L’Empire des tsars et les Russes/Tome 1/Livre 5/Chapitre 3

La bibliothèque libre.
Hachette (Tome 1p. 315-329).


CHAPITRE III


Classification de la population urbaine depuis Catherine II. — L’artisan et le mechtchanine ou petit bourgeois. — Prolétariat urbain. — Comment il a d’ordinaire conservé le même esprit que le peuple des campagnes. — Les guildes de marchands et leurs privilèges. — Comment l’émancipation leur a ouvert l’accès de la propriété foncière. — Les citoyens honoraires ou bourgeois notables. — La Russie naguère encore dépourvue des professions où se recrutait la bourgeoisie occidentale. — En quoi les réformes contribuent-elles à créer une bourgeoisie à l’européenne.


La population des villes demeure, depuis Pierre Ier et Catherine II, classée sous cinq ou six rubriques réparties en deux groupes principaux : le gros commerce ou les marchands, formant la classe supérieure, classe longtemps privilégiée, et les petits commerçants, les artisans de toute sorte, divisés en plusieurs catégories qui ne diffèrent guère entre elles que par le nom. Il y a les mechtchanes, petits bourgeois ou citadins, les remeslenniki ou artisans, les tsekhovye, membres des corps de métiers ; il y a les raznotchintsy, sorte de caput mortuum, contenant tous les gens qui ne sont rangés dans aucune autre classe. De ces diverses catégories, la première est la plus importante, elle peut être regardée comme le type de toute la population inférieure des villes. Le terme de mechtchanine est d’ordinaire traduit par bourgeois ; l’homme, désigné par le mot russe, répond cependant bien peu au mot français. Le mechtchanine[1] est l’habitant des villes qui, n’étant ni noble ni prêtre, n’est pas assez riche pour être inscrit parmi les marchands et ne fait pas non plus partie d’une corporation d’ouvriers. Il vit d’ordinaire d’un petit commerce ou de métiers manuels. Beaucoup n’ont point de moyens d’existence assurés. Il y a ou il y avait, jusqu’à ces derniers temps, une limite imposée à leur commerce et à leur fortune immobilière ; ils ne pouvaient dépasser un certain chiffre d’affaires ni posséder un immeuble de plus de cinq ou six mille roubles. Pour aller au delà, ils devaient se faire inscrire parmi les marchands. Bien qu’il soit proprement l’habitant légal des villes, le citadin par excellence, le mechtchanine est souvent obligé d’aller chercher fortune au village. Dans certains gouvernements, le nombre des metchtchanes établis à la campagne est considérable, tandis que le paysan, qui dans le travail de la terre ne peut toujours trouver une occupation permanente ou une suffisante rémunération, se presse fréquemment dans les villes et y a conquis le monopole de divers métiers. À Saint-Pétersbourg seul vivent près de deux cent mille paysans[2]. Les deux classes changent de résidence et prennent souvent ainsi la place l’une de l’autre, tantôt se faisant concurrence pour le travail manuel et le petit commerce, dans les fabriques ou dans les foires, tantôt gardant chacune leurs professions de prédilection, le mechtchanine apportant à la campagne les arts et les procédés de la ville, le moujik apportant à la ville ses bras, sa hache, son cheval : tous deux exposés dans cette interversion des rôles et de la résidence à des chances diverses, plus mauvaises souvent pour le citadin que pour le villageois.

Cette classe de mechtchanes et les groupes voisins d’artisans forment la grande majorité de la population des villes. C’est peut-être la portion la moins fortunée du peuple russe. Le paysan, le moujik, a, de par la loi d’émancipation, sa maison, son enclos à lui : il a de plus sa part du champ communal. Tout autre est la situation du mechtchanine. Il vit, comme notre population ouvrière, à ses risques et périls. La loi n’a pas de garantie pour lui, la commune n’a d’ordinaire ni terre ni travail certain à lui fournir. Si quelques mechtchanes arrivent à l’aisance ou même à la richesse, la plupart n’ont qu’une existence précaire. Un dixième peut-être d’entre eux possède dans les villes une maison à soi. Le reste vit en loyer, comme en Occident. Ceux qui vont chercher un refuge à la campagne n’y ont pas droit à la jouissance des biens communaux. On m’a montré de ces citadins qui avaient voulu se faire paysans ; pour cela il leur avait fallu être admis par la commune rurale, et acheter à deniers comptants le droit à la terre que le paysan tient de sa naissance.

