L’Empire des tsars et les Russes/Tome 1/Livre 5/Chapitre 2

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Hachette (Tome 1p. 302-314).


CHAPITRE II


Disproportion entre la population urbaine et la population rurale. — Petit nombre relatif des villes en Russie et dans la plupart des pays slaves. — Explication de ce phénomène. — Raisons qui mettent obstacle à l’agglomération de la population. — Les villes et leurs habitants avant Pierre le Grand. — Efforts de Pierre et de Catherine pour créer une bourgeoisie.


La première chose qui frappe dans la répartition des classes de la population russe, c’est la proportion ou mieux la disproportion de leur force numérique, et en particulier la disproportion du nombre des habitants des villes et des habitants des campagnes. Cette dernière rubrique comprend à elle seule l’immense majorité des sujets russes. Dans la Russie d’Europe, sans le royaume de Pologne, la Finlande et le Caucase, le dernier recensement général (1867) donnait pour la classe rurale (selskiie obytately), en y comprenant les Cosaques, le chiffre d’environ 55 millions d’habitants ; pour les classes proprement urbaines, marchands, bourgeois, artisans des villes, les mêmes documents offraient un chiffre inférieur à 6 millions. Ces évaluations laissaient en dehors la noblesse et le clergé, la première comptant dans ses deux subdivisions de 800 000 à 900 000 âmes, le second environ 600 000, — le clergé habitant en majorité les campagnes, tandis que la noblesse se partage entre la campagne et les villes[1]. La population des villes a eu beau croître rapidement depuis une vingtaine d’années, les paysans, les ruraux restent toujours en immense majorité vis-à-vis des citadins de toute sorte. C’est là un fait considérable, un fait d’une importance capitale pour l’état social, l’état économique, l’état politique de la Russie.

L’importance de cette disproportion entre les deux principaux éléments de la population apparaît encore mieux, si l’on se rend compte de ce qui porte le titre de ville dans les statistiques russes. Ce n’est pas uniquement par leur rareté, leur dispersion sur un vaste territoire ou la faiblesse relative de leur population, que les villes de Russie différent des villes de l’Europe occidentale. Avec leurs maisons de bois, basses et espacées, avec leurs rues d’une largeur démesurée qu’explique seule la crainte des incendies, rues d’ordinaire non pavées où, comme sur les routes de la campagne, régnent tour à tour et parfois côte à côte la neige, la boue et la poussière, la plupart de ces cités russes manquent, dans leur aspect comme dans leurs habitants, de ce qui pour nous constitue la ville et le caractère urbain. Au lieu de serrer leurs habitations les unes contre les autres comme nos anciennes villes de France, d’Italie ou d’Allemagne, au lieu d’entasser les étages vers le ciel, et de former un petit monde entièrement distinct des campagnes, uniquement rempli de l’homme et des œuvres de l’homme, les villes russes s’étalent et se répandent dans les champs jusqu’à se confondre avec eux, laissant entre les maisons et les édifices publics de vastes espaces que la population ne peut remplir ni animer. Aussi, pour le voyageur arrivant de l’Europe, la plupart des villes moscovites ont-elles quelque chose de vide, de désert, d’incomplet ; elles font souvent l’effet de leurs propres faubourgs, et l’étranger en est sorti quand il se croit sur le point d’y entrer. Pour lui, le plus grand nombre de ces villes ne sont que de grands villages, et de fait entre ville et village, pour le mode de construction comme pour la manière de vivre des habitants, il y a moins de différence en ce pays que partout ailleurs. La Russie tout entière ne fut pendant des siècles qu’un village de plusieurs milliers de lieues carrées. Pendant une longue partie de son histoire, pendant la période moscovite, il n’y avait guère en Russie qu’une ville, la capitale, la résidence du souverain et encore celle-ci n’étaii-elle qu’une vaste bourgade de bois, dispersée autour d’une forteresse de pierre. Ce n’est que depuis l’incendie de 1812 et la reconstruction qui l’a suivi, depuis que la pierre ou mieux la brique ont relégué les édifices de bois dans les faubourgs et permis aux maisons de s’élever et de se rapprocher, que Moscou a réellement pris l’apparence d’une grande cité. Les chefs-lieux de gouvernement, peu à peu réédifiés sur le modèle de la vieille capitale rajeunie, sont d’ordinaire encore pour nous les seules villes dignes de ce nom[2].

