L’Empire des tsars et les Russes/Tome 1/Livre 2/Chapitre 2

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CHAPITRE II


Les trois principaux éléments ethniques de la Russie. — Les Finnois. — Est-ce là un élément sans analogue dans l’Europe occidentale ? Diversité et isolement des groupes finnois encore subsistants. — Leur part dans la formation du peuple russe. — Le type russe et l’empreinte finnoise. — Cette parenté est-elle pour la Russie une cause d’infériorité ? Capacité de civilisation des Finnois.


Du chaos apparent de l’ethnographie russe émergent nettement trois éléments principaux, le finnois, le tatar, le slave, qui aujourd’hui a en grande partie absorbé les deux autres. En dehors des 3 ou 4 millions de Juifs de l’ouest, des 8 ou 900 000 Roumains de Bessarabie, et d’au moins un million d’Allemands dispersés du nord au sud, — en dehors des Kalmouks de la steppe du bas Volga, des Tchétchènes, des Lezghiens, des Arméniens, et de la babel du Caucase, tous les peuples ou peuplades qui ont envahi la Russie dans le temps passé, tous ceux qui l’habitent aujourd’hui, se rattachent à l’une de ces trois races. Aussi haut que l’on remonte dans l’histoire se retrouvent sur le sol russe, sous un nom ou sous un autre, des représentants de chacun de ces trois groupes, et leur mélange n’est pas encore tel qu’il nous cache leurs caractères distinctifs ou l’aire première de leur domination respective.

La race finnoise ou tchoude[1] paraît celle qui a anciennement occupé le plus vaste territoire dans ce que nous appelons aujourd’hui la Russie. Elle est manifestement étrangère à la souche aryenne ou indo-européenne, d’où, avec les Celtes et les Latins, avec les Germains et les Slaves, sont sortis la plupart des peuples de l’Europe. Les classifications ethnologiques placent généralement les Finnois dans un groupe plus ou moins étendu, portant l’étiquette de touranien, allophyle, mongolique, mongoloïde, dénominations plus ou moins justes d’un cadre aux contours indécis, qui ressemble parfois à une sorte de caput mortuum où philologues et anthropologistes auraient rejeté les peuples de l’Europe et de l’Asie qu’ils ne pouvaient classer parmi les Aryens et les Sémites. Dans l’intérieur de ce trop vaste groupe qui, du Pacifique à la Hongrie, embrasse tant de familles humaines, les Finnois sont le plus souvent rattachés à une branche désignée sous le nom d’ouralo-altaïque, l’espace compris entre les chaînes de l’Oural et de l’Altaï paraissant le point de départ des peuples de cette famille. Les Mongols proprement dits sont, avec les Tatars, rangés d’ordinaire à côté des Finnois dans ce groupe ouralo-altaïque, qui laisse au contraire en dehors de lui les Chinois et les nations de l’Asie orientale. Cette classification est celle qui semble le mieux répondre aux faits ; il est seulement à noter que pour les deux sciences sur lesquelles reposent toutes les études ethnographiques, pour la philologie comme pour l’anthropologie, ce groupe ouralo-altaîque est loin de présenter la même homogénéité que le groupe aryen ou le sémite. La parenté entre ses divers rameaux est bien moins saisissante, bien moins intime qu’entre le Latin et le Germain, elle paraît plus reculée qu’entre le brahmine ou le guèbre de l’Inde et le Celte de l’Ecosse ou de la Bretagne ; au fond elle n’est peut-être pas plus étroite qu’entre l’Indo-Européen et le Sémite.

Au point de vue philologique, les races ouralo-altaïques ou touraniennes se distinguent par des langues agglutinatives, c’est-à-dire où la déclinaison et la conjugaison se font par simple juxtaposition, au lieu d’unir et de fondre l’une dans l’autre la racine et la terminaison jusqu’à les rendre méconnaissables, comme dans nos langues à flexions. Ces langues agglutinatives, qui, selon Max Muller, caractérisent des peuples nomades, toujours contraints par leur vie voyageuse de ne pas laisser altérer la physionomie des mots, ne montrent point entre elles d’aussi intimes relations que les idiomes aryens ou sémitiques, ce qui est d’autant plus remarquable que par l’absence de flexions elles paraissent moins susceptibles de corruption et de variations. Leur parenté, au lieu de se montrer à la fois dans l’unité des racines et la concordance des formes grammaticales, se réduit à des ressemblances de structure et de procédés, en sorte que la filiation en est ou plus douteuse ou plus difticile à suivre.

