L’Empire chinois/Volume 2 - Chapitre VII

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Gaume (Tome IIp. 269-315).
Volume II


CHAPITRE VII.


Départ de la capitale du Hou-pé. — Visite d’adieux au gouverneur de la ville. — Sépulture de deux martyrs. — État du christianisme dans le Hou-pé. — Désagréments de la route. — Point de vivres dans une ville de troisième ordre. — Visite au palais du préfet de la ville. — Criminel soumis à la question. — Horribles détails d’un jugement. — Le kouan-kouen ou bandit chinois. — Manière de rendre la justice. — Code des lois et statuts de la Chine. — Considérations générales sur la législation chinoise. — Caractère pénal et matérialiste du code. — Défaut de précision dans certaines lois. — Principe de solidarité. — Lois relatives aux fonctionnaires. — Organisation de la famille. — De la répression des délits. — Lois rituelles. — De l’impôt et de la propriété territoriale. — Nombreuses têtes de voleurs suspendues aux branches d’un arbre.


Après quatre jours de repos au Jardin de la porte occidentale, nous songeâmes à reprendre notre interminable route. Presque à bout de nos forces et de notre courage, il fallait faire encore plus de trois cents lieues, durant la saison la plus chaude de l’année et en nous dirigeant toujours vers le midi. Nous avions certes bien besoin de mettre notre confiance en la protection de la Providence, pour espérer d’arriver un jour à Macao, et de trouver un peu de repos à la suite de nos promenades excessives.

Les préparatifs du départ étaient déjà faits ; on avait rafraîchi et vernissé à neuf nos palanquins un peu rongés par la poussière et calcinés par les ardeurs du soleil. La nouvelle escorte avait été régulièrement constituée, sous la présidence de maître Lieou, ou « saule pleureur, » et notre domestique, Wei-chan, avait commencé l’éducation de nos futurs compagnons de voyage. Il leur avait insinué, en son langage pittoresque et imagé, qu’il leur serait nécessaire de se plier souvent avec beaucoup de souplesse, afin de ne pas s’écorcher à ce qu’il pouvait y avoir d’un peu anguleux dans notre nature.

Avant de quitter définitivement la capitale du Hou-pé, nous allâmes saluer Son Excellence le gouverneur de la province. Il nous reçut tout juste avec convenance et politesse ; son langage et ses manières n’avaient rien de cette bienveillance, de cette affabilité, qui nous avaient fait tant aimer le vénérable et excellent Pao-hing, vice-roi de la province du Sse-tchouen. De notre côté, nous eûmes aussi tout simplement de l’urbanité, et nous nous en tînmes strictement aux prescriptions du rituel. — Cheminez en paix, nous dit-il, en nous saluant de la main. — Soyez assis tranquillement, lui répondîmes-nous ;… et, après lui avoir envoyé une modeste inclination de tête, nous sortîmes.

Il y avait tout au plus une demi-heure que nous avions quitté cette grande et populeuse ville D’Ou-tchang-fou, lorsque nous entrâmes dans un pays montueux et rougeâtre, sillonné en tous sens par une foule de petits sentiers. Ce site nous frappa, et nous crûmes le reconnaître. Il nous sembla qu’au commencement de l’année 1840, quand, pour la première fois, nous traversâmes l’empire chinois, nous avions fait furtivement un pèlerinage à travers les sinuosités de ces nombreuses collines. Ce souvenir plongea notre âme dans un ineffable ravissement de tristesse. Afin de nous bien assurer que nous n’étions pas dans l’erreur, nous interrogeâmes un des porteurs de palanquin, et nous lui demandâmes le nom de la contrée que nous traversions. Houng-chan, nous répondit-il, « la montagne rouge. » C’était bien cela ; ce nom était gravé profondément dans notre mémoire.

Eu longeant un étroit chemin bordé d’arbustes épineux, qu’enlaçaient de nombreuses plantes grimpantes, nous aperçûmes, à quelques pas de nous, sur le penchant d’une colline, deux modestes tombeaux placés côte à côte. Cette vue remplit nos yeux de larmes et nos cœurs de vives et douces émotions. Sous ces deux pierres tumulaires reposaient les précieuses reliques de deux enfants de saint Vincent de Paul, des vénérables Clet et Perboyre, martyrisés pour la foi, l’un en 1822, l’autre en 1838. Oh ! que notre consolation eût été grande, si nous avions pu nous arrêter un instant au pied de cette colline sainte, nous agenouiller, nous prosterner sur ces tombeaux de famille, baiser avec respect cette terre consacrée par le sang des martyrs, et demander à Dieu, au nom de ces hommes forts, de ces héros de la foi, un peu de cette intrépidité toujours si nécessaire au milieu des tribulations de ce monde ; car quel que soit le poste que nous assigne ici-bas la volonté de Dieu, nous n’en sommes pas moins les enfants du Calvaire, et notre sublime vocation a toujours quelque chose de celle du martyre.

La prudence ne nous permit pas de nous arrêter. Il y eût eu danger de découvrir un si précieux trésor aux nombreuses personnes qui nous accompagnaient. En 1840, lorsque nous visitâmes ces chères tombes, nous étions seul avec un jeune chrétien de Ou-tchang-fou, qui nous servait de guide. Voici ce que nous écrivions, à cette époque, à nos frères de France : « Les restes précieux de M. Clet et de M. Perboyre reposent côte à côte, sur une verte colline, au delà de la ville de Ou-tchang-fou. Oh ! qu’elle fut enivrante l’heure que je passai auprès de ces deux modestes tombes de gazon ! Sur une terre idolâtre, au milieu de l’empire chinois, j’avais deux tertres sous mes yeux, et une félicité inconnue remplissait et dilatait mon âme. On ne voit pas de marbre ciselé sur la terre qui recouvre les ossements des deux glorieux enfants de saint Vincent de Paul ; mais Dieu semble s’être chargé lui-même des frais du mausolée ; des plantes rampantes et épineuses, assez semblables par la forme à l’acacia d’Europe, croissent naturellement sur les deux tombes. Au-dessus de ce tapis de verdure surgissent avec profusion des mimosas remarquables de fraîcheur et d’élégance. En voyant toutes ces brillantes corolles s’échapper à travers un épais tissu d’épines5 on pense involontairement à la gloire dont sont couronnées dans le ciel les souffrances des martyrs. »

Les deux précieuses tombes étaient encore dans le même état ; rien n’avait été changé ; les pierres et les inscriptions nous parurent intactes. Seulement, le temps des fleurs était passé, et les mimosas n’épanouissaient plus parmi la verdure leurs fraîches corolles. L’herbe était desséchée, et quelques cordons de liserons sauvages, dépouillés de leurs feuilles, rampaient d’une tombe à l’autre, comme pour les unir, les envelopper toutes deux dans une même trame.

Il faut espérer que le sang des martyrs, qui était autrefois comme une semence de chrétiens, n’aura pas perdu, en Chine, de sa fécondité. Cette terre a été, sans doute, jusqu’ici, d’une bien désolante stérilité ; mais, quand viendra l’heure fixée par celui qui est assez puissant pour transformer les pierres mêmes en enfants d’Abraham, on verra ce sol de granit se ramollir, et faire germer de son sein d’innombrables adorateurs de Jésus-Christ.

L’état du christianisme dans le Hou-pé n’est pas aussi florissant que dans la province du Sse-tchouen. On y compte tout au plus douze ou quatorze mille chrétiens, la plupart pauvres et appartenant aux classes inférieures de la société. Les nombreuses et violentes persécutions dont cette province a été presque toujours tourmentée sont peut-être la cause de ces succès peu rapides dans l’œuvre de la propagation de la foi. Le petit nombre des chrétiens, et les vexations continuelles qu’ils ont à subir de la part des mandarins, contribuent peut-être beaucoup à les rendre timides et à diminuer en eux cette ardeur et cette énergie nécessaires au prosélytisme. En parcourant, durant notre voyage, les points principaux de cette province, nous avons remarqué que les chrétiens se tenaient cachés ; ils n’osaient se montrer sur notre passage ; nous ne recevions pas leur visite dans les palais communaux, tout au plus en découvrions-nous quelques-uns, de loin en loin, qui faisaient furtivement le signe de la croix, afin de nous faire savoir ce qu’ils étaient. On ne voyait nulle part ce mouvement, cet entrain, que nous avions aperçus dans les missions du Sse-tchouen, et qui dénotent, sinon une foi plus vive, du moins un zèle plus ardent pour la conversion des infidèles.

La mission du Hou-pé est maintenant confiée à la sollicitude des missionnaires italiens, sous la direction de monseigneur Rizzolatti, vicaire apostolique, qui est entré dans les missions de Chine depuis un grand nombre d’années. Sous l’influence de sa longue expérience, le vicariat du Hou-pé prenait de jour en jour des accroissements considérables, lorsqu’une persécution est malheureusement venue séparer le pasteur de son troupeau. Monseigneur Rizzolatti, arrêté par les mandarins, a été reconduit dans la colonie anglaise de Hong-kong, où il attend que des circonstances favorables lui permettent de rentrer sans imprudence au sein de sa mission.

