L’Empire des tsars et les Russes/Tome 1/Livre 7/Chapitre 4

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Hachette (Tome 1p. 447-474).


CHAPITRE IV


Résultats de l’émancipation. — Comment les mœurs et l’étai social en ont été moins affectés que ne le supposaient adversaires et partisans. — Les déceptions et leurs motifs. — Résultats économiques. — Combien ils diffèrent suivant les régions. — Comment l’émancipation a souvent plus modiflé les conditions d’existence du maître que celles du paysan. — Conséquences morales et sociales.


Ce n’est pas seulement dans les cabanes du moujik que l’émancipation a paru donner moins qu’elle n’avait promis. Cette révolution qui touchait aux bases mêmes de la société et de la propriété, qui, aux yeux des hommes d’État, pouvait mettre en péril tout l’ordre social, s’est accomplie pacifiquement, presque sans trouble, ni agitation : l’affranchissement des serfs a été un grand succès, et, pour beaucoup de ceux qui y ont travaillé, il a été une déception.

Aux deux extrémités du monde civilisé, en Russie et aux États-Unis d’Amérique, s’est accomplie presqu’au même moment, mais avec des moyens bien divers, une œuvre analogue. En Amérique, la libération des esclaves, achetée au prix d’une guerre meurtrière et conduite par la violence, sans arbitre ni pouvoir médiateur, a temporairement jeté l’ancien maître blanc aux pieds de l’affranchi noir, et établi au bord du golfe du Mexique un état de choses presque aussi attristant, aussi périlleux que l’esclavage même. En Russie, au contraire, l’émancipation n’a amené aucune lutte de classes, et il n’en pouvait sortir de luttes de races ; elle n’a engendré ni animosité ni rivalité, la paix sociale n’a pas été troublée, et cependant des deux pays, le plus satisfait, le plus content de son œuvre n’est peut-être pas l’empire du Nord.

Comment expliquer cette apparente anomalie ? Elle s’explique avant tout par l’excès même des espérances qui, chez le Russe, plus que chez tout autre peuple, dépassent la réalité, par l’ardeur des désirs, toujours trompés par la possession. Comme le serf ignorant, le politique et l’écrivain, le public et l’opinion avaient, eux aussi, nourri des illusions. Les Russes cultivés avaient entrevu dans leurs songes un Ëden terrestre presque aussi chimérique que l’Eldorado rêvé du moujik ; ils avaient vu une Russie libre, toute nouvelle, toute différente de la Russie du servage. Or, le changement n’a été ni aussi rapide, ni aussi profond qu’on l’avait présumé ; la métamorphose soudaine n’a pas eu lieu. De là les déceptions, le désenchantement, le découragement de beaucoup des meilleurs esprits. C’est là un point sur lequel il importe de ne pas prendre le change : l’émancipation et toutes les grandes réformes, qui lui servent de cortège, n’ont pas amené dans les mœurs, dans les relations sociales, dans la vie nationale, tous les changements qu’en auguraient adversaires et partisans. Les conséquences en bien ou en mal ont été moins grandes, moins visibles, moins frappantes que ne l’espéraient les uns, que ne le craignaient les autres. Après avoir tant discuté, après avoir eu de si ambitieuses visées ou de si sombres appréhensions, progressistes et conservateurs ont été surpris de se retrouver tellement au même point, surpris d’avoir si peu marché. À cet égard, la Russie ressemble un peu à un homme qui aurait subi une dangereuse opération et qui, n’en sentant pas tout le bien qu’il en attendait, se montrerait à la fois satisfait d’en être sorti et mécontent de ne pas s’en trouver mieux.

La Russie n’est pas le seul pays qui ait passé par ces douloureuses et contraires impressions. Nous aussi, à la veille et au lendemain de nos révolutions, nous n’avons que trop connu ces alternatives d’enthousiasme et d’abattement, cet affaissement moral qui suit les grands efforts, après que l’excitation de la lutte est tombée. En Russie, la réaction a été d’autant plus vive, le désenchantement d’autant plus amer que le pays était plus jeune et qu’il avait la fière confiance de la jeunesse en sa propre toute-puissance. Il ne faut donc pas s’étonner du désappointement qui, bien avant le meurtre du tsar Alexandre II, perçait de toutes parts dans l’opinion et dans la presse ; il ne faut point ajouter trop de foi aux doléances du pessimisme qui, depuis les attentats nihilistes, se donne souvent libre carrière. De même que, chez nous, on a proclamé l’avortement de 1789 et la banqueroute de la Révolution, en Russie on a dénoncé la banqueroute de l’émancipation et l’avortement des réformes. L’opinion déçue s’est, dans les provinces surtout, désintéressée des questions qui la passionnaient sous le règne de l’empereur Alexandre II. De telles heures de dépression sont inévitables dans la vie des peuples : on aurait tort de trop en rejeter la faute sur l’inconstance russe. En tout pays, l’arbre grandit lentement au gré de la main qui l’a planté, et les yeux sont toujours prêts à s’étonner de ne point voir plus tôt de fruits aux branches.

Non contents de se plaindre presque universellement de la lenteur des progrès effectués, beaucoup de Russes proclament, comme une sorte d’axiome, que la situation du peuple des campagnes est pire qu’avant l’émancipation. Cette espèce de paradoxe est presque devenu un lieu commun, tant les souffrances et les embarras du présent ont fait vite oublier les maux et les hontes du servage.

On s’attendrait à rencontrer surtout cette opinion chez les hommes qui, par leur éducation, leurs principes ou leur âge, sont partout portés à prôner le passé. Or, il est loin d’en être toujours ainsi : aux regrets des panégyristes temporis acti répondent les doléances des progressistes, les moins effrayés des innovations. Chose singulière, c’est dans ce dernier camp que le pessimisme s’affiche souvent avec le moins de réserve. Les hommes, qui dénoncent le plus hautement l’échec de la charte du 19 février, ne sont pas toujours ceux qui en redoutent ou en condamnent les principes, mais souvent, au contraire, ceux qui sont enclins à regarder les lois agraires de 1861 comme insuffisantes ou incomplètes.

L’une des raisons qui expliquent cette sorte d’anomalie et, en même temps, une partie des déceptions laissées par le statut d’affranchissement, c’est que la grande réforme n’a pas été appliquée par les mains qui l’avaient péniblement élaborée. Il ne faut pas oublier, en effet, qu’au lendemain même du jour où leur code agraire était solennellement promulgué, les principaux rédacteurs du nouveau statut tombaient, avec Milutine, dans la disgrâce. Quelque opinion qu’on ait de leur œuvre et de leurs doctrines, il est difficile de nier qu’entre leurs mains celle œuvre n’eût été conduite avec plus de résolution, plus de logique, plus d’esprit de suite, qu’aux mains d’adversaires ou d’indifférents.

Une chose est certaine, c’est que le même esprit n’a pas présidé à la rédaction et à la mise à exécution de la charte rurale. Comme la plupart de celles qui la devaient bientôt accompagner, cette réforme initiale a, dans l’application au moins, souffert de tergiversations et d’incohérences, souffert du manque de conviction et du manque de programme.

