L’Empire des tsars et les Russes/Tome 1/Livre 2/Chapitre 3

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CHAPITRE III


L’élément tatar ou turc. Tatars et Mongols. — Les Kalmouks. — Quelle est la proportion du sang tatar chez les Russes ? — Les Tatars en Russie et les Arabes en Espagne. — Lente élimination de l’élément tatar. — Influence ethnique des tribus turques avant les invasions mongoles. — Variété de type chez les Tatars actuels. Leurs mœurs et leur caractère.


La seconde des trois grandes sources d’où l’on peut faire découler le peuple russe, celle-là plus particulière à la Russie, plus décidément asiatique, a reçu de l’usage le nom de tatare. Jamais dénomination plus équivoque ne s’est introduite dans l’histoire, dans la philologie, dans l’ethnographie. À son apparition en Russie, ce nom de Tatar était porté par une des tribus mongoles qui fondèrent l’empire de Ginghiz-Khan. Dans sa terreur de ces nouveaux barbares, qui lui semblaient sortis de l’enfer, l’Europe du treizième siècle les appela Tartares, et ce nom, inspiré d’une réminiscence classique, s’étendit à la foule hétérogène des peuples entraînés à la suite des sauvages conquérants. Enlevé aux tribus auxquelles il appartenait, le vieux nom mongol a fini par désigner la branche de la souche oura-altaïque dont le Turkestan a été le point de départ, et dont les Turcs sont les principaux représentants. Les Tatars demeurés au bord du Volga sont proches parents des Turcs, ou mieux, ce sont des Turcs, au même titre que les Ottomans, sortis du même berceau et parlant des dialectes d’une même langue ; toute la différence est qu’ils ont envahi l’Europe par une autre route et n’ont embrassé l’islamisme qu’après leur invasion. Aujourd’hui encore les rejetons des tribus du Turkestan qui, sous la pression et la conduite des Mongols, se sont établies en Russie n’ont point perdu le souvenir de leur origine ; les Tatars de Kazan ou d’Astrakan se donnent à eux-mêmes le nom de Turcs, que l’ancienne gloire des Osmanlis et la communauté de religion leur ont rendu plus cher.

Le rameau turc est aujourd’hui plus voisin du rameau finnois que du mongol[1]. Turcs et Finnois se sont souvent rencontrés et fondus à tel point qu’il est des tribus, comme les Bachkirs et les Tchouvaches, chez lesquelles il est difficile de démêler la part des uns et des autres. Cela est encore moins aisé chez certains peuples éteints, comme les Huns, les Avares et les anciens Bulgares du Volga, chez lesquels le sang finnois semble l’avoir emporté, comme les Alains ou les RoxoIans[2], qui semblent avoir été en majorité Turcs ou Tatars. L’union du Turc et du Mongol, en Asie surtout, a été également fréquente, et il est parfois difficile de distinguer entre eux. Il reste en Europe un exemple de leur fusion : ce sont les Tatars-Nogaïs, qui habitaient les steppes du Kouban et de la Crimée, avant d’être refoulés dans celles de la Kouma. Les traits de ces nomades paraissent témoigner d’une alliance avec les Mongols. Ils en ont gardé la taille trapue, les yeux relevés obliquement vers l’angle externe, le nez épaté, le menton dénué de barbe. C’est là un cas isolé parmi les Turcs de Russie. En général, si leur visage dénonce un croisement de race, c’est plutôt avec les Finnois ou les populations caucasiques.

Il y a encore aujourd’hui dans la Russie d’Europe un peuple d’origine mongole, c’est, dans la dépression Caspienne, en deçà du Volga, les Kalmouks. Au nombre d’environ 130  000, ils promènent leurs kibitkas ou tentes de feutre avec leurs chameaux et leurs troupeaux dans les steppes arides des gouvernements d’Astrakan et de Stavropol. Ce sont ces 25 ou 30  000 familles nomades, errant à une extrémité de l’empire, dont le nom a si souvent été appliqué, comme un sobriquet, au peuple russe. À première vue, leur type à la chinoise les distingue presque aussi nettement des Tatars que des Russes. Dans ces régions du bas Volga, encore aux trois quarts asiatiques et de sang si mêlé, l’isolement ethnique du Kalmouk est sensible à l’œil le moins exercé. Chose remarquable, au lieu d’être entrés en Europe à la suite de Batou et des successeurs de Ginghiz, ces Mongols du Volga ne se sont établis dans cet angle désert de la Russie qu’à une époque relativement récente. C’est au dix-septième siècle que, après une longue migration, des frontières de la Chine au fleuve Oural, ces sujets spirituels du dalaï-lama du Thibet entrèrent dans les steppes du Volga. Profitant de la rivalité héréditaire des tribus mongoles et des tribus tatares, la Russie employa, avec succès, ces nouveaux venus dans ses guerres contre les Turcs et les khans de Crimée ; mais les tentatives du gouvernement de Pétersbourg pour les mettre dans une dépendance plus directe en décidèrent le plus grand nombre à reprendre le chemin de leur première patrie. Ils partirent en masse, donnant au dix-huitième siècle le spectacle des grandes migrations de l’antiquité. Dans l’hiver de 1770, de 200  000 à 300  000 Kalmouks passèrent, avec leurs troupeaux, le Volga et l’Oural sur la glace. Le dégel arrêta les autres, qui se décidèrent à rester en Russie, pendant que leurs frères regagnaient, malgré les attaques des Kirghiz, leurs anciennes demeures aux confins de l’empire chinois.

