L’Effrayante Aventure/3/2

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Tallandier (p. 178-187).


II

ANGOISSES DU LENDEMAIN


L’effet produit dans Paris par cette catastrophe fut énorme.

Ce fut un déchaînement de malédictions contre l’administration, coupable de n’avoir entouré l’opération d’aucune des précautions qu’indiquait la plus vulgaire prudence…

En dépit de toutes les dénégations, la légende se formait que, par raison d’économie, on s’était refusé à exécuter des travaux d’étayage et de soutènement que le malheureux Sir Athel avait réclamés.

— C’est un véritable assassinat, criait le Reporter. Vit-on jamais pareille incurie ! Que faisait pendant ce temps le service de la voirie ? Pourquoi n’avait-on pas convoqué les sapeurs du génie ? Comment, pour le moindre incident sur la voie publique, on n’hésite pas à mobiliser les pompiers, et cette fois, quand il s’agissait d’un travail énorme, dont évidemment un seul homme ne pouvait se charger, on avait montré une insouciance criminelle…

Puis, c’était la préfecture de la Seine qui était visée. Les sous-sols de Paris lui étaient-ils donc inconnus ? À quoi servaient des cartes et des graphiques publiés à frais énormes aux dépens des contribuables ! En étions-nous réduits une fois de plus à devenir la risée de l’Europe ?

Le Nouvelliste paraissait, encadré d’un double filet noir.

Car si Labergère était un de ses rédacteurs — sa biographie occupait trois colonnes de la première page ! — Bobby ne lui appartenait-il pas aussi, par le zèle avec lequel le journal l’avait défendu contre les inqualifiables attaques d’une presse brutale et mensongère !…

En fait, tout le monde n’avait-il pas sa part de responsabilité, depuis le ministre qui avait autorisé, avec quelle facilité ! la téméraire tentative d’un homme dont la compétence n’était affirmée que par lui-même !

Et que dire de ces prétendus savants qui avaient accueilli, avec une légèreté coupable, les affirmations les plus chimériques et avaient permis qu’un homme risquât sa vie, sans les avoir soumises à aucune épreuve préalable !…

Ah ! ils avaient cru à la toute-puissance du vrilium ! Ces libres-penseurs avaient eu la foi ! Cette fois, c’était bien la faillite de la science : il était évident que ce malheureux Random n’était qu’un fou qui, par quelque tour de passe-passe, avait su leur en imposer. La prétendue dissociation du bloc de marbre n’était qu’un truc de prestidigitation auquel tous s’étaient laissé prendre, jusqu’au préfet de police, qui pourtant n’était pas un naïf.

Ce désastre avait eu son contre-coup à la Chambre des députés : le leader de l’extrême-gauche avait, pour ainsi dire, — bondi sur le cabinet, enveloppant dans la même réprobation tous les services, y compris la Guerre, la Marine et les Travaux publics.

Qu’attendre de gouvernants qui ne savaient même pas défendre le sol d’un quartier de Paris. Aujourd’hui c’était une parcelle du dix-neuvième arrondissement qui disparaissait dans l’abîme, demain ce serait la France tout entière ! (Applaudissements à l’extrême-gauche et sur les bancs de la droite. L’orateur, revenant à son banc, est vivement félicité.)

Il ne fallut rien moins que toute la souplesse, toute l’onction, assaisonnée d’ironie, du chef du cabinet pour résister à l’attaque. Reprenant la célèbre métaphore du bloc, il le montra se dressant, robuste et sans fissures, pour soutenir l’édifice superbe de notre pays.

— Qu’importent, s’écria-t-il, des paroles amères à nous adressées, qu’importent ces attaques injustes auxquelles nous n’opposons que l’impassibilité des consciences fortes et sûres d’elles-mêmes ! Sont-ce donc des mots qui sauveront les malheureux engloutis ! Est-ce parce que nous aurons laissé échapper de nos mains ces portefeuilles dont certains sont si friands que le sol s’entr’ouvrira pour rendre ses victimes ! Nous acceptons toutes les responsabilités, sans hésiter, d’un cœur ferme, parce que nous sommes prêts à en assumer d’autres… c’est-à-dire toutes les mesures déjà prises et à prendre pour l’œuvre difficile du salut des trois hommes, des trois martyrs de la Science ! (Acclamations sur les bancs de la gauche et du centre. L’orateur, revenant à sa place, est vivement félicité.)

L’ordre du jour de confiance fut voté à une majorité de 293 voix.

Mais pendant ce temps-là, on travaillait.

Toute la cohorte des ingénieurs parisiens avait été mobilisée, des puisatiers, des égoutiers, des maçons, des terrassiers avaient été appelés sur les lieux.

Car, bien qu’on ne conservât plus aucun espoir de sauver les engloutis, il fallait bien, pour satisfaire l’opinion, accumuler toutes les preuves possibles de bon vouloir.

Voici quel était maintenant l’aspect du terrain :

Un trou, un large trou, un immense trou ayant une profondeur de douze mètres, un pourtour de terre et de caillasses, presque à pic et semblant en équilibre plus qu’instable. Au fond du trou, un amas de débris sans forme et sans consistance qui semblait s’affaisser de moment en moment.