En comparant les surfaces, on trouve que dans la Russie européenne, même quand on décore de ce titre une foule de bourgades aux trois quarts rurales, les villes sont dix, quinze, vingt fois plus espacées que dans l’Europe occidentale. Il y a là un contraste des plus frappants et qui n’est point sans influence sur toutes les relations de la vie. En Russie, les villes sont comme des îlots dispersés à de grandes distances sur un océan de campagnes, tandis qu’en Occident elles se pressent les unes contre les autres comme les îles voisines d’un archipel : c’est à peu près la différence du Pacifique à la mer Egée.

Le contraste au point de vue de la population n’est guère moindre. En France, en Allemagne, en Belgique, en Angleterre, les villes renferment le tiers, parfois même la moitié et plus de la population totale. En Russie, les villes n’en contiennent guère plus du neuvième, et encore beaucoup des habitants, qui leur sont ainsi attribués, méritent-ils peu le nom de citadins. Malgré ses récents et constants accroissements, la population urbaine de la Russie reste toujours bien en deçà de la même population en Europe. Le peu d’importance, l’insignifiance des villes, dont les matériaux même semblaient lui manquer, est un des caractères historiques de l’ancienne Moscovie, de ce que Solovief appelle l’Europe de bois : toute proportion gardée, c’est encore aujourd’hui un des traits distinctifs de la Russie, de la Grande-Russie en particulier. Les deux principaux éléments de la population y sont dans un tout autre rapport que dans la plupart des pays de l’Europe ou de l’Amérique. Que de contrastes dans les mœurs, dans les idées, dans les aspirations, que de diversités dans toute la civilisation n’implique pas ce seul fait ! À la lueur de la statistique, le vaste empire du Nord, en dépit de ses rapides et incessants progrès, apparaît toujours comme un État rural, un empire de paysans. La Russie et les États-Unis d’Amérique qui, pour l’étendue du territoire et la répartition de la population, offrent tant de points de comparaison, sont, à cet égard, dans la plus complète opposition, et figurent aux deux pôles contraires de la civilisation moderne[3].

Le même phénomène, la même disproportion entre les villes et les campagnes, se rencontre, à des degrés divers, chez la plupart des peuples slavons, chez les Slaves de l’occident comme chez les Slaves de l’est et du sud. C’est, on peut le dire, un des principaux signes, et en même temps une des principales causes de l’infériorité historique des nations slavonnes. Au premier abord, les Slaves de l’ouest, les Tchèques et les Polonais semblent, à cet égard comme à bien d’autres, se séparer de leurs frères slaves pour se rapprocher de l’Europe occidentale. Le royaume de Pologne en particulier s’éloigne singulièrement par ce côté de l’empire auquel il est rattaché. La population urbaine et la population rurale y sont à peu près dans le même rapport que dans les plus riches contrées de l’Europe germano-latine. La proportion de l’une à l’autre est comme 1 à 3 : près de 2 millions d’habitants dans les villes, près de 6 millions dans les campagnes. Par malheur cette ressemblance même est trompeuse. La population de ces villes polonaises est en grande partie Israélite ou allemande, et trop fréquemment, par l’esprit et les intérêts comme par l’origine, elle est restée étrangère au peuple slave qui l’entoure. Ces villes de Pologne, souvent fondées par des colons allemands et toutes plus ou moins peuplées de Juifs parlant un patois allemand, ces villes jadis régies pour la plupart par le droit allemand de Magdebourg, demeuraient isolées au sein d’une république de gentilshommes, confinées dans leur étroite enceinte, enfermées dans leurs privilèges, sans place dans la constitution, sans rôle dans l’État, sans influence sur la civilisation et la politique du pays, pour lequel ce défaut de bourgeoisie nationale ne fut pas une des moindres causes de ruine. Dans l’ancienne Pologne, les villes étaient au milieu du peuple comme des colonies à demi étrangères ; selon l’expressive image d’un publiciste d’outre-Rhin, elles étaient comme des gouttes d’huile sur un étang[4].

