L’Empire chinois/Volume 1 - Chapitre X

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Gaume (Tome Ip. 419-458).
Volume I


CHAPITRE X.


Ville chinoise en état de siège. — Jeux nautiques sur le fleuve Bleu. — Querelle entre les vainqueurs et les vaincus. — Guerre civile à Kin-tcheou. — Coup d’œil sur les forces militaires de l’empire chinois. — Découverte de deux soldats dans la résidence d’un missionnaire. — Description d’une revue extraordinaire des troupes. — Politique de la dynastie mantchoue à l’égard des soldats. — Marine chinoise. — Raison du peu de courage des Chinois pendant la dernière guerre avec les Anglais. — Ressources de l’empire pour la formation d’une bonne armée et d’une puissante marine. — Il manque à la Chine un grand réformateur. — Départ de Kin-tcheou. — Route par terre. — Grande chaleur. — Voyage, pendant la nuit, à la lueur des torches et des lanternes.


Depuis que nous étions sortis des frontières du Thibet, notre passage dans les villes chinoises avait toujours été, en quelque sorte, un petit événement ; les mandarins et le peuple, tout le monde se préoccupait un peu des Européens qui arrivaient de Lha-ssa ; on se pressait pour les voir, quelquefois même on se permettait de faire des émeutes en leur honneur et de manquer de respect à l’autorité des magistrats. Notre arrivée à Kin-tcheou, à la suite d’une bande de naufragés, devait bien davantage encore piquer la curiosité des habitants de cette grande ville ; le tapage avec lequel nous avions été accueillis dans le port nous faisait présager un grand mouvement de la part de la population ; il n’en fut rien pourtant, nous passâmes inaperçus, sans que personne fit mine de s’occuper de nous.

C’est qu’en ce moment Kin-tcheou était sous l’impression d’un événement tellement grave, que les esprits se trouvaient peu portés à la curiosité. La ville était, pour ainsi dire, en état de siége, par suite d’une sanglante bataille qui avait éclaté depuis deux jours entre les Chinois et les Tartares mantchous ; quand nous y entrâmes, tout était calme et sombre. Nous suivîmes de longues rues silencieuses et presque désertes ; les boutiques étaient partout fermées ou simplement entr’ouvertes ; les rares personnes qu’on rencontrait couraient à pas précipités, formaient quelquefois dans les carrefours de petits groupes où l’on parlait à voix basse et avec beaucoup d’animation ; on voyait que les esprits étaient en fermentation, on sentait de toute part comme un souffle de guerre civile.

On nous raconta que le conflit entre les Chinois et les Tartares avait pris naissance à la suite des jeux nautiques. Il est d’usage, en Chine, à certaines époques de l’année, de faire des courses de jonques ; c’est, pour les villes qui avoisinent les rivières navigables ou les ports de mer, une occasion de fête et de réjouissance ; les magistrats, et quelquefois les riches marchands de la localité, distribuent des récompenses aux vainqueurs ; ceux qui veulent entrer en lice s’organisent par compagnies ayant chacune son chef. Les jonques qui servent à ces jeux sont très-longues, et si étroites, qu’il y a tout juste la place pour deux rangs de rameurs ; elles sont ordinairement richement sculptées, ornées de dorures et de dessins aux plus vives couleurs ; la proue et la poupe représentent la tête et la queue du dragon impérial, aussi les nomme-t-on loung-tchouan, c’est-à-dire dragon-barque. Elles sont pavoisées de clinquant et de soieries ; sur toute leur longueur elles sont surmontées de nombreuses banderoles et de flammes rouges, qui flottent et serpentent au gré du vent des deux côtés du petit mât qui supporte le pavillon national sont placés deux hommes qui ne discontinuent pas de frapper sur le tam-tam, et d’exécuter des roulements de tambourinet pendant que les mariniers, penchés sur leurs avirons, rament avec courage et font glisser rapidement leur dragon-jonque sur la surface des eaux.

Pendant que ces élégants bateaux luttent de vitesse, le peuple encombre les quais, le rivage, les toitures des maisons voisines et les barques qui sont dans le port ; on excite les rameurs par des cris et des applaudissements ; on lance des feux d’artifice, et on exécute, sur plusieurs points, des musiques étourdissantes où dominent le bruit sonore du tam-tam et le son décisif et aigu d’une espèce de clarinette qui donne presque continuellement la même note. Les Chinois aiment cette infernale harmonie, leurs oreilles la savourent avec volupté.

Il arrive quelquefois qu’un bateau-dragon se renverse sens dessus dessous, et vide d’un seul coup au fond de l’eau son double rang de rameurs ; la multitude accueille aussitôt cet épisode par des éclats de rire et des clameurs immenses ; personne ne se trouble, car ces rameurs sont toujours très-habiles à la nage. On les voit bientôt reparaître et courir dans tous les sens pour rattraper leur aviron et leur casque de rotin ; l’eau bondit sous leurs mouvements rapides et saccadés ; on dirait une troupe de marsouins qui prend ses ébats au milieu des flots. Quand chacun a retrouvé sa rame et son chapeau, on replace le loung-tchouan sur sa quille et on rajuste comme on peut les banderoles ; après cela, la grande difficulté c’est de remonter dedans ; mais ces gens-là sont si adroits et doués de tant de souplesse et d’agilité, qu’ils en viennent toujours à bout. Le public a la satisfaction de voir se renouveler assez souvent ces petits accidents de la fête, car les embarcations sont si frêles et si légères, que le moindre défaut d’ensemble dans les mouvements des rameurs est capable de les faire chavirer.

Les jeux nautiques durent plusieurs jours et ne discontinuent pas du matin au soir ; les spectateurs, fidèles à leur poste durant tout ce temps, ne font jamais défaut aux rameurs. Les cuisines ambulantes et les marchands de comestibles circulent de toute part pour approvisionner cette immense multitude qui, sous prétexte de ne pas faire ce jour-là de repas régulier et à domicile, mange et boit continuellement ; les escamoteurs, les acrobates et les jongleurs de toute espèce profitent de l’occasion pour exhiber leur spécialité et varier les plaisirs des curieux. La fête officielle se termine par la distribution solennelle des prix ; les rameurs clôturent le tout par des festins, et quelquefois aussi par des rixes et des querelles.

C’est ce qui avait eu lieu à Kin-tcheou peu de jours avant notre arrivée. Kin-tcheou est la plus importante ville de garnison de la province du Hou-pé ; les soldats et les marins y sont en très-grand nombre. Pendant la célébration des derniers jeux nautiques, les Chinois et les Mantchous s’étaient divisés en deux camps et avaient disputé longtemps le prix de la course avec les bateaux-dragons ; les Tartares mantchous ayant eu le dessus, leur victoire avait été proclamée solennellement, et avec des formes inusitées, par les principaux mandarins de la garnison ; l’amour-propre des Chinois en avait été froissé. Des pièces de soie, des jarres de vin, des cochons rôtis et bouillis, et une certaine somme d’argent, telles étaient les récompenses qui furent distribuées aux vainqueurs ; ceux-ci partagèrent entre eux l’argent et les étoffes de soie, puis organisèrent un immense festin pour consommer le vin et les cochons.

Il est d’usage que, dans ces banquets, les vaincus aillent verser à boire aux vainqueurs ; cette cérémonie s’exécute, pour l’ordinaire, comme il convient entre bons camarades ; après qu’on a vidé quelques verres, selon les antiques prescriptions des us et coutumes, la fusion s’opère, et vaincus et vainqueurs prennent place indistinctement à la même table. Il paraît qu’à Kin-tcheou les Chinois, depuis longtemps indisposés contre les Mantchous, leur versèrent à boire de fort mauvaise grâce ; il y eut, dit-on, des propos injurieux ; on prétendit que les juges de la course nautique avaient été partiaux ; peu à peu la querelle s’envenima, et les Tartares, excités par le vin et les quolibets des Chinois, voulurent rappeler à leurs adversaires qu’ils étaient maîtres de la Chine, et que les conquis devaient respect et obéissance à la race conquérante. La bataille s’engagea, et quelques Chinois furent étendus morts et horriblement mutilés ; aussitôt l’agitation se communiqua à la ville entière ; les Chinois coururent en tumulte et de tous les côtés, mais sans trop savoir où ils allaient, et poussant d’affreuses clameurs. Il faut avoir vécu au milieu de ces populations pour se faire une idée du désordre et de la confusion qui doivent régner dans les grandes villes en temps de trouble.