Les Kalmouks, demeurés dans les steppes ciscaspiennes sous la souveraineté russe, étaient naguère encore tous bouddhistes ; ils avaient pour chef un grand lama nommé, depuis Alexandre Ier, par le tsar, et dont la résidence était voisine d’Astrakan. Un fait qui, sur leur destinée respective, a eu une influence capitale, c’est que les trois principales branches de la race ouralo-altaïque se sont partagées entre les trois principales religions du vieux continent. Le Finnois s’est fait chrétien, le Turc ou Tatar musulman, le Mongol bouddhiste. À cette distribution ethnologique des cultes, il y a peu d’exceptions. C’est dans cette diversité de croyances, par-dessus toute autre chose, qu’il faut chercher les causes du sort si différent de ces trois groupes et, en particulier, du finnois et du tatar. La religion a préparé l’un à la vie européenne ; la religion y a soustrait l’autre. Avec l’islamisme, le Tatar a eu une civilisation plus précoce et plus nationale ; il a construit des villes florissantes comme l’ancien Saraï et Kazan ; il a fondé, en Europe et en Asie, des États puissants. Avec l’islamisme, il a eu un passé plus brillant, mais il est exposé à un avenir plus difficile : la foi musulmane, qui l’a préservé de l’absorption de l’Europe, l’a en même temps laissé en dehors de la civilisation moderne.

Ce sont les Tatars qui ont si longtemps valu aux Russes le nom de Mongols, et les Tatars eux-mêmes n’y ont qu’un droit contestable. Depuis la réforme entreprise au Japon par une sorte de Pierre le Grand asiatique, on ne peut savoir si de semblables épithètes seront toujours une injure ; elles n’en doivent pas moins être abandonnées à l’égard des Russes, non parce qu’elles sont blessantes, mais parce qu’elles proviennent d’une équivoque.

Les Russes ont à peine dans leurs veines quelques gouttes de sang mongol, ont-ils beaucoup plus de sang tatar ? S’il n’y avait eu, en Russie, d’autres invasions tatares ou turques que celles du treizième siècle, la solution de cette question serait aisée. On se convaincrait promptement que le peuple russe a peut-être moins de sang tatar que le peuple espagnol, de sang maure ou arabe. En Espagne, les Arabes sont demeurés bien plus longtemps, ils ont occupé une bien plus grande portion du territoire, ils se sont établis en bien plus grand nombre et ont tenu la péninsule sous leur souveraineté immédiate. En Russie, les Tatars, entrés au treizième siècle, ont été repoussés aux extrémités dès le seizième. Ils n’ont guère régné que sur une moitié de la Russie d’Europe, et la plus grande partie de ce territoire, ils ne l’ont pas maintenue sous leur domination directe, mais seulement sous leur suzeraineté ; ils n’ont pas détruit les souverainetés russes, ils se sont contentés de les rendre tributaires. Les Arabes ont colonisé les plus belles contrées de l’Espagne, celles qui sont encore aujourd’hui les plus fertiles et les plus peuplées ; les Tatars se sont répandus dans les parties encore les moins habitées de la Russie, sur les steppes du sud et de l’est. Vers le centre, ils ne se sont avancés que le long des fleuves, remontant le Volga et ses affluents, comme le montre encore leur répartition actuelle. Ce n’était même point au milieu des Russes que pénétraient ces colons d’Asie ; — les Russes avaient alors à peine atteint le bassin central du Volga et le confluent de ce fleuve avec l’Oka à Nijni-Novgorod ; c’était au milieu de peuples finnois dont nous voyons les restes dans les Mordves, les Tchérémisses, les Tchouvaches, et dont plusieurs, comme ces derniers, se sont laissé tatariser. Les Turcs de Russie n’ont point, comme les Arabes d’Espagne, enfanté une riche et industrieuse civilisation ; loin de s’adonner tous à la vie sédentaire et agricole, ils étaient en partie demeurés nomades. Leurs villes étaient peu nombreuses, et les plus grandes étaient petites en comparaison des capitales des Maures d’Andalousie. Avec un territoire quatre ou cinq fois plus vaste, il est douteux que la Horde-d’Or ait jamais approché de la population du khalifat de Cordoue. L’analyse des deux langues suggère des conclusions analogues. La marque de l’arabe sur l’espagnol est incomparablement plus profonde que celle du turc ou tatar sur le russe.