En Russie, au contraire, les villes étaient bien sorties du sol national ; mais elles étaient rares, éparses, chétives ; sans institutions comme sans vie propres, elles émergeaient à peine de l’immense océan des campagnes. Sous une autre forme, le mal était le même ; l’esprit de progrès, l’esprit d’investigation et de liberté manquait de son berceau naturel. Point de bourgs ou de cités, partant pas de bourgeoisie dans l’ancienne Russie. Novgorod et Pskof, toutes deux à peu de distance de la Baltique, toutes deux en contact avec les marchands de la Hanse, sont une glorieuse et stérile exception. La Moscovie, qui les engloutit, était un pays essentiellement rural, et de là en grande partie, chez les Russes comme chez d’autres Slaves, la persistance tant remarquée de l’esprit patriarcal ou familial. Dans cet État de paysans et de propriétaires, les mœurs, les institutions, tous les rapports sociaux ont longtemps conservé quelque chose de simple, de primitif et comme de rudimentaire[5].

Le défaut de villes eut pour la Russie une autre grave conséquence : avec la population urbaine lui manquait le premier élément économique de la civilisation moderne, la richesse mobilière, le capital circulant, principe essentiel de tout grand développement matériel, de toute féconde activité sociale.

Est-ce au caractère du peuple russe, aux prétendus goûts nomades de la race slave, qu’il faut attribuer cette longue absence et cette rareté persistante des villes ? Nullement, la raison en est ailleurs ; elle est dans les mœurs économiques et dans la durée du servage, elle est en partie aussi dans le sol, le climat, la conformation même du pays. Il n’y a pas encore en Russie de besoins de consommation capables d’alimenter la production d’une nombreuse population urbaine. Les métiers ou les professions, les industries de toute sorte, qui d’ordinaire ont leur siège dans les villes, sont encore peu développés ou restent dispersés dans les villages. L’ancienne constitution du servage amenait les propriétaires à faire tout fabriquer sur place, dans leurs domaines, par leurs serfs ; les objets de luxe faisaient seuls exception, et la plupart se tiraient de l’étranger. La rigueur du climat, l’éloignement des distances, ont encore des effets analogues. Dans la région du nord surtout, la pauvreté du sol, les longs chômages de la mauvaise saison, la longueur des nuits hivernales contraignent le paysan à chercher ailleurs que dans la culture de la terre ses moyens d’existence. De là vient que cette immense population rurale est loin d’être exclusivement agricole. La vie des champs et la vie industrielle sont moins séparées, moins spécialisées qu’en Occident. Ce qui en d’autres pays se fabriquait dans les ateliers ou les manufactures des villes, par des ouvriers essentiellement citadins, se confectionnait le plus souvent au village dans la cabane du moujik[6].