Pendant que les Chinois couraient et vociféraient dans tous les quartiers de Kin-tcheou, les Mantchous s’étaient réfugiés dans leurs cantonnements, qu’on nomme la ville tartare, et où se trouve le palais du kiang-kiun, général commandant la division militairede la province. Ce poste important est toujours occupé par un Tartare. Les Mantchous se concentrèrent dans le tribunal de leur grand mandarin au nombre, dit-on, de plus de vingt mille ; puis ils en barricadèrent toutes les portes. Les Chinois, persuadés qu’on avait peur d’eux, se ruèrent dans la ville tartare et environnèrent le tribunal du kiang-kiun, comme pour en faire le siége. L’attaque générale commença, non pas avec des armes bien meurtrières, mais par des milliers de voix qui demandaient avec acharnement qu’on leur livrât des Mantchous en nombre égal à celui des Chinois qui avaient été tués, afin qu’on pût se venger sur eux en les tuant et les mutilant à discrétion. Pendant qu’on formulait au dehors ces sommations horribles, et pourtant très-conformes aux mœurs chinoises, aucun bruit ne se faisait entendre dans l’intérieur du tribunal, pas un des assiégés ne se montrait. Les Chinois, de plus en plus persuadés qu’ils étaient devenus redoutables aux Tartares, s’avisèrent de vouloir forcer les barricades. A la première tentative, les portes du tribunal s’ouvrirent brusquement à deux battants ; les Mantchous sortirent tout d’un coup, firent pleuvoir d’abord une grêle de balles et de flèches sur cette multitude désarmée, et se précipitèrent ensuite dans la foule le sabre à la main. Ces téméraires assiégeants s’en retournèrent dans leurs quartiers, lestes et muets comme un troupeau de chèvres jaunes. Chacun rentra chez soi, en ayant soin de fermer solidement sa porte, et se promettant bien, sans doute, de ne pas recommencer le lendemain.

Une trentaine de Chinois restèrent étendus morts sur la place, et le nombre des blessés fut très-considérable. Les deux jours suivants, il n’y eut pas de nouvelle collision, tout le monde garda prudemment le logis. Cependant le sombre et lugubre aspect que présentait la ville, quand nous y entrâmes, dénotait que les esprits étaient encore en proie à une grande agitation, et que, sous ce calme apparent, couvaient peut-être des antipathies et des haines irréconciliables. Immédiatement après l’affaire meurtrière qui avait eu lieu à la porte du tribunal tartare, le kiang-kiun ou commandant militaire et le préfet de la ville avaient fait partir, chacun de son côté, des dépêches pour Péking, où les événements étaient sans doute représentés d’une manière bien différente. On attendait une décision de la capitale, et généralement on s’accordait à penser que les Chinois seraient blâmés, le général mantchou révoqué pour être envoyé, peut-être, dans un meilleur poste, et qu’ensuite les choses en resteraient là.

On conçoit que, dans une pareille circonstance, il eût été extrêmement facile aux Chinois de Kin-tcheou d’exterminer cette poignée de Mantchous. Il n’était besoin que de les envelopper, puis de se serrer énergiquement les uns contre les autres, pour les étouffer. Après la première charge qui eut lieu à la porte du tribunal, si cette multitude innombrable ne s’était pas sauvée à toutes jambes, les Mantchous étaient perdus ; mais, comme nous l’avons déjà remarqué, les Chinois sont désorganisés, ils sont sans chefs, et partant sans force et sans courage. L’impulsion ne venant de nulle part, chacun se la donne à soi-même, toujours en vue des avantages personnels, jamais de l’intérêt général.

Le gouvernement entretient, dans quelques-unes des villes les plus importantes de chaque province de l’empire, une garnison composée, en grande partie, de soldats mantchous sous le commandement d’un grand mandarin militaire, qui appartient aussi à cette nation. Son pouvoir ne peut être contrôlé par aucun fonctionnaire civil, pas même par le vice-roi de la province. Il correspond directement avec l’empereur, et c’est à lui seul qu’il est tenu de rendre compte de son administration. Ces corps de troupes font bande à part dans les villes où elles se trouvent, se mêlent peu à la population, et le quartier qu’elles habitent porte le nom de ville tartare. L’empire chinois tout entier se trouve ainsi enveloppé comme d’un réseau stratégique, peu fort, peu puissant, il est vrai, mais merveilleusement bien combiné, puisqu’il a suffi si longtemps pour maintenir dans l’obéissance ces nombreuses fourmilières d’hommes. Afin de venir plus facilement à bout de ce vaste système de surveillance, la dynastie régnante a adopté pour principe de ne jamais choisir les grands chefs militaires que parmi les Mantchous. Cette mesure avait pour inconvénient d’entretenir la jalousie, la défiance et la désaffection des Chinois, qui, après avoir fermenté durant plus de deux siècles, ont fini par faire explosion d’une manière si terrible.

A part ce petit nombre de villes dont nous venons de parler, où l’on rencontre quelques troupes de soldats tartares, on a beau parcourir les provinces, l’élément mantchou n’y apparaît nulle part. On ne voit de tous côtés que des populations purement chinoises, entièrement absorbées par le commerce, l’agriculture et l’industrie, pendant que des soldats étrangers sont chargés de garder les frontières et de veiller à la tranquillité publique. A bien prendre les choses, les Tartares paraissaient être moins un peuple conquérant qu’une tribu auxiliaire qui a obtenu, par sa valeur et ses victoires, le privilége de venir monter la garde dans tout l’empire. L’influence administrative est restée aux Chinois ; ce sont eux qui occupent le plus grand nombre des emplois civils. S’ils ont été conquis par les Mantchous, ils leur ont imposé, à leur tour, leur civilisation, leur langue, leurs mœurs, et, en grande partie, leurs usages. Sortis depuis peu de temps de leurs forêts et de leurs steppes, où ils menaient la vie nomade, vivant de leur chasse et de leurs troupeaux, les Tartares ne pouvaient s’empêcher de se plier au régime de ce pays célèbre dont ils s’étaient ouvert les portes à force de courage et surtout de ruse et de perfidie. Ils ont donc laissé les détails de l’administration aux Chinois, puisqu’ils en avaient le goût, le talent et une longue expérience ; seulement, ils ont toujours eu bien soin de ne pas se dessaisir de la direction de la milice de terre et de mer. La haute administration du département de la guerre est toujours restée exclusivement concentrée entre leurs mains.

Il est impossible de se faire une idée exacte et même approximative de la force réelle de l’armée chinoise en temps ordinaire ; car nous n’entendons nullement parler de son état actuel, qui a dû subir de profondes modifications depuis les formidables développements de l’insurrection. D’après l’almanach officiel, le nombre total des troupes entretenues par l’empereur s’élèverait à un million deux cent trente-deux mille Chinois, Mantchous et Mongols, casernés dans l’intérieur de l’empire, et trente et un mille marins. Évidemment un chiffre si élevé est un véritable compte d’almanach chinois. Quand on a eu occasion de parcourir, pendant plusieurs années, la Chine dans tous les sens, on se demande où se tient donc cette puissante armée, pour qu’on ne l’aperçoive nulle part. Sans doute, la Chine est très vaste, sa population est plus grande que celle de l’Europe tout entière ; cependant il serait possible d’y voir des soldats, s’ils étaient aussi nombreux qu’on le prétend. Or, à l’exception des villes dont nous avons parlé, où il y a quelques troupes organisées et sédentaires, il n’existe ailleurs que les miliciens nécessaires pour le service des tribunaux. M. Timkowski, qui, en 1821, conduisit à Péking la mission russe, prit, le plus exactement possible, des renseignements sur l’effectif de l’armée chinoise. Le total qu’il donne dans la relation de son voyage est de sept cent quarante mille neuf cents hommes, en y comprenant les Chinois, les Mantchous et les Mongols. Il est probable que le chiffre de M. Timkowski est celui de l’effectif réel, du moins des soldats qui sont inscrits sur le cadre de l’armée ; mais il ne s’ensuit pas pour cela qu’il y ait en Chine sept cent mille hommes en activité de service militaire. Nous pensons qu’il faut encore réduire ce nombre des deux tiers, si l’on veut avoir le chiffre véritable des soldats, c’est-à-dire des hommes qui s’occupent du métier des armes.