Les Tatars musulmans ont-ils plus contribué à la formation du peuple russe, parce que, au lieu d’expulser les mahométans ainsi que la catholique Castille, la Moscovie orthodoxe leur a laissé leur religion et leur nouvelle patrie ? Le contraire est peut-être plus vraisemblable. En Russie comme en Espagne, les motifs de séparation entre les vainqueurs et les vaincus restaient les mêmes au temps de la domination de la croix qu’au temps de sa sujétion ; ils se résumaient dans la religion, qui entre les deux races mettait une barrière difficile à franchir : de l’une à l’autre, avant comme après la libération du sol national, il n’y avait qu’un chemin, l’apostasie. Si la prédication et l’intérêt ont fait des conversions parmi les musulmans de Russie, parmi les Hourzas ou chefs tatars surtout, il s’en est dû faire bien davantage parmi les musulmans d’Espagne, soumis pendant de longues années au prosélytisme le moins scrupuleux, jusqu’au jour où ils n’ont pu conserver leur foi qu’au prix de leurs biens et de leur patrie. En Russie, jamais pareil choix n’a été imposé aux mahométans. Pour diminuer dans leurs États la puissance de l’élément tatar, les tsars n’ont point eu besoin de recourir à de telles barbaries. Ce qui s’est fait violemment en Espagne, à son éternel dommage, s’est fait lentement, graduellement pour la Russie. Elle n’a guère eu qu’à laisser opérer la nature.

À côté du phénomène d’absorption, d’assimilation des éléments finnois, il y a eu chez elle pendant des siècles un phénomène inverse de sécrétion, d’élimination des éléments tatars et musulmans qu’elle ne pouvait assimiler. Depuis leur soumission, un grand nombre de Tatars ont quitté la Russie, né voulant pas être les sujets des infidèles dont ils avaient été les maîtres. Devant le progrès des armes chrétiennes, ils se sont repliés spontanément sur les terres où dominait encore la loi du prophète. Après la destruction des khanats de Kazan et d’Astrakan, ils tendent à se concentrer dans la Crimée et les steppes voisines, dans ce que le dix-huitième siècle appelait encore la Petite-Tartarie. Après la conquête de la Crimée par Catherine II, ils ont repris leur exode vers l’empire de leurs frères osmanlis, vers la Turquie et la Circassie, et de nos jours même après la guerre de Sébastopol et la soumission du Caucase, l’émigration des Tatars et des Nogaïs a repris sur une immense échelle, en même temps que celle des Tcherkesses. Dans la Crimée, on peut calculer que, depuis la conquête de Catherine II, la population tatare, diminuée déjà de plus de moitié du temps de la tsarine, a été encore de nos jours réduite de plus des deux tiers, en sorte qu’elle ne forme pas le cinquième de ce qu’elle était lors de l’annexion à la Russie. De 1860 à 1863, près de 200  000 Tatars ont quitté le gouvernement de Tauride, abandonnant 784 aouls ou villages, dont les trois quarts sont demeurés déserts comme les despoblados laissés par l’expulsion des Maures sur les cartes d’Espagne. Depuis l’introduction du service militaire obligatoire, en 1874, cette sorte d’exode a recommencé. Par la défaite et l’exil volontaire, en dehors même de toute absorption et de tout mélange, les Tatars ont été ainsi réduits à ne plus former que des groupes minimes, que des îlots inoffensifs dans les pays où ils avaient régné des siècles, dans ceux même, comme la Crimée, dont ils étaient, il n’y a guère que cent ans, les seuls habitants.