Jusqu’à une époque fort récente, le mechtchanine et le remeslennik, le petit bourgeois et l’artisan, étaient seuls, avec le paysan, soumis aux deux plus lourdes charges de l’État, à l’impôt de la capitation et au recrutement pour l’armée. Alexandre II leur a allégé le poids du service militaire en le répartissant sur toutes les classes de la société. Alexandre III les a relevés de la capitation à partir de 1883. La loi a donné au peuple des villes l’égalité des charges et des droits ; elle ne saurait aller plus loin et ne pourrait, comme au paysan, lui donner la propriété. Les Russes, grâce à leur système de vastes terres communales, se vantent de n’avoir pas de prolétaires : ils contemplent d’un œil dédaigneux les dangers dont cette plaie sociale leur paraît menacer l’Occident. La Russie, en réalité, a déjà un prolétariat urbain, partout le plus embarrassant, le plus turbulent, et parfois presque le seul dont souffrent certaines nations d’Occident, le seul au moins dont souffre la France. Il est des difficultés sociales auxquelles un pays, quelque neuf et hardi, quelque vaste et riche de terre qu’il soit, semble ne pouvoir échapper : le prolétariat, le salariat des villes est de ce nombre. S’il n’est pas plus nombreux en Russie, c’est que les villes elles-mêmes y sont relativement peu nombreuses et peu peuplées. Les progrès de l’industrie et de la civilisation, les progrès même de la population ne feront là, comme partout, qu’augmenter le prolétariat urbain en accroissant les villes. Le mechtchanstvo a déjà reçu de l’émancipation un important renfort : il a été l’asile de plusieurs catégories de serfs, d’une en particulier, des dvorovyé lioudi, les serfs domestiques. Ces hommes que, depuis plusieurs générations parfois, le service de leurs maîtres avait détachés des communautés de paysans, n’ont pu d’ordinaire, en redevenant libres, recouvrer leur part des terres communales. Affranchis de la tutelle de leurs maîtres, ils doivent vivre de leur travail, vivre de leur salaire, sans droit de propriété sur la terre qu’ils foulent ou dans la maison qu’ils habitent, sans autre héritage à transmettre à leurs enfants que le léger pécule de minces économies. Pas plus la Russie qu’un autre État n’a encore trouvé le secret d’assurer à chaque homme une demeure permanente, à chaque famille un foyer héréditaire, de mettre la population toujours croissante de nos fourmilières humaines au-dessus des atteintes du vice ou de l’imprévoyance.

Pour les conditions d’existence, ces mechtchanes et ces artisans russes ressemblent à la population la moins favorisée de nos villes. Ils en diffèrent par un point important, l’absence d’esprit particulier, l’absence d’esprit urbain. Le prolétariat des villes, le salariat ouvrier n’a pas, comme ailleurs en Europe, d’esprit de classe opposé à la fois à la haute bourgeoisie et au peuple des campagnes. À ce point de vue l’on peut dire que les grandes cités russes manquent de la plèbe urbaine de nos capitales européennes. Elles en ont déjà l’étoffe ou la matière première ; mais ces éléments ne sont encore ni assez nombreux ni assez forts, ils n’ont pas encore assez conscience d’eux-mêmes pour avoir les aspirations ou les exigences ambitieuses des classes ouvrières de l’Occident. Par les idées, par les croyances et les sentiments comme par le costume et les mœurs, le peuple des villes russes se distingue encore peu du peuple des campagnes. Le mechlchanine, l’artisan surtout, n’est que le moujik des villes. La religion, qui, en Russie, est demeurée une des grandes forces sociales, retient encore sous son empire ces masses urbaines que, dans plusieurs pays de l’Occident, le christianisme, catholique ou protestant, semble avoir perdues sans retour. Le mechtchanine est observateur des rites et des traditions, il est conservateur des vieilles mœurs ; il a, tout comme le moujik, le respect de Dieu et de l’empereur ; entre le paysan et lui, il n’existe point encore de divorce, d’antagonisme moral. Il y a ainsi dans le fond du peuple russe une unité, une harmonie de sentiments et de croyances qui mérite d’autant plus d’être signalée qu’elle devient plus rare et que, dans les pays mêmes où elle persiste, le temps la rendra plus précaire[3].

