L’Empire des tsars et les Russes/Tome 1/Livre 7/Chapitre 3

La bibliothèque libre.
Hachette (Tome 1p. 431-446).


CHAPITRE III


Mode et conditions du rachat des terres. — Avances du trésor. — État actuel de l’opération. — Ralentissement dans les dernières années du règne d’Alexandre II. — Comment il existait encore, avec la corvée, une sorte de demi-servage qui n’a été supprimé que sous Alexandre III. — Pourquoi la propriété des affranchis leur est souvent onéreuse. — Inégalité de traitement des paysans suivant les diverses régions. — Le quart de lot gratuit. — Désappointement du paysan. Comment il concevait la liberté.


Une aussi vaste liquidation ne se pouvait accomplir en un jour. Il fallait éviter une transformation trop brusque, qui eût jeté le pays dans une crise des plus graves. Durant les deux années qui suivirent l’acte d’émancipation, tous les propriétaires et leurs tenanciers durent dresser entre eux une charte réglementaire (oustavnaïa gramota), indiquant les allocations de terres, concédées aux paysans par leurs maîtres, et la rente annuelle en argent ou en travail, consentie par les paysans au profit de leur ancien seigneur. Ces arrangements devaient autant que possible se conclure à l’amiable ; mais, comme l’antagonisme des intérêts et plus encore la défiance des paysans permettaient peu d’espérer une telle solution, la décision, en cas de conflit, fut remise à l’arbitrage de magistrats créés à cet effet et appelés arbitres de paix[1]. Dans les premières années, les hommes les plus indépendants et les plus remarquables, tels que le prince Tcherkasskî, G. Samarine et bien d’autres, s’étaient fait un devoir de remplir ces fastidieuses et délicates fonctions. Ces juges, élus par la noblesse, avaient pour mission d’approuver les contrats des deux parties, et, au besoin, de trancher leurs différends, sauf confirmation d’une chambre provinciale. Il semble que ces arbitres, désignés par les propriétaires et pris dans leurs rangs, aient dû être enclins à favoriser les intérêts de leurs pareils. Il n’en fut rien, au début du moins ; par un phénomène qui fait honneur à la noblesse russe et qu’expliquent en partie la générosité et la mobilité du caractère national, ces élus des propriétaires, dont la majorité était hostile à la dotation territoriale des serfs, prirent leur rôle d’arbitres si fort au sérieux qu’ils se firent maintes fois accuser de partialité envers les paysans[2]. Par malheur pour le moujik, à ces premiers arbitres, sortis de la portion la plus généreuse de la noblesse, succédèrent bientôt des hommes animés d’un tout autre esprit, qui ne se firent pas scrupule de sacrifier les intérêts du paysan et d’appliquer les règlements locaux contrairement aux intentions du législateur.

Les chartes réglementaires une fois arrêtées (et presque toutes, 110 000 sur 112 000 le furent dans le délai prescrit), les paysans, devenus libres et mis en jouissance de leurs terres, restaient redevables au seigneur d’une rente perpétuelle en argent ou en travail. Une telle situation rappelait trop le servage pour être définitive ; en réalité, la plupart des chartes réglementaires n’ont guère fait que consacrer les arrangements existant avant l’émancipation, et, comme avant l’émancipation, le tenancier devait au barine la corvée ou l’obrok. La différence, c’est que, depuis 1863, ces redevances en travail ou en argent ont été librement débattues par les parties ou légalement fixées par les règlements locaux. Un tel régime ne pouvait être regardé que comme transitoire. En se prolongeant indéfiniment, de pareilles redevances financières eussent trop ressemblé à des droits féodaux ; les obligations de la corvée, si nettement délimitées qu’elles fussent, eussent trop rappelé le servage. Aussi, les tenanciers soumis à ce régime furentils appelés paysans temporairement obligés. Ces paysans n’avaient pour ainsi dire traversé que la première phase de l’émancipation ; ils étaient dans une situation intermédiaire entre la liberté et la servitude.

Ensuite est venue une seconde opération plus compliquée, plus lente, qu’Alexandre II devait laisser inachevée : c’est le rachat qui supprimait les rapports territoriaux obligatoires entre les deux classes rurales. Ce rachat ne portait point sur la liberté personnelle des serfs, pour laquelle la noblesse n’a jamais réclamé aucune indemnité ; il portait sur les terres allouées aux paysans, ou plutôt sur les rentes foncières qui, en vertu du statut d’émancipation et des chartes réglementaires, grevaient les terres des anciens serfs au profit du seigneur. L’acte de rachat a fait des paysans les propriétaires du sol qui leur avait été concédé en jouissance ; il les a déliés de toute redevance envers leur ancien maître.