Des exemples récents nous montrent la diminution naturelle et spontanée de l’élément tatar et mahométan en Russie ; l’exemple voisin de la Turquie d’Europe, où, jusqu’à l’émancipation des principautés danubiennes, les Musulmans ne formaient que le tiers ou le quart de la population, nous fait voir que, au temps même de leur souveraineté, les Tatars ont pu, dans leur propre empire, être en minorité numérique. La marche suivie par ces envahisseurs et la position actuelle des groupes tatars le long des fleuves, dans des pays déjà occupés par les Finnois, donnent à penser qu’ils n’ont été en majorité qu’autour de leurs capitales du Volga et dans les contrées, comme la Crimée et les steppes du sud-est, destinées par la nature à la vie pastorale. Le chiffre des armées des khans, au temps de leur puissance, ne doit pas faire illusion sur le nombre de leurs sujets. Dans ces armées tatares, tout homme valide accourait au service ; à défaut du fanatisme ou du patriotisme, l’appât du gain était suffisant pour que personne ne désertât son rang dans ces expéditions, dont le principal but était le pillage. Un khan de Crimée pouvait réunir 100 000 guerriers sans avoir un million de sujets. Dans le centre de la Russie, les Tatars n’ont guère pénétré qu’à main armée sans jamais s’y établir. Ainsi la Moscovie resta vis-à-vis d’eux (au point de vue de la population) dans une situation analogue à celle où demeurèrent longtemps la Serbie, la Hongrie, la Roumanie et la Grèce vis-à-vis des Turcs, qui dans toutes ces contrées n’eurent jamais que de rares colonies. Veut-on comprendre l’influence de l’élément tatar sur les Russes, ce sont les Grecs et les Slaves de Turquie qu’il faut regarder ; de même que, pour se rendre compte de l’avenir des Ottomans en Europe, s’ils viennent à perdre leurs dernières possessions européennes, c’est sur les Turcs de Russie qu’il faut jeter les yeux. Rarement il y eut deux situations aussi identiques que celle des Russes sous le joug tatar et celle des Slaves du Sud sous le joug turc. Dans les deux cas, on voit en présence les mêmes races, dans les deux cas, les mêmes religions, en sorte que, les acteurs étant presque les mêmes sous différents noms, il n’y a que la scène de changée. Au milieu de toutes ces analogies, le Russe a eu un grand avantage sur le Bulgare ou le Serbe ; il a été le vassal et le tributaire, jamais le sujet direct des Turcs. Aussi est-il permis de croire qu’il n’y a pas eu plus de mélange des deux races sur les bords du Volga que sur ceux du Danube. S’il y en eut par les mariages, par l’esclavage, par le rapt et la polygamie, s’il y en eut par les conversions sincères ou contraintes, ce fut peut-être plutôt aux dépens des Slaves, du temps de leur sujétion ; par tous ces canaux, le sang chrétien s’introduisit plus facilement dans les veines du musulman que le sang de ce dernier dans les veines du chrétien.

On a souvent remarqué combien, de tout temps, ont été rares, anormales, les conversions des mahométans au christianisme ; on a moins observé que le phénomène inverse, le passage de la doctrine du Christ à celle de Mahomet, avait été beaucoup plus fréquent. Toute l’Asie occidentale, la Syrie et l’Asie Mineure, toute l’Afrique septentrionale, l’Égypte et la Berbarie n’en témoignent que trop. Dans l’Europe même, dont les extrémités seules ont été entamées par l’islamisme, les begs de Bosnie, les vrais croyants albanais, les Pomaks ou Bulgares mahométans, les musulmans de Candie et de Crimée, d’origine grecque ou gothique, descendent de chrétiens apostats, tandis qu’il serait difficile de citer un peuple, presque une seule tribu musulmane, qui ait jamais embrassé la foi chrétienne. La raison n’en est pas seulement que l’islam semble adapté à certaines races ou à certain genre de vie, elle est aussi dans la position réciproque, dans le dogme, et pour ainsi dire dans l’âge des deux religions. L’islamisme est une doctrine plus récente que le christianisme et en grande partie tournée directement contre lui ; c’est, au point de vue dogmatique, une foi plus simple, et, en apparence au moins, plus rigoureusement monothéiste, plus dégagée de tout anthropomorphisme.

Le musulman émigré ou dépérit devant le chrétien, il ne se convertit point, et le mélange des deux races ne peut guère avoir lieu que par le passage de l’une à la foi de l’autre. Certes, en Russie, l’exemple ou l’intérêt, le prosélytisme, privé ou officiel, ont depuis trois ou quatre siècles fait au profit du christianisme plus d’une conquête parmi les Tatars[3]. Quelques-unes des grandes familles russes proviennent de cette source, et avec le baptême ont échangé le titre de mourza tatar pour celui de kniaz russe ; mais. ces apostasies, alors même qu’elles se faisaient en troupe, ont toujours été relativement rares. Elles avaient lieu parmi des populations en partie déjà mêlées à leurs nouveaux maîtres chrétiens ou à leurs anciens sujets finnois. En dehors de la Russie et dans leur berceau même, les Tatars devaient avoir subi un certain croisement avec les races caucasiques, dans le Turkestan d’abord, où de temps immémorial ont habité de nombreux Iraniens, tels que les Tadjiks et les Sartes, puis sur les routes d’invasion, dans le Caucase notamment, où la communauté de religion facilitait des alliances que la beauté des Circassiennes dut faire rechercher des Turcs du Volga comme des Turcs du Bosphore.