Nous avons vécu assez longtemps en Tartarie pour connaître les troupes mongoles ; or, elles se composent de bergers nomades, passant leur vie à la garde de leurs troupeaux et ne s’occupant jamais d’exercices militaires. Ils ont bien dans leur tente un long fusil à mèche, et quelquefois un arc et des flèches ; mais ils ne s’en servent jamais que pour aller tuer des chèvres jaunes et des faisans. S’ils ont une lance, on est bien sûr qu’ils ne la touchent que pour courir après les loups, qui font la guerre à leurs troupeaux de moutons. Ainsi, voilà pour la division mongole de l’armée impériale, des familles de bergers, sans en excepter ni les enfants à la mamelle, ni les vieillards, car tout fait nombre ; on est militaire en naissant, et on reçoit immédiatement sa solde.

Les troupes chinoises ne sont guère plus sérieuses que les mongoles. Leur nombre s’élève, dit-on, à cinq cent mille hommes ; elles sont composées, en grande partie, d’artisans et de laboureurs, vivant au sein de leur famille, s’occupant tout à leur aise de la culture de leurs champs ou de leur petite industrie, sans avoir l’air de se douter le moins du monde qu’ils appartiennent à la classe des guerriers. De loin en loin, ils sont obligés d’endosser leur casaque, quand on les convoque pour quelque revue générale, ou pour aller dénicher des bandes de voleurs. A part ces rares circonstances, dans lesquelles ils peuvent même se faire remplacer moyennant quelques sapèques, on les laisse chez eux parfaitement tranquilles. Cependant, comme, au bout du compte, ils sont censés soldats et que l’empereur a le droit de les convoquer en cas de guerre, ils reçoivent annuellement une modique paye, insuffisante assurément pour les faire vivre, s’ils n’y ajoutaient les produits de leur travail journalier. Dans certaines localités réputées places fortes de l’empire, presque tous les habitants sont enrôlés de la façon dont nous venons de parler.

Durant la dernière année de notre séjour en Chine, nous étions chargé d’une petite mission dans une province du midi. Une chapelle pour célébrer les saints mystères et réunir les néophytes aux heures de la prière et des instructions religieuses, puis, attenante à la chapelle, une maisonnette avec un petit jardin, le tout entouré de grands arbres, de touffes de bambous et d’une haute muraille en cailloux : telle était notre résidence. Nous vivions là avec deux Chinois, l’un âgé d’une trentaine d’années, et l’autre à peu près du double. Le premier avait le titre de catéchiste ; il nous aidait dans les fonctions du saint ministère, surveillait les affaires du ménage, et formait les enfants chrétiens et les catéchumènes à la manière de chanter les prières publiques. Dans ses moments de loisir, qui étaient encore assez considérables, il s’occupait de couture ; car, primitivement, il avait exercé l’état de tailleur. Du reste, c’était un fort brave homme, de mœurs douces, paisible et sédentaire, disant peu de paroles inutiles, mais trop préoccupé de médicaments et de livres de médecine. Cette manie lui était venue, parce qu’à force de se voir toujours chétif, pâle et maigre, il avait fini par se croire malade ; en conséquence, il voulait se soigner, et pour cela il s’était lancé dans les études médicales.

L’autre, celui qui était âgé d’une soixantaine d’années, ne portait dans la mission aucun titre officiel. Il s’occupait pourtant d’une foule de choses ; la propreté et la bonne tenue de la chapelle et du presbytère le regardaient ; il bêchait, arrosait le jardin et y faisait pousser, tant bien que mal, quelques fleurs et un peu de légumes. Il était chargé de la cuisine, quand il y en avait à faire, et, de plus, il entretenait de fréquentes et longues conversations avec tous ceux qui venaient à la résidence. Sa générosité à offrir du thé à boire et du tabac à fumer l’avait rendu très-populaire. Autrefois il avait été forgeron, et, comme ses nouvelles attributions n’étaient pas bien définies, on avait toujours continué de l’appeler le forgeron Siao.

Un jour, ces deux compagnons de notre solitude se présentèrent dans notre chambre, avec une certaine solennité, pour nous demander un conseil. Un inspecteur extraordinaire des troupes venait d’arriver de Péking, et, sous peu, il devait y avoir une revue générale. Or, l’ancien forgeron et l’ancien tailleur étaient bien aises de savoir si nous étions d’avis qu’ils allassent à cette revue. Mais, leur répondîmes-nous, ce sera absolument comme vous voudrez. Si vous pensez que cela doive vous amuser, allez-y ; nous garderons la maison. Pour nous, nous ne tenons nullement à assister à cette parade. Quand nous habitions le nord de l’empire, nous en avons bien assez vu. — Jusqu’ici nous n’y avons jamais été, dit notre catéchiste ; nous avons toujours pu nous en dispenser facilement ; mais on prétend que le nouvel inspecteur exige que tout le monde y soit. Ceux qui ne s’y rendront pas seront notés, puis condamnés à cinq cents coups de rotin et à une forte amende… Nous trouvâmes que cet inspecteur extraordinaire était, ea effet, un homme bien prodigieux, que d’exiger la présence de tout le monde à sa revue, sous peine d’être assommé et ruiné. — Il faudra donc, leur dîmes-nous, que nous allions aussi à la revue ? — Le Père spirituel pourra aller regarder, si bon lui semble ; mais, nous autres soldats de l’empereur, nous sommes tenus d’y assister. — Vous autres soldats ! nous écriâmes-nous, en contemplant de haut en bas nos deux chrétiens… Nous pensâmes qu’ils avaient peut-être voulu dire tout simplement qu’ils étaient sujets de l’empereur ; nous craignîmes de les avoir mal compris ; mais pas du tout, ils étaient soldats bien positivement, et depuis fort longtemps. Il y avait plus de deux ans que nous les connaissions, sans qu’il nous en fût jamais venu le plus petit soupçon, ce qui, nous devons en convenir, ne fait guère l’éloge de notre sagacité. Lorsqu’il y avait des corvées, des revues ou des exercices, ils étaient dans l’habitude de louer pour remplaçant le premier venu qui se trouvait à leur porte. Notre catéchiste nous avoua qu’il n’avait de sa vie touché un fusil, qu’il en avait peur, et qu’il ne se sentirait pas même la force de mettre le feu à un pétard.

Notre conscience se trouvant suffisamment éclairée sur la véritable position sociale de ces deux fonctionnaires de la mission, nous leur dîmes qu’ayant le titre de soldats et en recevant les émoluments, ils devaient en remplir les fonctions, du moins dans les occasions extraordinaires, que la menace du rotin et de l’amende était une preuve non équivoque de la volonté expresse de l’inspecteur, et que les chrétiens étaient spécialement tenus de donner le bon exemple de l’obéissance et du patriotisme. Il fut donc convenu qu’ils s’arrangeraient pour aller où le devoir et l’honneur les appelaient ; et, de notre côté, nous prîmes bien la résolution de nous rendre à cette parade, qui promettait déjà de présenter un coup d’œil assez ravissant.

Le jour fixé étant venu, nos deux vétérans de l’armée impériale déjeunèrent solidement, de grand matin, et vidèrent un large vase de vin chaud pour se donner force et courage ; ils cherchèrent ensuite à se déguiser en soldats. Le travail ne fut ni long ni difficile ; ils n’eurent qu’à substituer à leur petite calotte noire un chapeau en paille, de forme conique, et recouvert d’une houppe de soie rouge, et qu’à endosser par-dessus leurs habits ordinaires une tunique noire à larges bordures rouges. Cette tunique portait devant et derrière un écusson en toile blanche, sur lequel était dessiné en grand le caractère ping, qui veut dire soldat ; la précaution n’était pas inutile, car, sans cette étiquette, il eût été souvent facile de faire de singulières méprises ; ainsi, par exemple, notre catéchiste, avec sa petite figure blême, son corps fluet et rétréci, et ses yeux larmoyants, toujours modestement baissés, n’avait certainement pas la tournure bien guerrière ; cependant il n’y avait pas à se méprendre. Qu’on le vît par devant ou par derrière, il n’y avait qu’à lire l’inscription sur son dos ou sur sa poitrine, c’était un soldat ! Avec cet uniforme, ils prirent, l’un un fusil et l’autre un arc, puis ils se rendirent fièrement au champ de Mars.

