chef de la Sûreté à la lecture de cet impertinent factum.

Le détective anglais arriva d’assez mauvaise humeur.

Il était à Paris uniquement pour son plaisir, et justement on venait le déranger au moment où il allait partir en voiture Cook pour Versailles, avec madame Bobby.

Sans prendre garde à sa physionomie quelque peu rébarbative, M. Davaine lui tendit le journal.

— Avez-vous lu cela ?

— Yes, Sir.

— Que dites-vous de cela ?…

— Un pur humbug, déclara Bobby. Même à ce sujet j’ai une question à vous adresser. Ces quatre mille livres sterling sont bonnes à prendre. Que dois-je faire pour m’en assurer le paiement ?

— Écrire au journal le Reporter une lettre très explicite… mais à mon tour, un mot… Monsieur Bobby, prenez-y bien garde. Vous m’avez mis dans la situation la plus délicate. J’ai accepté votre déclaration comme émanant d’un homme du métier qui sait quelles sont ses responsabilités et aussi d’un gentleman incapable de se jouer de la confiance d’autrui. Aujourd’hui, en présence de ces dénégations, êtes-vous sûr de vous ? Après tout, on peut être abusé par une ressemblance… vous n’ignorez évidemment pas l’histoire de Lesurques et de son sosie Dubosc, avez-vous la certitude absolue de ne vous être pas trompé…

M. Bobby qui, d’ordinaire, était de teint plutôt pâle, était soudain devenu cramoisi, et il y avait dans ses mâchoires un frémissement de mauvais augure.

— Monsieur, répondit-il d’une voix étranglée, je ne suis ni un enfant ni un fou. J’appartiens au service de S. M. Britannique et c’est par pure condescendance, je vous le rappelle, que je consens à vous répondre, malgré l’atteinte profonde que vous venez de porter à ma dignité de citoyen anglais. Je jure que l’homme assassiné est bien John Coxward, et je fais plus, je tiens le pari de quatre mille livres…

— Et si vous les perdiez ! Le Reporter n’aurait pas osé porter ce défi, s’il n’était en possession de documents sérieux.

— Monsieur, j’ai dit ce que j’ai dit. Ces journalistes sont d’infâmes menteurs, et s’il le faut, je leur ferai rentrer leurs impostures dans la gorge.

Il salua, tourna sur ses talons et sortit.

— Cet homme paraît de bonne foi, pensait M. Davaine. Les renseignements fournis sur lui par l’ambassade anglaise sont de tout premier ordre, et pourtant, je dois me l’avouer à moi-même, je ne suis pas tranquille.

En effet, il n’y avait pas à se dissimuler que cette erreur, si elle était prouvée, couvrirait de ridicule non seulement le détective anglais, — ce qui n’avait aucune importance — mais la police française, ce qui était infiniment plus grave, surtout pour M. Davaine dont la position était assez menacée.

Aussi, on comprend avec quelle impatience le chef de la Sûreté attendait le numéro du Reporter ; il avait bien cherché le moyen de se procurer d’avance des épreuves de l’article annoncé : mais l’imprimerie était bien gardée et toutes ses tentatives étaient restées infructueuses. Du reste, tout le Paris des curieux et des badauds était en éveil.

La lutte entre les deux journaux rivaux intéressait, sans que d’ailleurs il y eût sympathie bien caractérisée pour l’un plutôt que pour l’autre. On aime à voir les gens échanger des horions, sans se soucier de préjuger à qui restera la victoire.

Aussi, à cinq heures moins le quart, il y avait foule sur le boulevard : le temps était très doux et les terrasses des cafés étaient envahies.

Les camelots vendaient un placard intitulé : La vérité sur l’affaire Coxward, que certains naïfs achetaient, croyant y trouver le mot de l’énigme. Or, ce n’était qu’une réclame pour un cirage nouveau.

Enfin, les premiers porteurs du Reporter sortirent de l’imprimerie de la rue du Croissant et, criant la feuille attendue, se ruèrent à travers la foule.

On arrachait les feuilles encore humides des mains de ces gens qui avaient peine à en percevoir le prix. Il est vrai que par compensation certains les soldaient de pièces blanches dont ils ne trouvaient pas loisir de rendre la monnaie.