Au point de vue anthropologique, l’unité de ce vaste groupe est peut-être encore moins établie, ou l’affinité moins étroite[2]. Les caractères extérieurs, superficiels par où se distinguent aisément d’autres races, la couleur de la peau, des yeux, des cheveux, sont ici de mauvais guides, ils sépareraient les unes des autres plusieurs des tribus finnoises. Les caractères anatomiques sont les seuls qui puissent s’appliquer à tous les rameaux de la branche ouralo-altaïque ; encore, parmi les Finnois, en est-il d’essentiels qui varient singulièrement. Les plus importants sont ceux que fournit la tête, et parmi eux le plus général et le plus persistant est l’aplatissement de la face et la saillie des pommettes. Dans la famille finnoise même, on trouve ces vestiges mongoliques à des degrés fort différents, accusés et frappants chez certaines tribus, comme chez les Lapons, fort affaiblis ou corrigés chez d’autres, comme chez les Finnois de Finlande.

Il est à remarquer que ces caractères craniologiques ainsi que d’autres, voisins et moins favorables, comme un certain prognatisme ou proéminence des mâchoires, se sont rencontrés chez beaucoup des anciennes populations de l’Europe dont l’archéologie préhistorique a récemment découvert les traces. La plupart des tribus humaines de l’âge de la pierre brute et surtout de l’époque quaternaire, dont les restes ont été déterrés dans les grottes de l’occident, semblent avoir appartenu à ces races mongoliques, dans lesquelles on classe les Finnois, ou à des races voisines[3]. Ces tribus primitives paraissent avoir occupé tout le nord et le centre de notre partie du monde avant l’immigration des premiers venus de la race aryenne. Ce n’est point seulement dans les cavernes souterraines, parmi les débris des mammifères de l’époque géologique antérieure à la nôtre, c’est jusque dans les traits des populations européennes qui ont pris leur place que ces races éteintes ont laissé des vestiges de leur passage. Recouverts par les invasions postérieures et comme enfouis sous les couches successives des alluvions aryennes, ces anciens habitants de l’Europe ne sont plus visibles pour le vulgaire ; l’œil de l’anthropologiste croit parfois saisir sur des visages contemporains, au milieu des pays les plus civilisés de notre Occident, des traces encore vivantes de ces premiers Européens[4].

Au lieu d’être exclusivement asiatique, l’élément touranien ou ses analogues pourraient avoir joué dans notre Occident un rôle ethnologique en même temps qu’un rôle historique ; ils peuvent avoir été comme le premier fond, le substratum, depuis longtemps disparu, des populations du centre de l’Europe. Quelques savants ont été jusqu’à regarder les Finnois du nord-ouest de la Russie comme les débris de ces tribus quaternaires qui, chassées du centre de l’Europe par les peuples indo-européens, se seraient réfugiées aux bords de la Baltique, dans des terres basses récemment émergées. Il est plus probable qu’au lieu de provenir directement de ces populations préhistoriques auxquelles ils semblent généralement fort supérieurs, les Finnois de Russie n’ont avec elles qu’une parenté lointaine, et qu’eux-mêmes ne sont descendus de l’Oural qu’à une époque postérieure. Quelle qu’ait été la date de leur migration, on peut les regarder comme établis en Europe aussi anciennement que les plus anciennes populations aryennes. Fixés en Europe à une époque aussi reculée qu’aucune de nos familles européennes, aussi autochtones ou aborigènes qu’aucune, les Finnois ont eu plus tard une part considérable dans les invasions de la fin de l’empire romain. Les plus terribles des barbares, les Huns, semblent avoir été d’origine finnoise, comme aussi les Avares, les Bulgares et les Hongrois, le seul peuple contemporain directement issu de cette souche.