Nous suivîmes, durant une journée entière, un pays entrecoupé de ravins et de collines. Le terrain nous parut peu propre à la grande culture ; aussi rencontre-t-on rarement des villages ; on ne voit çà et là que des maisons et des fermes isolées, où quelques familles, à force de patience et d’industrie, cherchent à tirer le meilleur parti possible de ce sol infécond. Avant le coucher du soleil, nous arrivâmes sur le bord du fleuve Bleu, que nous dûmes traverser pour aller coucher dans un gros bourg situé sur la rive opposée. Le chemin que nous avions pris en quittant Ou-tchang-fou se dirigeait vers le nord-est et nous éloignait de Canton. Nous fûmes contraints de marcher de la sorte pendant trois jours, afin d’éviter une foule de petits lacs qui, à chaque instant, nous eussent barré le passage. Il fallait, d’ailleurs, aller prendre la route impériale qui devait ensuite nous conduire directement jusqu’à la capitale du Kiang-si. Nous eussions bien pu nous embarquer à Ou-tchang-fou et descendre le fleuve Bleu jusqu’au grand lac Pouyang, mais, comme on était alors à la saison des inondations et des tempêtes, l’administration avait jugé prudent de nous faire partir par la voie de terre. La route était plus longue, moins agréable ; mais enfin il n’y avait pas à craindre les naufrages.

Après avoir traversé le fleuve Bleu, nous fîmes notre halte dans un gros village dont nous avons oublié le nom, et ce n’est pas assurément grand dommage, car nous n’avons pas des choses bien merveilleuses à en dire.

Nous y trouvâmes mauvais gîte, mauvais souper, et, en sus, une effroyable quantité de moustiques et de cancrelats. Le cancrelat est un gros et puant insecte du genre des coléoptères, foisonnant en Chine, dans les • pays chauds, et faisant ses délices de ronger le plus délicatement possible l’extrémité des orteils et des oreilles de ceux qui dorment.

Nous fûmes, en général, logés et nourris d’une manière pitoyable tant que nous restâmes sur cette route de traverse. Les mandarins suivant ordinairement, dans leurs voyages, le cours du fleuve Bleu, l’administration locale n’a pas disposé, comme ailleurs, d’étape en étape, des palais communaux pour recevoir les fonctionnaires publics. On est obligé de se loger dans de misérables auberges, mal tenues, d’une saleté inénarrable, et où l’on a toutes les peines du monde à trouver de quoi ne pas mourir de faim. Nos conducteurs y mettaient bien toute leur bonne volonté ; Lieou, le Saule pleureur, qui nous avait promis de nous rendre la vie si douce, si poétique, tant qu’il serait avec nous, donnait vainement des ordres à ses subordonnés, et il avait la douleur de voir que les résultats n’étaient jamais très-brillants. Il en était désolé, du moins nous remarquâmes que ses yeux larmoyaient souvent plus abondamment que de coutume. D’autre part, notre domestique, Wei-chan, était furieux. Sachant que nous l’avions gardé dans l’espoir qu’il imprimerait une bonne tournure à nos affaires, il sentait son honneur froissé et sa réputation compromise, toutes les fois que nous ne trouvions pas, comme dans le Sse-tchouen, un superbe palais communal avec un splendide festin. Il se mettait en colère à tout propos, insultait les gens de l’auberge et maudissait en bloc toute la province du Hou-pé. À l’entendre, il eût fallu ravager, incendier la ville ou le village où nous étions, et appliquer tous les habitants à la cangue ou les exiler au fond de la Boukharie. Nous dûmes, plus d’une fois, modérer l’extravagance de son zèle et lui bien faire entendre que, si ordinairement nous montrions une grande énergie et une fermeté inébranlable pour réclamer nos droits, nous savions aussi être patients lorsque les circonstances l’exigeaient et que nous n’avions à nous plaindre de la mauvaise volonté de personne. Wei-chan écoutait docilement notre sermon, mais cela ne l’empêchait pas d harceler tout le monde. Il n’admettait pas, quand nous arrivions quelque part, qu’on ne trouvât pas aussitôt un logement vaste, frais, commode et agréable.

La veille du jour où nous devions prendre la route impériale, nous arrivâmes, vers midi, dans une ville de troisième ordre nommée Kouang-tsi-hien. On nous conduisit dans une maison assez bien conditionnée, dont les appartements nous rappelaient les beaux palais communaux que nous rencontrions tous les jours dans la province du Sse-tchouen. Nous étions à nous épanouir dans un frais jardin, à l’ombre des larges feuilles d’un massif de bananiers, lorsque le Saule pleureur s’en vint à nous, et, nous regardant par-dessous ses lunettes et à travers ses larmes, nous adressa ces intéressantes paroles : — Le gardien de l’établissement n’est chargé que de nous loger ; le tribunal lui a fait dire qu’il n’avait pas à s’occuper des vivres. — C’est donc l’administration qui s’en avise ; on nous enverra, sans doute, le dîner du tribunal ? — Nullement ; on m’a dit que le tribunal ne devait pas s’en mêler. — Qui donc a-t-on chargé de ce soin ? — Personne, nous répondit le Saule pleureur, en étendant piteusement vers nous sa main droite, pendant que, de la gauche, il étanchait l’humidité de ses yeux avec un lambeau de toile blanche. — Personne ! nous écriâmes-nous en nous levant aussitôt de nos sièges ; qu’on fasse venir les porteurs de palanquin et qu’on nous conduise chez le préfet de la ville… Le Saule pleureur, qui n’était pas accoutumé à nos procédés diplomatiques, fut saisi de frayeur ; mais Wei-chan le tranquillisa en lui disant que nous avions fait ainsi tout le long de la route, et qu’il n’en était résulté aucun malheur.

Les porteurs de palanquin arrivèrent aussitôt et nous partîmes pour le palais du préfet. Nous avions recommandé à nos porteurs d’entrer rondement dans la cour intérieure, sans s’arrêter à la porte. La consigne fut ponctuellement observée ; mais le portier, à la vue de celte façon inusitée de s’introduire dans le tribunal, courut après nous pour nous demander où nous allions. — Parler au préfet. — Le préfet siège ; il fait un jugement de première importance… Nous pensâmes que c’était un faux prétexte pour nous empêcher d’entrer, et nous insistâmes. — Au moins, dit le portier, donnez-moi votre carte de visite et j’irai annoncer… Dans la crainte que le préfet ne voulût pas se laisser voir, nous répondîmes au portier que nous n’étions pas soumis aux rites de l’empire et que nous saurions nous annoncer nous-mêmes… Nous ordonnâmes donc aux porteurs de continuer leur chemin, et nous pénétrâmes ainsi dans la cour intérieure qui précède l’entrée du prétoire. Cette cour était encombrée de monde, et nous soupçonnâmes que le premier magistrat de la ville pourrait fort bien, en effet, être occupé à rendre la justice. Un employé subalterne du palais vint à nous, au moment où nous sortions de nos palanquins, et nous assura que le préfet jugeait une affaire criminelle. Nous hésitâmes un instant, ne sachant trop quel parti nous avions à prendre, de retourner au logis ou de nous présenter dans la salle où se faisait le jugement. Comme nous tenions beaucoup à n’avoir pas fait une démarche inutile, et puis la curiosité nous poussant aussi un peu, nous fendîmes la foule et nous entrâmes.

Tous les yeux se fixèrent sur nous, et il s’opéra dans l’assemblée un mouvement général de surprise. Deux hommes à grande barbe, en bonnet jaune et ceinture rouge, c’était quelque chose comme une apparition fantastique. Pour nous, subitement saisis par une froide sueur et pouvant à peine nous soutenir sur nos jambes chancelantes, nous fûmes sur le point de nous évanouir. Le regard fixe et la poitrine haletante, il nous semblait être sous l’impression d’un horrible cauchemar. Le premier objet qui s’était présenté à notre vue, en entrant dans le prétoire chinois, c’était l’accusé, le prévenu, l’homme qu’on était en train de juger. Il était suspendu au milieu de la salle, comme une de ces lanternes à forme bizarre et de dimension colossale qu’on rencontre dans les grandes pagodes. Des cordes attachées à une grosse poutre de la charpente tenaient l’accusé lié par les poignets et par les pieds, de sorte que le corps était obligé de prendre la forme d’un arc. Au-dessous de lui étaient cinq ou six bourreaux armés de lanières de cuir et de racines de rotin. Les gémissements étouffés qu’exhalait ce malheureux, ces membres déchirés de coups et presque en lambeaux, et puis ces bourreaux dans une attitude féroce et dont la figure et les habits dégouttaient de sang, tout cela présentait un tableau hideux, qui nous fit frissonner d’horreur. Le public qui assistait à cet épouvantable spectacle paraissait parfaitement tranquille. On eût dit que notre bonnet jaune le préoccupait plus que tout le reste. Plusieurs riaient du saisissement que nous avions éprouvé en entrant dans la salle.

Le magistrat, qu’on s’était hâté de prévenir de notre arrivée au tribunal, se leva de son siège aussitôt qu’il nous aperçut et traversa la salle pour venir nous recevoir. En passant tout près des bourreaux il dut marcher sur la pointe des pieds et relever un peu sa belle robe de soie, parce que le parquet était couvert de larges plaques de sang à moitié caillé. Après nous avoir salués en souriant, il nous dit qu’il allait suspendre un instant la séance. Il nous conduisit ensuite dans un cabinet situé derrière son siège de juge. Nous nous assîmes, ou plutôt nous nous laissâmes tomber sur un divan, et nous fûmes quelques instants avant de pouvoir recueillir nos pensées et calmer notre émotion.