La Russie a là, pour une période plus ou moins longue, un principe de force et de stabilité qui fait défaut à tous les autres peuples du continent. S’il n’a point encore toute l’activité de notre civilisation urbaine, l’empire du Nord peut trouver, dans cette infériorité même, des compensations qui ne sont pas sans prix. Il est moins exposé à ces luttes d’influence des villes et des campagnes dont l’Occident a tant souffert, à cette guerre intestine des citadins et des ruraux qui, par de perpétuelles révolutions et réactions, entrave tout progrès ; il échappe encore à ce conflit intermittent de l’esprit à la fois sceptique et utopiste de l’ouvrier des villes avec l’esprit grossièrement conservateur et aveuglément positif du paysan des campagnes.


La législation russe divise les habitants des villes en deux groupes : elle sépare nettement les artisans, ou les citadins demeurés au bas de l’échelle sociale, des bourgeois parvenus aux degrés supérieurs. Ces derniers sont d’ordinaire désignés sous la rubrique de marchands, kouptsy. Ce titre n’est légalement reconnu qu’aux négociants en possession d’un certain capital ou payant certains droits de patente. Les marchands, longtemps dotés de privilèges importants, n’ont pu constituer une classe fermée ; le mechtchanine, le paysan, le noble même qui se livre au commerce, est maître de se faire inscrire parmi eux : c’est une question de fortune et d’impôt. Ces kouptsy sont subdivisés en plusieurs catégories qui conservent le nom étranger de guildes, introduit par Pierre le Grand. Longtemps les trois guildes ont été pourvues de prérogatives fort différentes ; aujourd’hui, elles sont en possession de droits civils identiques. La distinction entre les guildes repose uniquement sur le chiffre du capital déclaré par les marchands ou sur la patente qu’ils payent à l’État. Les membres de la première ont le privilège du libre commerce dans toute l’étendue de l’empire ainsi qu’à l’étranger ; les membres de la seconde doivent se borner au négoce intérieur. Ces guildes, comme les autres fractions de la population urbaine, ont dans chaque ville leurs assemblées et leurs chefs ou syndics élus. Les marchands, du reste, s’élèvent ou descendent d’une guilde à l’autre, selon que s’enfle ou décroît leur fortune, et les mauvaises affaires les exposent à retomber dans la classe inférieure des mechtchanes.

Les membres des deux premières guildes font ou plutôt faisaient partie des classes privilégiées. Les empereurs leur avaient accordé tous les droits personnels de la noblesse : exemption de la capitation, exemption de la conscription militaire, exemption des verges et des peines corporelles. Dans un pays comme la Russie, on ne pouvait faire plus pour l’encouragement du commerce et de la bourgeoisie. Les marchands étaient libres de s’enrichir, libres de jouir de leurs richesses ; une seule chose leur était refusée, et cette restriction même imposée aux négociants pouvait, aux yeux du législateur, passer pour un stimulant au commerce. Il était interdit aux marchands, comme à toute personne étrangère à la noblesse, de posséder des terres habitées (naselennyia imouchtchestva), c’est à-dire des terres peuplées de serfs. Or, dans ce pays de population faible et diffuse, ces terres habitées étaient en général les seules productives ; par suite, les marchands, qui n’y pouvaient prétendre, se trouvaient de fait exclus de la propriété terrienne, de la propriété rurale au moins. Les seuls immeubles qui leur fussent accessibles étaient des maisons de ville ou des maisons de campagne aux environs des villes. Les placements de fonds en terres leur étant interdits, les négociants pouvaient sembler moins enclins à retirer du commerce les capitaux qu’ils y avaient amassés.

Cette prohibition avait un effet plus certain et moins avantageux : elle isolait le commerce de l’agriculture, elle maintenait le négociant ou l’industriel séparés à la fois du noble propriétaire et du paysan cultivateur. Alors que le servage rendait presque impossible la formation d’une classe moyenne dans les campagnes, le monopole nobiliaire des terres habitées empêchait la classe moyenne, lentement formée dans les villes, de se répandre sur les campagnes. Les marchands restaient enfermés dans la ville et comme emprisonnés dans les affaires : de là une autre cause de la faiblesse, du peu d’expansion, du peu d’influence sociale de la bourgeoisie. Aujourd’hui que l’abolition du servage a supprimé la distinction entre les terres habitées et les terres non habitées, la propriété rurale est devenue libre, l’accès en est ouvert à toutes les classes. Par cette conséquence indirecte, l’émancipation touche profondément la bourgeoisie, elle lui a rendu la libre disposition de sa fortune, elle lui a ouvert les campagnes ; ce seul fait est pour l’avenir social de la Russie une révolution d’une portée considérable.