Quelle part revient à la famille finnoise dans la formation du peuple russe, et quelles aptitudes physiques ou morales lui a-t-elle léguées ? Lentement refoulés ou engloutis par les races rivales, les Finnois, dans leur submersion, ont laissé çà et là sur la Russie d’Europe des îlots qui témoignent de leur expansion primitive, ainsi que des buttes de formations anciennes dans une plaine où les eaux ont emporté les terrains primitifs et tout recouverts de leurs alluvions. Les groupes finnois dispersés dans l’empire sont singulièrement différents par le degré de culture, par la religion comme par les langues et dialectes. Ils ne comptent que quelques millions d’âmes, et pour tous les éléments de la civilisation, ils offrent plus de diversité que les grandes familles latine ou germanique. Leur parenté a été découverte par les anthropologistes et les philologues ; elle a longtemps échappé à la masse des intéressés, qui n’ont jamais pu avoir une conscience nationale commune, et sont demeurés vis-à-vis les uns des autres dans un isolement moral aussi grand que leur isolement géographique.

La race finnoise est, en dehors de la Hongrie, presque tout entière comprise dans la Russie d’Europe ; elle y compte 5 ou 6 millions d’âmes, qui se divisent en une douzaine de tribus différentes, classées en trois ou quatre familles[5]. C’est d’abord, au nord, la famille ougrienne, la seule qui ait encore des représentants en Asie. Elle ne comprend plus que deux petites peuplades de quelques milliers d’âmes, menant à peu près la même vie que le Samoyède, comme lui chrétiennes de nom et chamanistes de fait : les Ostiaks, dans la Sibérie occidentale, les Vogules, dans le nord de l’Oural ; mais à cette famille, qui renferme les tribus finnoises les plus misérables, se rattache le seul peuple finnois qui ait joué un rôle en Europe et soit arrivé à une haute civilisation, les Magyars de Hongrie. Au nord-est vient le rameau biarmien, comptant de 300 000 à 400 000 âmes, chaque année diminuées par une rapide russification, et inégalement réparties entre la tribu des Permiens dans le bassin de la Kama, celle des Votiaks sur la Viatka, celle des Zyrianes sur la haute Dvina et la Petchora, toutes trois orthodoxes, et les deux premières adonnées à l’agriculture, la dernière à la chasse et au commerce. Au-dessous, vient la famille du Volga, avec les Finnois du midi, plus ou moins croisés d’éléments tatars. À ce groupe appartiennent encore les trois plus importantes tribus finnoises de la Russie proprement dite : les Tchérémisses, qui, au nombre d’environ 250 000, habitent la rive gauche du Volga, autour du gouvernement de Kazan, — les Mordves, qui, subdivisés en plusieurs branches, comptent près d’un million d’âmes, au cœur même de la Russie, entre le Volga et l’Oka, dans les gouvernements de Nijni-Novgorod, Penza Simbirsk, Tambof, Saratof, — les Tchouvaches, un peu moins nombreux, dispersés sur les rives du Volga, dans l’ancien territoire des Tatars de Kazan, dont ils ont adopté la langue[6]. Enfin au nord-ouest vient la famille finnoise proprement dite, dont les principaux représentants sont les Finnois Finlandais, subdivisés en deux ou trois tribus, les Suomi, comme ils se nomment eux-mêmes, à peu près les seuls qui aient un sentiment national, une patrie, une histoire, une littérature, les seuls aussi à peu près sûrs d’échapper à la lente absorption où s’engloutissent tous leurs congénères. Ils forment les cinq sixièmes de la population du grand-duché de Finlande, mais une population presque toute rurale, l’élément suédois, mêlé d’allemand et de russe, dominant toujours dans les villes. Dépassant le chiffre de 1 800 000 âmes dans le grand-duché, les Suomi comptent ecore pour environ 250 000 dans la population des gouvernements russes voisins.