Le préfet de Kouang-tsi-hien avait tout au plus une quarantaine d’années ; les traits de sa figure, le timbre de sa voix, son regard, sa pose, ses manières, tout en lui respirait tant de douceur et de bonté, que nous ne pouvions revenir de notre étonnement. Il nous semblait impossible que ce fût là l’homme qui avait ordonné l’affreuse exécution que nous avions eue tout à l’heure sous les yeux. Un vif sentiment de curiosité s’empara insensiblement de nous, et nous finîmes par lui demander s’il n’y aurait pas indiscrétion de notre part à l’interroger sur la terrible affaire qu’il était occupé à juger. — Au contraire, nous répondit-il, je désire beaucoup, moi-même, que vous connaissiez la nature de ce procès. Vous m’avez paru étonnés de l’extrême sévérité que je déploie envers ce criminel ; le supplice qu’il endure vous a émus de compassion. Les sentiments qui ont agité votre cœur, quand vous êtes entrés dans la salle, sont montés à votre figure, et ils ont été visibles à tout le monde. Mais le criminel ne mérite aucune commisération ; si vous connaissiez sa conduite, sans doute vous ne penseriez pas que je le traite avec rigueur. Je suis naturellement porté à la douceur, et mon caractère est éloigné de la cruauté. Le magistrat, d’ailleurs, ne doit-il pas toujours être le père et la mère du peuple ? — Quel grand crime a donc commis cet homme, pour être soumis à une si horrible torture ? — Cet homme est le chef d’une bande de scélérats. Depuis plus d’un an, il désolait la contrée, se livrant au brigandage sur le grand fleuve, qu’il parcourait nuit et jour avec une grande barque. Il a pillé un nombre considérable de jonques marchandes et commis plus de cinquante assassinats. Il a fini par avouer tous ses crimes, et, sur ce point, la vérité a été mise au jour ; mais il s’obstine à ne pas dénoncer ses compagnons de brigandage ; et je dois employer les moyens extrêmes pour atteindre tous les coupables. Quand on veut détruire un arbre, il ne suffit pas de couper le tronc, il faut encore arracher toutes les racines, sans cela il repoussera.

Le magistrat nous raconta ensuite quelques-unes des abominables atrocités commises par cette bande de brigands. Des hommes, des femmes, des enfants, à qui on coupait la langue, à qui on arrachait les yeux, qu’on dépeçait avec tous les raffinements d’une incroyable barbarie, tels étaient les amusements auxquels se livraient, sur leur barque, ces monstres à figure humaine. Ces détails, quelque horribles qu’ils fussent, ne nous étonnaient pourtant pas. Le long séjour que nous avions fait parmi les Chinois, nous avait appris jusqu’à quel point l’instinct du mal pouvait se développer en eux.

Le préfet de Kouang-tsi-hien, à qui nous avions exposé en deux mots le motif qui nous avait fait commettre l’indiscrétion de venir le trouver dans son tribunal, nous déclara que ses préoccupations au sujet de cette grande affaire étaient la seule cause des négligences dont nous avions à nous plaindre. Il ajouta que nous pouvions retourner à notre logement avec la certitude d’y trouver les choses organisées conformément aux rites ; que, pour lui, il allait remonter sur son siège pour continuer la procédure de son fameux criminel.

Quoiqu’il fût déjà tard et que nous n’eussions encore pris dans la journée qu’une légère collation, nous nous trouvions médiocrement disposés à nous mettre à table. L’appétit s’en était allé au milieu de tout ce que nous avions vu et entendu depuis que nous étions entrés au prétoire. Nous demandâmes au magistrat s’il verrait quelque inconvénient à nous permettre d’assister un instant au jugement. Notre désir parut le surprendre et l’embarrasser un peu. Après quelques minutes de réflexion, il nous dit : Si vous entrez dans la salle, je crains que votre présence ne soit pour tout le monde un sujet de préoccupation. On n’a jamais vu dans ces contrées, d’hommes des pays occidentaux. Les officiers du tribunal pourraient difficilement apporter à leurs fonctions l’application convenable. Cependant vous pouvez, si vous le désirez, rester dans ce cabinet ; d’ici, il vous sera facile de tout voir et de tout entendre, sans être aperçus de personne. Il appela aussitôt un domestique auquel il ordonna d’ouvrir une large fenêtre et d’abaisser un treillis en bambou. Pendant que nous nous arrangions derrière cette grille, le juge rentra dans la salle, monta sur son siège et la séance recommença, quand les satellites, les bourreaux et les officiers du tribunal eurent crié par trois fois : Qu’on soit modeste et respectueux !

Après avoir rapidement parcouru des yeux quelques pages d’un long cahier manuscrit qui, sans doute, était une des pièces du dossier, le juge chargea un fonctionnaire, qui se tenait debout à sa gauche, de demander à l’accusé s’il ne connaissait pas un nommé Ly-fang, qui exerçait autrefois le métier de forgeron dans un village voisin qu’il lui désigna. Nous avons déjà dit que les mandarins, ne pouvant jamais exercer de charge dans leur propre province, ne connaissaient pas suffisamment les idiomes des pays où ils se trouvaient, et qu’ils étaient obligés de se servir d’interprète toutes les fois qu’ils avaient à interroger un homme de condition inférieure. Le fonctionnaire interprète traduisit la question du juge à l’accusé. Celui-ci souleva un peu la tête, qu’il tenait affaissée sur sa poitrine, lança un regard de bête fauve vers le juge, et répondit, sur un ton plein d’insolence, qu’il avait entendu parler de Ly-fang. — Le connais-tu ; as-tu eu des relations avec lui ? — J’en ai entendu parler, je ne le connais pas. — Comment, tu ne le connais pas ? Il est démontré pourtant que cet homme est resté longtemps sur ta barque ; ne persiste pas à répondre des mensonges ; parle avec netteté : connais-tu Ly-fang ? — J’en ai entendu parler, je ne le connais pas… Le mandarin choisit sur la table un long jeton en bambou et le lança au milieu du prétoire. Un chiffre est écrit sur ce jeton, et désigne le nombre de coups que doit recevoir l’accusé, en observant toutefois que les exécuteurs doublent toujours le nombre fixé par le magistrat. Un des bourreaux ramassa le jeton, examina le chiffre et cria, en chantant : Quinze coups ! C’est-à-dire que l’accusé devait en recevoir trente, qui, multipliés encore par le nombre des bourreaux, devaient fournir un total effrayant. Il se fit aussitôt un mouvement dans l’assemblée ; tous les yeux se fixèrent, avec une ardente curiosité, tantôt sur le malheureux accusé, tantôt sur les bourreaux. Plusieurs souriaient et s’arrangeaient de leur mieux, comme des gens qui s’apprêtent à contempler quelque chose d’intéressant. Les bourreaux prirent leur position, et bientôt on vit tournoyer et se balancer, sous une grêle de coups, le corps du criminel, qui poussait des cris effroyables ; son sang jaillissait de toute part, coulait le long des verges de rotin, et rougissait les bras nus des bourreaux.

Il nous fut impossible de soutenir la vue d’un pareil spectacle. Nous demandâmes à un officier du tribunal, qui était avec nous dans le cabinet du préfet, s’il n’y aurait pas moyen de sortir sans traverser la salle du jugement. Il nous engagea vivement à attendre la fin de la séance, pour voir, disait-il, comment on s’y prenait pour détacher l’accusé. Cette proposition nous ayant peu souri, il eut l’obligeance de nous reconduire par un long corridor, jusqu’à la porte où nous attendaient les palanquins. — Ce criminel est un bon kouan-kouen, nous dit l’officier en nous quittant. Dans votre pays y a-t-il un grand nombre de kouan-kouen ? — Non, lui répondîmes-nous, cette classe d’hommes est inconnue chez nous.

Il serait difficile de trouver dans la langue française un équivalent de ce mot kouan-kouen. Il est donné, en Chine, à une race de bandits qui se font un jeu et un honneur de fronder les lois et les magistrats, de commettre des injustices et des assassinats. Donner et recevoir des coups avec impassibilité, tuer les autres avec sang-froid et ne pas redouter la mort, voilà le sublime du genre. Les kouan-kouen sont très-nombreux en Chine ; ils forment entre eux des associations et se soutiennent mutuellement avec une imperturbable fidélité. Quelques-uns vivent isolément, et ce sont les plus féroces. Ils regarderaient comme indigne de leur valeur d’avoir un associé, un appui quelconque ; ils ne veulent compter que sur l’énergie de leur caractère. Rien n’est comparable à l’audace de ces hommes. Les crimes les plus atroces, les forfaits les plus extravagants, ont pour eux un attrait irrésistible. Quelquefois ils vont, par fierté, se dénoncer eux-mêmes aux magistrats. Ils font l’aveu de tous leurs crimes, s’appliquent à en fournir des preuves irrécusables, et demandent à être jugés ; puis, quand on instruit le procès, comme, d’après la législation chinoise, l’aveu du coupable est nécessaire, ils nient tout ce qu’ils ont d’abord avoué, et endurent avec un stoïcisme inébranlable tous les genres de torture auxquels on les applique. On dirait même qu’ils trouvent un certain bonheur à voir leurs membres broyés, pourvu qu’ils puissent braver la justice et pousser à bout la colère des mandarins. Il leur arrive souvent de les compromettre et de les faire casser ; c’est alors un de leurs plus beaux triomphes. On rencontre dans toutes les villes de la Chine de nombreuses collections de petites brochures, qui composent en quelque sorte les fastes judiciaires et les causes célèbres de l’empire. Elles renferment les dramatiques biographies des plus fameux kouan-kouen ; le peuple dévore ces brochures, qui ne coûtent que quelques sapèques.