Les plus illustres inspirateurs du statut du 19 février auraient, avec Milutine, voulu revenir, dans la pratique, sur certaines des corrections imposées à l’œuvre primitive des commissions de rédaction. Ils eussent voulu appuyer la nouvelle organisation agraire sur des réformes administratives, économiques, financières, qui n’ont pas toutes été faites à temps, ou n’ont pas été entreprises dans le même esprit. Ils eussent, m’assure-t-on, aspiré particulièrement à soulager les souffrances du paysan, travaillé à l’allègement des charges qui l’accablent, cherché par exemple à faciliter la liquidation agraire au moyen d’un plan de colonisation systématique, au lieu de laisser le moujik aller au hasard chercher au loin la terre promise. Peut-être n’auraient-ils pu, en menant l’application de la réforme à leur gré, remplir toutes leurs espérances et éviter toutes les déceptions. En tout cas, comme nous l’avons dit ailleurs[1], si l’émancipation n’a pas été exempte de fautes ou d’illusions, on ne saurait sans injustice en rejeter toute la responsabilité sur des hommes qui furent parfois contraints d’altérer leur œuvre contrairement à leurs vues, et qui, après avoir laborieusement rédigé et codifié des lois compliquées, en durent abandonner l’application à d’autres.

Pour n’avoir pas donné tout ce qu’en attendait l’impatience de ses promoteurs, l’abrogation du servage est loin d’avoir été aussi stérile qu’on se plaît souvent à le répéter. Politiquement, les effets de l’émancipation semblent avoir été presque nuls ; à tout autre égard, les conséquences en sont nombreuses et déjà apparentes. Il serait difficile de les énumérer toutes en quelques pages. On pourrait cependant les ramener à trois points principaux : progrès économique, grâce au stimulant donné à la production, par la liberté du travail et la concurrence ; progrès moral, grâce à l’affranchissement de la conscience populaire et au sentiment nouveau de la responsabilité ; enfin transformation sociale, grâce à l’affaiblissement des habitudes patriarcales au profit de l’individualisme.

Les résultats économiques sont peut-être les plus difficiles à évaluer, et cela pour deux raisons : 1o parce que la propriété, l’agriculture et toute l’économie rurale ne sont pas encore sorties de la confusion ou de l’incertitude des époques de transition ; 2o parce que les effets de l’affranchissement varient, pour les deux classes intéressées, selon les régions, les provinces, les communes, varient même, pour les anciens seigneurs, selon le caractère, les qualités ou les défauts des individus. Aussi le voyageur ne saurait-il s’étonner de la diversité ou de l’opposition des vues qu’il rencontre à cet égard. Sur ce point, les Russes vous donnent de la meilleure foi du monde les renseignements les plus contradictoires, chacun suivant son expérience ou son humeur personnelle.

Une première remarque, c’est qu’aucune combinaison n’eût permis d’effectuer l’émancipation sans que l’une ou l’autre des deux parties, ou les deux à la fois, en fussent temporairement obérées. Le principe du rachat une fois adopté, il était impossible d’indemniser pleinement le propriétaire sans surcharger le paysan. C’était là un problème absolument insoluble, à moins que l’État ne voulût et ne pût prendre l’opération à son compte, et encore seraitelle par l’impôt retombée indirectement sur les intéressés. Qu’était-ce que le rachat ? Il fallait, de toute nécessité, que le seigneur y perdit une partie de son revenu ou de son capital, ou bien que le paysan payât plus cher pour la jouissance et la propriété du sol que pour la jouissance toute seule. C’était là un dilemme dont aucune science, aucun artifice ne pouvait sortir. Aussi n’y a-t-il pas à s’étonner si tantôt le propriétaire, tantôt le paysan s’est trouvé lésé, et si parfois tous deux se plaignent simultanément.

Quand on parle des effets économiques de l’émancipation, la maxime « vérité en deçà des Pyrénées, erreur au delà » devient un axiome incontestable. Ce qui est vrai d’une région est faux d’une autre. En général, les propriétaires ont, dans les premières années au moins, perdu une notable partie de leurs revenus : une diminution d’un tiers a été fréquente. Dans les gouvernements de la terre noire, là où le sol est fertile et la population relativement dense, les anciens seigneurs, trouvant des bras en assez grand nombre, n’ont pas eu longtemps à se plaindre de la substitution du travail libre au travail servile. Dans les riches gouvernements de Koursk, d’Orel, de Tambof, de Voronège, le propriétaire, pourvu de capital et doué d’esprit d’ordre, a souvent, au bout de quelques années, tiré de son domaine réduit un revenu égal et parfois supérieur au revenu que rapportait un domaine double, au temps du servage. Dans cette région favorisée, où l’ouverture des chemins de fer a donné de larges débouchés à l’agriculture, où la terre a fréquemment doublé, triplé, quadruplé de valeur, propriétaires et paysans ont pu tous deux gagner en même temps au nouveau régime[2].

Il n’en est pas de même dans les steppes du sud et encore moins dans les maigres régions du nord et de l’ouest. Dans les steppes où la terre était abondante et la population peu nombreuse, la suppression du travail par corvée a infligé au propriétaire des pertes dont les redevances de rachat n’ont pu l’indemniser. Dans les ingrates campagnes du nord et du nord-ouest, de Pskof, de Novgorod, de Smolensk, de Tver, là où le sol est peu fertile et les bras rares, les terres laissées à la noblesse sont loin de lui rapporter ce qu’elles rendaient au temps du travail gratuit. La différence est telle que beaucoup de propriétaires, trouvant l’agriculture onéreuse ou peu rémunératrice, ont abandonné la culture et la campagne pour aller, dans les villes, vivre du service de l’État, de l’industrie ou du commerce[3].

Ces pomêchtchiks du nord, les plus atteints par l’expropriation de 1861, sont souvent ceux qui ont touché l’indemnité de rachat relativement la plus élevée. Si les biens qui leur sont restés ont notablement diminué de valeur, le prix des terres, cédées par eux aux paysans, a été calculé à un taux très supérieur à la valeur réelle du sol. Là donc le paysan est souvent encore le plus à plaindre. Une grande partie des serfs de ces provinces avaient cessé de cultiver le domaine de leurs maîtres et se livraient dans les campagnes ou dans les villes à différents métiers, payant à leurs propriétaires une redevance en argent (obrok). Sous peine de ruiner entièrement les seigneurs, on a dû contraindre ces serfs à l’obrok à racheter, tout comme les autres, un champ dont souvent ils ne vivaient plus, et le prix de ce champ, établi sur le taux des redevances annuelles, s’est trouvé d’ordinaire fort supérieur au revenu normal du sol, parfois au revenu net des meilleures années. Pour cette nombreuse classe de moujiks, le rachat obligatoire de la terre équivalait indirectement au rachat de leur liberté.

En faisant présenter le projet d’émancipation, l’empereur avait déclaré au Conseil de l’empire que « le fondement de toute l’œuvre devait être l’amélioration du sort des paysans, et cela non seulement en paroles et sur le papier, mais en fait[4] ». Conformément à d’aussi généreuses instructions, les rédacteurs de la charte d’affranchissement avaient calculé le taux du rachat obligatoire de façon à ce qu’il offrît au paysan un allégement immédiat ; mais ils avaient compté sans l’accroissement des impôts et contributions de toute sorte pour l’État, pour la province, pour la commune. Grand est le nombre des paysans qui payent aujourd’hui des taxes et redevances aussi lourdes qu’au temps du servage. La plupart des affranchis ont moins de terres et moins de bois, souvent moins de bétail et moins de crédit qu’avant l’émancipation, et cela avec des charges égales ou supérieures. Grâce au double poids des impôts et des cinquante annuités de rachat, l’affranchissement s’est pour beaucoup d’entre eux transformé en une servitude fiscale d’un demi-siècle[5].