Pétersbourg est, à vrai dire, bâti en plein pays finnois, les alentours immédiats sont seuls russifiés, et cela tout récemment. Il y a un demi-siècle à peine, on ne comprenait point le russe dans les villages situés aux portes de la capitale ; aujourd’hui encore elle est à peu près de tous côtés environnée de débris de tribus finnoises. Au nord-ouest, ce sont les Suomi de la Finlande qui descendent presque jusqu’à ses faubourgs ; à l’ouest, vers les grands lacs, les Karéliens et les Yèses, qui paraissent avoir longtemps occupé un vaste territoire ; au nord-ouest, ce sont 900 000 Esthoniens ou Ehstes, qui, soumis pendant quatre à cinq siècles à la domination de seigneurs allemands, ont dans l’Esthonie et la Livonie septentrionale résisté à la germanisation[7]. À cette branche finnoise appartiennent encore les Lives, tribu en voie d’extinction, qui a laissé son nom à la Livonie, et qui, refoulée par les Lettons et les Allemands, n’occupe plus qu’une étroite bande de terre le long de la mer, à la pointe septentrionale de la Courlande ; à elle enfin se rattachent les Lapons, le plus laid physiquement, le moins développé moralement, des rameaux de cette branche, dont il a peut-être seul conservé le genre de vie et les traits primitifs. Il semble que les Lapons ont jadis possédé toute la Finlande, avant d’avoir été repoussés par les Suomi dans les régions hyperboréennes où ils sont confinés aujourd’hui. De l’autre côté de la mer Blanche, une peuplade, qui, elle aussi, a jadis couvert une surface beaucoup plus étendue, les Samoyèdes sont rangés tantôt parmi les Finnois, tantôt parmi les Mongols. À une autre extrémité de la vaste aire des Tchoudes, un peuple beaucoup plus considérable par le nombre est également placé sur les confins de deux groupes ethniques. les Bachkirs, forts de 1 million d’âmes, habitent les pentes de l’Oural ; ils ont été tour à tour considérés comme Tatars et comme Finnois, bien qu’ils soient musulmans et parlent une langue tatare.

Telle est l’extrême division de cette antique race professant toutes les religions, du chamanisme à l’islamisme, et de l’orthodoxie grecque au luthéranisme ; nomade avec le Lapon ou l’Ostiak, pastorale avec le Bachkir, sédentaire et agricole avec le cultivateur esthonien ou finlandais ; ayant reçu le culte et parfois la langue des uns et des autres, partout dominée par des peuples d’origine étrangère, russifiée après avoir été en partie tatarisée, en sorte que tout s’est joint pour la réduire en fragments impuissants. Encore aussi nombreux que leurs congénères de Hongrie, les Finnois de l’empire russe sont loin de pouvoir prétendre au même rôle politique.

À ne considérer que la répartition des tribus finnoises, de l’Oural et du grand coude du Volga à la Neva, on voit que la principauté de Moscou et les apanages voisins étaient compris dans l’ancien territoire dés Tchoudes. Leur diffusion apparaît encore plus grande, si l’on observe les noms géographiques, car, dans maintes contrées aujourd’hui entièrement russes, les noms de lieux, de villages, de rivières, sont demeurés finnois. Moscou, comme plus tard Pétersbourg, comme avant elle Novgorod, a été bâtie en plein pays tchoude. Il en a été de même de Souzdal, de Vladimir, de Tver, de Riazan, de toutes les capitales des kniazes de la Grande-Russie. En face de tels faits, n’est-il pas permis de regarder, dans tout le centre et le nord, le vieux sang finnois comme un des principes constitutifs de la jeune nation russe ?