La manière de rendre la justice, en Chine, est extrêmement sommaire. Il est permis d’avancer, sans crainte d’exagération, qu’il y a, en France, quatre fois plus de juges que dans tout l’empire Chinois. Cette simplification, il faut en convenir, n’est nullement favorable à l’accusé, pour lequel il existe très-peu de véritables garanties. Sa fortune et sa vie dépendent presque toujours du caprice et de la rapacité des mandarins. Les tribunaux ordinaires ne sont composés que d’un seul juge. L’accusé se tient à genoux pendant le procès ; le magistrat l’interroge, et il est seul pour apprécier la valeur de ses réponses. Point d’avocat, qui prenne sa défense ; on admet quelquefois ses parents ou ses amis à plaider sa cause ; mais c’est une pure condescendance du mandarin, et un effet de son bon plaisir. Les témoins à charge ou à décharge se trouvent souvent dans une position pire que celle de l’accusé, car, si leurs dépositions ne plaisent pas aux juges, ils sont à l’instant fouettés et souffletés ; un bourreau, chargé de les rappeler à l’ordre, est toujours placé à leur côté. Ainsi l’accusé est absolument à la merci du mandarin qui le juge, ou plutôt des officiers subalternes du tribunal, qui ont déjà préparé à l’avance la procédure, d’une manière favorable ou contraire à l’accusé, suivant l’argent qu’ils ont reçu.

Cicéron nous a fait connaître, avec son énergique éloquence, la méthode de l’infâme Verres, quand il rendait la justice en Sicile. « Les condamnés, dit-il, sont renfermés dans la prison ; le jour de leur supplice est fixé ; on le commence dans la personne de leurs parents, déjà si malheureux. On les empêche d’arriver jusqu’à leurs fils ; on les empêche de leur porter de la nourriture et des vêtements ; ces malheureux pères restaient étendus sur le seuil de la prison. Les mères éplorées passaient les nuits auprès du guichet fatal qui les privait des derniers embrassements de leurs enfants ; elles demandaient pour toute faveur qu’il leur fût permis de recueillir leur dernier soupir. À la porte veillait l’inexorable geôlier, le bourreau du préteur, la mort et la terreur des alliés et des citoyens, le licteur Sestius, qui levait une taxe sur chaque gémissement, sur chaque douleur. — Pour entrer, disait-il, vous me donnerez tant, tant pour introduire ici des aliments ; personne ne s’y refusait. — Et vous, combien me donnerez-vous pour que je fasse mourir votre fils d’un seul coup ? Combien pour qu’il ne souffre pas longtemps ? Combien pour qu’il ne soit pas frappé plusieurs fois ? Combien pour que je l’expédie sans qu’il le sente, sans qu’il s’en aperçoive ? Et ces affreux services, il fallait encore les payer au licteur[1] ! » Il nous a toujours semblé que Verres avait dû avoir quelque connaissance des usages chinois, tant nous a paru frappante la ressemblance entre les procédés des mandarins du Céleste Empire et ceux du préteur de Sicile…

Tout condamné a droit de faire appel aux tribunaux supérieurs et de poursuivre sa cause à Péking même, par-devant la cour souveraine. Pour arriver jusque-là, il faut mettre en mouvement tant d’influences et faire agir des ressorts si nombreux, que la plupart des affaires se bâclent ordinairement dans les provinces. La justice chinoise est très-sévère pour les voleurs et les perturbateurs du repos public. Les peines les plus ordinaires sont : la bastonnade, les amendes, les soufflets avec d’épaisses semelles de cuir, la cangue ou carcan portatif, la prison, les cages en fer, où l’on doit rester accroupi, le bannissement dans l’intérieur de l’empire, l’exil perpétuel ou temporaire en Tartarie, et la mort, qui se donne par strangulation ou décapitation. Les rebelles sont coupés en morceaux, ou mutilés de la manière la plus horrible. L’application des peines est le plus souvent arbitraire et précipitée, à l’exception toutefois de la peine de mort, pour laquelle, hors certains cas très rares, on doit attendre la ratification de la sentence par l’empereur.

Il existe, en Chine, un code très-détaillé, une sorte de Corps du droit chinois, comme diraient les légistes européens. Il a pour titre : Ta-tsing-lu-li, c’est-à-dire Lois et statuts de la grande dynastie des Tsing » . Ce livre curieux a été traduit du chinois en anglais par sir Georges Thomas Staunton, sous le titre de Code pénal de la Chine. Un tel titre paraît d’abord inexact et peu conforme au texte chinois et aux matières dont il est traité dans le cours de l’ouvrage, où il y a autre chose que le système des lois criminelles de la Chine. Il est partagé en sept divisions, dont voici les sujets : 1° lois générales ; 2° lois civiles ; 3° lois fiscales ; 4° lois rituelles ; 5° lois militaires ; 6° lois criminelles ; 7° lois sur les travaux publics. Cette qualification de Code pénal, quoique peu littérale, nous paraît pourtant assez logique.

Ceux qui ont observé sérieusement les institutions et les mœurs chinoises ont été frappés de deux choses, bien propres en effet à exciter l’attention. D’un côté, c’est le caractère pénal affecté par la législation du Céleste Empire. Chaque prescription de la loi, chaque règlement, est l’objet d’une sanction pénale, non-seulement dans l’ordre criminel, mais encore dans l’ordre purement civil et administratif. Tous les manquements, toutes les irrégularités qui, dans la législation européenne, peuvent tout au plus entraîner des déchéances, des incapacités, des nullités, ou bien seulement une légère réparation civile, sont punies, en Chine, par un nombre déterminé de coups de bambou. Il pourra être intéressant de rechercher la cause de ce caractère particulier de la loi chinoise.

D’un autre côté, la Chine tout entière, avec sa religion officielle, ses mœurs publiques et privées, ses institutions politiques, sa police et son administration, toute cette immense agglomération de trois cents millions d’hommes, paraît être assise sur un principe unique, pivot de toute la machine. Ce principe, dont nous avons souvent parlé, est le dogme de la piété filiale, qui a été étendu au respect dû à l’empereur et à ses délégués, et qui, en réalité, ne paraît être autre chose que le culte des vieilles institutions.

La civilisation chinoise remonte à une antiquité si reculée, qu’on a beau scruter son passé, on ne peut jamais découvrir les traces d’un état d’enfance chez ce peuple. Ce fait est peu ordinaire, et nous sommes habitués au contraire à trouver toujours un point de départ bien déterminé dans l’histoire générale des nations, et les documents historiques, les traditions, les monuments qui nous en restent, tout nous permet de suivre, en quelque sorte pas à pas, les progrès de chaque civilisation, d’assister à sa naissance, de constater son développement et sa marche ascendante, enfin d’être les témoins de sa décadence et de sa chute. Pour les Chinois, il n’en est pas ainsi ; ils paraissent avoir toujours vécu au milieu de la civilisation que nous leur connaissons aujourd’hui, el les données de l’antiquité sont de nature à confirmer cette opinion.

Il ne serait donc pas téméraire de supposer qu’il a dû se produire quelque événement mystérieux et de la plus haute importance, qui a initié brusquement les Chinois à ce degré de civilisation qui nous étonne. Ce fait a dû profondément frapper l’imagination de ces peuples. De là le respect, la vénération, la reconnaissance, pour les premiers fondateurs de leur vieille monarchie, qui les ont ainsi conduits à la lumière d’une manière si rapide. De là encore le culte des ancêtres, des choses anciennes, de ceux qui, dans l’ordre politique, tiennent la place que le père et la mère occupent dans la famille. Les Chinois, en effet, ont toujours attaché l’idée de saint et de mystérieux à tout ce qui est antique, à tout ce qui a traversé les siècles passés ; ce respect généralisé a pris le nom de piété filiale.

Ce sentiment, poussé jusqu’à l’exagération, avait pour conséquence nécessaire d’abord l’exclusivisme et même le mépris à l’égard des nations étrangères, des barbares, et, en second lieu, la stabilité dans la civilisation, qui est restée à peu près ce qu’elle était au commencement, sans progresser d’une manière sensible.

Les réflexions qui précèdent nous permettront de restituer aux lois relatives à la piété filiale leur véritable importance politique et sociale.

De même que le style c’est l’homme, les législations, qui sont le style des nations, reflètent fidèlement les mœurs, les habitudes et les instincts du peuple pour lequel elles ont été faites, et l’on peut dire de la législation chinoise qu’elle est le peuple chinois bien défini.

Les habitants du Céleste Empire manquant de croyances religieuses et vivant au jour le jour, sans trop s’inquiéter ni du passé ni de l’avenir, profondément sceptiques et insouciants de tout ce qui touche au côté moral de l’homme, n’ayant enfin de l’énergie que pour amasser des sapèques, on comprend qu’ils ne peuvent être maintenus dans l’accomplissement des lois par le sentiment du devoir. Le culte officiel de la Chine ne possède, en effet, aucun des caractères qui constituent ce qu’on appelle proprement une religion, et doit être, en conséquence, insuffisant pour donner aux peuples les idées morales qui font plus pour l’observance des lois que la sanction pénale la plus terrible. Il est dès lors tout naturel que le bambou soit l’accessoire nécessaire et indispensable de chaque prescription légale. La loi chinoise présentera donc toujours un caractère pénal, même lorsqu’elle aura seulement pour objet des intérêts purement civils ou administratifs.