Avec des paysans ainsi accablés de taxes et redevances, l’émancipation n’a pu rapidement améliorer ni le bien-être du peuple ni la culture du sol. Si, en certaines régions, le moujik paraît mieux vêtu et mieux nourri, s’il consomme, par exemple, un peu plus de thé et de sucre, s’il achète de la terre et place même aux caisses d’épargne, on ne peut s’étonner d’entendre dire qu’ailleurs le paysan semble plus pauvre qu’au temps du servage. L’émancipation, qui a souvent enrichi les contrées riches, a parfois peut-être appauvri les contrées pauvres. Les statistiques officielles ont ainsi constaté qu’en maint district le nombre des bestiaux avait diminué, et, avec le manque de bétail, avec le défaut d’instruments de travail et de fumier, la culture, déjà primitive du moujik, loin de progresser, est parfois en décadence depuis l’émancipation. Les terres se sont épuisées, les champs ont même été parfois abandonnés ; en mainte région les mauvaises récoltes et la disette sont devenues presque périodiques.

Pour compenser toutes les inégalités et répartir plus équitablement les charges de l’émancipation entre les diverses contrées, il eût fallu que l’État pût prendre directement à son compte une portion au moins des redevances de rachat, au lieu de se borner à en faire l’avance au paysan. Cela en somme eût été de toute justice : car l’État et toutes les classes de la société, les marchands particulièrement, auxquels l’émancipation concédait l’accès de la propriété foncière, étaient intéressés au succès de la grande réforme. C’est ainsi du reste, avec le concours de l’État, qu’a été effectuée, depuis lors, l’opération analogue, dirigée par N. Milutine dans le royaume de Pologne ; et, c’est probablement là un des motifs pour lesquels, malgré la dureté des conditions imposées à la noblesse du royaume, ces lois agraires ont peut-être mieux réussi en Pologne que dans l’intérieur de l’empire[6].

L’empereur Alexandre III a soulagé les souffrances du paysan d’une double manière, par une revision des impôts directs et par une réduction des redevances de rachat. L’État a cherché à égaliser les charges des anciens serfs et des paysans de la couronne, qui ont été pourvus de terres sur les domaines de l’État ; il s’est efforcé de venir en aide à la partie la plus accablée de la population rurale[7]. L’obstacle était dans la gêne des finances impériales. La guerre de Bulgarie, qui avait jeté sur le Trésor une surcharge inopinée de plus d’un milliard de roubles, semblait rendre pour longtemps une telle opération malaisée. Cette difficulté n’a pas arrêté l’empereur Alexandre III et ses conseillers.

En dépit de la pénurie du Trésor, le gouvernement impérial a su diminuer les charges qui écrasent le peuple des campagnes. C’est la principale tâche que semble s’être donnée l’empereur Alexandre III, avant tout préoccupé du bien-être de ses fidèles paysans. Le tsar s’était promis de diminuer à la fois et les impôts qui frappent le moujik et les redevances de rachat. Dès la fin du règne d’Alexandre II, sous le ministère de M. Greig, puis de M. Abaza, il avait été question de supprimer la capitation, encore imposée au moujik, pour répartir sur toutes les classes les soixante millions de roubles, fournis par cet impôt personnel. Un des premiers actes d’Alexandre III, reprenant les intentions de son père, a été de rendre un oukaze abolissant cet impôt séculaire, dernier corollaire du servage[8].

Quant à la réduction des redevances de rachat, le gouvernement d’Alexandre III s’est arrêté à un compromis entre deux systèmes différents. On avait d’abord songé à employer toutes les ressources, dont pouvait disposer l’État, à dégrever les contrées les plus pauvres et les communes rurales les plus obérées. Les difficultés de cette sorte de péréquation, le désir de faire participer toute la population rurale aux bienfaits du nouveau règne, ont fait abandonner ce projet. Conformément à l’avis d’une « Commission d’experts » réunie à cette occasion, Alexandre III a décidé d’accorder une réduction générale à tous les anciens serfs de la Grande et de la Petite Russie. L’oukaze impérial, concédant aux paysans émancipés cette sorte de don de joyeux avènement, a en même temps promis aux villages les plus surchargés une réduction ultérieure supplémentaire. Cette double opération a valu au moujik uq dégrèvement annuel de douze millions de roubles[9]. La réduction a été en moyenne d’un rouble pour chaque âme de revision, c’est-à-dire pour chaque tête de paysan mâle assujettie à la capitation[10].

L’allègement peut sembler minime ; d’ordinaire, c’est environ un septième du taux de rachat acquitté jusqu’en 1882. Si faible que soit cette réduction, elle a fait généralement disparaître la disproportion des redevances entre les anciens paysans des particuliers et les paysans de la couronne. Les 4 ou 5 millions, destinés à venir en aide aux contrées les moins favorisées, ne pouvaient malheureusement suffire à assurer le bien-être des paysans les plus accablés d’impôts. Peut-être eût-il mieux valu réserver pour eux seuls les ressources disponibles, au lieu de les disperser sur tous les villages de la Grande et de la Petite Russie. Malgré les louables efforts du gouvernement et le soulagement réel apporté à leurs souffrances, bien des moujiks plieront encore longtemps sous le poids de la misère et des taxes. Il est à craindre qu’en mainte région les paysans ne sentent retomber sur leurs épaules, d’une autre façon, les charges dont Alexandre III s’est efforcé de les affranchir en diminuant leurs impôts. En bien des cas, par exemple, le boni, laissé aux anciens serfs par la réduction des redevances de rachat, risque d’être absorbé par l’accroissement continu des taxes provinciales et municipales.

Ce qui semble d’abord un paradoxe, l’émancipation a souvent moins modifié l’existence des paysans affranchis que celle de leurs maîtres. Ce sont ces derniers dont l’affranchissement a le plus changé les habitudes, les mœurs, le genre de vie. Pour les propriétaires, en effet, tous les avantages, toutes les commodités du servage ne se pouvaient évaluer en argent. Le servage et la corvée, à part tous leurs petits privilèges, offraient un mode d’exploitation beaucoup plus simple et beaucoup plus aisé que le travail libre. En perdant les bras de leurs serfs, les propriétaires ont dû renoncer à leur indolence traditionnelle ; ils ont été contraints de songer eux-mêmes à leurs affaires, contraints de s’adapter à des besoins nouveaux et de lutter avec des difficultés inconnues, de transformer leurs procédés d’exploitation ou du moins leur mode d’administration, de recruter des ouvriers et de débattre le prix du travail, de louer leurs terres à bail ou de les cultiver de compte à demi avec leurs anciens serfs, toutes choses souvent compliquées, dans un pays où fermiers et capitaux sont rares et où tout paysan a son coin de terre à cultiver[11].

Aux yeux de plus d’un propriétaire morose, tous ces tracas ne sauraient être compensés par un accroissement de revenu. Puis, en dehors des grandes difficultés, il y a les petits ennuis qui ne sont pas toujours les moins sensibles. Il en est un, par exemple, dont j’ai souvent entendu se plaindre. Autrefois la plupart des manoirs seigneuriaux étaient à la porte des villages, pour que le seigneur régnât de plus près sur ses sujets. Aujourd’hui que les maisons des paysans, leur petit enclos et les terres du village appartiennent au moujik, le propriétaire, qui n’a pu se construire une nouvelle habitation isolée, reste voisin immédiat de paysans qui ont cessé de lui être soumis, qui n’ont plus même avec lui aucuns rapports administratifs et dont les terres sont enclavées dans les siennes. Ce voisinage lui est incommode, il finit par trouver qu’il n’est plus chez lui, il s’irrite d’être si près de moujiks ivrognes ou voleurs. Plus d’un, pour ce motif en apparence futile, déclare la campagne inhabitable.