Ce n’est pas seulement sur l’histoire et sur les cartes ethnographiques que s’appuie cette induction, c’est sur les traits mêmes du peuple. Sans cette marque indélébile, on pourrait se demander si les colons, qui ont apporté la langue slave en Russie, se sont mêlés aux indigènes, ou si, comme les Anglo-Saxons en Amérique, ils les ont simplement repoussés en prenant leur place. Un examen attentif montre que l’un et l’autre phénomène ont eu lieu simultanément. La répartition actuelle de leurs tribus fait croire que les Finnois ont été, en effet, refoulés par les Slaves de deux côtés, à l’ouest vers la Baltique, à l’est vers l’Oural et le cours moyen du Volga ; l’anthropologie prouve qu’il n’y en a pas moins eu un mélange, dont maint visage russe porte encore la trace. La façon dont l’élément slave absorbe aujourd’hui les groupes finnois, qu’il russifie peu à peu sous nos yeux, nous fait comprendre le passé. Par leur russification même, toutes ces tribus accroissent la part de leur race dans la nation qui se les assimile. C’est comme un courant touranien, comme des sources finnoises qui, se déversant depuis des siècles dans les veines du peuple russe, y augmentent sans cesse la proportion du sang ouralien. La langue pourrait fournir d’autres signes de cette fusion, mais un sérieux travail de confrontation entre le russe, les autres idiomes slaves et les dialectes finnois, est encore à faire ; puis, les résultats en seraient peut-être plus curieux, au point de vue de l’influence morale des anciens Tchoudes et de leur degré de civilisation, que concluants pour leur mélange avec les Slaves. La russification des Finnois contemporains, leur répartition géographique, l’empreinte laissée sur les traits russes, voilà trois preuves de ce croisement séculaire : les deux premières le révèlent à l’esprit, la dernière le fait voir aux yeux.

Quel est ce type, dont tant de Russes portent la marque ? Les tribus finnoises de Russie diffèrent considérablement par les caractères physiques comme par le degré de culture. Quelques-unes, telles que les Tchouvaches et les Lapons, accusent fortement un type mongolique ; d’autres, les plus importantes, telles que les Suomi de Finlande et les Esthoniens, grâce à l’influence du milieu ou à des alliances de race dont la trace est perdue, offrent des traits plus nobles et plus voisins du type caucasique que du mongol. Tous ces groupes cependant gardent certains caractères communs qui n’ont même pas toujours disparu chez le peuple magyar, celui qui, le plus mêlé avec l’Europe, s’est le plus modifié. Le squelette est moins robuste que chez les Aryens et les Sémites, les jambes sont plus courtes et plus grêles. Le plus souvent, la tête est ronde, courte, peu développée par derrière, en un mot brachycéphale, comme chez l’une des principales races géologiques éteintes de l’Europe. La face est généralement plate, avec les os des pommettes saillants ; les yeux, petits ; le nez, large ; la bouche, grande avec des lèvres épaisses. Ces caractères plastiques se retrouvent fréquemment chez les Russes de toute classe, surtout chez le paysan, et chez les femmes qui, partout, conservent plus fidèlement l’empreinte ethnique[8].

Devant les marques de parenté de cette race à demi préhistorique avec la plus nombreuse des nations européennes, l’observateur se demande quels sont les aptitudes, le génie, la capacité de civilisation des Finnois. Est-il vrai que leur alliance soit pour les Russes une cause irrémédiable d’infériorité ? Il est permis d’en douter. Dans leur isolement et l’extrême fractionnement de leurs tribus, sur les terres ingrates où ils sont relégués, les Finnois n’ont pu parvenir à un développement original ; en revanche, ils ont partout montré une singulière facilité à s’assimiler aux races plus avancées, chaque fois qu’ils ont été en contact avec elles. Il en est d’eux comme du pays où se rencontrent la plupart de leurs débris, comme du sol russe : ils se laissent aisément conquérir à une civilisation qui n’a pu naître chez eux ; si par le sang ils n’appartiennent pas à notre Europe, ils se laissent sans peine annexer par elle. La religion en est la meilleure preuve. La plupart sont depuis longtemps chrétiens, au moins de nom, et c’est le christianisme qui, plus que toute chose, a préparé leur fusion avec les Slaves, leur incorporation à l’Europe civilisée. De la Hongrie à la Baltique et au Volga, les Finnois ont embrassé avec une égale facilité les trois principales formes historiques du christianisme ; la plus moderne, le protestantisme, a mieux réussi dans leurs tribus de Finlande et d’Esthonie que chez les peuples celles, ibères et latins.