Chaque fois qu’une législation est obligée de prodiguer les peines, on est eu droit d’affirmer que le milieu social dans lequel elle est en vigueur est vicieux. Le Code pénal de la Chine est une preuve de la vérité de ce principe. Les peines n’y sont pas graduées d’après la gravité morale du délit considéré en lui-même ; elles dépendent, au contraire, de l’importance du préjudice causé par le délit. Ainsi, la peine infligée au vol est proportionnelle à la valeur de l’objet volé, d’après une échelle spéciale dressée à cet effet, pourvu qu’au vol ne se soit pas réunie une des circonstances qui en font un crime particulier et spécialement réprimé par la loi. À ce point de vue, la législation pénale est basée sur le principe utilitaire. Cela ne doit pas étonner : le matérialisme de la loi chinoise s’oppose à ce que le caractère moral de l’acte punissable soit pris en considération exclusive ; elle ne voit que le positif.

La présence du principe utilitaire dans une législation indique assez généralement que le lien social est artificiel, qu’il ne repose pas sur les vrais principes qui constituent et conservent les nationalités. L’immense population de la Chine, dépravée par l’absence des croyances religieuses et de toute éducation morale, absorbée par le culte des intérêts matériels, ne subsisterait pas longtemps en corps de nation et serait bientôt démembrée, si l’on venait substituer brusquement, à l’étrange législation qui la gouverne, une législation basée seulement sur les principes du droit et de la justice absolue. Chez un peuple de spéculateurs et de sceptiques, comme le sont les Chinois, le lien social doit se trouver dans la loi pénale, et non pas dans la loi morale. Le rotin et le bambou sont la seule garantie de l’accomplissement du devoir.

Et ce but ne saurait être encore atteint, si les mandarins chargés de faire exécuter la loi ne trouvaient dans la loi elle-même la plus grande latitude possible. C’est ce qui explique le vague et le manque de précision qu’on remarque souvent dans le Code pénal de la Chine. Très souvent il lui arrive de ne pas définir, de ne pas qualifier les délits, ou, du moins, de ne le faire que très imparfaitement ; de sorte que les magistrats ont la plus grande latitude dans l’interprétation de la loi, qui est, entre leurs mains, d’une élasticité merveilleuse ; elle semble faite tout exprès pour favoriser l’esprit tracassier, oppresseur, et surtout voleur, des mandarins chargés de l’appliquer ; car, en l’absence de textes clairs et précis, ils trouvent toujours le moyen de faire rentrer dans la catégorie des faits punis par la loi des actes d’ailleurs très-innocents, ou qui, tout au moins, ne sauraient jamais subir l’action des lois positives.

Ainsi, pour en donner un exemple, on trouve dans le tome Ier, page 274, du Code pénal, un article ainsi conçu : « Quand un marchand, après avoir observé la nature des affaires que font ses voisins, s’assortit et met des prix à ses marchandises, de manière à ce que ses voisins ne puissent pas vendre les leurs, et à ce qu’il lui en revienne un bénéfice beaucoup plus grand que celui qu’on fait ordinairement, il sera puni de quarante coups de bambou. » Quel est le marchand qui pourra être à l’abri des vexations du mandarin avec un pareil article toujours suspendu sur sa tête ? En voici un autre qui dépasse tout ce qu’on peut imaginer de plus odieux en ce genre. « Quiconque tiendra une conduite qui blesse les convenances, et telle, qu’elle soit contraire à l’esprit des lois, sans qu’elle dénote une infraction spéciale à aucune de leurs dispositions, sera puni au moins de quarante coups, et il en recevra quatre-vingts quand l’inconvenance sera d’une nature plus grave. »

Les deux articles que nous venons de citer suffiront à un mandarin pour rançonner tous les habitants de sa juridiction et faire promptement une grosse fortune.

Mais ce n’était pas assez ; le chef-d’œuvre de la législation chinoise en cette matière se trouve dans un vaste système de solidarité qui rend en quelque sorte chaque sujet de l’empire garant de la conduite de son voisin ou de son parent, de son supérieur ou de son inférieur. Les fonctionnaires publics sont principalement soumis à cette terrible responsabilité comme nous le verrons plus bas, et les simples particuliers n’en sont pas exempts. Ainsi, dans chaque division territoriale composée de cent familles, il y a un chef nommé par ses concitoyens pour veiller, avec six assesseurs, à la perception des impôts et à l’acquittement des autres droits et services publics[2].

Ce chef est responsable d’une foule de délits qui peuvent se commettre dans son district. Quand les terres sont mal cultivées, la peine qu’il encourt flotte entre vingt et quatre-vingts coups, suivant l’étendue du terrain en contravention[3].

Voici ce qu’on trouve au chapitre premier du tome second : Le crime de haute trahison est celui qu’on commet, soit contre l’État en renversant le gouvernement établi, ou en essayant de le faire, soit contre le souverain en détruisant le palais dans lequel il réside, le temple où sa famille est adorée, ou les tombeaux dans lesquels reposent les restes de ses ancêtres, ou en tentant de les détruire.

« Toutes les personnes qui seront convaincues d’avoir commis ces forfaits exécrables, ou d’avoir eu le projet de les commettre, subiront la mort par une exécution lente et douloureuse, soit comme partie principale ou comme complices.

« Tous les parents mâles des personnes convaincues des forfaits ci-dessus, au premier degré et âgés de soixante ans ou de plus de soixante, nommément : le père, le grand-père, les fils, les petits-fils, les oncles paternels et tous leurs fils respectifs, sans aucun égard pour le lieu de leur résidence, ni pour les infirmités naturelles ou survenues à quelques-uns d’eux, seront décapités indistinctement.

« Toutes les personnes qui connaîtront des coupables de haute trahison, ou des individus qui auront l’intention d’en commettre le crime, et qui conniveront audit crime en n’en dénonçant pas les auteurs, seront décapitées. »

Cet épouvantable principe de la solidarité répugne à notre intelligence et à notre conscience de chrétien ; il est pourtant tout naturel qu’il soit, en Chine, d’une application énergique et constante. Quand on envisage une nation composée de trois cents millions d’hommes, sans croyances religieuses, exclusivement livrée à tous les hasards de la spéculation, on conçoit qu’il ait fallu des moyens peu ordinaires pour réunir sous une même domination des éléments si rebelles, et maintenir l’unité politique de ces innombrables populations.

Et cependant toutes ces rigueurs ne sauraient empêcher les commotions politiques, et les annales de ce peuple étrange sont là pour nous prouver que la Chine est le pays le plus révolutionnaire du monde. C’est qu’en effet, avec de tels systèmes, ou ne peut guère fonder qu’un ordre factice. Le moindre souffle suffit pour compromettre la solidité d’un édifice si péniblement, mais si mal assis. Cela prouve encore ce dont auraient été capables les Chinois, s’ils avaient voulu profiter des lumières que le christianisme a répandues en si grande abondance sur les peuples occidentaux. C’est, en vérité, un grand spectacle que celui que nous présente la Chine : il y a quelque chose de profondément mystérieux dans cette civilisation si antique, ayant pu résister, jusqu’à ce jour, au flux et reflux des révolutions, et se soustraire à une ruine complète, en dépit de l’instabilité de ses bases, de la fausseté de ses principes et du peu de moralité de ses citoyens.

Malgré les nombreuses imperfections que nous venons de signaler, le Code pénal de la Chine peut néanmoins être considéré comme un des beaux monuments de l’esprit humain. On y retrouve tous ces grands principes que les législations modernes sont si fières de posséder. Les circonstances atténuantes, la non-rétroactivité dans l’application des lois pénales, le droit de faire grâce accordé au souverain, le droit d’appel, le respect de la liberté individuelle garantie par la responsabilité des magistrats chargés de la répression des délits, la confusion des peines, dans le cas de conviction de plusieurs délits entraînant des peines différentes : voilà autant de principes reconnus par la loi, et qui protègent le peuple contre la tyrannie des mandarins.

Cependant, chose digne de remarque, la science du droit n’existe pas en Chine ; le ministère des avocats est inconnu ; il n’y a pas non plus de jurisprudence. On trouve bien quelquefois, dans les édits publiés par les empereurs pour la confirmation des sentences prononcées contre de grands coupables, un rappel des sentences précédentes rendues dans des circonstances analogues ; mais un tel usage n’a d’autre but que de justifier un acte qu’on pourrait peut-être considérer comme une dérogation à la loi, ou d’expliquer, par un précédent, l’interprétation particulière d’un texte du Code. Ces rappels ne sauraient constituer ce qu’on entend par jurisprudence. Chaque magistrat chargé d’appliquer la loi l’interprète d’après sa manière de voir et l’esprit général de la législation. Mais il n’y a pas de doctrine spéciale qui veille à ce qu’on ne s’écarte pas des principes du droit chinois ; par suite, il n’y a pas en Chine de jurisconsultes.

On prend toutefois certaines mesures, non-seulement pour que les magistrats entendent parfaitement les lois qu’ils sont chargés d’appliquer, mais encore pour vulgariser, autant que possible, la connaissance du Code parmi le peuple.

Ainsi il est ordonné à tous les officiers et employés du gouvernement de faire une étude particulière des lois. Une disposition spéciale du Code exige qu’à la fin de chaque année, et dans toutes les localités, les officiers soient examinés sur les lois par leurs supérieurs respectifs ; si leurs réponses ne sont pas convenables, ils subissent une amende d’un mois de leurs émoluments, s’ils sont officiers du gouvernement, et reçoivent quarante coups de bambou, s’ils occupent des emplois inférieurs. Tous les individus, laboureurs, artisans et autres, qui, pour leur premier délit commis par accident ou par la faute d’autres personnes, sauront expliquer les lois, leur nature et leur objet, seront excusés et relaxés[4].