De toutes les conséquences de l’émancipation, l’une des plus dignes d’attention est assurément la décadence des mœurs patriarcales, non seulement dans les rapports des propriétaires et des paysans, mais dans l’izba du moujik. En même temps que les liens du maître et du serf, s’est relâché le lien du père et des enfants, le lien de la famille. Le goût de la liberté a pénétré au foyer. Comme le serf s’est affranchi du joug de son seigneur, le fils tend à s’émanciper de l’autorité paternelle, jusque-là demeurée presque absolue. Les jeunes ménages veulent vivre indépendants de leurs parents, chacun prétendant avoir sa maison et son champ[12].

En excitant le goût de l’indépendance et en rendant au paysan la liberté d’aller et de venir, l’émancipation doit tourner à la longue au profit des villes et au profit des régions naturellement les plus riches et les plus fertiles, aux dépens peut-être des plus pauvres, où la population n’est plus retenue par la barrière artificielle du servage.

Les habitants, comme les capitaux, tendent à se porter de plus en plus là où le travail est le plus rémunérateur. La colonisation des steppes arables du sud ou de l’est et des lointaines dépendances de l’empire doit ainsi bénéficier de la rupture des chaînes du servage. Si elle n’en a point reçu une plus vive impulsion, c’est qu’elle a rencontré un obstacle dans l’organisation administrative qui lie encore les paysans les uns aux autres, dans la commune solidaire. C’est en grande partie cette institution qui a retardé la transformation ; mais, en entravant et ralentissant les effets de l’émancipation, elle en a peut-être aussi prévenu ou amorti le contre-coup.

Un des principaux, et naturellement aussi l’un des plus lents bienfaits de la liberté, ce sera l’amélioration morale du serf et du maître, du moujik et du pomêchtchik. Paysans et propriétaires à l’âge d’homme ont grandi sous le règne du servage ; les uns et les autres se ressentent de l’éducation que leur a donnée ce triste précepteur. Beaucoup des défauts reprochés à la noblesse russe, beaucoup des défauts imputés au peuple proviennent de ces démoralisantes leçons du servage. Les vices contraires et connexes, dans leur opposition même, du maître et de l’esclave, l’infatuation, la frivolité, la prodigalité de l’un, la bassesse, la duplicité, l’insouciance de l’autre, la paresse et l’imprévoyance de tous deux, découlaient de la même source. Le propriétaire, auquel le servage fournissait des revenus assurés, en dépit de son incapacité ou de son ignorance, est aujourd’hui obligé de compter avec les hommes et les caractères, contraint d’améliorer son économie domestique comme son économie rurale, condamné à l’activité ou à la ruine par le travail libre et la concurrence.

Chez le paysan, les stigmates laissés par le servage sont trop anciens et trop profonds pour que la marque en puisse être effacée en quelques années. Le moujik est paresseux et routinier, il est menteur et rusé ; selon un proverbe national, un paysan russe attraperait le diable. Que pouvait-on attendre d’autre de ce long asservissement privé qui, pour le paysan, s’est venu superposer à l’asservissement politique, lui ravissant sa liberté au moment où sa patrie, émancipée des Tatars, venait de recouvrer la sienne ? Le paysan affranchi est certes loin de toujours se montrer digne du culte que rendent au peuple russe en sa personne de nombreux adorateurs. Le moujik continue à s’enivrer et à battre sa femme, il n’a pas encore appris à toujours respecter le bien d’autrui ; mais toutes ces mauvaises inclinations ont été longtemps fortifiées par le servage : l’ivresse par le besoin d’oublier son avilissement, la brutalité domestique par les rudesses du maître ou de l’intendant, le goût du larcin par l’habitude de regarder comme sien tout ce qui était à son maître. Ces défauts n’ont point disparu ; plusieurs même, selon les pessimistes, se seraient déchaînés en ne sentant plus de frein. L’ivrognerie, disent les esprits chagrins, a fait d’effroyables progrès ; pour boire, le paysan vend jusqu’à ses instruments de culture. Le mal de ce côté est grand, en effet : l’excédent des recettes presque régulièrement fourni à l’État par les boissons en est une preuve. Comme cet excédent, cependant, est dû pour la plus grande partie aux surtaxes de l’alcool, comme il n’est accompagné d’aucune diminution dans les autres impôts qui pèsent sur le paysan, les statistiques financières mêmes montrent que, malgré sa pauvreté, le moujik gagne assez pour ajouter à ses impôts forcés la libre contribution du cabaret, sans compter que les annuités de rachat lui font en réalité faire des économies contraintes[13].

Un autre des reproches faits à l’affranchi des campagnes, c’est son imprévoyance. Il sait moins bien qu’au temps du servage se mettre, par de larges réserves, à l’abri de l’inconstance du climat et des mauvaises récoltes, auxquelles eu Russie les meilleures terres sont toujours exposées. Ce reproche des défenseurs du passé se retourne contre le servage, qui a jadis habitué le paysan à se reposer de tout sur son maître, comme un enfant sur son tuteur.

Il paraît avéré que, depuis qu’ils n’ont plus derrière eux un bârine, intéressé à leur venir en aide, nombre de paysans supportent moins bien les accidents de toute sorte, trop fréquents dans les campagnes russes, maladies, épizooties, incendies, insectes destructeurs, récoltes insuffisantes. Aussi entend-on parfois regretter l’absence d’une institution qui, de même qu’autrefois le propriétaire, prête secours au moujik, atteint par des calamités accidentelles. Qu’on s’adresse à la commune, aux assemblées provinciales ou à l’État, qu’on ait simplement recours à une banque de crédit, l’organisation d’une pareille providence villageoise est d’autant moins aisée, que l’imprévoyance

1. Les progrès mêmes de l’ivrognerie semblent, pour les dernières années au moins, fort contestables. D’après de récentes statistiques, la production de l’eau-de-vie, qui en 1864 s’élevait à 27 millions de vedros (le vedro contient environ 12 litres), aurait en 1874 diminué de 3 pour 100, alors que la population avait augmenté de 10 pour 100, et depuis 1874, il y aurait eu une nouvelle réduction dans la consommation intérieure. Le nombre des cabarets aurait baissé de 40 pour 100, et cela particulièrement dans les campagnes. Par contre, le paysan consomme plus de thé et de sucre, ce qui est l’indice d’un progrès du bien-être (Voyez plus haut, p. 141.) etl’ignorance du paysan font obstacle à la plupart des procédés imaginés pour venir à son secours[14].

À tout prendre, le moujik est aujourd’hui dans une période de transition : il n’a pu encore se défaire des défauts de la servitude, et il y ajoute certains des défauts de la liberté. Longtemps courbé sous le joug, il n’est pas étonnant qu’il ne se soit pas entièrement redressé, qu’il ne sache pas toujours se conduire en homme libre, qu’avec la responsabilité morale il ignore trop souvent la dignité personnelle. Rien de surprenant si, au point de vue intellectuel et à l’égard de l’instruction, les progrès du moujik n’ont pas été plus rapides ; cela ne tient pas seulement à l’insuffisance des écoles et au défaut de ressources de l’État, des provinces, des communes rurales : cela tient en partie à l’énorme épaisseur des couches populaires, et au manque de classe intermédiaire pour aider à en atteindre le fond.