Les villes avaient ainsi contre elles l’état social, qui jadis enchaînait le paysan à la glèbe et aujourd’hui encore le lie à sa commune ; elles avaient contre elles le peu de besoins ou le peu de richesse des masses et jusqu’à l’âpreté du climat, jusqu’aux qualités mêmes du peuple. La facilité d’imitation, la dextérité et l’habileté de main du Russe tournèrent elles-mêmes contre les agglomérations urbaines en tournant contre les professions permanentes, contre les métiers sédentaires, contre la spécialité. Le paysan capable de fabriquer par lui-même tout ce qu’exigent ses faibles besoins est rarement obligé de recourir aux habitants ou aux produits de la ville. Avec de telles mœurs, cette dernière n’est guère qu’un centre d’administration ou un lieu d’échange, un marché souvent animé et encombré à l’époque des foires, vides et désert pendant la plus grande partie de l’année. Beaucoup de ces villes ne sont que des créations artificielles de l’activité souveraine, qui, en retirant sa main d’elles, les laisserait retomber dans le néant des campagnes.

Ce mode de formation des centres urbains explique comment, en Russie, les villes et les campagnes diffèrent d’ordinaire si peu, et comment parfois elles diffèrent tant. Alors que la plupart des chefs-lieux de district ne nous paraissent que de prétentieux villages, les grandes cités russes, les deux capitales en particulier, semblent des colonies d’un autre peuple ou d’une autre civilisation. On y trouve tout le luxe, tous les plaisirs, tous les arts de l’Occident ; la vie y paraît tout européenne, tandis que dans les campagnes elle semble encore moscovite, à demi orientale, à demi asiatique. L’opposition est saisissante, et cependant tout ce contraste est extérieur, superficiel ; les dehors de la vie diffèrent, l’homme est le même. À part une haute classe, élevée à la discipline de l’étranger, la masse des citadins est, par l’éducation et les goûts, par les usages comme par l’esprit, demeurée voisine des habitants de la campagne. Dans ces villes, souvent bâties de toutes pièces et parfois déjà populeuses, les paysans sont nombreux et les mœurs restent encore à demi rurales. Il n’y a le plus souvent ni bourgeoisie, à notre sens français du mot, ni plèbe urbaine, comparable à la population ouvrière de nos grandes cités et de nos faubourgs.

L’ancienne Moscovie faisait peu de distinction entre les villes et les campagnes, entre le bourgeois et le paysan, dont la Russie moderne a formé deux classes séparées. Aux voyageurs étrangers la position de l’un semblait peu différente de celle de l’autre. L’Anglais Fletcher, ambassadeur de la reine Élisabeth près du fils d’Ivan le Terrible, regardait le marchand et l’artisan comme faisant partie de la dernière classe du peuple, désignée par lui sous le nom humiliant de moujiks[7]. Ce n’est guère qu’au dix-septième siècle que, devant l’administration, les villes sont généralement distraites des campagnes. Ce n’est qu’à cette époque, lors de l’établissement du servage pour les paysans, que les populations urbaines commencent à être regardées comme une classe distincte, et les villes comme des communes à part, constituées sur un plan spécial[8]. Jusque là, les villes ou bourgs des provinces et les paysans des districts étaient d’ordinaire soumis au même droit et aux mêmes autorités. La position du bas peuple des villes n’était guère plus enviable que celle des cultivateurs de la campagne. Le bourgeois, l’homme taillable (tiaglyi tchelovêk), était fixé (prikrêplen), enchaîné à sa ville natale comme le paysan l’était à la terre, et cela pour des motifs analogues, afin que le fisc ne fût point frustré par le départ du contribuable, et que les bourgeois, taxés solidairement, n’eussent pas à payer pour les absents. Des dispositions, qui rappellent les lois inventées pour les curiales aux derniers temps de l’empire romain, interdisaient sévèrement de passer d’une ville ou d’un bourg à l’autre ; pour cette fuite, pour cette sorte de désertion, les Romanof établirent, en 1658, la peine de mort[9].