Quoique les mandarins chinois jouissent d’une grande puissance, leur sort n’est pas aussi brillant qu’on se l’imagine communément. Ils ont, il est vrai, beaucoup de facilité pour s’enrichir rapidement, et, s’ils sont capables et habiles, arriver assez vite aux premiers emplois. Mais jamais ils ne sont sûrs du lendemain ; il suffit d’un caprice de l’empereur, d’une dénonciation, d’un ennemi riche ou influent, pour les faire casser, envoyer en exil, et quelquefois même à la mort.

Les emplois publics sont aussi recherchés en Chine qu’en Europe. Ils le sont même peut-être davantage, si l’on en juge par les précautions qui ont été prises pour éviter les sollicitations, et cette fièvre du fonctionnarisme, qui a excité, parmi nous, tant d’indignation dans ces derniers temps. Ces précautions sont trop curieuses pour que nous ne les fassions pas connaître. Peut-être jugera-t-on à propos de faire en France quelque chose de semblable.

Le nombre des officiers, dans chaque tribunal et dans chaque administration, est fixé par la loi. Quiconque sera nommé officier surnuméraire, ou sera cause qu’un autre le devient sans faire partie du nombre fixé par la loi, subira cent coups de bambou, et un accroissement de peine par chaque surnuméraire dont il aura causé la nomination[5]. — Si pareille loi était en vigueur dans notre pays, il est probable que l’ardeur des solliciteurs et le bon vouloir des protecteurs seraient singulièrement refroidis. Mais voici qui est prodigieux :

« Quand des officiers civils du gouvernement, qui ne sont pas distingués par des services éminents rendus à l’Etat, seront recommandés aux bontés de l’empereur, comme dignes de plus grands honneurs, ces officiers et ceux qui les auront recommandés seront mis en prison et condamnés à être décapités[6].

« Les adresses envoyées à l’empereur en faveur d’un des grands officiers de l’État sont considérées comme prouvant l’existence d’une machination traîtresse, subversive du gouvernement, et leurs auteurs sont punis de mort, ainsi que l’officier, objet de la lettre, s’il a participé au délit[7]. »

Cette sévérité excessive ne saurait avoir seulement pour but de couper court à l’intrigue, et d’empêcher des ambitieux incapables d’arriver aux premiers emplois de l’Etat ; la loi veut principalement s’opposer à ce que la moindre atteinte soit portée au pouvoir de l’empereur. Dans un vaste empire comme la Chine, et avec des populations que ne retient pas le frein de la religion et de la morale, on comprend que la souveraineté soit ombrageuse, et qu’elle tremble en quelque sorte devant ces grands fonctionnaires, dépositaires d’un pouvoir qui leur permettrait, s’ils l’osaient, de secouer le joug et de compromettre la solidité du trône. Aussi la loi chinoise est-elle d’une sévérité outrée pour le plus léger manquement au respect dû à l’empereur. Il est défendu, sous peine de quatre-vingts coups de bambou, d’employer, dans une adresse à l’empereur, le nom appellatif de Sa Majesté ; sous peine de quarante coups, de s’en servir dans une instruction au peuple ; sous peine de cent coups, de le prendre pour soi ou pour d’autres[8]. » Enfin, le bambou sert encore à réprimer le délit de celui qui lance des projectiles contre les résidences ou les temples impériaux

Les lois qui régissent les fonctionnaires publics en Chine, quoique d’une grande sévérité, sont néanmoins tempérées par des formes ayant un certain rapport avec ce qu’on appelle, en France, la garantie constitutionnelle.

Lorsqu’un officier du gouvernement, à la cour ou dans la province, commet un délit contre les lois, soit comme homme public, soit comme simple particulier, son supérieur, dans tous les cas importants, en soumettra à l’empereur un détail circonstancié, et l’on ne pourra procéder au jugement du coupable sans la sanction expresse de Sa Majesté[9].

Les personnes privilégiées ne peuvent être poursuivies, pour délits contre les lois, que sur l’ordre positif de l’empereur, à qui toute la procédure devra être portée, pour, par lui, être statué définitivement. Mais le privilège cesse quand il s’agit de crimes qui tiennent de la trahison ; ces crimes sont : la rébellion, la déloyauté, la désertion, le parricide, le massacre, le sacrilège, l’impiété, la discorde, l’insubordination, l’inceste[10].

C’est surtout à l’égard des fonctionnaires publics que le système de responsabilité pénale, dont nous avons parlé plus haut, reçoit une application énergique. Chaque fois que les tribunaux, ou corps de fonctionnaires, se sont rendus coupables, en prononçant des décisions erronées, ou contraires aux lois, ou trop douces ou trop sévères, ou bien en apportant de la négligence dans les poursuites ; c’est le greffier qui est considéré comme auteur principal du crime ; tous les autres membres sont aussi punis, mais d’une peine moindre, en descendant jusqu’au président. En Chine, plus les officiers sont inférieurs, plus leur responsabilité augmente ; car on admet que le crime ne se serait peut-être pas commis, s’ils avaient refusé leur ministère. Ainsi les employés subalternes sont exposés à des peines terribles, s’ils prêtent leur concours à un acte illégal, et à tous les ressentiments de leurs supérieurs, s’ils s’y refusent. Ailleurs une position semblable serait impossible ; mais, en Chine, les fonctionnaires n’ont peur de rien, parce qu’ils sont assurés d’avoir toujours quelque moyen de se tirer d’affaire.

Une chose encore digne de remarque, dans la loi que nous venons de mentionner, c’est qu’on fasse un crime aux tribunaux d’avoir rendu une décision erronée. Ce serait, en Europe, un singulier spectacle que de voir les juges bâtonnés lorsqu’ils se sont trompés. En Chine, un tribunal n’est pas seulement punissable pour un arrêt inexact rendu sur le fait dont la connaissance lui est tout naturellement attribuée ; il l’est encore en appel, lorsque, par exemple, un tribunal supérieur confirme une décision erronée d’un tribunal inférieur, ou encore lorsqu’un tribunal inférieur confirme la décision erronée qui lui a été renvoyée d’un tribunal supérieur.

La responsabilité des officiers subalternes va si loin, qu’il peut se présenter des cas où ils seront punis de mort, parce qu’une lettre aura été mal cachetée. Quand le sceau officiel sera mal apposé, ou apposé renversé, tous les officiers responsables de son apposition recevront quatre-vingts coups, et, si le destinataire, par suite de cette irrégularité, doute de l’authenticité de l’acte, hésite pour l’exécuter, et qu’une opération militaire soit ainsi manquée, le commis de bureau sera mis à mort[11].

La capacité civile des fonctionnaires est restreinte dans certaines limites, et c’est là, peut-être, une des dispositions les plus sages de la législation chinoise. — Il est défendu à tous les officiers du gouvernement qui ont une juridiction territoriale, et à leurs commis ou greffiers, d’acquérir des terres dans l’étendue de leur juridiction et pendant toute la durée de leur autorité[12]. — Il est encore défendu aux officiers du gouvernement, dans les villes de premier, de deuxième et de troisième ordre, de prendre une femme habitant dans l’étendue de leur juridiction à peine de quatre-vingts coups de bambou. L’officier coupable recevra cent coups, si le mari ou le père de la femme a un procès devant son tribunal ; il subira la même peine, s’il fait épouser cette femme à son fils, petit-fils, frère cadet, ou neveu[13].

L’échelle pénale établie par le Code est très-simple. La peine la plus ordinaire est la cangue et les coups de bambou, appliqués tantôt du gros bout, tantôt du petit bout, et pouvant varier de quatre-vingts à cent. La peine de soixante à cent coups se combine souvent avec un bannissement temporaire ou perpétuel et avec la marque. La peine de mort est exécutée par strangulation ou par décapitation, selon la gravité du délit ; il y a aussi, pour les plus grands forfaits, la mort lente et douloureuse ou le supplice des couteaux, qui s’inflige de la manière suivante : on attache d’abord le coupable à une croix de sa hauteur et qui est fixée en terre ; ensuite l’exécuteur prend au hasard dans un panier couvert un des couteaux qui y sont renfermés et il coupe le membre que le couteau indique. La famille du coupable cherche ordinairement à abréger des souffrances aussi cruelles en donnant quelque argent à l’exécuteur pour qu’il trouve, le plus promptement possible, le couteau qui doit être enfoncé dans le cœur.

La loi chinoise, très-sévère pour la répression des crimes et délits, contient cependant plusieurs dispositions remarquables et qui ne dépareraient pas nos codes modernes. Il y a surtout un système de circonstances atténuantes qui a des bases peut-être plus morales que le système français. Chez nous, l’appréciation des circonstances atténuantes est laissée à l’arbitraire du jury, qui a seulement mission de déclarer qu’elles existent, sans qu’il puisse s’expliquer à cet égard. Ainsi comprises, les circonstances atténuantes ne sont pas admises en Chine ; mais la loi prévoit spécialement certains faits qui, lorsqu’ils sont constatés, entraînent de plein droit tantôt une réduction dans la peine, tantôt la rémission complète.