À l’inverse des conventions précédentes et des chartes réglementaires, le législateur n’avait réglé ni le mode, ni l’époque du rachat ; c’était aux parties intéressées d’en prendre l’initiative, d’en fixer les conditions et le moment. Il n’y a eu d’exception que pour les provinces occidentales, les anciennes provinces lithuano-polonaises, où, à la suite de l’insurrection de 1863, le gouvernement, pour un motif politique, déclara le rachat obligatoire. Dans la Russie proprement dite, l’État, jusqu’à l’avènement d’Alexandre III, n’est intervenu au rachat que par son concours financier.

Abandonné aux seules forces des paysans, le rachat eût présenté bien des difficultés, pour le maître comme pour l’ancien serf. L’opération eût pu durer des siècles sans être achevée. Aussi l’État a-t-il fait, aux affranchis qui le lui ont demandé l’avance des sommes exigées pour le rachat, ou plus exactement l’avance des quatre cinquièmes de cette somme, calculée sur le taux de capitalisation des redevances[3].

Pour le propriétaire, ce système a l’immense avantage de transformer une créance privée sur le paysan en créance publique sur l’État, de convertir les redevances annuelles de l’affranchi en une sorte d’impôt temporaire dont les agents du fisc assurent la rentrée. Quant au paysan, il y gagne de pouvoir acquérir sans délai la propriété du sol et de rompre les rapports obligatoires qui l’enchaînaient encore à son ancien maître. L’État s’est, dans leur intérêt commun, fait comme le banquier des deux parties.

En offrant son assistance aux paysans, l’État en devait naturellement déterminer la mesure et les conditions. Pour ne pas s’engager d’une manière imprudente, il dut fixer des limites au concours financier que l’on pouvait réclamer de lui. Telle est, d’après N. Milutine, la vraie signification des estimations officielles, insérées dans le règlement d’émancipation[4]. En fixant d’avance, selon les régions et les circonstances, le capital que pouvait avancer l’État, le législateur a voulu marquer les limites dans lesquelles il était permis d’engager le crédit public.

Une telle précaution était indispensable, et on a trop souvent perdu de vue cette nécessité en critiquant les évaluations réglementaires, tantôt comme insuffisantes pour le propriétaire, tantôt comme onéreuses pour le paysan. Les deux parties sont restées libres de conclure d’autres arrangements ; dans ce cas seulement, le paysan ne pouvait compter sur l’assistance de l’État[5].

Les avances faites par le gouvernement aux affranchis lui doivent être remboursées en quarante-neuf années à raison de 6 pour 100, intérêt et amortissement compris. Les anticipations sont autorisées ; mais naturellement elles sont peu fréquentes. C’est ainsi en 49 années, autrement dit en un demi-siècle, qu’avec l’aide du gouvernement le paysan pourra être définitivement libéré, et l’immense opération définitivement close[6]. C’est ainsi, dans le cours du vingtième siècle seulement, que le paysan, affranchi des redevances temporaires envers son ancien seigneur ou envers rÉtat, sera devenu libre propriétaire du champ qui lui a été concédé et pourra sentir tous les bienfaits de l’émancipation.