Il y avait cependant dans les villes de la Russie une sorte de classe privilégiée : c’étaient les riches marchands, les commerçants en gros, spécialement ceux qui faisaient le commerce extérieur. On les appelait les hôtes, gosti, probablement parce qu’à l’origine, et pendant longtemps, le plus grand nombre étaient étrangers. Ces gosti sont mentionnés dès l’époque des Varègues. Dans la Russie primitive, où les distances et les guerres intestines rendaient le commerce à la fois plus précaire et plus précieux, les hommes, assez entreprenants pour s’y livrer, étaient entourés d’une considération qu’ils gardèrent plus ou moins, au milieu même de l’abaissement où les guerres des princes apanages et la domination tatare plongèrent le commerce national. Ce nom de gosti, sans doute d’origine germanique[10], était accordé par les grands-princes comme un titre d’honneur ; plusieurs de ces hôtes servirent aux kniazes de conseillers ou d’ambassadeurs. Au-dessous des gosti venaient les marchands inférieurs et les posadskié[11] ou bourgeois, les uns et les autres répartis entre plusieurs catégories dont chacune avait son conseil ou douma, pourvu du droit de juger les contestations de ses membres.

Ces marchands et bourgeois pouvaient difficilement être une classe influente, dans un pays coupé de l’Europe et de la mer, coupé de toutes les grandes routes commerciales par la Lithuanie, l’ordre Teutonique et les Tatars. Jean IV, Ivan le Terrible, l’ennemi des vieilles familles de kniaz et de boîars, avait cherché à relever les habitants des villes, les bourgeois de Moscou en particulier ; mais la main des tsars ne sut pas implanter en Moscovie les libertés municipales qu’elle déracinait à Novgorod et à Pskof, où elles avaient longtemps fleuri. L’absence mâme de féodalité ou d’aristocratie, qui au premier abord semblerait avoir dû favoriser l’éclosion de la bourgeoisie, y mit plutôt obstacle. Les souverains n’eurent pas autant d’intérêt à s’appuyer sur les villes, et les villes ne trouvèrent point dans les discordes des grands vassaux et du pouvoir central une occasion d’affranchissement ou d’élévation.

Dans toutes ces villes sans industrie, sans moyens de communication, presque sans population, il n’y avait à l’avènement de Pierre le Grand, en dépit de quelques nouvelles tentatives de son père Alexis, rien qui méritât le nom de bourgeoisie.

Une telle lacune ne pouvait manquer de frapper le tsar artisan, dont le modèle de prédilection était le pays le plus bourgeois de l’Europe, la Hollande. Une classe moyenne, une bourgeoisie ne se pouvait malheureusement improviser aussi vite qu’une flotte et une armée. Les règlements spéciaux de Pierre le Grand, l’autonomie administrative et le self-government dont il dota les villes, contribuèrent peut-être moins à la création d’une classe urbaine que l’activité générale du réformateur, l’introduction de nouvelles industries et de nouveaux moyens de communication, et surtout l’ouverture de la Russie à l’Europe. Les progrès furent cependant lents. La mauvaise administration des successeurs de Pierre, les restrictions apportées aux privilèges des villes et des marchands, enfin, sous l’impératrice Élisabeth, l’érection des principales branches de commerce en monopoles, concédés à des favoris de cour, retardèrent de plus d’un demi-siècle la naissance d’une classe moyenne. Catherine II, ici comme en toute chose » reprit et compléta l’œuvre de Pierre Ier. Elle voulut en même temps constituer une noblesse et une bourgeoisie, deux choses dont manquait presque également la Russie[12]. C’est par Catherine que les habitants des villes ont été divisés entre les différents groupes qui subsistent encore aujourd’hui. Marchands, petits bourgeois, ouvriers, reçurent de sa main une organisation corporative. Chacun de ces groupes divers eut ses chefs élus, et tous furent réunis en corporations municipales auxquelles fut restitué le droit de justice avec le droit d’administration intérieure.