Dans certains cas particuliers, à l’occasion, par exemple, de quelque grand événement, l’empereur rend un édit de grâce générale, qui a l’effet d’un pardon pur et simple. Cet acte ne s’applique jamais de plein droit a ceux qui ont commis ou des crimes de trahison ou tout autre spécialement prévu. Les effets de cette amnistie s’étendent à tous ceux qui ont commis un crime par inadvertance ou qui se trouvent impliqués à cause du fait ou de leur responsabilité particulière. Il y a, en outre, des grâces particulières que peut recevoir tout criminel sans exception[14].

La considération des parents entraîne quelquefois une réduction de peine pour le coupable qui eût mérité la mort. Il faut, pour cela, qu’il n’ait pas d’enfants âgés de plus de seize ans, que ses parents aient dépassé soixante et dix ans ou qu’ils soient infirmes, et que le crime, enfin, soit de nature à pouvoir être amnistié par un acte de grâce. Il en est alors référé à l’empereur, qui statue à cet égard. Si le coupable a mérité le bannissement, il recevra, à la place, cent coups de bambou et payera une amende[15].

L’âge ou les infirmités des coupables peuvent aussi leur attirer de l’indulgence. On doit exposer le cas à l’empereur dans un mémoire explicatif. Pour qu’il y ait lieu à réduction de peine, il suffit que les coupables aient l’âge ou les infirmités à l’époque du jugement, quoiqu’ils ne les aient pas eus à l’époque du crime.

Le coupable qui se livre volontairement au magistrat, sans que le crime ait été autrement découvert, obtiendra son pardon, sauf les réparations civiles. L’aveu a toujours pour résultat une réduction dans la peine, quelquefois même, s’il est fait dans certaines circonstances spécialement prévues, il entraîne le pardon complet, sauf toujours les réparations civiles. Un tel système paraît plein de sagesse, et les Chinois sont peut-être, à cet égard, supérieurs aux autres peuples. En France, un aveu a presque toujours pour résultat une déclaration de circonstances atténuantes qui entraîne de droit une réduction de peine ; mais ce n’est qu’un fait. Ne vaudrait-il pas mieux que la loi prononçât elle-même cette réduction, qui, ainsi, étant toujours de droit, amènerait peut-être le coupable à faire des aveux, par la certitude d’un adoucissement à sa peine ?

Le contumax qui se livre et fait arrêter un complice aussi ou plus coupable que lui a droit au pardon[16].

La loi chinoise présente certains cas d’excuse légale, tout comme la loi française. Ainsi, il est défendu d’entrer, la nuit, sans autorisation, dans une maison habitée ; si le maître de maison tue quelqu’un qui s’est introduit de force chez lui, à une heure indue, il n’est pas puni ; le fait est considéré comme une extension du principe de légitime défense. Il en est de même du mari qui tue sa femme adultère et son complice[17].

La manière de traiter les coupables en prison et de leur faire subir leur peine est minutieusement déterminée par des règlements particuliers. Lorsque le magistrat fait emprisonner des criminels, et qu’il néglige de prendre, à leur égard, quelqu’une des mesures de rigueur prescrites par la loi, il est puni d’un nombre de coups de bambou proportionné aux crimes qu’ils ont commis[18]. Il arrive quelquefois que les mandarins, plutôt que de s’exposer aux coups de bambou, se conduisent envers leurs prisonniers avec une atrocité telle, qu’il nous eût été impossible d’y croire jamais, si nous ne l’eussions vu de nos propres yeux. Un jour, nous rencontrâmes, sur une route qui conduisait à Péking, un convoi de plusieurs chariots sur lesquels étaient entassés de nombreux Chinois qui poussaient des cris horribles. Des bandes de soldats, ayant à leur tête un officier militaire, escortaient ces charretées d’hommes. Au moment où nous nous arrêtâmes pour laisser passer cette cohue, nous fûmes saisis d’horreur en voyant tous ces malheureux cloués par une main aux planches des chariots. Un satellite, que nous interrogeâmes, nous dit avec un affreux sang-froid : — Nous avons été dénicher des voleurs dans un village voisin. Nous en avons pris un nombre considérable, et, comme nous n’avions pas apporté des chaînes en assez grande quantité, il a fallu imaginer un moyen pour les empêcher de se sauver. Voilà pourquoi vous les voyez cloués par la main. — Vous ne pensez donc pas qu’il puisse y avoir des innocents parmi eux ? — Qui pourrait le savoir ? on ne les a pas encore jugés. Nous les conduisons au tribunal, et nous avons pris cette mesure uniquement pour prévenir les évasions. Plus tard, s’il y a lieu, on séparera les voleurs de ceux qui ne le sont pas… Ce satellite trouvait la chose toute naturelle, il avait même l’air un peu fier et satisfait du procédé ingénieux qu’ils avaient imaginé contre les fuyards Le spectacle que nous eûmes un instant sous les yeux faisait horreur ; mais ce qu’il y avait de plus hideux, c’était l’hilarité, les ricanements des soldats, qui se montraient les uns aux autres les grimaces que la douleur faisait naître sur les figures de ces malheureux captifs. On doit présumer jusqu’où doivent aller les excès des révolutions et des guerres civiles chez un peuple capable de semblables barbaries dans les temps calmes et réguliers. Il doit se passer actuellement en Chine, dans les provinces envahies par l’insurrection, des abominations incroyables.

Le Code pénal s’occupe beaucoup, comme on peut le penser, de l’organisation de la famille, qui est, en Chine, une institution en quelque sorte autant politique que sociale. Quoiqu’on ait beaucoup préconisé le dogme de la piété filiale, il est constant qu’on retrouve bien moins de véritable harmonie dans la famille chinoise que chez les peuples européens, et la raison en est bien simple : en Chine, c’est la loi et le bambou, et non pas le devoir et la religion, qui réglementent l’amour filial et cherchent à conserver artificiellement les liens de la famille. On peut croire qu’au commencement les lois qui ont été portées sur cette matière étaient l’expression d’un sentiment vif et véritable ; mais, depuis, le sentiment a disparu et la loi seule est restée. La peur de la cangue et du rotin a du naturellement prendre la place de l’affection, et ce n’est plus maintenant qu’une affaire d’habitude.

Le mariage, base de la famille, a été réglé avec soin et minutie par la législation chinoise. On y retrouve toujours ce caractère de tyrannie domestique qui distingue les mœurs de tous les peuples placés en dehors de l’influence du christianisme. En parlant des rites et des cérémonies observées dans la célébration des mariages, nous avons signalé cette despotique autorité des parents à l’égard de leurs enfants. Ainsi, ce ne sont jamais les futurs conjoints qui sont consultés ; c’est à leurs familles respectives qu’il appartient de faire les premières avances, de fixer les présents de noces, d’arrêter les articles du contrat, etc. Tous ces préliminaires ont lieu par l’entremise de tierces personnes, servant d’intermédiaire entre les deux parties et faisant, en quelque sorte, la hausse et la baisse de la denrée mariable. Quand on est tombés d’accord, on fait les fiançailles. Si ensuite une des familles refuse d’exécuter le contrat, son chef est condamné à recevoir cinquante coups de bambou, elle mariage se fait. S’il n’a pas été dressé de contrat, l’acceptation des présents de noces suffit pour attester le consentement des parties contractantes.

Il est très-facile, comme on le voit, de conclure un mariage sans consulter les principaux intéressés ; mais cela n’a lieu que pour un premier mariage. Un père de famille ne peut forcer ses enfants veufs à convoler à de secondes noces, sous peine de quatre-vingts coups de bambou[19].

Si, entre les fiançailles et le mariage, les parents de la future promettent sa main à un autre, le chef de famille reçoit soixante et dix coups ; il en reçoit quatre-vingts, si la future avait déjà été présentée et agréée. Celui qui accepterait une promesse de mariage, en sachant que des négociations sont entamées pour un autre mariage, reçoit également quatre-vingts coups. Sont exceptés les cas où le vol ou l’adultère d’un des contractants est prouvé avant le mariage ; car alors le contrat est résilié de plein droit.

La loi chinoise détermine certaines circonstances où l’on ne peut contracter mariage. Il y a des empêchements absolus, des empêchements relatifs et de simples obstacles dilatoires. Il est défendu de se marier durant le temps fixé par la loi pour le deuil du père, de la mère et du mari. Le mariage contracté dans ces circonstances est nul et puni, en outre, de cent coups de bambou. Le mariage contracté dans le temps du deuil d’un grand-père ou d’une grand’mère, d’un oncle ou d’une tante, d’un frère aîné ou d’une sœur aînée, est valable ; mais il est puni de quatre-vingts coups[20].

La loi déclare nul le mariage contracté par une veuve qui a reçu de l’empereur un rang d’honneur pendant la vie de son mari ; elle est punie de cent coups de bambou, dégradée de son rang, et séparée de son nouveau mari[21].

Les mariages contractés entre ceux qui portent le même nom de famille, avec une personne qui se cache pour crime, avec des musiciens ou comédiens, sont déclarés nuls, et les délinquants punis de coups de bambou.

Une des conséquences de la manière dont se font les mariages en Chine est le divorce, non-seulement pour cause déterminée, mais encore par consentement mutuel. Il paraît assez naturel que des enfants qui n’ont pas été consultés sérieusement pour se marier, aient au moins la faculté de se séparer, s’ils ne se conviennent pas. Le mari peut répudier sa femme légitime pour les causes suivantes, dont quelques-unes paraissent assez bizarres : 1° stérilité ; 2° immoralité ; 3° mépris envers le père et la mère du mari ; 4° propension à la médisance ; 5° penchant au vol ; 6° caractère jaloux ; 7° maladie habituelle.