Veut-on chercher dans le langage le signe le plus net de l’intelligence d’une race, certains Finnois, les Suomi de Finlande comme les Magyars de Hongrie, ont porté leurs langues agglutinatives à une perfection qui, pour la force, l’harmonie et la richesse, les a fait comparer aux plus complexes de nos idiomes à flexions. Ils ont pour la musique, pour la poésie un goût inné, dont on distingue le germe chez les plus barbares de leurs tribus nomades, et qui a valu à la Finlande toute une littérature populaire, tout un cycle poétique indigène, avec une épopée dont les nations les plus avancées de l’Occident se feraient honneur[9]. À ces qualités d’âme et de sentiment s’en joignent d’autres d’intelligence et de caractère. Si les Finnois ont quelque parenté avec les Mongols et les peuples de l’extrême Orient, ils ont les vertus de ces races asiatiques, qui, là où elles se trouvent en lutte avec la nôtre, soutiennent si bien la concurrence : ils en ont la solidité, la patience, la persévérance. C’est peut-être pour cela qu’à tous les pays, à tous les États où se rencontre leur trace, les Finnois semblent avoir communiqué une singulière force de résistance, une singulière vitalité.

Ces qualités se sont manifestées avec éclat chez les Magyars, qui, en dépit de leur petit nombre, ont maintenu leur domination entre les Allemands, les Slaves et les Turcs ; on a cru les retrouver chez les Bulgares, le plus rude, le plus travailleur, le plus patient des peuples chrétiens de l’ancienne Turquie ; et si, comme le veut M. de Quatrefages, combattu par Virchow, l’élément finnois a vraiment joué un rôle important dans la vieille Prusse, la Prusse lui doit peut-être quelque chose de la vigueur et de la ténacité, qui ont fait sa fortune[10]. En Russie même, les Finnois, loin d’être partout inférieurs aux Russes proprement dits, laissent voir parfois à plus d’un égard une réelle supériorité. Si rien n’est plus pauvre que la cabane d’un Tchouvache du Volga avec son toit d’écorce et son unique fenêtre, les maisons de bois des paysans de la Finlande sont plus vastes et plus commodes que les izbas de beaucoup de moujiks russes. Sur une terre plus ingrate, dont le sol de granit suffit rarement à leur nourriture, ils sont plus travailleurs et plus économes. Ils se sont fait une juste réputation de probité et d’honnêteté. Il est seulement difficile de décider si cette supériorité morale des Finnois occidentaux doit être attribuée à la différence de race, ou à la différence de religion, ou simplement à un plus ancien et plus large usage de la liberté. Toujours est-il que, au milieu des paysans finlandais, au menton rasé, aux vêtements courts, le voyageur européen se sent souvent moins étranger que parmi les paysans russes, qui lui sont plus parents par le sang.

Le Finnois de Finlande a été favorisé par l’histoire ; la longue et douce domination de la Suède l’a initié à la civilisation occidentale et à la liberté civile[11]. Au point de vue politique, le Finlandais, rentré sous l’empereur Alexandre II en possession de son archaïque constitution et de sa diète aux quatre ordres[12], est le plus avancé des peuples de l’empire. Son voisin et frère, de religion comme de race, l’Esthonien, demeuré jusqu’au commencement du siècle serf du seigneur allemand, a été plus malheureux ; lui aussi n’en a pas moins, aujourd’hui, à Revel et à Dorpat, sa presse indigène et sa littérature nationale ; lui aussi ne s’en montre pas moins, par certaines qualités, au-dessus du moujik russe. Plus travailleur et plus patient, il a été appelé avec profit sur les domaines de plusieurs propriétaires de Russie. On rencontre de ces colonies esthoniennes dans les gouvernements de Saint-Pétersbourg et de Pskof, et jusque dans la lointaine Crimée. Enfin, veut-on se rendre compte de ce que leur contact ou leur mélange avec les Aryens, avec le Slave spécialement, peut faire des peuples d’origine finnoise, pour la beauté du corps et la vigueur de l’esprit, il suffit de regarder les Magyars, une des races les plus belles, comme une des plus énergiques de l’Europe. S’il y a infériorité, ce n’est certes ni au point de vue politique, ni au point de vue militaire, car les Magyars ont été, de tout temps, une des nations les plus guerrières de l’Europe, et, à travers toutes leurs révolutions, ils sont demeurés plus attachés aux institutions libres que la plupart des peuples Aryens, — slaves, latins ou germains.