L’affranchissement des serfs, grâce au rachat des terres, aboutit ainsi à une vaste opération de crédit qui, entreprise au lendemain de la guerre de Crimée, ne manquait pas de hardiesse. Le gouvernement russe ne pouvait verser en espèces aux propriétaires le montant de la dette qu’il se chargeait d’acquitter visa-vis d’eux, au nom du paysan. On créa, pour ces besoins, deux espèces de titres de rente garantis par l’État, les uns rapportant 5 pour 100, négociables à la Bourse, les autres rapportant 5 1/2 pour 100, nominatifs, assujettis, pour prévenir l’encombrement du marché, à de difficiles formalités de transfert, et successivement convertis par tirage en obligations au porteur, amortissables dans le délai de trente-sept ans[7]. Je ne puis entrer ici dans le détail de cette vaste et complexe opération, accomplie à la faveur, mais aussi avec tous les risques du cours forcé. Le principal besoin des propriétaires fonciers, subitement privés de leur capital humain, était de retrouver un capital argent. Pour eux, il eût fallu que l’indemnité de rachat fût immédiatement réalisable, et le papier donné par le gouvernement ne l’était pas ou ne l’était qu’à des conditions onéreuses. Les détenteurs des nouvelles obligations ayant presque tous à la fois besoin d’argent, l’offre des titres amena, sur ces valeurs, une dépréciation à laquelle les précautions du gouvernement ne pouvaient qu’imparfaitement parer. C’est là un des principaux motifs de la gêne, des souffrances même apportées à nombre de propriétaires par l’émancipation. Ce qu’il y a d’étonnant, ce n’est pas qu’une telle transformation ait amené une crise foncière et économique, c’est qu’avec des finances déjà embarrassées, la Russie en soit sortie sans être plus éprouvée. Les avances du gouvernement aux affranchis montaient, lors de l’avènement d’Alexandre III, à près de 750 millions de roubles, et, chose remarquable, lÉtat a pu ouvrir un pareil crédit au moujik sans gêne ni perte pour le Trésor[8]. Si l’opération était terminée, si tous les paysans avaient usé du concours du gouvernement et racheté le maximum des terres auquel la loi leur donnait droit, les avances de l’État auraient dépassé un milliard de roubles. Au 1er juin 1886, elles atteignaient 862 millions.

Quelques chiffres donneront l’état de l’opération à la mort d’Alexandre II. Au 1er janvier 1881, il restait encore dans les trente-sept gouvernements de l’intérieur 1 553 000 âmes de revision[9], soit plus de 3 millions de paysans temporairement obligés, c’est-à-dire encore astreints à la corvée ou à l’obrok. Le nombre des anciens serfs ayant procédé au rachat était, dans les mêmes gouvernements, de 5 750 000 âmes. De ces paysans 5 100 000 avaient demandé le concours de l’État, le reste, 645 000 environ, s’étaient passé de ce concours. À ces chiffres il faut ajouter 2 700 000 âmes pour les neuf provinces occidentales, où, à la suite de l’insurrection polonaise, le lien du servage a été brusquement rompu et le rachat rendu immédiatement obligatoire. C’était donc pour ces quarante-neuf gouvernements, qui comprenaient l’immense majorité des serfs, plus de 8 millions d’âmes de revision, soit environ 20 millions de personnes, définitivement délivrées des liens de la glèbe et n’ayant plus qu’à servir l’intérêt du prêt de rachat. Dans le reste de l’empire et jusque dans les provinces les plus éloignées, au Caucase, par exemple, l’opération a été conduite de la même manière.

On a, durant les dernières années d’Alexandre II, remarqué un ralentissement dans le rachat. Le nombre des paysans, procédant annuellement à cette opération, a presque sans cesse décru depuis 1873 ; on n’en a pas compté 20 000 en 1880. De cette façon la disparition des paysans temporairement obligés risquait d’être ajournée à 15 ou 20 ans, le régime de la corvée menaçait de persister çà et là jusque dans le vingtième siècle.

Contrairement aux idées reçues, il y avait ainsi, à l’avènement d’Alexandre III, de nombreux paysans qui, de par le statut même d’émancipation, demeuraient dans une dépendance légale de la noblesse. En 1882 plus de trois millions de paysans des deux sexes restaient encore placés sous la tutelle de leur ancien seigneur et, pour tout dire, restaient dans une demi-servitude, car les prérogatives reconnues par le législateur aux propriétaires étaient fort étendues. D’après l’article 148 du statut agraire (pologénié), l’ancien seigneur était de droit le curateur des communes de paysans temporairement obligés ; d’après l’article 149, le seigneur était investi de la police domaniale et du soin de veiller à la sécurité publique ; il pouvait exiger de la commune l’arrestation des paysans coupables ou suspects. L’article 160 du statut allait jusqu’à donner au propriétaire noble la faculté de reviser les décisions communales et d’en suspendre l’exécution. Bien plus, le seigneur avait dans certains cas le droit d’exiger le remplacement de l’ancien ou chef élu de la commune, le droit même d’autoriser ou d’interdire l’éloignement temporaire du paysan. On voit ce qu’avait d’anormal une pareille dépendance des affranchis vingt ans après l’affranchissement. Pour être vraiment émancipés, ces paysans temporairement obligés avaient, selon l’expression d’un publiciste pétersbourgeois[10], besoin d’une autre émancipation.