Les portraits ou caricatures que l’on fait du moujik affranchi, au dedans ou au dehors de la Russie, ne peuvent faire mal augurer de son avenir. Que l’on se rappelle ce qu’était, sous notre ancienne monarchie, le paysan français, cet animal à deux pieds et à face humaine de La Bruyère, tel que le laisse voir Fléchier dans ses Grands jours d’Auvergne, tel que le montre l’Anglais Young à la veille même de la Révolution. Il n’y a certes pas là de quoi faire honte au moujik, ou de quoi faire désespérer de la civilisation russe. Je connais des pays, l’Égypte par exemple, où l’homme des champs, le fellah, tout libre qu’il soit nominalement, paraît si abaissé par une oppression de soixante siècles qu’on se demande, malgré soi, s’il lui reste la force de jamais se relever. En Russie, le paysan n’éveille jamais de telles pensées.

En dépit d’une servitude séculaire, le moujik émancipé a rapidement pris conscience de ses droits, et il est prêt à les défendre par tous les moyens envers et contre tous. Cela s’explique aisément ; l’ancien serf, habitué à regarder le tsar comme son protecteur naturel, n’avait jamais cessé d’espérer la liberté, et, dans ses rapports avec son maître de la veille, il est toujours porté à compter sur l’appui du gouvernement. Dès les premiers mois de l’application du nouveau statut, l’un des principaux membres de l’ancienne commission de rédaction, lui-même grand propriétaire, G. Samarine, dans ses lettres à son ami Milutine, se félicitait de ce qu’il appelait la transfiguration du peuple, et se réjouissait hautement de voir les paysans faire leur éducation civile dans leur lutte avec la noblesse[15]. Pour les plus généreux défenseurs du moujik, comme pour l’éloquent publiciste slavophile, c’était là le point capital : à leurs yeux les avantages matériels de l’affranchissement ne venaient qu’en seconde ligne. L’essentiel pour eux, on le voit par la correspondance de Milutine, de Tchcrkassky et de Samarine, c’était de relever le peuple, de donner au paysan conscience de sa personnalité et de ses droits d’homme libre, dussent ses maîtres de la veille souffrir parfois d’être « la meule contre laquelle se polissait le peuple[16] ».

Le moujik a d’ordinaire pris pleinement conscience de ses nouveaux droits ; malheureusement il n’a pas montré une notion aussi nette de ses nouveaux devoirs et obligations. Sous ce rapport, l’ancien serf a bien vite déçu les espérances de ses avocats les plus autorisés. Un des défauts qu’on peut le plus justement reprocher au célèbre statut d’émancipation, c’est d’avoir trop compté sur la simplicité, ou mieux, sur la bonne foi, sur l’honnêteté du moujik. Le prince Tcherkassky l’avouait de bonne grâce dans ses conversations, et il le confessait dès les premières années, dans une lettre confidentielle à son ami et ancien collègue Milutine. En se félicitant, avec un légitime orgueil, du succès de leur œuvre commune, accomplie pacifiquement malgré tant de sinistres prophéties, Tcherkassky ne regrettait guère qu’une chose, de n’avoir pas pris plus de précautions contre le peu de conscience du paysan[17].

Parmi tous les défauts qu’on peut d’ordinaire reprocher aux affranchis, il en est un auquel l’ancien serf semble avoir entièrement échappé, c’est l’irritation ou la rancune vis-à-vis de son ancien maître. Le paysan montre peu de scrupules dès que son intérêt est en jeu ; mais il le fait ingénument, avec une sorte de bonhomie rusée, sans aigreur, sans esprit d’animosité ou d’envie contre le propriétaire, sans mauvais vouloir systématique. En dépit de l’incurable défiance du moujik et malgré tous les reproches faits à son ingratitude[18], les rapports des deux classes, jadis liées l’une à l’autre par un lien si blessant, sont demeurés empreints, extérieurement au moins, d’une mutuelle cordialité, dans la vie publique comme dans la vie privée. Aux assemblées provinciales, où les deux ordres ont été par le réformateur placés côte à côte, les paysans, loin d’entrer en lutte avec leurs anciens seigneurs, en suivent d’ordinaire l’inspiration. De ce côté toutes les spéculations sur les rancunes serviles et les luttes de classes ont jusqu’ici été déjouées. Pour peu que l’ancien seigneur ne fût pas un tyran, le moujik l’appelle toujours son bon maître, son bon bârine ; s’il n’a plus, comme jadis, besoin de s’humilier devant le pomêchtchik dont il implore une grâce, de se prosterner à ses pieds en frappant la terre du front, le moujik n’a pas toujours renoncé à saluer le propriétaire de ces grandes inclinaisons de corps dont il use à l’église devant les saintes images. J’ai eu l’occasion d’assister, dans un gouvernement du sud, à des conférences entre les paysans et un propriétaire dont j’étais l’hôte. Une douzaine de moujiks, délégués par leur commune, étaient venus s’entendre avec le pomêchtchik à propos de la location de ses champs. Dès qu’ils approchèrent de la maison seigneuriale, ils ôtèrent leur chapeau et restèrent tête nue à la porte, attendant patiemment la fin du repas du propriétaire. Ce dernier étant arrivé, escorté de son intendant, les paysans, toujours le chapeau à la main et rangés en cercle autour du bârine, entamèrent avec lui une longue négociation, parlant tantôt tour à tour, tantôt tous à la fois, employant fréquemment les humbles formules du servage : « Petit père, ayez pitié de nous, — notre bon maître, ne nous réduisez pas à la misère ; » se faisant petits volontairement, mais ne lâchant pas pied, soutenant leur dire, défendant leurs intérêts en cherchant à attendrir le propriétaire.

En revanche, ces anciens serfs, qui témoignent au pomêchtchik tant de déférence, sont loin d’être toujours fidèles aux engagements qu’ils ont pris vis-à-vis de lui. Ils ont encore peine à comprendre que les travaux, dont ils se sont volontairement chargés, doivent être exécutés avec ponctualité. Le respect des conventions, l’obligation qu’impose un contrat n’est pas d’accord avec l’idée que le moujik se fait de la liberté ; son sans-gêne à cet égard est devenu une des plaies de la vie rurale. Par une contradiction fréquente chez les natures simples, l’homme qui, par le fait d’être libre, se regarde volontiers comme dispensé de toute obligation envers autrui, se croit parfois encore le droit d’user des anciens privilèges du serf. A-t-il besoin de bois, il en coupe sans scrupule dans la forêt seigneuriale. Comme, avant l’émancipation, il est disposé à recourir en toute circonstance à la bourse du propriétaire. A-t-il une vache malade, un cheval blessé, il vient naïvement demander à son ancien maître de lui en donner un autre à la place, oubliant que ce dernier n’est plus tenu à rien vis-à-vis de lui.

La divergence des intérêts, la différence d’éducation, jointes aux malsaines excitations du dehors, ne peuvent-elles un jour mettre les propriétaires et les paysans en lutte ouverte, amener les deux classes rurales à un antagonisme, d’autant plus périlleux qu’entre elles il y a moins d’intermédiaire ? — C’est là un des secrets de l’avenir.