Si dans les veines du peuple russe s’est infiltré peu à peu un notable courant de sang tatar, il découle peut-être moins des hordes de Batou et des envahisseurs du treizième siècle que des peuples congénères qui, pendant des milliers d’années, ont habité ou parcouru le midi de la Russie, depuis les Scythes de l’antiquité jusqu’aux Khazars, aux Petchénègues, aux Koumans ou Polovtzi du moyen âge. Sous le vague nom de Scythes, les anciens ont, comme ils le faisaient souvent, confondu des populations qui n’avaient entre elles aucune parenté ethnique. Il semble qu’il y ait eu parmi ces Scythes des tribus aryennes ; mais la plupart paraissent d’origine finno-turque. La chose est encore plus certaine pour les Khazars, les Koumans et les autres nomades, qui jusqu’à la grande invasion mongole se disputèrent le sud de la Russie. Longtemps ces peuples évanouis furent les seuls occupants de ces immenses contrées, dont les Grecs et les Italiens ne connaissaient que les côtes. En faut-il conclure qu’ils soient les ancêtres de la mince population de ces plaines encore à demi désertes ? Le territoire de tous ces barbares, des Scythes d’Hérodote aux Tatars de Rubruquis, était la zone déboisée, la zone des steppes, où la population est encore ou très disséminée, ou très récente. Pour livrer ces plaines a la culture, il a d’abord fallu en chasser les nomades. Les Scythes et tous leurs congénères finno-turcs étaient des peuples pasteurs qui, avec leurs chariots et leurs troupeaux, menaient dans les steppes, en deçà du Volga et du Don, la vie que leurs frères kirghiz mènent encore au delà. Tous ces peuples, si redoutés de l’Occident et si vite disparus de l’histoire, étaient aussi peu nombreux que les tribus d’Asie de même race, qui conservent aujourd’hui le même genre d’existence. Une famine, une épidémie, une bataille suffisait pour les anéantir. Ils se détruisaient les uns les autres sans presque laisser d’autres vestiges que leur nom. C’est dans la moitié méridionale de la Russie qu’il faut chercher les traces de l’élément scythe ou tatar, et c’est de l’Ouest et du Nord, c’est des régions boisées que sont sortis peu à peu, et pour ainsi dire sous nos yeux, les habitants actuels de la Russie méridionale.

Grande a été l’influence des Tatars, mais plutôt historique qu’ethnologique ; elle a tenu à la conquête plutôt qu’à la fusion des races. Pour repousser un préjugé vulgaire, il ne faut pas cependant se jeter dans l’excès opposé : la part des Tatars dans la formation du peuple russe a été minime ; elle n’a pas été nulle. Sur plus d’un point, il y a eu mélange entre les tribus turques et les tribus slaves d’où sont sortis les Russes, — sur les bords du Dniepr, lorsque les princes de Kief recueillaient les débris des Polovtzi ou des Petchénègues, — sur le même fleuve, sur le Don, sur le Volga, parmi les Cosaques qui, en paix comme en guerre, furent souvent en étroites relations avec leurs voisins et ennemis musulmans. Quoi qu’il en soit, l’influence ethnique des Tatars, dans les régions mêmes du Sud, est demeurée inférieure à celle des Finnois dans les régions du Nord, d’autant plus que les Tatars eux-mêmes ont souvent été croisés de Finnois.