Dans l’organisation de la classe urbaine, la princesse d’Anhalt et le vainqueur de Charles XII imitèrent naturellement les institutions contemporaines de l’Europe occidentale, en particulier les institutions des pays germaniques, de l’Allemagne et de l’Angleterre, de la Hollande et de la Suède. De là, en partie, les défauts et l’insuccès d’une œuvre, mal à propos copiée de l’étranger et imitée de modèles déjà en décadence. C’est quand ils étaient sur le point de disparaître des États les plus avancés de l’Occident, que les corps de métiers d’artisans et les guildes de marchands, que les maîtrises et jurandes furent introduits en Russie. Quels qu’en fussent les mérites et les inconvénients, cette organisation en corporations, à laquelle se prêtent volontiers les peuples germaniques, était aussi étrangère au génie qu’aux habitudes de la Russie. Le Russe, selon une juste remarque de Haxthausen, a l’esprit d’association, il n’a point l’esprit de corporation, et entre l’un et l’autre la différence est grande. Le Russe a un mode national d’association, l’artel, dont tous les membres ont des droits égaux et travaillent pour le bénéfice commun, sous des chefs librement élus par leurs pairs ; il a peu de goût pour les corporations fermées, pourvues de privilèges et de monopoles, subdivisées hiérarchiquement en rangs ou échelons inégaux, comme nos anciens corps de métiers avec leur gradation de maîtres, de compagnons et d’apprentis. À cet égard, le peuple de l’Europe, chez lequel les divisions extérieures de classes ont le plus persisté, est peut-être de tous le plus naturellement étrangère l’esprit de caste et de subordination hiérarchique. L’esprit corporatif qui, en Occident, n’était qu’une forme de l’esprit féodal, l’esprit qui, dans le monde du travail, avait introduit le même principe de privilège et de vasselage que dans la propriété et la noblesse, ne se retrouve nulle part dans l’ancienne Moscovie et n’a pu triompher dans la Russie nouvelle. Catherine II tenta en vain de réunir les artisans en corps de métiers et de les diviser régulièrement en maîtrises ; en vain elle donna à chaque groupe des chefs élus et des bannières. Les corps de métiers, les tsekh, selon le nom emprunté de l’allemand (zeche), sont restés en Russie dés cadres inanimés, presque de simples registres d’inscription pour la police ; là où les corporations demeurent investies de leurs privilèges surannés, on ne voit pas que l’artisan et l’industrie nationale y aient rien gagné[13].