Si, entre les propriétaires et les paysans, le servage a laissé peu de rancunes, l’émancipation a peut-être jeté entre eux, pour l’avenir, un obscur germe de désaffection et de convoitises. Le moujik, nous devons le rappeler en terminant, se montre rarement satisfait du lot de terre que lui a valu l’émancipation. Au lieu d’apaiser son goût pour la propriété, le manifeste impérial de 1861 n’a fait qu’en éveiller et en exciter chez lui l’appétit. Le compromis, imposé par l’autocratie au maître et au serf, n’a, pour ce dernier et pour ses enfants, rien de définitif, rien d’irrévocable[19]. L’espèce de liquidation foncière, hardiment entreprise par le souverain, a sourdement donné à nombre de moujiks l’idée vague d’une autre liquidation sociale, d’une autre opération agraire, plus vaste et plus avantageuse, dont d’équivoques amis du peuple font au loin flotter à ses yeux le mirage. La propagande révolutionnaire et l’esprit radical, impatients de tout compromis et de toute mesure, s’appliquent, depuis trente ans, à représenter l’œuvre impériale comme illogique en principe et insuffisante dans la pratique. D’accord en cela avec les secrets instincts du moujik, les révolutionnaires s’évertuent à lui montrer, dans une nouvelle expropriation des pomêchtchiks et une nouvelle distribution de terres, le complément naturel de l’œuvre inachevée de l’affranchissement.

À cet égard, nous ne saurions le nier, la secousse donnée à tout l’édifice social par cette première et grande réforme, qui en prétendait élargir et affermir les bases, a imprimé aux idées morales, aux notions juridiques, aux conceptions politiques du peuple, un ébranlement dont, après plus de vingt ans, le pays n’est pas encore remis. Malgré toutes les sages précautions, malgré tous les ingénieux tempéraments des conseillers de la couronne, on peut dire qu’en ce sens cette libération des serfs, si habilement calculée, si heureusement conduite, n’a pas été étrangère au progrès de l’esprit radical ; on peut dire qu’en donnant un aliment aux convoitises agraires, elle a malgré elle fourni des armes, avec des exemples ou des prétextes, aux ennemis de l’ordre et de la propriété.

C’est la faute de la situation, la faute des choses mêmes et non des personnes. Les plus justes, les plus indispensables, les mieux combinées des révolutions ont souvent, sur l’existence nationale ou sur l’âme populaire, de ces contre-coups qu’on peut parfois prévoir sans les pouvoir prévenir. Les révolutions éveillent par leurs succès mêmes des espérances qui les dépassent, des besoins ou des passions qui les compromettent. En Russie le grand instrument de la réforme et de tout progrès, l’instrument pacifique, qui, sans résistance et presque sans désordre, a métamorphosé des milliers d’esclaves en propriétaires libres, l’autocratie a, par cette démonstration même de son omnipotence, fomenté des aspirations et des chimères d’autant plus dangereuses que, aux yeux du paysan, tout est possible au tsar et tout lui est permis, La facilité, l’innocuité de la révolution, accomplie par décret, en ont dans le peuple fait rêver d’autres, à ses yeux non moins légitimes et non moins aisées. La grandeur de la puissance tsarienne qui, par oukaze, a pu en un jour transformer toutes les conditions de la propriété, a fait naître au fond du peuple des illusions que le désappointement pourrait un jour retourner contre l’autorité.

Si j’insiste sur ce point, ce n’est pas que je veuille grossir un péril, en un sens, conjuré d’avance par la bonne foi des espérances qui le créent et par la nature même du pouvoir qui le suscite ; c’est qu’il y a là un fait capital, trop peu signalé ou trop peu compris. Pour l’homme du peuple, l’acte d’émancipation, qui prétend avoir réglé les conditions de la propriété du sol, n’a rien tranché définitivement ; le statut du 19 février n’est qu’un oukaze qui peut être modifié par un autre : ce qu’a fait le tsar en 1861, le tsar est maître de le changer, vingt ou trente ans plus tard, au profit de ses fidèles paysans.

À cela, rien de surprenant ; s’ils s’étaient fait quelque illusion, les généreux promoteurs de l’émancipation, les partisans les plus convaincus de la dotation terriloriale du moujik, étaient trop clairvoyants pour ne pas démêler bien vite toute la vérité. Rien de plus caractéristique à cet égard, rien qui aille mieux au fond des choses qu’une lettre d’un des plus illustres membres du comité de rédaction, le prince Tcherkassky.

« Cette transformation, écrivait confidentiellement Tcherkassky à son ami et ancien collègue N. Milutine, cette transformation actuelle a encore un autre côté regrettable (dont je ne parle point en public, mais que je mentionne ici pour compléter l’impression), — c’est, chose inséparable d’une aussi colossale affaire, d’une aussi vaste transposition des droits et des obligations, l’ébranlement de la conscience morale du peuple quant au juste et à l’injuste (o pravê i népravê), quant au possible et à l’impossible, quant au mien et au tien. Ce trait, accompagnement inévitable de toute grande révolution sociale, ne s’est jamais peut-être, dans l’histoire, manifesté avec autant de clarté qu’au moment actuel. À l’heure présente, grâce à la conscience de l’immensité du pouvoir souverain, — conscience sans cesse vivante dans notre peuple, mais plus que jamais éveillée en lui par le changement accompli à ses yeux sur un oukaze du tsar, — le paysan est profondément pénétré de la conviction qu’il n’y a pas de limites à l’action de l’autorité souveraine, pas de bornes à ce qu’il en peut attendre et à ce qu’elle lui peut donner aux dépens d’autrui, en légitime indemnité des longs travaux héroïquement endurés par la classe des paysans. À l’heure actuelle, c’est là l’intime pensée de tout paysan, et vous comprendrez sans peine qu’elle s’accorde mal avec tout l’enseignement des économistes De là, sans parler de faits plus graves, la propension à couper indistinctement dans nos bois, à faire pâturer sur nos terres[20], choses en réalité fort désagréables dans la vie de chaque jour et encore plus fatigantes que ruineuses. Ce peu de respect des paysans pour le droit de propriété est parfaitement étranger à tout caractère révolutionnaire, et au contraire, à un certain point de vue, il ne manque pas d’une sorte de connaissance de cause et de caractère à demi juridique. Il est visible que, dans le peuple, s’est conservé, obscurément, mais profondément, la tradition et le souvenir d’un temps où la propriété seigneuriale n’existait presque pas encore, où presque toutes les prairies et tous les bois, en particulier, restaient en jouissance commune et indéterminée. Un instant, le paysan a été persuadé qu’il allait revenir à ce bon temps, et maintenant encore il nourrit la plus ferme conviction que le gouvernement, ayant eu le droit et le pouvoir de supprimer le servage, a non moins incontestablement le droit et le pouvoir de changer toutes les autres conditions de la propriété foncière, gênantes pour les paysans… Je crois, ajoutait le prince avec une entière franchise, que si ces lignes venaient à leur tomber sous les yeux, beaucoup des anciens députés des comités de gouvernements[21], et en particulier des pseudo-économistes polonais, se frotteraient les mains avec satisfaction, et nous rappelleraient qu’ils nous avaient prédit tout cela d’avance. Et cependant, je dois dire qu’en dépit de ces désagréments, inévitable conséquence de la grande transformation, je ne vois pas encore maintenant qu’il y eût la moindre possibilité de conduire l’affaire autrement ; aujourd’hui même, après les leçons de l’expérience, je n’hésiterais pas à répéter les conseils que nous avons donnés alors. Tous ces inconvénients prouvent seulement à mes yeux que, dans les meilleures choses, il y a un inévitable alliage de mal[22]. »

Et cela est parfaitement vrai ; en dehors de la voie suivie, Tcherkassky avait le droit de le répéter[23], il n’y avait pas d’issue possible. En dépit des sombres prédictions et des violents reproches de leurs adversaires, les Tcherkassky et les Milutine ne sauraient être rendus responsables d’un mal inhérent à la situation même, inhérent à la nature du pouvoir souverain, aussi bien qu’à l’obscurité ou à l’indécision du droit de propriété dans l’ancienne Russie. En libérant les serfs sans leur attribuer une part du sol, on eût donné un bien autre aliment aux revendications agraires, de bien autres armes à la propagande révolutionnaire[24].