L’impiété, qui est mise par la loi chinoise au rang des plus grands crimes, n’est autre chose que le manquement aux devoirs de la famille. Elle est définie dans le Code de la manière suivante : « L’impiété est le manque de respect et de soins pour ceux à qui l’on doit l’être, de qui l’on tient l’éducation et dont on est protégé. C’est être encore impie que d’intenter procès à ses proches parents, de les insulter, de ne pas porter leur deuil et de ne pas en respecter la mémoire[22]. »

Les peines encourues par le crime d’impiété sont terribles. On est puni de mort pour avoir frappé ses ascendants ; pour avoir porté contre eux une fausse accusation ; pour leur avoir adressé des paroles outrageantes, pourvu que l’ascendant outragé porte plainte lui-même et qu’il ait entendu les paroles outrageantes. Le parricide est soumis au supplice des couteaux ; s’il est mort en prison, son cadavre subit la peine.

La loi fixe le mode et la durée du deuil auquel chacun est tenu après la mort d’un membre de la famille. Quiconque reçoit avis de la mort de son père, de sa mère, ou de son mari, sans prendre aussitôt le deuil, est puni de soixante coups de bambou et d’une année de bannissement. Il subit la même peine, s’il quitte le deuil avant l’époque voulue, ou si, pendant sa durée, il prend part à des réjouissances.

Tout officier du gouvernement qui reçoit une nouvelle semblable doit prendre le deuil et cesser immédiatement ses fonctions. Il devra s’abstenir de tous les actes de son ministère pendant toute la durée du deuil. Si, pour éviter cette cessation de services, il représente faussement que la personne décédée était un parent inférieur, il subira la peine de cent coups, perdra sa place et sera déclaré incapable d’exercer, à l’avenir, aucun emploi public.

La loi précédente sur les avis reçus de la mort d’un père ou d’une mère n’oblige point ceux des officiers du gouvernement qui remplissent des emplois civils importants et éloignés, ou des commandements militaires loin de la cour. La conduite qu’ils auront à tenir, dans de telles occasions, sera déterminée par les ordres exprès de l’empereur[23].

On voit, par tous ces détails, ce que peut être une piété filiale, qui, pour ne pas s’émousser, a toujours besoin d’être fortement stimulée par le bambou.

Parmi les lois rituelles, nous en avons remarqué quelques-unes qui méritent d’être signalées à cause de leur excentricité. Tout ce qui concerne la science des astres, comme le soleil, la lune, les cinq planètes, les vingt-huit constellations principales et les autres, ainsi que l’observation des éclipses, des météores, des comètes et des autres apparences célestes, sera du ressort des officiers composant le conseil astronomique de Péking. Si ces officiers négligent d’observer exactement lesdites apparences et de marquer le temps où elles auront lieu pour en rendre compte à Sa Majesté l’empereur, ils en seront punis de soixante coups de bambou[24]. »

Voici une autre disposition, qui n’est peut-être pas entièrement dépourvue de sagesse. « Il est défend aux magiciens, aux sorciers et aux diseurs de bonne aventure, de fréquenter les maisons des officiers civils ou militaires du gouvernement, sous prétexte de leur annoncer les calamités qui menacent la nation ou les événements dont elle aura à se louer, et ils subiront la peine de cinq cents coups pour chacune de ces prédictions. Cette loi cependant n’entend pas les empêcher de tirer l’horoscope des individus qui les consulteront, ni de leur pronostiquer des naissances en consultant les étoiles en la manière accoutumée[25]. »

La nation chinoise, dont on connaît la complète indifférence en matière de religion, a cependant des lois très-détaillées et très-sévères concernant le culte officiel ; toute négligence, imperfection ou irrégularité dans l’observance des rites, est réprimée par le bambou appliqué au délinquant et à l’intendant des cérémonies dont la surveillance aura été en défaut. Ainsi, lorsque l’officier du gouvernement chargé de l’éducation des cochons sacrés qu’on engraisse dans les pagodes pour les sacrifices solennels, ne les nourrira pas conformément à la loi, de manière que l’un d’eux souffre ou devienne maigre, il subira quarante coups de bambou et sera passible d’une augmentation de peine pour chaque animal en mauvais état[26]. Un cochon malade est donc un événement majeur et capable de plonger dans la consternation tous les officiers d’une pagode.

La loi chinoise frappe d’une espèce de mort civile les bonzes et les tao-sse ou docteurs de la raison. Il leur est défendu de visiter leur père et leur mère, de sacrifier à leurs ancêtres, et, chose remarquable, de porter le deuil pour leurs parents morts, à peine de cent coups de bambou[27].

Le Code pénal de la Chine, dont nous avons essayé de tracer une légère esquisse, entre souvent dans les détails les plus minutieux sur des points dont les législations européennes n’ont pas même jugé à propos de s’occuper. En parcourant ce nombre infini de prescriptions et de règlements de tout genre, nous avons dû plus d’une fois faire la remarque que les lois de la Chine ne sont pas toujours d’accord avec la pratique de ses habitants. L’autorité ayant perdu sa force et son énergie, le peuple vit à peu près comme il l’entend, sans se préoccuper du Code et des lois qu’il renferme. Les mandarins eux-mêmes exercent leur pouvoir selon leur caprice. Dans les affaires les plus graves, lorsqu’ils doivent, par exemple, torturer un accusé pour obtenir l’aveu de son crime, ou lorsqu’il faut appliquer la peine de mort, la loi a beau diriger la conduite du magistrat, il n’en tient aucun compte, et l’arbitraire et la fantaisie sont souvent son unique règle.

En 1849, nous traversions, pendant l’été, la province du Chan-toung pour nous rendre à Péking. Un soir nous suivions, sur un chariot de louage, la route impériale bordée de grands arbres. Pendant que le voiturier, assis sur un des brancards du véhicule, était occupé à fumer sa pipe et à fouetter ses maigres mulets, nos yeux erraient vaguement sur une plaine triste et monotone, qui s’étendait devant nous à perte de vue. Le phaéton chinois, après avoir secoué les dernières cendres de sa pipe, sauta à terre et courut un peu en avant, la tête en l’air, et regardant à droite et à gauche comme un homme qui va à la découverte. Il revint en courant et nous dit : Regardez en haut des arbres qui bordent la route. — Nous levâmes les yeux vers la direction qu’il nous indiquait avec le manche de son fouet, et nous aperçûmes comme de nombreuses petites cages suspendues aux branches des arbres ; on eût dit des appareils pour prendre des oiseaux. — Qu’est-ce donc que cela ? Demandâmes-nous au voiturier. — Regardez attentivement, vous le saurez bientôt. — Le chariot avança, et nous vîmes, en frissonnant d’horreur, une cinquantaine de cages, grossièrement fabriquées avec des barreaux de bambou et renfermant des têtes humaines. Presque toutes étaient en putréfaction et faisaient des grimaces affreuses. Plusieurs cages s’étant disloquées et disjointes, quelques têtes pendaient accrochées aux barreaux par la barbe ou les cheveux, d’autres étaient tombées à terre, et on les voyait encore au pied des arbres. Nos yeux ne purent soutenir longtemps ce hideux et dégoûtant spectacle.

Le voiturier nous raconta que le district était infesté de bandes de voleurs qui désolaient la contrée, et dont les mandarins n’avaient jamais pu s’emparer. Au commencement de l’année, on avait envoyé de Péking un commissaire extraordinaire avec une bonne légion de satellites. Un jour on saisit dans un village presque tous ces bandits ; ils furent immédiatement condamnés à être décapités, et, sans attendre l’autorisation de l’empereur, le mandarin fit suspendre leurs têtes aux arbres de la route, pour servir d’épouvantail aux malfaiteurs.

Cette terrible exécution avait plongé le pays dans une salutaire terreur. Je me garderais bien, nous dit le voiturier, de passer ici pendant la nuit. — Pourquoi cela, puisque maintenant on n’a plus rien à craindre des brigands ? — Pourquoi ? parce que toutes ces têtes profèrent, au milieu des ténèbres, d’affreuses vociférations. De tous les villages environnants on les entend crier. Nous ne fûmes nullement étonnés de voir notre voiturier ajouter foi à ce conte populaire ; car la seule vue de ces hideuses cages frappait tellement l’imagination, que nous en fûmes nous-mêmes préoccupés durant plusieurs jours.

  1. Cicero, in Verrem, De suppliciis.
  2. Tome I, p. 152.
  3. Tome I, p. 174.
  4. Tome I, p. 115.
  5. Tome I, p. 97.
  6. Tome I, p. 95.
  7. Tome I, p. 113.
  8. Tome 1, p. 120.
  9. Tome 1, p. 29.
  10. Tome I, p. 27.
  11. Tome I, p. 135.
  12. Tome I, p. 170.
  13. Tome I, p. 195.
  14. Tome I, p. 35 à 68.
  15. Tome I, p. 46.
  16. Tome I, p. 6l.
  17. Tome II, p. 51 et 68.
  18. Tome II, p. 283.
  19. Tome I, p. 190.
  20. Tome I, p. 188.
  21. Tome I, p. 189.
  22. Tome I, p. 23.
  23. Tome I, p. 310 et 311.
  24. Tome I, p. 308.
  25. Tome I, p. 309.
  26. Tome I, p. 283.
  27. Tome I, p. 307.