Cette émancipation, la loi l’avait prévue et préparée, elle s’opérait graduellement par le rachat qui déliait les anciens serfs de toute obligation envers leurs seigneurs. Par malheur, l’exécution de cette grande mesure se poursuivait d’une manière inégale selon les provinces : propriétaires et paysans sont loin d’avoir montré partout le même zèle pour régler leur situation. Dans le gouvernement de Koursk par exemple, à peine la moitié des paysans, dans ceux de Nijni, de Toula, d’Orel, d’Astrakan, à peine les 2 tiers avaient entrepris le rachat en 1880. Dans les huit gouvernements de la zone agricole du centre, c’est-à-dire dans la plus riche région de l’empire, plus de S5 pour 100 des serfs émancipés, soit 1 500 000 paysans des deux sexes étaient encore temporairement obligés à la même date[11]. Dans d’autres gouvernements au contraire, comme ceux de Viatka, Orenbourg, Kharkof, Kherson, l’opération, à la même époque, était presque achevée. La raison de ces différences est dans la diversité même des conditions du rachat selon les diverses régions.

Dans les plus fertiles contrées du tchernoziom où, grâce aux débouchés ouverts par les chemins de fer, la valeur du sol a rapidement augmenté, les propriétaires ont souvent trouvé avantage à ne pas consommer le rachat, à garder sous la main, grâce à la corvée, des ouvriers qu’ils tenaient dans une étroite dépendance. Or, d’après le statut d’émancipation, le paysan n’avait pas le droit d’exiger le rachat ; ce droit n’appartenait qu’à l’ancien seigneur, et, dans ce cas, les paysans avaient seulement la faculté de réduire leurs lots au minimum légal des règlements locaux. Avec une pareille législation, on s’explique sans peine le peu de progrès de l’opération dans les dernières années. Bon nombre de propriétaires ne songeant même pas à provoquer le rachat, et ayant plutôt intérêt à le repousser, le demi-servage des rapports temporairement obligatoires pouvait se perpétuer indéfiniment. Pour mettre fin à une pareille anomalie et hâter l’achèvement de cette grande liquidation, un oukaze d’Alexandre III a rendu le rachat obligatoire à partir de 1883. Le fils a eu ainsi l’honneur de compléter l’œuvre du père.

Il est à remarquer que les rachats effectués du consentement mutuel des propriétaires et des paysans sont les moins nombreux, à peine les deux cinquièmes du total ; le reste, plus de 60 pour 100, a été opéré sur la demande des propriétaires ou des établissements de crédit auxquels les propriétaires avaient engagé leurs biens. La prédominance des rachats imposés par les propriétaires s’explique par les défiances du moujik, par sa répugnance à payer un champ sur lequel il se croyait un droit ; mais ce n’est là ni la seule, ni peut-être la principale raison. La loi même donnait une sorte de prime aux résistances du paysan, la loi l’encourageait indirectement à ne procéder au rachat que forcé et contraint par le propriétaire. Le statut d’émancipation a bien permis à ce dernier d’exiger la libération de ses tenanciers ; mais, dans ce cas, il a dû se contenter des sommes avancées aux paysans par l’État, c’est-à-dire qu’il n’a touché que les quatre cinquièmes du prix fixé par les évaluations réglementaires, la loi lui interdisant de rien réclamer en plus des affranchis.

Les paysans avaient ainsi le plus souvent un intérêt manifeste à se laisser imposer le rachat, puisque cela pour eux équivalait à une diminution de prix. Les évaluations réglementaires étant calculées sur la capitalisation des redevances, les anciens serfs, qui ont procédé au rachat forcé, se trouvent assujettis à des annuités moins lourdes, depuis que, au lieu de la simple jouissance, ils ont acquis la pleine propriété de leurs champs[12]. Le rachat, loin de leur imposer une surcharge, leur vaut un allégement notable. C’est ce que désiraient avant tout le souverain et les membres des comités de rédaction. Tout, dans cette opération, paraît profit pour le moujik, et cependant, ces paysans, qui ont l’air d’avoir été favorisés, sont souvent parmi les moins satisfaits. La raison en est simple : comme les évaluations du taux du rachat ont pour base le chiffre des redevances annuelles et non la valeur réelle du sol, la terre, ainsi cédée en apparence à prix réduit, est fréquemment loin de valoir ce que l’ancien serf la doit payer. Aussi nombre des affranchis, contraints de racheter, ont-ils usé de la faculté de n’acquérir que le minimum légal.