  1. Tchoudes, d’après l’étymologie slave, les monstres ou étrangers ; peut-être aussi y a-t-il dans ce nom une allusion aux prodiges des sorciers, partout en grand renom chez les Finnois.
  2. Voyez par exemple la Revue anthropologique, t. III (1874), no 1 et 3.
  3. Voyez entre autres l’Allgemeine Ethnographie, du Dr Fr. Muller ; Vienne, 1873, p. 67.
  4. Nous pouvons à ce sujet renvoyer à la Race prussienne de M. de Quatrefages, bien que ce savant nous paraisse avoir fort exagéré l’infériorité de la race finnoise, et que, dans le cas de la Prusse, il ait pu grossir outre mesure la part de l’élément finnois aux dépens des éléments slave et germanique.
  5. Toutes ces tribus ont, depuis le finnologue Castren, été l’objet de nombreuses études ethnographiques, statistiques, philologiques, juridiques même, de la part de savants russes ou finlandais, tels que Ahlquist, Maïnof, Kittich, Kouznetzof, Laptef, Florinsky, Popof, Maksimof, Efimenko, etc., auxquels il convient de joindre notre compatriote d’adoption, M. de Ujfalvy.
  6. Toutes ces peuplades finnoises ont longtemps été prises par les étrangers pour des Tatars. (Voyez par exemple l’Anglais Fletcher : la Russie au seizième siècle, trad. franc., 1864, t. II, chap. xix.) Les anciens voyageurs ont ainsi contribué à accréditer l’opinion de l’origine tatare des Russes.
  7. D’après les tableaux publiés par M. Rittich, les Allemands ne compteraient dans la population des trois provinces baltiques (Esthonie, Livonie, Courlande) que pour moins de 7 pour 100, les Finnois pour 39 pour 100, les Letto-Lithuaniens pour 47 pour 100, le reste étant formé de Russes, de Polonais, de Suédois et de Juifs.
  8. Il m’est un jour arrivé, à ce propos, une assez désagréable aventure. Je causais de cette question à Saint-Pétersbourg avec un descendant de Rurik qui lui-même avait les traits les plus réguliers du monde. Je lui disais, après lui en avoir retracé le signalement, que l’empreinte finnoise était souvent plus marquée chez les femmes ; comme il le mettait en doute, vint à entrer dans son cabinet une dame dont le visage était la plus éclatante confirmation de ma théorie. C’était la femme de mon interlocuteur, on comprend que nous interrompîmes notre discussion ethnologique.
  9. Le Kalévala, recueil de rapsodies populaires, coordonné au milieu da siècle par le savant finlandais Lönnrot et traduit en français par M. Léouzon Le Duc, avec l’aide même de Lônnrot (édit. de 1845, 1867, 1879).
  10. Pour les Bulgares, il ne saurait guère y avoir de doute, bien qu’un savant russe entraîné par un patriotisme slavophile rétroactif, M. Hovaïski, ait prétendu démontrer que les Bulgares étaient des Slaves purs de tout alliage finno-ouralien.
  11. On sait que le grand-duché de Finlande est moins une province russe qu’un État annexe de l’empire des tsars, qui ont eu la sagesse de respecter son autonomie. La Finlande a conservé ses lois et ses institutions. À certains égards, les Finnois finlandais ont eu profit à passer sous le sceptre des monarques russes. Ceux-ci ont été amenés à relever la langue finnoise, autrefois reléguée dans les campagnes ; ils lui ont donné le rang de langue officielle à côté du suédois, qui reste encore la langue d’une partie du littoral, des principales villes et des hautes classes. Voyez ci-dessous, p. 129.
  12. Noblesse, clergé, bourgeois des villes, paysans, comme dans l’ancienne constitution suédoise.