La manchette était sensationnelle :


COXWARD EST VIVANT


C’était court, mais décisif.

Puis plus bas :

M. Bobby a perdu cent mille francs !

Et sous ces rubriques à grand tam-tam on lisait ceci :

— Nous avons reçu de M. Bobby, l’illustre, l’impeccable détective anglais, une lettre dans laquelle il nous déclare accepter le pari de cent mille francs que nous avons porté. C’est à notre grand regret, en raison de l’entente cordiale, que nous faisons signifier à M. Bobby, une sommation d’avoir à verser aux pauvres de Paris, c’est-à-dire entre les mains de M. Mesureur, l’éminent directeur de l’Assistance publique, la somme en question dont reçu lui sera délivré.

« Car, deux faits seront établis plus loin.

« L’un d’abord, qui ne peut être contesté, c’est que le cadavre de la victime inconnue a été trouvé au pied de l’Obélisque le 2 avril à cinq heures du matin…

« Le second dont les preuves sont indiscutables…

« C’est que le nommé Coxward, boxeur de profession, se trouvait le 1er avril, entre minuit et une heure du matin (c’est-à-dire pendant la nuit du 1er au 2) dans une taverne à l’enseigne du Shadow’s-Bar (Bar de l’ombre), Liverpool-Road, Islington.

« Islington est, on le sait, un des faubourgs de Londres.

« Si donc Coxward était à une heure du matin dans Liverpool-Road, pour admettre qu’il pût être pendu dans cette même nuit à cinq heures à la grille de l’Obélisque, il faudrait établir qu’on peut venir de Londres à Paris en quatre heures, sans parler du temps nécessaire pour se faire assassiner et qu’il existe à cette heure un train, Nord ou Ouest, opérant cette prouesse de rapidité vertigineuse, faits dont évidemment les compagnies de chemin de fer ne garderaient pas jalousement le secret.

« Comment établissons-nous que Coxward se trouvait à Londres dans la nuit du 1er au 2 avril.

« De la façon la plus simple et sans que nous ayons eu besoin de nous renseigner en haut lieu. Disons en passant qu’il est en vérité trop facile de se contenter d’informations toutes faites, sans se donner la moindre peine pour en contrôler l’exactitude.

« Nous avouons être plus sceptiques et préférer autant que possible le libre examen à la foi.

« C’était, non pas à Paris, mais à Londres que nous devions porter nos investigations, et ainsi nous avons agi.

« Or, ce que ne pouvait nous apprendre un fil télégraphique, si direct fût-il avec la capitale de l’Angleterre, c’est que le 2 avril au matin, le nom de Coxward le boxeur figurait, en un entrefilet de très petits caractères, parmi les nouvelles sans importance, dans un petit journal paraissant dans le quartier d’Islington et nous y lûmes ceci :


Cette nuit, un scandale a éclaté dans une de ces Tavernes mal famées qui pullulent dans Liverpool-Road. Un boxeur, nommé Coxward, et dont les exploits ont déjà défrayé plusieurs fois la chronique judiciaire, avait été engagé pour un assaut de boxe à Shadow’s-Bar, tenu par un certain Pat O’Kearn, Irlandais.

« L’assistance se composait de gens du bas peuple et les paris s’établissaient avec des pence plutôt qu’avec des livres, ou même des shillings. La performance d’ailleurs ne valait pas davantage et le combat provoquait plus de huées que d’applaudissements. Le nommé Coxward était, d’ailleurs, parfaitement ivre et pouvait à peine se tenir sur ses jambes. Si bien qu’il avait été plusieurs fois knocked out, sous les railleries du public…

« Comme, vers une heure du matin, il devenait certain qu’il était incapable de tenir le coup, il déclara qu’il en avait assez et qu’il s’en allait, ce que tout le monde accepta par des applaudissements railleurs. Coxward, qui était hébété par la fatigue et par l’ivresse, entra dans la chambre voisine du parlour afin de reprendre ses vêtements.

« Un de ses adversaires, qui le connaissait pour sujet à caution, conçut tout à coup un soupçon et brusquement entra dans la pièce où Coxward se rhabillait et le surprit au moment où, ayant fini sa toilette, le misérable fouillait les poches des autres vêtements, s’emparait d’une montre en or et filait par la fenêtre du rez-de-chaussée.