Les rachats forcés prévalent dans les régions du Nord, dans les gouvernements de Pétersbourg, Novgorod, Pskof, Tver, Smolensk, Moscou et généralement dans les contrées peu fertiles. Les rachats opérés par consentement mutuel l’emportent au contraire dans le Sud, dans les gouvernements de Poltava, Tchernigof, Kharkof, Kherson, et généralement dans les riches pays à terre noire. Dans le premier cas, le sol étant peu fertile et le taux du rachat, calculé sur le taux des anciennes redevances, étant relativement élevé, le seigneur a eu tout intérêt à tirer des terres de ses paysans le prix que la loi l’autorisait à en exiger. Dans le cas opposé, le sol étant d’ordinaire d’une remarquable fécondité et, grâce au développement de la population et des voies ferrées, la terre augmentant toujours de valeur, le propriétaire avait peu d’intérêt à s’en défaire au prix légal, devenu le plus souvent fort inférieur à la valeur réelle[13].

On voit par là que, tout en étant fondée sur des règles identiques, l’émancipation n’a pu produire partout les mêmes effets, que parfois elle a pu être onéreuse aux paysans et parfois aux propriétaires. De là, en partie, la différence des jugements qu’en Russie même on entend porter sur cette grande réforme. Parmi les anciens détenteurs du sol, les plus malheureux ont été les moins riches. L’État a dû venir au secours des petits propriétaires qui, ne possédant que quelques serfs dont ils louaient le travail, se fussent trouvés complètement ruinés[14]. Parmi les paysans aucune catégorie d’anciens serfs n’a été appelée à recevoir une indemnité ou des secours ; mais indirectement l’État a dû venir en aide à plusieurs en leur remettant une partie des taxes arriérées. C’est ce qui s’est fait par exemple, dans le gouvernement de Smolensk, où le rendement des terres est hors de proportion avec le prix exigé des affranchis, où le lot que le paysan a été contraint de racheter est notoirement insufDsant pour solder ses impôts et redevances[15].

Là où les conditions du rachat leur étaient le plus favorables, les paysans n’ont pas toujours su profiter des avantages qui leur étaient offerts. Ils montraient pour cette opération une répugnance qu’expliquaient leurs préjugés et leurs défiances. « Comment, disaient-ils, racheter les champs qui nous appartiennent ? » Beaucoup voyaient là un piège et s’imaginaient que, la terre devant leur être un jour concédée gratuitement, le seigneur seul avait avantage à procéder au rachat. Au village de E…, dans un des plus riches gouvernements du tchernoziom, un grand propriétaire, homme droit et libéral, avait voulu faire comprendre à ses paysans qu’il était de leur intérêt de racheter le maximun des terres que leur accordait le règlement local. Ses propositions ne firent que fomenter la méfiance, après de longues discussions elles furent repoussées par la commune. C’est par commune en effet, et par engagement solidaire de tous les paysans, que s’effectue d’ordinaire le rachat. Dans l’assemblée communale du village en question, les paysans qui, suivant l’avis du propriétaire, opinaient pour le maximun légal étaient traités par les autres de partisans du seigneur. On leur prenait la barbe et on leur disait : « Vous n’êtes que des serfs, vous êtes les gens du barine (maître), vous ne savez pas ce qu’est la liberté. » Ceux qui tenaient ce langage entendaient que la terre allait leur venir d’elle-même, avec le titre d’hommes libres.

Nombre de communes ont, dans des conditions analogues, agi de même. De tels faits montrent que le législateur avait ses raisons en imposant aux paysans un minimun de terres à racheter. S’ils n’avaient pu être contraints par les propriétaires, les moujiks, attendant toujours la propriété gratuite, se fussent souvent refusés à tout accord. Dans le village de K…, par exemple, les paysans n’ont ainsi que deux ou trois dessiatines par âme, tandis qu’en acceptant le maximum réglementaire ils auraient eu plus du double. Les terres qu’ils n’ont pas voulu lui racheter, les moujiks de K… les tiennent en location de leur ancien seigneur, à un taux à peine inférieur au taux des annuités de rachat. En payant quelques kopeks de plus, durant quarante-neuf ans, ils seraient devenus propriétaires au lieu de rester locataires. C’est là un point que tous les paysans n’ont pas compris, ou un courage qu’ils n’ont pas eu, remplis comme ils l’étaient de chimériques espérances et plus attentifs aux charges du présent qu’aux avantages de l’avenir.