Les marchands de la première guilde possédaient presque tous les privilèges personnels de la noblesse ; les plus fortunés n’en cherchaient pas moins à sortir de leur condition. Cette noblesse, dont le législateur semblait leur avoir accordé les prérogatives utiles, ils la convoitaient pour eux ou pour leurs enfants ; beaucoup d’entre eux prenaient un chemin qui y menait rapidement, le service de l’État. De là encore une cause de débilité, d’amoindrissement pour la bourgeoisie, qui ne semblait grandir et s’enrichir que pour une autre classe. Le mode d’anoblissement par le tchine, par le grade ou l’emploi, resté en usage depuis Pierre le Grand, avait le double effet d’entraver à la fois la constitution d’une vraie noblesse et la formation d’une vraie bourgeoisie ; il appauvrissait la seconde en encombrant la première. De l’une il faisait une antichambre presque vide, de l’autre une salle confuse.

Dans cet appétit des marchands pour les fonctions ou les décorations qui anoblissaient, il serait injuste de ne voir en Russie, comme en d’autres pays, que puérile vanité. Le marchand russe jouissait de tous les droits réellement utiles de la noblesse ; mais ces droits, il ne les tint longtemps que de son inscription dans la guilde. Un revers de fortune les lui pouvait enlever, en le ravalant au niveau du mechtchanine, soumis à la taille, à l’enrôlement et aux verges. La noblesse héréditaire et par suite le service de l’État pouvaient seuls mettre une famille russe à l’abri d’une telle chute.

Cette instabilité de la position des marchands, cette fragilité des droits de la bourgeoisie, amena l’empereur Nicolas à créer pour elle une nouvelle rubrique, une nouvelle catégorie. En même temps qu’il rétrécissait le chemin conduisant à la noblesse, ce prince instituait pour les bourgeois un titre qui leur devait assurer les avantages jusque-là cherchés dans l’anoblissement. Ce nouveau degré de l’échelle sociale russe porte le nom de polchetnyi grajdanine, citoyen honorable, ou mieux bourgeois notable. Ces bourgeois notables ont les privilèges des marchands de la première guilde, sans être astreints a demeurer inscrits dans les guildes. C’était, en fait, une sorte de noblesse d’un nouveau genre, de noblesse bourgeoise conférée par le souverain ou par lettres du sénat, en récompense de certains services et de certaines fonctions. Comme la noblesse russe proprement dite, celle-ci comptait deux degrés, deux catégories. Il y eut le citoyen honorable personnel et le citoyen honorable héréditaire, ce dernier ayant le droit de transmettre à ses enfants sa qualité et les exemptions qui y étaient attachées. Cette rubrique existe toujours dans la nomenclature sociale de la Russie ; mais le nom de potchetnyi grajdanine n’est plus qu’une distinction honorifique. Les principales exemptions attribuées à ce titre ont été accordées à tous les habitants des villes. L’abrogation de la capitation et des peines corporelles, d’un côté, rétablissement du service militaire obligatoire d’un autre, ont singulièrement diminué la valeur de toutes ces distinctions. Bourgeois honorables et marchands ne peuvent conserver beaucoup de privilèges, alors qu’il n’en demeure presque plus à la noblesse. Les noms et la terminologie, les cadres des anciennes subdivisions persistent comme des souvenirs ou des points de repère, commodes pour l’administration et la statistique ; ils ont peu de valeur effective. Dans l’intérieur des villes, naguère encore coupées en compartiments si tranchés, l’égalité civile paraît si bien établie qu’il reste peu de chose à y ajouter.

Ce sont aujourd’hui les mœurs, l’éducation, le degré de civilisation qui continuent à maintenir séparées les différentes classes de la société. Les habitudes dressent entre elles des barrières que la loi ne peut renverser. À cet égard, les distinctions de classes restent encore plus marquées que dans l’occident de l’Europe. De la façon inégale dont la civilisation a pénétré dans les diverses couches de la société, il n’en saurait être autrement. La noblesse, qui a longtemps eu le monopole de l’éducation européenne, continue à vivre à part, isolée des marchands et d’une bourgeoisie à laquelle la richesse n’a point encore fait franchir le seuil de la culture. C’est ainsi que, dans les grandes villes, il y a d’ordinaire doux cercles, deux clubs, l’un pour la noblesse, l’autre pour les marchands. Les deux classes forment, au point de vue du monde, deux villes à part, se voyant peu dans la vie privée, différant même par le genre de vie. Déjà cependant se manifestent des signes d’une prochaine révolution. La noblesse et la bourgeoisie ne se rencontrent pas seulement dans les assemblées publiques pour les affaires de la ville ou de la province, elles commencent à se rapprocher l’une de l’autre par les mœurs, par les goûts, par la culture, l’une se faisant plus nationale, l’autre se faisant plus européenne.