Un instant après qu’ils furent partis, nous fermâmes à clef la porte de notre résidence et nous allâmes faire les curieux. Cette grande exhibition militaire devait avoir lieu en dehors de la ville, dans une vaste plaine sablonneuse qui s’étend le long des remparts ; les guerriers arrivaient de tous les côtés, par petites bandes : ils étaient accoutrés de toutes les façons, suivant la bannière à laquelle ils appartenaient ; leurs armes, qui se dispensaient de reluire aux rayons du soleil, étaient d’une grande variété ; il y avait des fusils, des arcs, des piques, des sabres, des tridents et des scies au bout d’un long manche, des boucliers en rotin et des coulevrines en fer, ayant pour affût les épaules de deux individus. Au milieu de cette bigarrure nous remarquâmes pourtant une certaine uniformité ; tout le monde avait une pipe et un éventail ; le parapluie n’était pas sans doute de tenue, car ceux qui en portaient un sous le bras étaient en minorité.

A une des extrémités du camp on avait élevé sur une éminence une estrade en planches, abritée par un immense parasol rouge, et ornée de drapeaux, de banderoles et de quelques grosses lanternes dont on n’avait nul besoin pour y voir, attendu que le soleil était tout resplendissant ; elles avaient peut-être un sens allégorique, et signifiaient probablement que les miliciens étaient en présence de juges éclairés. L’inspecteur extraordinaire de l’armée impériale et les principaux mandarins civils et militaires de la ville étaient sur cette estrade, assis dans des fauteuils devant de petites tables chargées de théières et de boîtes remplies d’excellent tabac à fumer ; à un angle du théâtre était un domestique tenant à la main une mèche fumante, non pas pour mettre le feu aux canons, mais pour allumer les pipes. Sur divers points du camp d’évolution on voyait plusieurs forts détachés, fabriqués avec des bambous et du papier peint.

Le moment de commencer étant arrivé, on fit partir au pied de l’estrade une petite coulevrine pendant que les juges se protégeaient les oreilles avec les deux mains pour n’être pas assourdis par cette effroyable détonation. Alors on hissa un pavillon jaune au haut d’un fort, les tam-tam résonnèrent avec furie, et les soldats coururent pêle-mêle, et en poussant de grands cris, se grouper autour du drapeau de leur compagnie ; là ils cherchèrent à se mettre un peu en ordre sans trop pouvoir y réussir ; bientôt on simula un combat, et la mêlée, chose à laquelle on réussit le mieux, ne se fit pas attendre. Il est impossible d’imaginer rien de plus comique et de plus bizarre que les évolutions des soldats chinois ; ils avancent, reculent, sautent, pirouettent, font des gambades, s’accroupissent derrière leur bouclier comme pour guetter l’ennemi ; puis se relèvent tout à coup, distribuent des coups à droite et à gauche, et se sauvent à toutes jambes en criant : Victoire ! victoire ! On dirait une armée de saltimbanques dont chacun est occupé à jouer un tour de sa façon ; nous en remarquâmes un très-grand nombre qui ne faisaient que courir, tantôt d’un côté et tantôt d’un autre, sans but déterminé, et probablement parce qu’ils ne savaient trop que faire de leur personne ; nous ne pûmes nous tirer de l’esprit que nos deux chrétiens, le catéchiste et le jardinier, devaient nécessairement se trouver dans cette catégorie de soldats.

Tant que dure le combat, deux officiers, placés aux deux extrémités de l’estrade, agitent continuellement un drapeau, et indiquent, par la rapidité plus ou moins grande de ses mouvements, le degré de chaleur de l’action ; aussitôt que les drapeaux s’arrêtent, les combattants en font autant, et chacun retourne à son poste ou aux environs, car on n’y regarde pas de trop près.

Après cette grande bataille, on fit manœuvrer des compagnies d’élite qui paraissaient assez bien exercées ; leurs évolutions se faisaient pourtant toujours remarquer par une extrême bizarrerie. L’artillerie anglaise avait dû avoir bien beau jeu avec des ennemis dont l’habileté consiste à faire des cabrioles ou à se tenir longtemps en équilibre sur une jambe, à la façon des pénitents hindous. Les fusiliers et les archers s’exercèrent ensuite à tirer à la cible ; leur adresse fut remarquable. Les fusils chinois sont sans crosse, ils ont seulement une poignée comme les pistolets ; lorsqu’on tire le coup, on n’appuie pas l’arme contre l’épaule ; on tient le fusil du côté droit, à la hauteur de la hanche, et avant de faire tomber sur l’amorce un crochet qui soutient une mèche allumée, on se contente de bien fixer les yeux sur le but qu’on veut frapper. Nous avons remarqué que cette manière de faire avait un grand succès, ce qui prouverait peut-être que, pour bien tirer un coup de fusil, il est moins nécessaire de viser avec le bout du canon que de bien regarder l’objet, absolument comme lorsqu’on veut frapper un but en lançant une pierre.

Le tir des petites coulevrines fut, sans comparaison, ce qu’il y eut de plus divertissant pendant la parade. Nous avons dit qu’elles n’avaient pas d’affût et qu’elles étaient portées solennellement par deux soldats, ayant chacun un bout de la coulevrine appuyé sur l’épaule gauche, et retenu par la main droite. On ne saurait s’imaginer rien de plus pittoresque que la figure de ces malheureux quand on mettait le feu à la machine ; ils tenaient à montrer de la sérénité et de la grandeur d’âme ; on voyait qu’ils faisaient des efforts pour être impassibles ; mais la position était si critique, et les muscles de leur face prenaient des formes tellement inusitées, qu’il en résultait des grimaces étonnantes. Le gouvernement impérial, dans sa paternelle sollicitude à l’égard de ces infortunés porte-coulevrines, a prescrit que, avant l’exercice, on leur tamponnerait soigneusement les oreilles avec du coton ; quoique placé à une distance assez éloignée, il nous fut facile de constater qu’on ne leur avait pas épargné la précaution. On comprend qu’avec un tir de cette façon il ne doit pas être très-facile de viser ; aussi s’en met-on peu en peine, et le boulet s’en va où il peut. Pendant les exercices on a la prudence de ne tirer jamais qu’à poudre.

Lorsque la guerre a lieu en Tartarie ou dans les pays où l’on trouve des chameaux, il paraît que ces quadrupèdes sont chargés de mettre les coulevrines en batterie en les portant entre leurs bosses. Dans une série de tableaux représentant les campagnes de l’empereur Khang-hi dans le pays des Œleuts, nous avons rencontré un grand nombre de ces batteries de chameaux. On peut se faire une idée, d’après cela, de la difficulté que doivent éprouver les troupes européennes dans une guerre contre les Chinois.

La revue se termina par une attaque générale des forts détachés. Il nous serait impossible de dire et d’expliquer ce qu’on fit, parce que nous n’y comprîmes absolument rien. Tout ce que nous savons, c’est qu’on exécuta de longues et inimaginables évolutions, et qu’à plusieurs reprises on poussa des clameurs étourdissantes. Enfin les drapeaux cessèrent de s’agiter ; les juges de l’estrade se levèrent en criant victoire ; l’armée tout entière répéta trois fois la même acclamation, et un de nos voisins, qui, sans doute, avait l’intelligence de ce qui avait eu lieu, nous avertit que tous les forts, sans exception, avaient été emportés avec une rare intrépidité.