Dans le statut (pologénié), qui règle tous les détails de cette immense liquidation, s’était glissé un certain article 123 dont la fortune, aux premiers temps de l’émancipation, est ainsi due à l’imprévoyance des paysans. D’après cet article, l’ancien seigneur, au lieu de vendre à ses tenanciers la quantité de terre stipulée par le règlement, pouvait, d’accord avec eux, se dégager de cette obligation en leur abandonnant gratuitement le quart du maximum légal. Cet article 123 qui, du nom de son inventeur, avait reçu le sobriquet d’article Gagarine, paraît avoir été peu du goût des Milutine, des Tcherkasski, des Samarine, en un mot, des plus ardents champions du moujik dans la commision de rédaction. Grâce à l’ignorance des anciens serfs, cette clause, au début fort en faveur parmi eux, a en effet provoqué de nombreuses déceptions. Dans les riches contrées de la terre noire, où le plus souvent le sol a rapidement acquis une valeur supérieure au taux légal du rachat, les tenanciers, qui avaient le plus à perdre à cette combinaison, l’ont mainte fois agréée avec joie ou même réclamée avec instance, satisfaits d’être délivrés du poids des redevances et se leurrant du vague espoir de quelque nouvelle répartition gratuite.

Encore un trait de mœurs qui mérite d’être signalé : l’une des choses qui ont le plus fortifié le penchant de certains paysans pour ce quart de lot gratuit, c’est l’éloignement témoigné d’abord pour ce mode d’expropriation, sans indemnité, par la plupart des propriétaires, bien souvent assez peu clairvoyants sur leurs propres intérêts pour ne pas comprendre qu’ils pouvaient avoir avantage à faire le sacrifice des indemnités de rachat, en prévision de la hausse probable de la rente du sol[16]. L’expérience eut bientôt dessillé les yeux des paysans ; la plupart des contrats de ce genre remontent aux deux ou trois premières années. Le peuple a donné à ce quart de lot gratuit le surnom de lot du mendiant, et de fait, les communes où il a été adopté se trouvent maintenant d’ordinaire plus pauvres que leurs voisines. Dans les riches contrées du tchernoziom, où la terre a singulièrement augmenté de valeur, les paysans, qui ont recouru à ce mode de règlement, sentent avec amertume leur erreur[17] ; ils se plaignent et cherchent à se persuader qu’ils ont été frustrés. Dans un village de ma connaissance, les femmes reprochent aujourd’hui aux hommes leur imprévoyante décision. « Vous êtes des malheureux, leur disent-elles ; grâce à vous, nos enfants seront toujours des mendiants. » De ce mécontentement et de l’inégale situation des diverses communes, selon les conditions par elles acceptées, les artisans de désordre ont, dans certains districts, essayé de tirer parti pour la propagande révolutionnaire.

Tous les paysans sont loin d’avoir les mêmes motifs de regrets, la plupart cependant ont eu le même sentiment de déception. Les mieux traités n’ont pas trouvé dans la liberté la fée merveilleuse dont la main devait magiquement transformer leur izba. L’attente éveillée dans les masses populaires par le nom d’émancipation, attente surexcitée par des aspirations séculaires, était trop haute, trop chimérique pour n’être pas déçue par la réalité. Dans les songes du serf, l’image de la liberté se colorait de teintes d’autant plus chaudes, d’illusions d’autant plus brillantes que les formes en étaient plus vagues. Le moujik émancipé a souvent oublié les maux du servage, la corvée, l’obrok ; il est tenté de ne plus voir que les charges présentes et l’évanouissement de ses rêves. « Le père, disait devant moi, en parlant de son mari défunt une vieille femme d’un village des bords du Bytiouk, le père avait, au temps du manifeste, vu une nuit un champ en rêve, et au matin il me dit : Je sais ce que cela signifie ; nous ne serons jamais libres. » Pour cette vieille paysanne, ce mot avait un sens profond ; quinze ans après elle y voyait encore une sorte de prophétie ou de divination. Comment entendait-elle ce songe mystérieux ? Le champ, entrevu par son mari, était-il à ses yeux le symbole de la servitude de la glèbe, ou plutôt était-ce pour elle l’emblëme de la propriété et du bien-être que le paysan apercevait en rêve sans pouvoir les saisir ? Peu importe, le serf et sa baba[18] s’étaient compris : « Nous ne serons jamais libres ! » Cette exclamation naïve révèle, chez le moujik, de vagues et nuageuses aspirations qui ne sont pas sans analogie avec les théories des socialistes de l’Occident sur l’esclavage du peuple et la servitude moderne. Aussi un esprit avisé avait-il donné le conseil, peut-être plus prudent que facile à suivre, de dénouer sans secousse les liens du servage au lieu de les rompre, de libérer les serfs « sans faire résonner à leurs oreilles ce terrible mot de liberté dont l’Europe occidentale cherche, depuis des siècles, la vraie signification »[19]. Pour le paysan des plaines du nord, comme pour l’ouvrier de nos villes industrielles, la vraie liberté, c’est la libre jouissance de la vie, c’est la propriété, la richesse ; l’esclavage dont on rêve l’affranchissement, c’est le travail, le travail salarié surtout, le labeur journalier pour un maître[20]. Dans les colonies tropicales, c’est à peu près ainsi que le nègre affranchi entend la servitude et la liberté, tant, sous toutes les latitudes et chez toutes les races, se ressemblent les chimères des songes populaires[21].