Ensevelis sous cette masse, les malheureux n’avaient pas même dû souffrir. L’écrasement — et c’était un véritable bonheur ! — devait avoir été immédiat, instantané.

Restait-il une chance quelconque de les arracher à leur sort, très probablement accompli depuis la première minute ; pas un des ingénieurs ne se fût hasardé à répondre par l’affirmative.

Bien plus, étant donnée la nature du terrain, il était certain que tout travail tenté ne pouvait que déterminer de nouveaux éboulements, et par conséquent augmenter la masse des matériaux sous laquelle les victimes n’agonisaient même plus.

On décida que l’impossible serait tenté.

Un étayage solide serait établi pour contenir les parois du gouffre ; puis on installerait une sorte de drague avec laquelle on enlèverait la plus grande quantité possible de sables et de gravats.

Quant à la durée des travaux, qui aurait pu les prévoir ?

Il était peu probable qu’on pût, avant quarante-huit heures au plus, commencer le labeur de déblaiement.

Ne satisfaisant personne, ces mesures étaient cependant les seules auxquelles on pût songer. On ne se faisait plus d’illusions, mais on essayait d’en éveiller chez autrui…

Du reste, le deuil public se manifestait avec son intensité habituelle : le temps étant très beau, les terrasses de café regorgeaient et le soir, les salles de théâtre furent combles.

On eut volontiers préparé une fête, représentation ou bal de gala, au profit des victimes. Mais puisqu’elles étaient mortes !…

Le Reporter eut une idée de génie — pour diminuer la triste victoire du Nouvelliste.

Un de ses rédacteurs fut dépêché à Londres avec mission d’avertir la veuve de M. Bobby et de la ramener à Paris.

Ce qui fut fait : et la malheureuse femme — véritablement désespérée de la mort de son brave détective de mari, dut parader sur les boulevards en une voiture sur laquelle planait un étendard noir, avec, en lettres d’or, cette inscription :

Le « Reporter » à la veuve du Martyr.

Une souscription était en même temps ouverte dans ses colonnes, afin de mettre madame Bobby à l’abri du besoin. Le journal s’inscrivait pour mille francs.

En même temps, le Nouvelliste, qui n’entendait plus se laisser distancer, faisait appel à tous les journalistes, à tous les intellectuels, pour que fût élevé à la mémoire de Labergère, le héros du reportage, un monument dont l’exécution fut confiée au grand Rodin. On rêvait une statue rappelant le Moïse de Michel-Ange, dont les cornes électriques symboliseraient la nature de l’accident où il avait péri.

Il n’était que Sir Athel Random dont nul ne se préoccupât. Après tout, il était le véritable auteur responsable de la catastrophe. Déjà, de ses prétendues inventions, John Coxward avait été la première victime ; et voici que ses fantaisies pseudo-scientifiques avaient encore causé la mort de trois personnes.

Seul, Émile Gautier — le chroniqueur scientifique — élevait la voix en sa faveur et, dans un article sérieusement documenté, exposait la théorie des terres rares et du Vrilium. L’avenir réhabilitera Sir Athel, victime irresponsable d’un accident, tout à fait indépendant de sa volonté, et dû seulement à l’incurie de l’édilité parisienne. Suivait une charge à fond de train sur les hauts fonctionnaires de la Préfecture de la Seine.

Vingt-quatre heures s’étaient déjà écoulées, quand on signala l’arrivée à Paris de miss Mary Redmore, la fiancée — hélas, déjà veuve — de Sir Athel Random.

La malheureuse jeune fille — qui portait à Sir Athel une profonde affection — avait voulu apporter l’hommage de son inconsolable douleur sur cette tombe effrayante où nul vestige ne rappelait plus le souvenir de celui qu’elle avait aimé.

Elle était accompagnée de son père, l’énergique M. Redmore qui, ayant pris définitivement le parti de sa fille et n’admettant pas l’irresponsabilité des Français dans cette horrible catastrophe, se mit immédiatement en rapport avec nos plus éminents avocats d’affaires. Il était décidé à intenter un procès à la Ville de Paris et à lui réclamer, au nom de la famille de Sir Athel, dont il s’était fait confier les pouvoirs — des dommages-intérêts qu’il évaluait à vingt mille livres sterling, c’est-à-dire à cinq cent mille francs.

Une complainte se vendait sur les boulevards :

Français, écoutez l’histoire
Qu’on ne pourrait pas y croire
D’un Anglais qu’un triste sort
Précipita dans la mort…

  À Blériot faisant la pige,
  Armé d’une simple tige,
  Il s’imaginait, pauvre homme…
  À l’aide du Vrilium,

  Voler à travers l’espace…,
  Voir le soleil face à face ;
  Il est tombé dans un trou,
  Ous qu’on ne voit rien du tout !…


L’éditeur de cette œuvre — qui se chantait sur l’air de Fualdès — fit une fortune rapide…

Mais peut-être est-il nécessaire de dire maintenant ce qu’il était advenu des trois protagonistes de cette tragédie…