Les Turcs de Russie ont subi tant d’alliages que, au point de vue physique, il est impossible de les réunir sous un même signalement. Leur visage témoigne souvent du mélange des races ; dans de petites régions, sur un nombre d’hommes relativement faible, les types sont parfois fort différents. Dans la seule Crimée, où les émigrations successives les ont réduits à moins de cent mille, on trouve une grande diversité. Sur les steppes du Nord se rencontrait naguère encore le Nogaïs au nez aplati, aux yeux bridés, à la face presque mongole, kalmouke. Sur les montagnes de la côte Sud, le Tatar a le visage ovale, les sourcils arqués, le nez droit ou aquilin, le type tout caucasique, aryen, presque grec. Dans les deux cas, c’est là l’effet du mélange des races : le Nogaïs, aujourd’hui rejeté sur la Caspienne, est fortement croisé de Mongol ; le Tatar de la côte descend en grande partie des Grecs du littoral ou des Goths de l’intérieur, qui, devant les invasions tatares, se sont réfugiés dans les montagnes, et n’ont été convertis à l’Islam qu’un siècle ou deux avant de tomber sous le pouvoir de la Russie. On peut signaler des différences analogues chez les Turcs ottomans, selon les provinces, les villes et les classes, selon le degré de mélange avec les races conquises, en sorte qu’aujourd’hui le rameau tatar a encore moins d’homogénéité que le rameau finnois.

La Crimée, et ce qu’on appelait encore au dernier siècle la Petite-Tartarie, reste peut-être le pays où il est le plus aisé d’étudier les mœurs et le caractère des Tatars. Ils en étaient les maîtres et presque les seuls habitants, il n’y a guère que cent ans. Par suite d’émigrations répétées, ils y sont, aujourd’hui, deux et peut-être trois fois moins nombreux que les colons russes ou étrangers qui sont venus prendre leur place ; en certaines parties de la péninsule cependant, on sent qu’ils sont toujours chez eux. Sur les steppes du Centre et du Nord, rebelles à la culture, ils continuent leur existence nomade. Dans la région fertile, ils ont encore des villes dont ils forment la principale et presque l’unique population, comme Karasou-Bazar, comme Bakhtchi-Saraï, l’ancienne capitale des khans. Là, dans un étroit et frais vallon, autour des verts jardins et des fontaines de marbre du palais des Ghireï, vit une population musulmane plus purement orientale que celle des villes de la Turquie d’Europe ou des échelles de l’Asie Mineure. Là règne dans toute sa rigueur la loi mahométane, et rien, si ce n’est la solitude des salles du palais, encore tendues et meublées comme à l’époque du dernier des khans, ne rappelle la chute de la puissance tatare.

Les Turcs de Bakhtchi-Saraï et de Karasou-Bazar sont marchands et agriculteurs. Il en est de même de ceux du Volga ; habitants d’un pays à sol fertile, ils ont quitté la vie nomade et sont artisans ou marchands dans les villes, laboureurs dans les campagnes. À Kazan, l’ancienne capitale du plus puissant des trois khanats sortis du démembrement de la Horde-d’Or, les Tatars habitent une slobode, un faubourg situé au pied de leur ancienne ville et relégué loin du Kremlin, que leur ont enlevé les tsars orthodoxes. Leur ville a l’air propre, tranquille et prospère. Ils y ont leurs mosquées et leurs écoles[4] avec leurs mollahs élus par la communauté, qui, selon la coutume musulmane, leur servent d’arbitres ou de juges.

À Kazan ainsi qu’en Crimée, les Tatars ont gardé la spécialité de certaines industries orientales, comme la confection d’objets en cuir et en maroquin : bottes, babouches, selles, étuis, fourreaux. Ils ont souvent conservé la force musculaire qu’un proverbe attribue aux Turcs, ce sont des Tatars qui servent de portefaix à la foire de Nijni. Le haut commerce ne leur est pas fermé, et à Kazan plus d’un de leurs négociants est arrivé à une fortune considérable. Bien qu’au moral, comme au physique, il y ait entre eux de grandes différences, ils sont le plus souvent travailleurs et économes, et se distinguent par la moralité domestique et l’union des familles. Pour toutes ces qualités, les Turcs de Russie ne sont nullement inférieurs aux Turcs de l’empire ottoman, dont les voyageurs sont unanimes à vanter les vertus privées. Pour quelques emplois, les Tatars sont souvent préférés aux Russes par les Russes mêmes. Plus propres, plus probes, plus sobres, ils sont recherchés pour plusieurs métiers, et se sont fait de certaines places, de celles même qui exigent le plus de confiance et d’honnêteté, une sorte de monopole. Les grandes familles russes, qui ont des villas sur la côte de Crimée, ne craignent pas d’admettre dans leur intérieur des domestiques tatars, et, dans les restaurants de Pétersbourg, les garçons à la mode sont des Tatars du gouvernement de Riazane, en sorte que le voyageur étranger ; qui leur commande son dîner en français, est servi à son insu par les descendants des cavaliers de Ginghiz et de Batou.