  1. Mirovsyi posredniki ; ils ont été abolis vers 1875.
  2. « Les arbitres de paix, sortis de la noblesse, même les anciens membres des comités provinciaux, se sont complètement transformés dans leur nouvelles fonctions ; en y entrant ils ont non seulement rejeté mais bien vite oublié tout le passé. Le désir de conquérir de la popularité parmi la masses a si bien triomphé des anciennes aspirations, que les assemblées de paix sont inondées de plaintes de la part des propriétaires contre les arbitres de paix, pour leur partialité envers les paysans, tandis qu’il est presque sans exemple que le paysan se plaigne de leur partialité pour les propriétaires. » (Lettre de G. Samarine à N. Milutine, du 17 août 1862).
  3. Le prix du rachat, en effet, est d’ordinaire calculé non sur la valeur vénale de la terre, mais sur le montant de l’obrok ou redevance payée par les anciens serfs, pour la terre dont les chartes réglementaires leur laissaient la jouissance. Le taux légal du rachat s’établit en capitalisant à 6 pour 100 les redevances payées en espèces, ou autrement dit, en multipliant ces dernières par 16 2/3. De là vient que le taux du rachat est souvent sans rapport avec la valeur réelle du sol, tantôt supérieur, tantôt inférieur.
  4. Discours à la Société d’économie politique. (Journal des Économistes, juin 1863.)
  5. En fait, ces libres contrats ont été fort rares.
  6. Encore faut-il compter ces quarante-neuf ans, non à partir de la promulgation de l’acte d’émancipation, mais à partir du moment où les intéressés ont recours au rachat, or un certain nombre de paysans n’avaient pas encore procédé à ce rachat lors de l’avènement d’Alexandre III.
  7. Le lecteur remarquera que les titres, remis aux propriétaires, étaient amortissables en 37 ans, tandis que les annuités de rachat, soldées par les paysans et destinées à rembourser le gouvernement de ses avances, sont échelonnées sur 49 années. Si l’on n’a pas adopté le même délai pour les deux opérations connexes, c’est qu’on a cru devoir compter avec les retards des paysans dans leurs versements. Ces arriérés, en effet, ont été assez considérables, mais inférieurs aux prévisions ; les payements ont même été parfois anticipés, si bien qu’au lieu d’endetter l’État, l’opération de rachat a fourni un boni de plusieurs millions de roubles.
  8. Le rouble métallique, on le sait, vaut 4 francs ; durant les années qui ont précédé la guerre de Bulgarie, le cours du rouble, coté en 1889 aux environs de 2 fr. 50, se rapprochait de 3 fr. 50. Au 1er avril 1880, le total des prêts effectués montait à 739 millions ; les annuités, perçues de ce chef en 1879, atteignaient 43 millions, auxquels s’ajoutaient 17 millions d’arriéré. La Banque de Russie avait avancé en moyenne 31 roubles 50 kopecks par dessiatine de terre et environ 107 roubles par paysan mâle. Voyez l’excellent Annuaire des finances russes de M. Vesselovsky (St-Pétersbourg, 1880).
  9. Comme au temps du servage, on entend toujours par âme, doucha, le paysan mâle, naguère soumis à la capitation, sans tenir compte de l’accroissement de la population d’une revision à l’autre.
  10. M. E. Markof, Golos, novembre 1880.
  11. Statistique de la propriété foncière en Russie (Statistika pozemelnoï sobstvennosti Evrop, Rossii), d’après les évaluations du bureau central de statistique, t 1, St-Pét. 1880.