Déçu dans toutes ses espérances, dépouillé du champ sur lequel il se croyait un droit imprescriptible, le moujik, cessant d’avoir foi dans le pouvoir paternel du tsar, eût pu devenir la proie des émissaires anarchistes. Si les lois agraires ont pu éveiller dans le peuple de vagues convoitises, c’est peut-être grâce à elles que, durant les dernières années, les insidieux appels des socialistes, conviant la plèbe rurale « à la terre et à la liberté », n’ont pas trouvé plus d’écho dans l’izba enfumée du paysan, que, malgré les sinistres menaces de certains propagandistes, les campagnes russes n’ont pas encore eu leur Jacquerie ou leur landleague à l’lrlandaise.

Rien ne pouvait empêcher le serf émancipé de rêver une sorte de millénium et de paradis terrestre, d’attendre du tsar, avec une confiance naïve, comme une seconde rédemption ; mieux vaut encore que, pour ces chimériques espérances, il compte plus sur la toute-puissance et la générosité de l’empereur que sur les fallacieuses promesses des agents révolutionnaires.

Les nihilistes ont pris soin d’entretenir dans le peuple des idées et des aspirations que le temps eût peut-être déjà étouffées, si elles n’avaient été habilement attisées par des mains intéressées. Depuis la dernière guerre d’Orient, durant les complots de 1878 à 1882 surtout, les agitateurs n’ont cessé de répandre, dans les campagnes, le bruit d’une nouvelle et prochaine distribution de terres ; sur quelques domaines, les paysans ont même tenté de procéder au partage des biens seigneuriaux. Pour dissiper de pareilles rumeurs, le gouvernement a dû, à diverses reprises, affirmer solennellement, dans des circulaires officielles, que l’acte d’émancipation avait fixé les conditions de la propriété d’une manière définitive et irrévocable. D’autres fois, dans le diocèse d’Orel, par exemple, en 1881, on a employé le clergé pour mettre le peuple en garde contre de pareilles illusions. Le besoin de telles déclarations, vingt ans après la charte d’affranchissement, n’est-il pas un fait significatif ? Il n’y a pire sourd que celui qui ne veut pas entendre, et, sur ce point, le moujik a l’oreille singulièrement dure. Un propriétaire d’une des provinces méridionales me racontait, à ce propos, une anecdote bien caractéristique qu’il tenait d’un de ses anciens serfs (dvorovyé), attaché à son service ; le moujik, on le sait, se tait ou se dérobe devant les hommes d’une autre classe. Dans un village écarté, un paysan lettré faisait lecture aux autres d’une circulaire, destinée à détromper le peuple en démentant les bruits de nouvelles lois agraires[25]: « Bah ! dit en souriant l’un des rustiques auditeurs, ce sont les tchinovniks et les propriétaires qui écrivent cela ; — le tsar est le maître ! » Ce mot résume toute la politique et toute l’économie sociale du moujik ; aux yeux du peuple, le tsar reste le maître de la terre et de la propriété, il en peut disposer à son gré en faveur des paysans[26].

Ce qu’il a en vain longtemps espéré de la générosité d’Alexandre II, le moujik persiste à l’attendre d’Alexandre III. Aux yeux des masses rurales, la question agraire, que le libérateur des serfs et ses conseillers s’étaient flattés de résoudre en 1861, demeurera longtemps encore à l’ordre du jour. Aucune des mesures prises par Alexandre III pour la régler, ni la suppression des paysans temporairement obligés, ni l’abrogation de la capitation, ni la diminution des redevances de rachat ne semblent devoir la trancher définitivement aux yeux du peuple. Les marques d’intérêt, prodiguées par le fils du libérateur des serfs à ses fidèles paysans, sont plus propres à raviver leurs chimériques espérances qu’à les désabuser[27]. Les naïves convoitises du moujik, qu’aucun démenti ne décourage, sont involontairement entretenues par tout ce qui peut leur fournir un prétexte ou un aliment. Pour répandre le bruit que l’heure de la nouvelle répartition est proche, il suffit parfois d’une enquête ou d’une statistique rurale du gouvernement ou des États provinciaux. Cette attente presque universelle met ainsi obstacle à un recensement général, la population des campagnes étant disposée à regarder toute mesure de ce genre comme le prélude d’une distribution de terres, à moins que, selon d’autres rumeurs parfois aussi répandues dans les villages, ce ne soit la préface du rétablissement du servage, car, chez le moujik, les bruits les plus contraires peuvent tour à tour trouver créance.

Pour comprendre toute la portée de ces notions villageoises sur la terre et le remaniement de la propriété, il faut connaître le mode de tenure du sol en usage dans les campagnes. Les vagues aspirations, soulevées par l’émancipation, tiennent peut-être moins, en effet, à la brusque expropriation des anciens seigneurs qu’à la constitution séculaire du mir et de la commune des paysans.