Les qualités des Tatars viennent en partie de leur religion, qui de la sobriété leur fait un devoir strict ; leurs défauts, les causes qui retardent leur progrès, en viennent presque également. La race ne semble inférieure qu’à un point de vue, le manque d’originalité. Les anciennes villes des Tatars ont péri ; pour retrouver des monuments de leur domination, il faut aller jusqu’au fond du Turkestan, à Samarkand, et là on ne rencontre que des édifices de goût et de style persans. En Russie, rien n’est plus rare que des constructions de l’époque des Khans. En Crimée, il ne reste d’eux, outre le tardif et médiocre palais de Bakhtchi-Saraï, que quelques mosquées, dont les plus belles sont peu remarquables. Kazan montre une bizarre pyramide de briques à quatre étages, en grande vénération parmi les Tatars, mais qui semble postérieure à la conquête chrétienne. C’est dans une ville détruite par les Tatars eux-mêmes lors de l’invasion de Tamerlan, à Bolgary, près de la rive gauche du Volga, que j’ai vu les plus intéressantes ruines orientales de la Russie, deux espèces de turbés à coupoles qui seront bientôt écroulés, et dont l’élégante architecture arabe rappelle de loin les belles tombes des environs du Caire. Chez les Turcs du Volga et de l’Asie centrale, comme chez les Ottomans du Bosphore, dans l’architecture comme dans la poésie, on sent presque partout l’imitation du génie arabe ou persan. Un tel défaut d’originalité fait dépendre toute leur culture du contact de l’étranger ; et la civilisation qu’ils ont reçue de leurs voisins musulmans, leur religion ne leur permet de la dépasser qu’en perdant leur indépendance.

À le bien prendre, le grand vice de l’islam, sa grande cause d’infériorité politique n’est, ni dans son dogme, ni même dans sa morale ; elle est dans la confusion du spirituel et du temporel, de la loi religieuse et de la loi civile. Le Koran étant à la fois la Bible et le Code, la parole du Prophète tenant lieu de droit, les lois et les coutumes sont à jamais consacrées par la religion ; de ce seul fait, toute civilisation musulmane est forcément stationnaire. Le progrès indéfini, qui constitue l’essence de notre civilisation chrétienne, est impossible ; quelle que soit la rapidité apparente de son développement, la société, dans son ensemble, est réduite à l’immobilité. Cette infériorité de l’islamisme est plutôt publique que privée, elle affecte les nations plutôt que les individus, car, sous l’influence étrangère, des musulmans peuvent accepter des idées et des coutumes qui n’eussent pu sortir de leur sein. Il peut arriver aux mahométans ce qui, dans les sociétés chrétiennes, est advenu aux Israélites, non moins enchaînés par la loi religieuse ; resté en corps de nation, le Juif n’aurait pu sans peine s’élever à une civilisation plus complète que celle des peuples musulmans. Pour ceux-ci, comme pour les Juifs, la domination chrétienne peut être un bienfait, l’émancipation morale sortant de la servitude politique. C’est ainsi que, dans les endroits où les Tatars russes sont en minorité et où ils ont le plus subi l’ascendant de l’étranger, ils ont abandonné le principal signe extérieur de l’islam, le voile et la réclusion des femmes : encore en strict usage au centre de la Crimée, à Bakhtchi-Saraï, le voile a été rejeté par les musulmanes de la côte Sud. Les mêmes influences font disparaître la polygamie, comme elles ont mis fin à l’esclavage. Les Tartars, isolés en petits groupes dans la Russie, tendent ainsi à passer par les mêmes phases que les Juifs, qui, en gardant leur culte, acceptent peu à peu noire manière de vivre. L’islamisme ne sera peut-être point un plus grand obstacle à leur entrée dans notre civilisation que ne l’est, pour les israélites, le judaïsme, bien plus embarrassé d’étroites prescriptions ritualistes. Sans se confondre avec la masse de la population, gardant plus ou moins longtemps leur langue et leurs coutumes, les musulmans demeurés en Russie y formeront une classe paisible et laborieuse, jouant un rôle à peu près analogue à celui des Juifs et des Arméniens, avec cette différence que, vivant dans la campagne aussi bien que dans les villes, pratiquant l’agriculture aussi bien que le négoce, leur agglomération dans les provinces de l’Est ne saurait donner lieu aux mêmes inconvénients économiques que, dans les provinces de l’Ouest, l’agglomération des Juifs, presque tous voués à la vie urbaine et au trafic[5].