  12. Un exemple fera mieux comprendre ce fait. Des paysans payaient à leur ancien seigneur, d’après les chartes réglementairea, une redevance annuelle de 7 roubles 1/2. Le taux de rachat de cette redevance, calculé sur la capitalisation à 6 pour 100, était de 125 roubles. Or, sur cette somme, les paysans contraints à racheter par le propriétaire, n’ont dû verser que les 4 cinquièmes avancés par l’État, soit 100 roubles ; et pour cette avance de 100 roubles, ils ne payent à l’État qu’un intérêt de 6 pour 100, amortissement compris, soit 6 roubles par an au lieu de 7 roubles.
  13. D’après les commissions d’enquête agricole, le taux du rachat, tel qu’il avait été fixé en 1861, était, dans la partie septentrionale des terres noires et dans quelques contrées de l’Ouest, de 10, 30, 50, parfois de 100 pour 100 plus bas que la valeur vénale actuelle. Dans le Nord-Ouest, le Nord et l’Est, au contraire, le taux du rachat est de 10, 30, 50 pour 100, parfois même de 100 pour 100 plus élevé que les prix actuels. Il n’y aurait que neuf gouvernements où la différence en plus ou en moins ne dépasserait pas 10 pour 100.
  14. Une dizaine de millions de roubles, pris sur les fonds du Trésor et en grande partie distribués par les assemblées de la noblesse, ont été employés à cet effet.
  15. Pour les allégements accordés aux paysans par Alexandre III, voir p. 457.
  16. Je trouve, à cet égard, dans une des lettres de Iouri Samarine, un passage caractéristique : « La grande popularité, parmi les paysans, de l’article 123, qu’ils ont surnommé la part de l’orphelin (sirolski nadéï, s’explique principalement par une erreur des propriétaires eux-mêmes, qui pour la plupart commençaient leurs conférences avec les paysans, relativement aux chartes réglementaires (oustavnyia gramoty), en se déclarant prêts à consentir à tout, sauf au quart de lot gratuit (art. 123). Cela suffit pour que le paysan s’imaginât que là était le parfait bonheur. Pour moi, qui avais annoncé que je consentais à tout, sans faire exception pour un seul article, je n’ai pas eu une seule demande du lot de l’orphelin. » Samarine à N. Milutine, le 17 août 1862.)
  17. Il semble au premier abord que les 642 000 paysans qui, au 1er janvier 1882, avaient accompli le rachat sans le secours de l’État, dussent être regardés comme les plus fortunés ; en fait, il en est tout autrement, la plupart s’étant contentés du quart de lot gratuit, de sorte qu’en réalité il n’y avait pas de rachat. Ce qu’on serait tenté de prendre comme un signe de la richesse du paysan est plutôt un indice de sa pauvreté.
  18. Baba, bonne femme, paysanne.
  19. Schédo-Ferroti (baron Firks), La libération des paysans, p. 64 et suiv.
  20. Bien des Russes instruits l’entendent ainsi du reste ; c’est là, comme nous le montrerons plus loin, un des motifs de leur prédilection pour la propriété collective. Voyez le prince Vasiltchikof ; Zemiévladénié i Zemlédélié.
  21. L’État, nous l’avons dit (p. 429, note 1 ; cf. p. 410) en a usé avec les paysans de ses domaines comme avec les anciens serfs. L’empereur Alexandre III a eu la joie de présider à cette vaste opération ; il a, en 1886, converti l’obrok, la rente payée par les paysans à l’État pour la jouissance de ses terres, en redevances de rachat, de façon à faire passer également aux moujiks la propriété des champs par eux cultivés. — Pour régler les rapports agraires, il restait la question des tchinchéviks, sorte de fermiers sans terme ou de tenanciers héréditaires des provinces de l’Ouest. Une loi de 1886 l’a résolue de la même manière, en transférant, moyennant indemnité au seigneur, la pleine propriété au tenancier.