Nous retournâmes à notre résidence où nous vîmes bientôt revenir nos deux héros, couverts de poussière, de gloire et de sueur. Nous les questionnâmes beaucoup sur les exercices militaires auxquels ils venaient de se livrer avec tant de succès ; mais ils ne purent pas nous donner des renseignements bien précis ; ils ne surent pas même nous dire quel rôle ils avaient joué au milieu de toutes ces évolutions. D’après leur propre témoignage, les deux tiers des soldats n’étaient pas plus habiles qu’eux, et se contentaient de suivre la direction et les mouvements des troupes d’élite. Ainsi on voit que, sur les cinq cent mille hommes composant, dit-on, la division chinoise, il y a à faire une forte réduction.

Le nombre des troupes mantchoues est à peu près évalué à soixante mille hommes. Nous pensons que ces soldats sont habituellement sous les armes et qu’ils s’occupent avec assiduité de leur métier. Le gouvernement y veille avec soin, car l’empereur a grand intérêt à ce que ses troupes ne s’endorment pas dans l’inaction et conservent un peu de ce caractère guerrier qui leur a fait conquérir l’empire. On les traite, dit-on, avec beaucoup de sévérité ; les infractions et les négligences dans le service sont toujours rigoureusement punies, tandis que les troupes mongoles et chinoises sont abandonnées à elles-mêmes. Il est même probable que la dynastie régnante favorise, jusqu’à un certain point, l’ignorance et l’inactivité des Chinois et des Mongols, afin de maintenir les Mantchous dans leur état de supériorité, et de se réserver un facile moyen de défense en cas de révolte ou de sédition. Si les cinq cent mille soldats chinois étaient formés au maniement des armes et à la discipline militaire aussi bien que les Mantchous, il suffirait d’un instant pour expulser de la Chine la race conquérante[1].

La marine de l’empire chinois est de niveau avec son armée de terre ; elle se compose à peu près de trente mille marins distribués sur une quantité considérable de jonques de guerre. Ces bâtiments, très-élevés à la poupe et à la proue, d’une construction grossière et portant une voilure en nattes de bambou, manœuvrent très-difficilement ; incapables d’entreprendre des voyages de long cours, ils se contentent de parcourir les côtes et les grands fleuves, pour donner la chasse aux pirates qui paraissent fort peu les redouter. Les formes des jonques de guerre, de celles surtout qui naviguent dans l’intérieur de l’empire, sont très-variées. Il est à remarquer que, à quelques rares exceptions près, le fleuve Bleu a été, dans toutes les époques, le principal théâtre des batailles navales que les Chinois ont eu à soutenir. Elles étaient très-fréquentes dans le temps où l’empire était divisé en deux. Les noms que portent les jonques servent quelquefois à donner une idée de leur forme. Ainsi, par exemple, on distingue le Centipède, à cause de ses trois rangées de rames représentant les nombreuses pattes de ce hideux insecte ; le Bec d’épervier, dont les deux extrémités également recourbées et possédant chacune un gouvernail, lui permettent d’aller en avant et en arrière, sans virer de bord ; la Jonque à quatre roues, deux à la proue et deux à la poupe, que des hommes font aller en tournant une manivelle. Ces bâtiments à roues remontent à une très-haute antiquité, et il n’a manqué à ce peuple inventif que l’application de la puissance de la vapeur, pour avoir en entier la découverte de Fulton.

La bizarrerie des peintures vient encore le plus souvent ajouter à l’étrangeté des formes des jonques. On cherche à leur donner l’aspect d’un poisson, d’un reptile ou d’un oiseau. Ordinairement on voit à la proue deux yeux énormes, chargés, sans doute, d’épouvanter l’ennemi par l’atrocité de leur regard. Malgré toutes ces monstruosités, ce qui frappe encore le plus un étranger, c’est le désordre et la confusion qui règnent à l’intérieur. On rencontre souvent plusieurs ménages réunis, et il n’est pas rare de voir sur le pont des maisonnettes construites tout bonnement en maçonnerie. Les marins européens ont pourtant toujours admiré l’ingénieuse idée qu’ont eue les Chinois de diviser le fond de leurs jonques en divers compartiments séparés l’un de l’autre, de sorte qu’une voie d’eau ne peut jamais entraîner qu’un dommage partiel. C’est probablement à cause de l’efficacité de ce moyen qu’on n’a pas jugé nécessaire d’établir des pompes à bord.

Le gouvernement militaire de chaque province, placé, comme l’administration civile, sous la direction du vice-roi, comprend à la fois les forces de terre et de mer. En général, les Chinois font peu de différence entre ces deux genres de forces militaires, et les grades des deux services ont les mêmes noms. Les généraux des troupes sont appelés ti-tou ; ils sont au nombre de seize ; dont deux seulement appartiennent à la marine exclusivement. Ces officiers supérieurs ont chacun un quartier général, où ils réunissent la plus grande partie de leur brigade, et répartissent le reste dans les différentes places de leur commandement. Il y a en outre, comme nous l’avons déjà fait remarquer, plusieurs places fortes occupées par des troupes tartares et commandées par un kiang-kiun tartare, qui n’obéit qu’à l’empereur. Les amiraux, ti-tou, et les vice-amiraux, tsoung-ping, résident habituellement à terre et laissent le commandement des escadres à des officiers secondaires.

Les grades des mandarins militaires correspondent à ceux des mandarins civils, et sont également conférés à la suite des examens que les candidats sont obligés de subir dans les provinces ou à Péking, suivant l’importance des grades ; ainsi il y a des bacheliers et des docteurs ès guerre aussi bien que des bacheliers et des docteurs es lettres. Les aspirants aux divers degrés de la hiérarchie militaire sont examinés sur certains livres de tactique, mais surtout sur leur habileté à tirer de l’arc, à monter à cheval, à soulever et à lancer des pierres énormes, à escalader les murailles, à faire des tours de force, et à exécuter grand nombre d’exercices gymnastiques inventés pour tromper et effrayer l’ennemi. La littérature n’est pas entièrement exclue de ces examens ; on exige des bacheliers qu’ils soient capables d’expliquer les livres classiques, et de faire une petite composition littéraire.

D’après tout ce que nous venons de dire, on peut se former une certaine idée de l’armée chinoise. Il n’existe pas, peut-être, dans le monde entier, de plus misérables troupes, ni de plus mal équipées, de plus indisciplinées, de plus insensibles à l’honneur, de plus ridicules, en un mot ; assez fortes pour écraser par le nombre des hordes du Turkestan ou des bandes de voleurs, elles ont prouvé, dans la dernière guerre contre les Anglais, qu’elles étaient incapables de résister à des soldats européens, même dans la proportion de cinquante contre un. Cette complète nullité de l’armée chinoise tient à plusieurs causes, dont les principales sont la longue paix dont l’empire jouit depuis plusieurs siècles, car les petites guerres qu’elle a eu à soutenir sont insuffisantes pour ranimer chez un peuple l’esprit guerrier, la politique de la dynastie mantchoue qui cherche à tenir les Chinois dans l’impuissance de secouer le joug, l’entêtement du gouvernement à ne vouloir admettre aucune réforme dans la tactique et les armes des temps anciens, enfin le discrédit qu’on cherche à répandre sur l’état militaire. Un soldat, selon l’expression chinoise, est un homme antisapèque, c’est-à-dire sans prix, sans valeur, un homme qui ne peut pas être représenté par un denier. Un mandarin militaire n’est rien à côté d’un officier civil ; il ne doit agir que d’après l’impulsion qu’on lui donne ; il est le représentant de la force, de la matière, une machine à laquelle l’intelligence du lettré doit imprimer le mouvement.

Ces causes, pourtant, sont purement accidentelles, et nous ne pensons pas que les Chinois soient radicalement incapables de faire de bons soldats. Ils sont susceptibles de beaucoup de dévouement, et même d’un grand courage. Leurs annales sont aussi remplies de traits héroïques que celles des Grecs, des Romains et des peuples les plus guerriers. Quand on parcourt l’histoire de leurs longues révolutions et de leurs guerres intestines, on est souvent saisi d’admiration en voyant des populations entières, hommes, femmes, enfants, vieillards, tous, en un mot, soutenir, avec acharnement et enthousiasme, des sièges horribles, et défendre, jusqu’à complète extermination, les murs de leurs cités. Que de fois les tableaux de ces luttes grandioses nous ont reporté à des temps plus modernes en nous rappelant la sublime défense de Saragosse ! Nous avons remarqué, à plusieurs époques, des dévouements semblables à celui de ce fameux Russe qui eut le sombre et épouvantable courage de réduire Moscou en cendres pour sauver sa patrie. Et, dans les premiers temps de la dynastie mantchoue, les Chinois n’ont-ils pas eu le patriotisme et l’énergie de ravager eux-mêmes les côtes jusqu’à la distance de vingt lieues dans l’intérieur des terres, de renverser de fond en comble les villages et les cités, d’incendier les forêts et les moissons, de faire enfin un immense désert, pour anéantir la puissance d’un formidable pirate, qui depuis longtemps tenait en échec toutes les forces de l’empire ?