« L’homme se jeta sur lui pour le retenir ; mais Coxward se dégagea et se rua dehors. Aux cris du volé, les clients du Shadow’s-Bar s’élancèrent à sa poursuite et alors commença une véritable chasse à l’homme.

« Coxward avait une assez forte avance, de plus il connaissait admirablement le quartier, où de nombreuses lanes se coupent et s’enchevêtrent. Il s’était lancé dans la direction de Highbury et finalement il parvint à dépister ses poursuivants et disparut.

« Plainte a été portée contre Coxward, qui ne tardera pas à tomber encore une fois sous la main de la justice. »


« C’était un fait divers banal, mais qui dans la circonstance prenait une importance singulière.

« Coxward, volant une montre à une heure du matin à Shadow’s-Bar, dans un quartier éloigné de Londres, jouissait-il donc du don d’ubiquité à un tel degré qu’il pût en même temps se trouver à Paris, aux environs de la place de la Concorde.

« Il ne s’agissait plus que de vérifier :

« 1o Si le fait mentionné dans le petit journal en question était réel ;

« 2o Si le jour et la date mentionnés étaient exacts ;

« 3o S’il n’existait aucun doute sur la personnalité du nommé Coxward.

« Notre collaborateur Labergère, à qui nous avions confié cette enquête, se mit immédiatement en rapport avec un des plus notables solicitors de Londres, Edwin Battleworth, demeurant à Temple-street, Lincoln’Inns Fields, qui procéda à une information régulière et recueillit les témoignages indispensables, avec toutes les garanties de sincérité que confère la loi. Les témoins ci-après ont été entendus sous serment :

« 1o Pat O’Kearn, Irlandais, tenancier de la taverne du Shadow’s-Bar ;

« 2o Mrs O’Kearn, née O’Keeffe ;

« 3o Gailbraith, pugiliste ;

« 4o Bloxham, boucher.

« Plus sept autres habitués de la taverne en question et appartenant à la classe ouvrière.

« Et tous ont déclaré :

« Que Coxward était, sans aucun doute, l’individu qui avait boxé à Shadow’s-Bar, avait volé une montre et avait été poursuivi ;

« Que tous le connaissaient de longue date et qu’aucune méprise n’était possible ni même supposable ;

« Que l’incident raconté par le journal était vrai dans tous ses détails ;

« Enfin que la scène s’était bien passée entre onze heures du soir 1er avril et une heure du matin, 2 avril.

« Ces documents — dont l’authenticité ne saurait être mise en doute — sont affichés dans notre salle des dépêches : le public parisien peut ainsi juger du bien fondé des critiques discourtoises dont certains concurrents — dépités — avaient cru devoir nous accabler. Cette revanche de la vérité contre le bluff nous suffit.


Seuls nous avions raison ;


LE CADAVRE DE L’OBÉLISQUE N’EST PAS CELUI DE


COXWARD LE BOXEUR


« Décidément, notre ineffable chef de la Sûreté, M. Davaine, et son illustre collaborateur, le grotesque Bobby, n’ont rien de commun avec le légendaire Sherlock-Holmes.

« Nous rappelons au célèbre M. Bobby que les caisses de l’Assistance publique sont situées avenue Victoria, à deux pas de l’Hôtel de Ville. »

Ce fut par la ville un immense éclat de rire.

On ne s’occupait certes plus du crime qui avait été réellement commis, ni de l’assassin, ni de sa victime. Du moment qu’elle ne s’appelait pas Coxward, il semblait que sa mort n’offrit plus aucun intérêt.

Mais quelque chose survivait, c’était le nom de Bobby, Bobby, l’illustrissime, Bobby, l’admirable détective, et ce fut dans les journaux du lendemain matin une ruée de plaisanteries, de blagues féroces.