Il y a quelques années, un marchand russe était d’ordinaire un homme à longue barbe, à long caftan, à grandes bottes de cuir ; il était aussi fidèle que le paysan aux traditions moscovites et au costume national. Aujourd’hui, il y a le marchand du vieux temps, conservateur des vieux usages, parfois possesseur d’une grande fortune sans en être moins attaché à l’ancienne manière de vivre, orthodoxe ou raskolnik, comme le bas peuple, comme le moujik ou le mechtchanine dont il ne diffère réellement que par la richesse, fidèle observateur des jeûnes et des fêtes, unissant à un singulier degré la superstition à la finesse, la simplicité de l’existence à la grandeur des opérations commerciales. Il y a aussi le marchand moderne, souvent fils ou petil-fils du précédent, le marchand au menton rasé qui abandonne les usages de ses pères pour imiter la noblesse et les modes françaises. Le nombre en croit naturellement chaque jour ; ils ont des hôtels et des salons meublés avec luxe, si ce n’est toujours avec goût, et possèdent tout le confort de l’Occident. Leurs fils apprennent le français et voyagent à l’étranger ; beaucoup déjà mènent à Paris une vie aussi mondaine, aussi dissipée que les jeunes nobles de leur pays, et à leur retour quelques-uns savent se faire admettre dans les salons de la noblesse.

Entre ces deux types de marchands, il en est un intermédiaire, faisant pour ainsi dire la transition de l’un à l’autre et ayant souvent les prétentions et les travers des deux : c’est le négociant enrichi, épris du luxe moderne et ne s’y pouvant faire lui-même, s’entourant de meubles et de frivolités dont il méconnaît l’usage, et toujours mal à l’aise dans sa propre maison, dans ses propres vêtements. Ce parvenu ignorant et plein de contrastes, ridicule victime de la vanité, se rencontre plus souvent en Russie que partout ailleurs. Soit amour du luxe, soit calcul de commerçant désireux d’établir son crédit, le marchand russe a fréquemment un goût de l’extérieur, un goût de la montre et de l’apparat qui, en Russie même, où ce penchant est général, se rencontre rarement dans les autres classes à un tel degré. Il est de ces marchands, de ces nababs de province, qui ont de riches appartements où ils ne logent point, de somptueux salons qu’ils n’ouvrent qu’aux étrangers, une vaisselle où ils ne mangent pas, des lits auxquels pour dormir ils préfèrent, à la vieille mode russe, des tapis ou des divans. L’un d’eux, faisant admirer à un ingénieur anglais sa chambre à coucher et son lit sculpté, recouvert d’un surtout de dentelle, lui disait avec un malicieux sourire : « Ce lit là m’a coûté une somme folle ; mais voyez-vous, je ne couche pas dedans, je couche dessous[4] » On en rencontre encore de cette force, mais le fils un jour couchera dans le lit du père et y dormira.