Au point de vue politique, les Tatars de la Russie d’Europe ne donnent déjà guère plus d’embarras au gouvernement russe que ses sujets russes ou finnois. On l’a vu dans la guerre de Crimée ; bien qu’ils formassent alors plus de la moitié de la population, ils n’ont rendu presque aucun service aux envahisseurs, parmi lesquels étaient leurs coreligionnaires et presque leurs compatriotes du Bosphore. La guerre de Bulgarie, la chute de Khiva et la dépendance des autres khanats du Turkestan leur ont enlevé leurs dernières illusions. Divisés, plus encore que les Finnois, en minces groupes épars, enclavés de tous côtés entre les Russes, les Turcs de Russie ne forment plus un peuple ; pour eux, la religion a nécessairement pris la place de la nationalité, et des émigrations répétées les délivrent des fanatiques. Partout en Europe, dans les lieux mêmes où ils ont le plus longtemps régné, les Tatars tendent à être en minorité, et cette disproportion ira en augmentant devant la colonisation de l’Est russe. Dans le gouvemement de Tauride, l’ancienne Petite-Tartarie, où ils étaient encore 300 000 lors du siège de Sébastopol, l’émigration les a réduits à moins de 100 000 Âmes ; ils n’ont gardé la majorité que dans les steppes du nord de la Crimée et dans certaines vallées des montagnes du sud. En Europe, en comptant les habitants du Caucase septentrional, la Russie n’a que 3 200 000 sujets mahométans. En laissant de côté le Caucase, dont les deux versants sont réunis dans une même circonscription politique, le nombre des Musulmans tombe à 2 500 000[6] et de ce chiffre, pour avoir les vrais Tatars, les descendants du peuple de la Horde d’Or, il faut déduire les Bachkirs et les tribus tatarisées où prédomine le sang finnois. Moins de 1 200 000 âmes forment tout le résidu de cette race turque ou tatare qui a si longtemps dominé la Russie et terrifié l’Europe. Dans l’Asie russe, ils ont pour congénères, en même temps que coreligionnaires, les Kirghiz, le plus étendu de tous les rameaux turcs, — dans le Turkestan, les Turkmènes ou Turcomans et les Uzbegs ; dans le Caucase, les Tatars sunnites ou chiites de la Koura et de l’Araxe, les Kumuks et quelques autres petites tribus ; dans la Sibérie enfin, quelques mahométans ayant plus ou moins droit au titre de Tatars avec quelques tribus aujourd’hui chrétiennes et aux trois quarts russifiées[7]. En Europe, les musulmanS ne dépassent la moitié de la population que dans un seul gouvernement, celui d’Oufa, et cela grâce aux Bachkirs, dans un gouvernement de l’Oural à demi asiatique et en voie de colonisation. Dans celles des autres provinces où ils sont le plus nombreux, dans les gouvernements de Kazan, d’Orenbourg, d’Astrakan, les mahométans n’atteignent pas le tiers de la population totale. Sur le bas Volga même, la majorité a passé aux chrétiens[8].



  1. A l’état pur et primitif, les Turcs ont pu être plus voisins des Mongols. (Voyez à ce sujet la Revue d’anthropologie, t. III, année 1874, no 1 et 3.)
  2. Certains savants russes font des Roxolans des Slaves Russes.
  3. Un onzième environ (40 000 sur 450 000) des Tatars du gouvernement de Kazan a été baptisé par les autorités russes au dix-huitième siècle : ils sont chrétiens de nom ; mais, malgré leur baptême, ils ne se sont pas encore russifiés, ils gardent leur langue, leurs usages particuliers, le plus souvent même leur foi au Coran. Voyez tome III, liv. III, ch. iii.
  4. Dans ces écoles, comme dans toutes les écoles musulmanes, le fond de renseignement est l’arabe du Koran, dont le texte est souvent récité sans être compris. Celle barbare méthode est un grand obstacle au développement des Tatars. Aussi le gouvernement fait-il de louables efforts pour introduire chez eux l’enseignement en tatar en attendant qu’il puisse leur être donné en russe.
  5. Les Tatars polonisés de Lithuanie, qui, depuis des siècles, ont perdu leur langue tout en conservant leur religion, et qui sont pour la plupart tanneurs et marchands, montrent ce que pourront être un jour les Tatars russifiés du Volga.
  6. Les statistiques comptent un peu plus d’un million du Tatars de Kazan, dont 450 000 dans le gouvernement de ce nom. Les Tatars de Crimée sont réduits, d’après M. Rillich, à 80 000.
  7. Nous ne comptons pas ici les Toungooses ni les Mandchoux ni même les Jakoutea que l’on range parmi les populations de souche turque, mais qui sont demeurés séparés du groupe tatar proprement dit par la distance et la religion.
  8. Pour compléter ce chapitre, voyez tome III, livre IV, chap. iii, les pages consacrées à la situation de l’Islam et des musulmans dans l’Empire.