Des caricatures le flagellaient, sous des apparences plus ou moins folles. On vendait les cartes postales Bobby, Bobby par-ci, Bobby par là. Il était devenu le héros du jour et devant l’hôtel où il demeurait, des groupes se concertaient, hurlant à pleine voix :

— Conspuez Bobby !… Bobby à Charenton, tontaine !…

Ce qui mit le comble à cette excitation générale, c’est que Madame Bobby se fit conduire en voiture aux bureaux du Reporter, passa en coup de vent devant les garçons de bureau, grimpa l’escalier et, ouvrant une porte au hasard, tomba dans la salle de rédaction.

Et sans crier gare, cette femme sèche, grande et maigre, type antique de l’Anglaise à longues dents, habillée comme un chien savant, se jeta sur les rédacteurs, le parapluie en bataille, et distribua des horions à droite et à gauche, taillant et estocadant et risquant fort d’éborgner des adversaires.

Ce ne fut point petite affaire que de maîtriser cette furie qui prétendait venger l’honneur de son mari.

On parvint enfin à s’emparer d’elle et à la remettre aux mains de sergents de ville qui durent la ligoter pour la réduire à l’impuissance, non sans recevoir encore d’assez vigoureux horions.

On la porta au poste où les agents eurent encore à la défendre contre ses excentricités combatives.

Sur l’ordre de la Préfecture, elle passa par le Dépôt, mais fut immédiatement conduite au bureau de M. Lépine.

Fort heureusement, elle s’était un peu calmée et daigna ne pas répondre par des injures à notre haut magistrat. Toujours frémissante, elle expliqua que M. Bobby, citoyen anglais, que Madame Bobby, fille d’Écosse, ne toléreraient pas les outrages dont les journaux français les accablaient, que c’était infâme que d’accuser M. Bobby d’erreur ou de mensonge, qu’il ne s’était jamais trompé et que la tête sur le billot de Marie Stuart, elle jurerait encore que le mort de l’Obélisque était Coxward.

— Mais vous, madame, vous connaissez ce Coxward ?

— Pour qui me prenez-vous ; est-ce que je fréquente des gens de cette catégorie ?

— Alors, comment savez-vous que c’est lui qui…

— M. Bobby l’a dit…

— Très bien ! très bien ! fit une voix claire, celle de M. Bobby qui venait d’être introduit. Cette réponse est conforme aux enseignements de la raison. La femme doit croire à toute parole de son mari…

— Ah ! vous voici, monsieur Bobby, fit le préfet d’un accent assez sec. Vous êtes citoyen anglais : donc vous savez ce que signifient les mots : To keep the peace, gardez la paix. Or, si je ne discute pas vos opinions, j’estime qu’il vous est interdit de faire du scandale pour les affirmer, et, avant de prendre à votre égard une décision qui me peinerait, je vous demande si vous et Madame Bobby vous vous engagez à garder la paix, c’est-à-dire à ne point troubler l’ordre… répondez-moi, je vous prie…

M. Bobby se redressa avec une imposante dignité :

— C’est-à-dire qu’à moi, citoyen de la libre Angleterre, vous voulez imposer cette opinion contraire à la vérité… que Coxward n’est pas Coxward.

— Je n’entends rien vous imposer du tout — si ce n’est de vous tenir tranquille et de n’aller point assaillir les gens chez eux, ainsi qu’a eu tort de le faire la très honorable madame Bobby.

— Madame Bobby, agissant selon sa conscience, ne mérite aucun blâme…

— Donnez-nous au moins votre parole que vous ne recommencerez pas…

— Je m’y refuse…

— Et vous, madame Bobby ?

— Je m’y refuse.

— Alors je me vois contraint d’user des droits que la loi me confère… vous allez rentrer à votre hôtel, vous, monsieur Bobby, et faire vos préparatifs de départ… le train de Calais part à huit heures… vous trouverez Madame Bobby à la gare du Nord, et, signification vous étant faite d’un arrêt d’expulsion, vous vous embarquerez incontinent pour l’Angleterre.

— C’est bon, fit noblement M. Bobby, cela n’empêchera pas que Coxward ne soit Coxward.

Et, le soir même, Bobby et son irascible épouse quittaient Paris.

L’affaire était-elle terminée et le dossier serait-il classé ?

On eût été bien surpris — et surtout épouvanté — si on avait pu prévoir les effroyables événements que devait entraîner à sa suite le crime de l’Obélisque.