Comme la population inférieure des villes, comme le mechtchanine, le marchand appartient encore, par les idées et les habitudes, par le milieu et l’éducation, au même peuple, au même monde que le moujik. Il n’y a dans les guildes russes rien qui rappelle notre ancien tiers état, avec son mouvement d’esprit, son instruction, ses ambitions. On y sent à peine encore un ferment d’activité politique ou intellectuelle. Jusqu’à ces dernières années, la science et la littérature ne devaient presque rien à la bourgeoisie[5]. Comme l’indique ce nom même de kouptsy, de marchands, donné à la portion la plus élevée du tiers état, il n’y a eu jusqu’ici en Russie qu’une bourgeoisie de comptoir, il n’y a eu chez elle d’autre classe moyenne que le commerce et l’industrie, tous deux dominés par un esprit exclusivement mercantile, conservateur et routinier. La plupart des professions qui ont relevé la bourgeoisie en Europe, celles qui, en touchant à la science, aux lettres, aux lois, lui ont valu le plus de considération et souvent même lui ont assuré, dans l’État et dans la société, une autorité que la législation ne lui reconnaissait pas encore, la plupart des professions vulgairement appelées libérales manquaient presque autant à la Russie de Pierre Ier et de Catherine II qu’à la Moscovie des Ivan et des Vassili. Chez elle, ni juristes, ni médecins, ni écrivains, ni professeurs, ni ingénieurs, pas même de notaires, d’avoués ou de procureurs, rien que des commis et des scribes, sans instruction et sans ressemblance, pour l’éducation ou la considération sociale, avec leurs analogues d’Occident. Il ne pouvait y avoir beaucoup d’avocats dans un pays où, en 1865, la procédure était encore écrite et secrète : il n’y avait guère de jurisconsultes, alors que la législation était un chaos, et la justice un trafic. La Russie ne connut jamais cette noblesse de robe qui, par le rang et l’esprit, tenait déjà une si grande place dans notre ancienne France : elle connaissait à peine une magistrature ; les fonctions de tout ordre étaient exercées par la même classe de fonctionnaires, souvent par les mêmes personnes, sans spécialité ni éducation professionnelle. La Russie de la première moitié du dix-neuvième siècle était encore, sous ce rapport, en arrière de la France du seizième siècle.

Les réformes de l’empereur Alexandre II, la réforme judiciaire en particulier, aideront à combler ce vide, en créant des emplois ou des professions qui exigent une sérieuse culture de l’esprit, en ouvrant à l’activité intellectuelle des débouchés multiples et honorables. Les universités et les progrès de l’instruction, les chemins de fer et l’accélération des communications, l’élargissement même du commerce et de l’industrie agissent dans le même sens. À côté de l’ancienne bourgeoisie exclusivement marchande, ils contribuent à faire surgir une bourgeoisie libérale, à l’esprit en éveil, aux aptitudes variées ; mais, c’est en dehors du cadre officiel de la bourgeoisie russe qu’il faut chercher cette future et véritable bourgeoisie. Elle se recrute dans toutes les classes, parmi les fils de marchands, et plus encore au sein de la noblesse. La prochaine classe moyenne, qui tôt ou tard sera la classe dirigeante, empruntera ses membres à toutes les catégories, à toutes les rubriques sociales de l’empire, en demeurant indépendante des unes et des autres ; elle grandira en dehors de toutes les distinctions de caste, et aura d’autant moins de peine à s’élever au-dessus des préjugés de naissance, qu’en dépit des apparences, de tels préjugés n’oni jamais chez les Russes été bien puissants.

Le principal résultat du dix-huitième siècle et des réformes de Pierre Ier ou de Catherine II a été la formation d’une haute classe cultivée, d’une noblesse élevée à l’européenne ; un des principaux résultats du dix-neuvième siècle et des réformes de l’empereur Alexandre II sera la création d’une classe moyenne, d’une bourgeoisie vraiment européenne et moderne. Les progrès faits en ce sens depuis cinquante ans sont faciles à suivre. « Le tiers état n’existe pas en Russie, écrivait Mme de Staël sous le règne d’Alexandre Ier, c’est un grand inconvénient pour le progrès des lettres et des arts ;… mais cette absence d’intermédiaire entre les grands et le peuple fait qu’ils s’aiment davantage les uns les autres. La distance entre les deux classes paraît plus grande parce qu’il n’y a point de degrés entre ces deux extrémités, et, dans le fait, elle se touchent de plus près, n’étant pas séparées par une classe moyenne[6]. » Il y aurait plus d’une réflexion à faire sur ces paroles de l’illustre écrivain. Il est vrai que les deux classes extrêmes, que le noble et le moujik, l’ancien seigneur et l’ancien serf se touchaient de près, n’ayant entre eux aucune classe intermédiaire ; mais ce n’était là qu’un contact matériel. Entre l’un et l’autre il n’y avait ni sympathie mutuelle, ni intelligence réciproque, ni lien moral. Entre le peuple, demeuré fidèle aux vieilles mœurs moscovites, et la noblesse, à demi française, la distance réelle était d’autant plus grande qu’il n’y avait rien pour en rapprocher les extrémités. Cet intervalle que l’ancienne bourgeoisie ofFicielle des mechtchanes et des marchands était incapable de combler, c’est à une bourgeoisie nouvelle de le faire disparaître, à une bourgeoisie cultivée, tenant à la fois au peuple par les intérêts et les sympathies et à la civilisation moderne par l’éducation.