On a beaucoup ri, beaucoup plaisanté de la manière dont se comportaient les soldats chinois devant les troupes anglaises. Après les premières décharges, on les voyait se débarrasser de leurs armes et prendre la fuite à toutes jambes, comme ferait un troupeau de moutons au milieu duquel une bombe éclaterait tout à coup. On en a conclu que les Chinois étaient des hommes essentiellement lâches, sans énergie et incapables de se battre. Ce jugement nous paraît injuste. Nous avons toujours pensé que, dans ces circonstances, les soldats chinois avaient tout bonnement fait preuve de bon sens. Les moyens de destruction employés par les deux partis étaient tellement disproportionnés, qu’il ne pouvait plus y avoir lieu à montrer de la bravoure. D’un côté, des flèches et des arquebuses à mèche, et, de l’autre, de bons fusils de munition et des canons chargés à mitraille. Quand il était question de détruire une ville maritime, c’était la chose la plus simple du monde ; une frégate anglaise n’avait qu’à s’embosser tranquillement à une distance voulue, puis, pendant que l’état-major, attablé sur la dunette, manœuvrait tout à son aise avec du champagne et du madère, les matelots bombardaient méthodiquement la ville, qui, avec ses mauvais canons, ne pouvait guère envoyer des boulets qu’à moitié chemin de la frégate. Les maisons et les édifices publics s’écroulaient de toute part, comme frappés de la foudre, l’artillerie anglaise était pour ces malheureux quelque chose de si terrible, de si surhumain, qu’ils finirent par s’imaginer avoir à combattre contre des êtres surnaturels. Comment avoir du courage dans une lutte semblable ? Incapables d’atteindre un ennemi qui les foudroyait tout à son aise, ils n’avaient qu’à se sauver ; et c’est ce qu’ils firent, selon nous, avec beaucoup de prudence et de sagesse. Le gouvernement seul était blâmable de pousser au combat des milliers d’hommes, sans armes, en quelque sorte, et sans moyens de défense ; c’était les envoyer à une mort certaine et inutile. Les troupes anglaises sont assurément pleines de valeur ; mais si un jour il arrivait, ce qu’à Dieu ne plaise, qu’elles n’eussent, pour défendre leur pays contre une armée européenne, que les flèches et les arquebuses conquises sur les Chinois, elles seraient, nous en sommes convaincu, bientôt au bout de leur incomparable bravoure.

Il est probable qu’il serait possible de trouver en Chine tous les éléments nécessaires pour organiser l’armée la plus formidable qui ait jamais paru dans le monde. Les Chinois sont intelligents, ingénieux, d’un esprit prompt et plein de souplesse. Ils saisissent rapidement ce qu’on leur enseigne, et le gravent aisément dans leur mémoire. Ils sont, de plus, persévérants et d’une activité étonnante, quand ils veulent s’en donner la peine ; d’un caractère soumis et obéissant, respectueux envers l’autorité, on les verrait se plier sans effort à toutes les exigences de la discipline la plus sévère. Les Chinois possèdent, en outre, une qualité bien précieuse dans des hommes de guerre, et qu’on ne trouverait peut-être nulle part aussi développée que chez eux : c’est une incroyable facilité à supporter les privations de tout genre. Nous avons été souvent étonné de les voir endurer, comme en se jouant, la faim, la soif, le froid, le chaud, les difficultés et les fatigues des longues courses. Ainsi, sous le rapport intellectuel et physique, ils ne paraissent laisser rien à désirer. Pour ce qui est du nombre, on en aurait par millions tant qu’on voudrait.

L’équipement de cette immense armée serait encore, probablement, peu difficile. Il ne serait pas nécessaire d’avoir recours aux nations étrangères ; on trouverait abondamment dans leur pays tout le matériel désirable, et des ouvriers sans nombre, bien vite au courant des nouvelles inventions.

La Chine offrirait surtout des ressources incomparables pour la marine. Sans parler de la vaste étendue de ses côtes, où de nombreuses populations passent en mer la majeure partie de leur vie, les grands fleuves et les lacs immenses de l’intérieur, toujours encombrés de pêcheurs et de jonques de commerce, pourraient fournir des multitudes d’hommes habitués dès leur enfance à la navigation, agiles, expérimentés, et capables de devenir d’excellents marins pour les longues expéditions. Les officiers de nos navires de guerre, qui ont parcouru les mers de Chine, ont été souvent déconcertés de rencontrer au large, fort loin des côtes, des pêcheurs affrontant audacieusement la tempête, et conduisant avec habileté leurs mauvaises barques à travers les vagues énormes qui menaçaient à chaque instant de les engloutir. La construction des navires sur le modèle de ceux des Européens ne leur offrirait aucune difficulté, et il ne leur faudrait que peu d’années pour lancer à la mer des flottes telles qu’on n’en a jamais vu.

Nous comprenons que cette armée immense, ces avalanches d’hommes descendant du plateau de la haute Asie, comme au temps de Tchinggis-khan, et ces innombrables bâtiments chinois sillonnant toutes les mers, et venant encombrer nos ports, tout cela doit paraître bien fantastique à nos lecteurs. Nous sommes nous-même assez porté à croire que ces choses ne se réaliseront pas ; et cependant, quand on connaît bien la Chine, cet empire de trois cents millions d’habitants, quand on sait combien il y a de ressources dans les populations et dans le sol de ces riches et fécondes contrées, on se demande ce qui manquerait à ce peuple pour remuer le monde et exercer une grande influence dans les affaires de l’humanité. Ce qui lui manque, c’est peut-être un homme, et voilà tout ; mais un homme d’un vaste génie, un homme vraiment grand, capable de s’assimiler tout ce qu’il y a encore de puissance et de vie dans cette nation, plus populeuse que l’Europe, et qui compte plus de trente siècles de civilisation. S’il venait à surgir un empereur à larges idées et doué d’une volonté de fer, un esprit réformateur, déterminé à briser hardiment avec les vieilles traditions, pour initier son peuple aux progrès de l’Occident, nous pensons que cette œuvre de régénération marcherait à grands pas, et qu’un temps viendrait, peut-être, où ces Chinois, qu’on trouve aujourd’hui si ridicules, pourraient être pris au sérieux, et donner même de mortelles inquiétudes à ceux qui convoitent si ardemment les dépouilles des vieilles nations de l’Asie.

Le jeune prince mantchou qui, en 1850, est monté sur le trône impérial, ne sera pas probablement le grand et puissant réformateur dont nous parlons. Il a inauguré sa politique en faisant dégrader ou mettre à mort les quelques hommes d’État qui, sous le règne précédent, pressés par les canons de l’Angleterre, s’étaient vus dans la nécessité de faire des concessions aux Européens. Les hauts dignitaires qui forment son conseil ont été choisis parmi les partisans les plus obstinés des vieilles traditions et de l’ancien régime ; aux sentiments de tolérance que manifestaient les autorités des cinq ports ouverts au commerce, ont succédé toutes les antipathies traditionnelles. On a usé de tous les moyens pour éluder les traités ; sous l’influence de la nouvelle politique, les relations entre les consuls et les mandarins se sont envenimées, et les quelques concessions de l’empereur défunt sont devenues presque illusoires.