  1. Les statistiques russes, et en particulier le Statistitcheskii Vrémennik, donnent à cet égard un double dénombrement en des tableaux séparés. La population s’y trouve à la fois répartie par classe, selon la qualité personnelle des habitants, et par localités, par villes ou districts ruraux, selon le domicile ou la résidence réelle des mêmes personnes. Ces derniers tableaux, s’appliquant à toute la population y compris la noblesse et le clergé, offrent naturellement, pour les villes comme pour les campagnes, un chiffre plus élevé. Le dernier recensement général, celui de 1867, donnait ainsi pour la population rurale plus de 57 millions d’âmes, et pour la population urbaine 6 540 000. La comparaison des tables des deux modes de dénombrement montre que, dans le second cas, la majoration de la population des villes est en grande partie produite par le séjour des paysans qui y sont en résidence temporaire, et qui presque partout forment un des éléments importants de la population urbaine.
  2. Il y a dix ans, la Russie, en dehors de Varsovie et du royaume de Pologne, ne comptait que quatre villes ayant 100 000 habitants : Pétersbourg, Moscou, Odessa et Riga, encore cette dernière est-elle beaucoup plus allemande que russe. Aujourd’hui même, à peine y a-t-il dix villes atteignant ce chiffre : les quatre précédentes, Kief, Kharkof, Saratof, Kazan, Vilna, peut-être Lodzy, le Manchester polonais, peut-être Berditchef, le grand marché juif de l’ouest, et enfin Kichinef, l’immense village à demi roumain de la Bessarabie.
  3. En Russie même cependant, il est à remarquer que, parmi les régions qui possèdent relativement la plus grande population urbaine, figurent l’Ukraine, la Nouvelle-Russie et la plupart des pays récemment peuplés ; ce qui montre que, malgré la continuelle colonisation intérieure par les paysans à la recherche de terres nouvelles, la colonisation moderne, là comme ailleurs, procède en grande partie par les villes.
  4. Hüppe, Verfassung der Republik Polen, p.57. Dans toute la Russie occidentale, dans la Lithuanie, la Russie-Blanche et les parties de la Petite-Russie jadis unies à la Pologne, la situation est encore à peu près la même que dans la Pologne proprement dite. Les Juifs, agglomérés dans les villes et les bourgades, y forment également un des principaux éléments de la population urbaine et n’y sont point encore fondus avec les autres habitants.
  5. Selon l’observation d’un historien, M. Zabiéline (Istoriia rousskot jiznis drevneichikh vremen, 2e part., Moscou, 1879), ces formes patriarcales ou familiales, dont on a si souvent signalé la persistance chez les Slaves-Russes. n’indiquent guère au fond que la prédominance des rapports de la vie privée en l’absence de vie publique. Comme cette absence de vie publique est principalement attribuable au manque ou à la petitesse des centres urbains, on n’est pas étonné que le même historien reconnaisse dans les villes le premier noyau de la société civile et le premier agent d’organisation de l’État russe. Grâce à la faiblesse et au petit nombre de ces foyers de la vie civile, les rapporta privés n’en devaient pas moins garder longtemps plus d’importance que dans les États occidentaux.
  6. L’introduction des machines, la vapeur et l’amélioration des voies de communication tendent actuellement à modifier cet état de choses, en encourageant la grande industrie manufacturière aux dépens des humbles industries villageoises. Cette révolution, en train de s’accomplir en Russie comme partout, doit naturellement tourner au profit des centres urbains.
  7. Fletcher, ch. ix. Ivan le Terrible lui-méme, dans ses lettres à la reine Elisabeth, donne aux négociants anglais, venus en Russie pour y trafiquer, le nom dédaigneux de moujiks de commerce.
  8. Tchitchérine, Oblasinyia outchregdéniia Rossii v XVII° véké, p. 562-567. Il va sans dire que ce qui suit, sur le régime des villes moscovites, ne s’applique point à Novgorod et à Pskof, dont les habitants avaient gardé le droit de se gouverner eux-mêmes, et où, comme dans les républiques d’Italie, se retrouvent les luttes des riches et des pauvres, du popolo grosso et du popolo minuto.
  9. Solovief, Istoriia Rossii, t. XIII, p. 100-130. C’était le poids des taxes qui faisait déserter les villes ; la fiscalité moscovite a ainsi été un autre obstacle à leur développement et à la formation d’une bourgeoisie.
  10. Gost, cf. l’allemand gast. C’est de ces gosty, dans le sens de marchands, que vient le nom de gostinyi dvor, l’équivalent russe du bazar oriental.
  11. De posad, bourg, d’où dérivait le mot de posadnik, nom du premier magistrat de Novgorod.
  12. A cet égard, comme à plusieurs autres, certains des conseillers de Catherine recommandaient parfois de singuliers procédés, ou se berçaient d’étranges illusions. C’est ainsi que, d’après Nic. Tourguenef (la Russie et les Russes, II, p. 221), un des hommes les plus en vue de ce grand régne, Betskoy, qui eut une grande part à la fondation des gigantesques maisons d’enfants trouvés des deux capitales, se flattait par là de préparer la création d’un tiers état !
  13. Sur ce point, comme sur tant d’autres, il y a, dans les lois et dans l’administration, un défaut d’unité et de précision qui engendre trop souvent la confusion et l’arbitraire. La loi ne définit pas les métiers qui doivent être formés en corporation ; aussi l’exercice de tel ou tel métier est-il libre en certaines villes, tandis que en d’autres il est subordonné à l’obtention d’un certificat délivré par un tribunal d’artisans à la suite d’un examen.