« Dieu se garde d’accomplir un tel souhait ! » s’écrieront bien des Russes. Aristocrates ou démocrates, beaucoup en effet sont disposés à prendre en mauvaise part cet inoffensif mot de bourgeoisie (bourjoasia) qu’ils nous ont emprunté, et dont, à l’égard de l’Occident, ils abusent souvent de la plus étrange manière. Beaucoup affectent pour la bourgeoisie à peu près les mêmes sentiments que nos prolétaires des grandes villes. Ils n’ont pas assez de dédains pour notre société et notre civilisation « bourgeoises », pour nos libertés et notre régime « bourgeois ». Ils sont volontiers fiers de n’avoir rien de pareil, ils ne se soucient pas de nous ressembler en ce point[7]. Dans leurs prétentions à l’unité et à l’homogénéité sociale, dans leur antipathie systématique pour les distinctions de classes, ils regardent la bourgeoisie comme une sorte de caste nouvelle ou d’oligarchie ennemie du peuple, sans s’apercevoir que la fusion des diverses classes, après laquelle ils soupirent, a nécessairement pour effet la formation d’une bourgeoisie, indépendante de tous les préjugés de caste, et seule capable de réaliser dans la nation cette unité morale qui leur tient tant à cœur.

Jusqu’ici, il n’a point existé en Russie de chaîne continue le long de laquelle les idées, les connaissances, les impressions pussent descendre insensiblement du sommet au bas de la société. C’est là le grand obstacle au progrès économique, au progrès politique de l’empire. La masse de la nation était condamnée à ramper dans la routine, pendant qu’une élite dépaysée s’envolait égoïstement à l’étranger ou se perdait vainement en de nuageuses utopies. Le remède est dans la formation d’une classe moyenne, d’une grande, et peut-être plus encore, d’une petite bourgeoisie, servant d’intermédiaire entre les idées d’en haut et les besoins d’en bas. Par là seulement pourra prendre fin le dualisme social, le schisme moral qui depuis Pierre le Grand est l’un des maux de la Russie, et qui survit à l’abrogation des privilèges et aux progrès de l’égalité. Alors seulement cette nation, divisée en elle-même, et aujourd’hui encore coupée en deux moitiés séparément impuissantes, pourra donner à l’Europe la mesure de son génie.

  1. Mechtchanine, au pluriel mechtchané, de mesto, lieu, place, diminutif mestetchko, petite ville, bourg.
  2. D’après certaines statistiques, les paysans formeraient en moyenne plus de 20 pour 100 de la population urbaine.
  3. Cet état moral des populatious urbaines ouvrières explique l’insuccès de la propagande nihiliste parmi elles. Divers symptômes font craindre cependant que les ouvriers russes ne restent pas toujours sourds aux excitations révolu-tionnaires. Ches eux comme en Occident, les questions de salaire et les grèves pourront servir de prétexte on d’instrument aux agitateurs.
  4. Herbert Barry, Russia in 1870, p. 119. Bien que l’usage s’en répande de jour en jour avec les chemins de fer, les lits sont encore, dans quelques provinces, un objet de luxe qui n’est pas toujours à la portée du voyageur. J’ai en parfois moi-même de la peine à m’en procurer, et j’ai fait l’étonnement de certains aubergistes en ne me montrant pas satisfait d’un divan.
  5. A celle règle il n’y a guère, dans la littérature de la première moitié de dix-neuvième siècle, qu’une double exception : deux poètes de province, jumeaux par le talent et l’inspiration comme par l’origine, Koltsof et Nikitine, l’un petit marchand, l’autre petit mechtchanine, et encore celle apparente exception confirme-t-elle indirectement la règle par le caractère naïf, tout national et tout populaire, des deux poètes. Aujourd’hui l’on pourrait citer quelques écrivains ou quelques savants sortis de la même classe.
  6. Mme de Staël, Dix années d’exil.
  7. Cette répulsion pour la bourgeoisie se rencontre également, et pour des motifs analogues, chez les petits peuples slaves. Chez plusieurs de ces derniers, il est vrai, cette prévention est d’autant plus naturelle que, chez eux, la bourgeoisie des villes est en majeure partie allemande ou juive, ce qui est bien parfois un peu le cas des plus riches villes russes.