  1. Un homme d’État russe d’après sa correspondance inédite.
  2. La rapide élévation du prix des terres, dans les régions les plus fertiles, ne tient pas uniquement à la création des chemins de fer, elle est une des conséquences directes de l’émancipation, qui affranchit la terre elle-même et ouvre l’accès de la propriété à toutes les classes de la nation. Les capitaux des marchands et des autres classes urbaines ont pu s’employer en placements fonciers. Aussi, d’après la commission d’enquête agricole de 1873, le nombre des propriétaires ruraux avait-il triplé dans les dix années qui ont suivi l’émancipation. Par contre, la part proportionnelle de la noblesse dans la propriéié territoriale a notablement diminué. Beaucoup de pomêchtchiks, déjà gênés au temps du servage, ont dû liquider.
  3. Dans le gouvernement de Tver, par exemple, le nombre des exploitations seigneuriales est, en dix-huit ans, tombé de 2860 à 1802 ; dans celui de Kostroma, il a également diminué de moitié (Malerialy dlia isoutcheniia sovremennago pologeniia semlevladêniia, etc. 1er fascic. Saint-Pétersb., 1880).
  4. Discours de l’empereur du 27 janvier 1861 ; publié par Rousskaïa Starina (février 1880).Discours de l’empereur du 27 janvier 1861 ; publié par Rousskaïa Starina (février 1880).
  5. Toutes les administrations locales se plaignent de la disproportion entre les impôts directs et le revenu de la terre. D’après une enquête faite en 338 districts, il n’y en aurait pas eu 10 où la position des paysans affranchis fût réellement satisfaisante. Les impôts dépassant le revenu du sol tombent en fait sur le travail personnel du cultivateur. Pour ne pas assombrir à l’excës ce tableau, il ne faut point oublier qu’une moitié du peuple des campagnes, les paysans des domaines, sont d’ordinaire dans une situation meilleure que les anciens serfs. Ils ont généralement plus de terre et ils la payent moins cher. Dans le gouvernement de Tver, par exemple, on a calculé que les premiers acquittaient moins de 2 roubles par desiatine et les seconds près de 3 roubles ; que, en moyenne, ceux-là étaient taxés à 9 roubles 33 kopeks et ceux-ci à 11 roubles 70 kopeks. (Voyez Vasilitchikof, Zemlevladénié i senle délié, t. II, p. 658-661.)
  6. Voyez sur les lois agraires de Pologne, que nous ne pouvons analyser ici : Un homme d’État russe d’après sa correspondance inédite : ch. X et XI.
  7. Sous Alexandre III, on s’est appliqué à proportionner, autant que possible, les payements des anciens serfs et ceux des paysans de la couronne, quant aux sommes à verser et quant à la durée du rachat, afin d’éviter que les deux classes de paysans ne fussent dans une situation économique trop différente.
  8. La capitation, abolie définitivement en 1886, a été remplacée par un impôt foncier, un impôt sur le revenu mobilier et un impôt sur les successions. On avait, dès 1880, supprimé l’accise du sel qui, bien que classée parmi les impôts indirects, était en réalité une sorte de capitation pesant particulièrement sur le peuple.
  9. Sur cette somme, 3 millions seulement ont été à la charge directe du Trésor ; 2 millions ont été couverts par les excédents de la caisse de rachat, 9 millions par les bénéfices de la Banque d’État et la liquidation des anciennes institutions de crédit.
  10. Cette réduction générale coûte environ sept ou huit millions de roubles par an, car elle ne s’applique point aux paysans des provinces occidentales dont les redevances ont été réduites, dès 1863, à la suite de l’insurrection polonaise.
  11. Le lecteur trouvera à ce sujet plus d’un détail intéressant dans la Russia de M. Mackensie Wallace, t. II, ch. xxxi.
  12. Un des hommes qui ont le mieux connu la Russie, M. F. Le Play, avait, dans sa Réforme sociale, t. Ier, chap. iii, signalé d’avance, non sans inquiétude, cette conséquence probable de l’émancipation. — Sur cette révolution dans les mœurs rurales, voyez ci(dessous ; livre VIII, chap. ii.
  13. Les progrès mêmes de l’ivrognerie semblent, pour les dernières années au moins, fort contestables. D’après de récentes statistiques, la production de l’eau-de-vie, qui en 1864 s’élevait à 27 millions de vedros (le vedro contient environ 12 litres), aurait en 1874 diminué de 3 pour 100, alors que la population avait augmenté de 10 pour 100, et depuis 1874, il y aurait eu une nouvelle réduction dans la consommation intérieure. Le nombre des cabarets aurait baissé de 40 pour 100, et cela particulièrement dans les campagnes. Par contre, le paysan consomme plus de thé et de sucre, ce qui est l’indice d’un progrès du bien-être (Voyez plus haut, p. 141.)
  14. Sous Alexandre III, on a récemment fondé dans ce dessein plusieurs banques populaires.
  15. Samarine, qui d’ordinaire passait non sans quelque raison pour pessimiste, écrivait ces lignes, qui sembleront peut-être aujourd’hui empreintes d’un excès d’optimisme : « Sans aucune exagération, le peuple est transfiguré de la tête aux pieds. Le nouveau statut lui a délié la langue, il a brisé l’étroit cercle d’idées où, comme enfermé par un sortilège, le peuple tournait en vain, faute d’issue à sa situation. » (lettre à Milutine du 19 mai 1861). Et quelques mois plus tard, revenant sur la même idée, Samarine répétait : « Le statut a fait son œuvre. Le peuple s’est redressé et s’est transformé : aspect, démarche, parole, tout a changé chez lui. Cela est acquis (dobyto), cela est impossible à supprimer et c’est là le principal. Dans leur lutte avec l’autre classe, les paysans font maintenant leur éducation civile. » (Lettre du 11 nov. 1861.)
  16. « Nous autres, propriétaires, nous sommes la meule contre laquelle s’aiguise et se polit le peuple. Je ne dissimule pas que, pour nous, ce rôle est parfois pénible. » (Lettre de Samarine du 11 nov. 1861.)
  17. « Si l’on me donnait maintenant à reviser notre statut à tête reposée et sans égards pour les exigences d’autrui, je supprimerais le rachat de l’ousadba (petit enclos attenant à l’izba du moujik) — ainsi que nous l’aurions tous fait auparavant si nous en avions eu le pouvoir — j’abandonnerais quelques parties de la réglementation, je remanierais la rédaction de beaucoup d’articles en vue du manque de conscience (nedobrosovestnost) du paysan, chose que nous avons beaucoup trop oubliée, et cela fait, je ne changerais rien d’essentiel. » (Lettre du prince Tcherkassky à N. Milutine, 7 mai 1861). Voyez Un homme d’État russe, d’après sa correspondance inédite.
  18. Il y eut là, dans les premières années, un pénible froissement pour les propriétaires les plus libéraux. « Je vous ai déjà dit, écrivait le prince Tcherkassky, et je ne puis pas ne point vous répéter combien faible est la reconnaissance de la plupart des paysans envers les meilleurs propriétaires, envers ceux même qui se sont toujours conduits vis-à-vis d’eux non seulement avec conscience ; mais avec magnanimité. La lecture à haute voix du manifeste a comme d’un trait effacé tout souvenir des anciens bienfaits, et, par malheur, la noblesse n’a pas su se résigner à l’idée que, tout pénible qu’il fût, ce fait était assez naturel. » (Lettre à N. Milutine, du 23 juin 1861.)
  19. Dans un des districts les plus favorisés en 1861, un fonctionnaire demandait, quelques années plus tard, aux paysans s’ils étaient satisfaits. « Oui, petit père, répondirent-ils ; mais nous espérons bien que le tsar n’oubliera pas nos enfants ; et qu’il leur donnera à eux aussi des terres un jour. »
  20. « Bezpristrastnye poroubki, polravy. »
  21. Il s’agit ici des délégués des comités provinciaux de la noblesse auprès de la commission de rédaction de l’acte d’affranchissement.
  22. Lettre inédite de Tcherkassky à N. Milutine, du 23 juin 1861.
  23. Lettre de Tcherkassky à N. Milutine, du 5 mai 1861.
  24. Les brochures révolutionnaires, destinées au peuple, insistent spécialement sur la petitesse et la cherté des allocations territoriales concédées aux paysans. Dans un pamphlet, analysé par M. Ralston (Nineteenth Century, mai 1877) et intitulé : Du feu dans la flamme, on s’efforce de démontrer au moujik que sa situation est pire qu’au temps du servage, que bientôt il tombera dans une misère pareille à « celle du peuple anglais, que les riches ont dépouillé de ses terres et réduit au rang d’esclave ».
  25. Circulaire de H. Makof, en jain 1879.
  26. Selon la remarque d’un savant russe, toutes les mesures, prises à cet égard par le gouvernement, tournent contre leur but. Les démentis, infligés aux vagues rumeurs en circulation dans le peuple, ne font que leur donner de la consistance, d’autant que les agents inférieurs de la police et de l’administration partagent souvent, à ce sujet, les illusions du peuple dont ils sont sortis. Lorsque le gouvernement leur enjoint de démentir les bruits de nouvelle loi agraire, agents de police et anciens de village disent que la répartition est ajournée jusqu’à nouvel ordre, et qu’en attendant il est défendu d’en parler. Voy. entre autres une étude de M. A. Engelhardt, Otetch, Zapiski, février 1882.
  27. L’empereur Alexandre III, lors de son couronnement, s’est cru obligé de déclarer, lui-même, aux anciens de villages convoqués à Moscou, que la question de propriété était définitivement tranchée, que les paysans n’avaient pas de nouvelles allocations de terres à espérer. Bien des faits postérieurs montrent que l’honnête parole du tsar n’a point suffi à détromper les moujiks.