Il est évident, pour les moins clairvoyants, que le but du gouvernement mantchou est de dégoûter les Européens et de rompre avec eux ; il n’en veut à aucun prix. Cependant la Chine se trouve maintenant trop rapprochée de l’Europe pour qu’il lui soit permis de mener encore longtemps, au milieu du monde, une vie solitaire et isolée ; si la dynastie tartare ne prend elle-même l’initiative d’un changement de politique, elle y sera forcée tôt ou tard par son contact avec les peuples occidentaux, ou peut-être encore par l’insurrection qui, depuis quelque temps, a éclaté dans les provinces méridionales, et qui, faisant tous les jours de rapides progrès, pourrait fort bien tourner à une révolution sociale, et changer complétement la face de l’empire. Notre séjour dans la ville de Kin-tcheou, à la suite de l’émeute occasionnée par les jeux nautiques, nous prouva que les Mantchous ne jouissaient pas d’une grande popularité, et que les Chinois ne demanderaient qu’une bonne occasion pour s’en débarrasser.

Nous nous arrêtâmes deux jours à Kin-tcheou, dans le but de faire bien reposer nos naufragés, et de leur donner le temps nécessaire pour recomposer du mieux possible leur petit équipement. Les autorités de la ville étant tout à fait absorbées par les graves événements qui venaient de se passer, nous respectâmes leurs préoccupations, et n’eûmes avec elles que les rapports indispensables ; nous les vîmes cependant assez pour les décider à indemniser les hommes de l’escorte qui avaient perdu leur bagage dans le fleuve Bleu. La répartition se fit avec une générosité si inespérée, que presque tout le monde se trouva plus riche après qu’avant le naufrage.

Notre dernière navigation avait été si malheureuse, que personne n’eut envie de recommencer ; maître Ting lui-même crut prudent de mettre un frein à son ardeur pour les spéculations ; il lui sembla que les bénéfices réalisés, en doublant par eau les étapes, ne valaient pas la peine de s’exposer au danger d’avoir le mal de mer et de se noyer ; gagner sa journée régulièrement, et sur terre, était chose plus sûre. Les mandarins de Kin-tcheou n’eussent d’ailleurs jamais consenti à nous laisser embarquer, de peur de tomber dans les mêmes embarras que le préfet de Song-tche-hien ; pour nous, quoique moins fatigués en voyageant par eau que par terre, et persuadés que, de part et d’autre, il y avait à peu près une égale somme de dangers et d’inconvénients, nous ne voulûmes pas, cependant, suivre notre attrait particulier et nous décider en faveur du fleuve Bleu. Nous nous contentâmes d’avertir maître Ting que nous ferions route avec la même indifférence, par terre ou par eau, sur une barque ou dans un palanquin.

Ce fut en palanquin que nous partîmes de Kin-tcheou. Nous laissâmes cette ville dans un état semblable à celui où nous l’avions trouvée en arrivant ; son mouvement commercial ne s’était pas encore rétabli, les boutiques restaient à moitié fermées, et le petit nombre d’habitants qu’on rencontrait dans les rues avaient le regard plein de méfiance et de mécontentement ; toutefois cette teinte sombre et rembrunie ne dépassait pas les limites de la ville. En dehors des murs, nous retrouvâmes les Chinois avec leur caractère gai, alerte et empressé ; dans la campagne surtout, on paraissait peu se préoccuper de la querelle des jeux nautiques ; chacun était à ses travaux ; la nature entière, gracieuse, souriante, et dans la plus parfaite harmonie, semblait vouloir nous faire oublier l’aspect triste et soucieux de la ville ; les fleurs, encore humides et brillantes de rosée, s’épanouissaient aux premiers rayons du soleil ; les oiseaux folâtraient parmi les moissons, se poursuivaient dans le feuillage des arbres, puis allaient se poster à l’écart sur une branche pour se renvoyer mutuellement de délicieuses mélodies. Le long de la route, nous rencontrions des bandes de petits enfants chinois, coiffés d’un large chapeau de paille, et faisant brouter l’herbe des fossés par des chèvres, des ânes, d’énormes buffles, ou quelque maigre cheval ; on entendait de loin le gazouillement de ces marmots, on les voyait sauter et cabrioler sans se préoccuper assurément de la race tartare-mantchoue ; les uns essayaient de grimper sur les buffles et de s’y tenir à califourchon, tandis que les autres harcelaient l’animal pour procurer la culbute du cavalier. Quand nos palanquins arrivaient, tous ces petits tapageurs gardaient un profond silence et prenaient une attitude grave, modeste, mais où il était toujours facile de démêler plus de malice que d’ingénuité ; à peine les palanquins étaient-ils passés, que leur folâtrerie, un instant comprimée, reprenait sa revanche. Après nos tristes aventures sur le fleuve Bleu, et deux journées passées dans une ville encore agitée par le souffle de la discorde, l’aspect toujours ravissant et enchanteur d’une belle campagne nous fit du bien ; la tristesse dont nous étions accablés se dissipa peu à peu, et nous sentîmes que la douceur et la sérénité de l’air passaient eu quelque sorte dans nos pensées.

Ce suave épanouissement de notre âme ne dura guère plus que celui des fleurs des champs. Quel prodige d’énergie et de faiblesse que le cœur de l’homme ! S’il faut peu de chose pour le relever et le fortifier, un souffle aussi est capable de l’abattre. L’aspect de la campagne et la fraîcheur de la matinée avaient suffi pour nous vivifier ; mais, aussitôt que les ardeurs du soleil et la pesanteur de l’atmosphère eurent courbé les plantes et flétri les pétales des fleurs, nous aussi nous tombâmes dans l’affaissement ; à mesure que l’air et la terre s’échauffaient, la brise, qui soufflait le matin, s’affaiblit insensiblement, et, vers midi, elle tomba tout à fait ; alors nous n’eûmes plus, pour ainsi dire, que du feu à respirer. Les Chinois, quoique habitués à ces redoutables chaleurs, étaient comme suffoqués ; de temps en temps nous allions nous reposer à l’ombre des grands arbres que nous rencontrions sur la route ; mais nous étions partout comme dans une fournaise, et, à l’ombre même, on n’éprouvait pas une différence sensible.

Cette affreuse journée fut suivie d’une nuit encore plus fatigante ; outre que le temps s’était très-peu rafraîchi, nous fûmes torturés, sans relâche, par des essaims de moustiques qui changèrent en long supplice nos heures de repos. Nous nous trouvions alors dans un pays plat, humide, marécageux, où ces abominables insectes pullulent d’une manière incroyable ; comme ils redoutent les fortes chaleurs, ils vont, pendant la journée, se réfugier sous les herbes, au bord de l’eau, ou dans les endroits les plus sombres ; quand vient la nuit, ils sortent de leurs repaires, inquiets, affamés, pleins de colère, et se ruent avec acharnement sur leurs malheureuses victimes ; il est impossible de s’en préserver, car ils savent si bien s’insinuer par les plus petites ouvertures, que bientôt le moustiquaire en est encombré. Ceux qui ont eu occasion de faire connaissance avec les moustiques doivent comprendre ce que doit être une nuit passée en leur compagnie.

Tout faisait présumer que ce temps durerait encore pendant plusieurs jours. Nous nous sentions si incapables de continuer notre voyage dans une pareille saison, que nous résolûmes de nous arrêter au premier poste convenable pour y laisser passer les chaleurs caniculaires. Nous étions sur le point de manifester ce plan à nos conducteurs, lorsque notre domestique eut une idée magnifique. Il paraît, nous dit-il, que, depuis quelques jours, vous ne vivez pas avec bonheur ? — Tu as raison, Wei-chan, lui répondîmes-nous, nous souffrons beaucoup ; nos forces sont épuisées. — Qui en douterait ? Quand on a de grandes fatigues le jour et point de repos la nuit, d’où viendraient les forces ? Voici l’époque où les rayons du soleil et les piqûres des moustiques sont redoutables ; il paraît pourtant qu’on pourrait se mettre à l’abri des uns et des autres. — Tu crois vraiment qu’il y aurait un moyen ? — Oui, et fort simple ; les moustiques eux-mêmes me l’ont indiqué. Ces insectes dorment le jour et voyagent la nuit. Il n’y a qu’à faire comme eux ; voilà le moyen de se mettre à l’abri du soleil et des moustiques… Cette idée nous parut excellente. — Bien trouvé ! dîmes-nous à notre domestique, tu es un homme de ressource, ton avis est plein de simplicité et de sagesse, et tu verras ce soir que nous essayerons de le mettre en pratique.

Quand Wei-chan eut cette soudaine et heureuse illumination, nous étions au moment le plus chaud de la journée, assis sous le vestibule de la petite pagode d’un village. Nous avions déjà parcouru la moitié de notre route et nous nous reposions un peu avant de continuer. Les paysans de l’endroit s’étaient empressés de nous apporter des provisions et de profiter de notre passage pour gagner quelques sapèques. Pendant que nous cherchions à éteindre le feu qui nous consumait, en avalant de grandes tasses de thé et en mâchant des morceaux de canne à sucre, nos mandarins se rafraîchissaient en fumant l’opium dans l’étroite cellule du bonze. Les soldats et les porteurs de palanquin, étendus sur le chemin, dormaient profondément au milieu de la poussière et sous les rayons d’un soleil dévorant ; notre domestique, seul avec nous à l’ombre du large toit de la pagode, nous faisait part de la méthode qu’il venait d’imaginer pour nous préserver du chaud et des moustiques.

Aussitôt que nous fûmes arrivés à la station où nous devions passer la nuit, nous communiquâmes notre projet à maître Ting et au premier magistrat du lieu. D’abord on nous fit de l’opposition ; on trouva qu’il n’était pas bon, qu’il était même très-mauvais de voyager après le crépuscule du soir, et le grand motif, c’est que la chose était inusitée et qu’il ne fallait pas intervertir l’ordre du jour et de la nuit. On voyait bien qu’il y avait, dans ce nouveau plan, des avantages incontestables ; mais que dirait-on, que penseraient les gens du pays, en nous voyant aller ainsi contre tous les usages ? Tout ce que nous pouvions alléguer venait se briser contre cette raison fondamentale. Nous avions bien un moyen fort simple de mettre le magistrat de notre côté ; il n’y avait qu’à dire très-sérieusement que, étant dans l’impossibililé de voyager avec les fortes chaleurs de l’été, nous allions attendre des jours plus frais et nous reposer jusqu’à l’automne ; mais nous aimâmes mieux lui faire comprendre que, étant d’un pays où l’on avait l’habitude de voyager encore plus de nuit que de jour, il n’était pas convenable de nous empêcher de suivre nos usages. Ce motif fit quelque impression, et une estafette monta immédiatement à cheval pour aller avertir sur la route qu’à l’avenir nous ferions nos étapes pendant la nuit.

On remarque toujours, dans le caractère chinois, non pas le calme et la gravité du philosophe, comme bien des gens se l’imaginent en Europe, mais, au contraire, la légèreté et la versatilité de l’enfant. Ainsi, dans cette circonstance, les gens de l’escorte paraissaient généralement répugner à notre nouveau plan de voyage ; aussitôt que la détermination fut prise et qu’il fut bien arrêté que nous partirions le soir même, tout le monde était dans l’impatience. Les mandarins et les soldats riaient, chantaient, folâtraient et se promettaient un bonheur infini. On ne voulait pas même se donner le temps de prendre le repas du soir et de faire les préparatifs nécessaires ; à chaque instant on venait nous trouver pour nous dire qu’il était nuit et qu’il fallait se mettre en route. Maître Ting entra brusquement dans la chambre où nous nous étions retirés pour réciter nos prières et fit rouler à nos pieds, avec un grand fracas, comme un énorme paquet de bûches qu’il portait sur ses épaules. Tenez, dit-il, voilà de belles torches en bois résineux, pour nous éclairer en chemin ; ça sera beau à voir… Et, en disant cela, il trépignait de joie comme un enfant. Nous lui fîmes observer qu’il nous dérangeait, et il en fut quitte pour recharger son paquet de torches.

Enfin, vers dix heures du soir, nous quittâmes le palais communal. En traversant la ville nous ne remarquâmes pas que notre manière d’aller eût rien de bien extraordinaire. Les rues chinoises sont tellement sillonnées de lanternes de toute grandeur, de toute forme et de toute couleur, que la petite illumination que nous traînions à notre suite se confondait avec ces nombreuses lumières, dont nos yeux étaient éblouis. Cependant, lorsque nous fûmes un peu loin dans la campagne, nous pûmes contempler tout à notre aise notre propre splendeur, sans crainte d’égarer nos admirations sur les lanternes du public. Le spectacle changeant et fantastique qui se déroulait le long de la route nous captiva longtemps et égaya beaucoup notre imagination. Les cavaliers qui allaient en avant, en véritables éclaireurs, étaient munis de grosses torches, répandant de grandes flammes rougeâtres avec une abondante fumée ; puis venaient les piétons, chacun avec sa lanterne d’une forme et d’une dimension particulières. Les palanquins étaient aussi illuminés par quatre lanternes rouges suspendues aux quatre coins de leur dôme. Toutes ces lumières, qui tantôt s’élevaient, tantôt s’abaissaient, suivant les inégalités du terrain, et se croisaient dans tous les sens par les nombreuses évolutions des voyageurs, offraient un aspect tellement divertissant, qu’on n’avait pas le temps de s’apercevoir de la longueur du chemin. Le reflet de cette grande illumination, se projetant au loin dans la campagne, éclairait à moitié les fermes, les moissons, les arbres, tous les objets de la route, et leur donnait les formes les plus bizarres. Toute la caravane était dans la joie ; un chantait, on quolibétait, et quelquefois on s’amusait à faire partir des pétards et à lancer dans les airs quelques fusées ; car il n’y a jamais, en Chine, de bonheur complet sans feu d’artifice. Notre domestique, Wei-chan, était, comme de juste, le plus heureux de la bande ; il venait de temps en temps voltiger autour de notre palanquin, et nous ne manquions jamais de lui donner ce qu’il cherchait, c’est-à-dire les compliments que méritait sa précieuse découverte.

Jamais, en effet, nous n’avions vu un voyage exécuté avec plus d’agrément. D’abord la route était un spectacle, un divertissement perpétuel, et nous jouissions, en outre, d’une température tolérable ; la nuit n’était pas, il est vrai, d’une extrême fraîcheur, mais, au moins, nous pouvions respirer et nous sentir vivre. Vers une heure du matin, nous vîmes venir vers nous une illumination qui, sauf les torches résineuses, était assez semblable à la nôtre. Quand elles se furent jointes, elles se mêlèrent, se confondirent, et puis marchèrent ensemble. Nous étions arrivés à une petite ville de troisième ordre, où nous devions nous arrêter pour dîner. Le magistrat du lieu, qui nous attendait, avait eu l’attention de nous envoyer tous les porte-lanternes de son tribunal, pour nous faire la conduite. Le service avait été si bien réglé, que nous n’éprouvâmes pas une minute de retard. Nous trouvâmes le dîner servi à point ; tout le monde fut d’un excellent appétit, et, après avoir salué les fonctionnaires qui étaient venus nous tenir compagnie, nous reprîmes notre pérégrination nocturne.

Nous arrivâmes au relais avant le lever du soleil. Dès que nous fumes installés dans le palais communal, nous reçûmes quelques visites des mandarins, et puis, sans nous mettre en peine de la non-coïncidence de l’heure, nous soupâmes de manière à ne pas laisser du tout soupçonner à nos amphitryons que nous avions déjà fort bien dîné à une heure du matin.

Le moment où les moustiques ont l’habitude de se coucher étant arrivé, nous allâmes nous mettre au lit. L’observation de Wei-chan fut trouvée extrêmement juste ; ces redoutables moucherons qui, après avoir vagabondé pendant toute la nuit, avaient sans doute besoin de repos, nous laissèrent dormir d’un paisible et profond sommeil jusqu’à la fin du jour.

Nous suivîmes ce nouveau régime, et nous nous en trouvâmes mieux ; mais nos forces avaient été tellement épuisées par de si longues fatigues, qu’étant tombé sérieusement malade à Kuen-kiang-hien, ville de troisième ordre, nous dûmes interrompre notre voyage.


FIN DU TOME PREMIER.
  1. Nous avons cru ne devoir rien changer à nos appréciations, écrites avant l’insurrection chinoise.