L’Empire des tsars et les Russes/Tome 3/Livre 1/Chapitre 2

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CHAPITRE II


Comment, chez le peuple, le sentiment religieux a gardé toute sa puissance. — Raisons de ce phénomène. — L’état de culture de la Russie. — L’histoire et le mode de gouvernement. — Du mysticisme et du fatalisme russes. — Où faut-il en chercher les sources ? — Est-ce dans la race ou dans le sol et le climat ? — Influences de la nature et du milieu. — La plaine et la forêt. — Les saisons. — Les maux historiques : épidémies et famines. — Comment il ne faut pas outrer le mysticisme des Russes. — Quels en sont les caractères et les limites ? — Fréquente combinaison de réalisme et d’idéalisme.


Chez le peuple, et non seulement chez le paysan, mais chez l’ouvrier, chez le petit bourgeois et le marchand des villes, le sentiment religieux a conservé son antique naïveté. La religion y donne une incontestable preuve de vie : la fécondité ; elle y est sans cesse en enfantement, mettant au monde des sectes bizarres dont le nombre même est difficile à fixer. L’homme du peuple semble n’avoir pas encore franchi ce degré de civilisation où toutes les conceptions prennent spontanément une forme religieuse. À cet égard, comme à tant d’autres, il est le contemporain de générations depuis longtemps disparues chez nous. S’il est, en Europe, des États où la religion a tenu une aussi grande place, il n’en est peut-être point où elle en occupe encore une aussi large. La rudesse du sol et du climat avait préparé son empire ; les vicissitudes de l’histoire, la forme du gouvernement public et privé l’ont affermi ; l’état de culture l’a maintenu.

Lorsque, au-dessus d’un village des steppes, j’apercevais l’église dominant de ses coupoles vertes les noires cabanes du paysan, il me semblait voir un emblème de cette vieille royauté de la religion sur la terre russe. Que si l’on nous demande comment ou pourquoi la religion a gardé, sur le peuple et sur la vie populaire, un ascendant qu’elle a perdu en tant de contrées de l’Europe, les raisons en sont multiples. C’est d’abord, et avant tout, le degré de civilisation du pays et, si l’on peut ainsi parler, l’âge intellectuel de la nation. Ce peuple, encore jeune malgré ses mille ans d’histoire, en est à une sorte d’adolescence, où les croyances de sa longue enfance conservent presque toute leur autorité.

Il n’en est pas encore arrivé (nous parlons, bien entendu, des classes populaires) à Ja phase du scepticisme, à cette crise des croyances que traversent depuis un siècle les sociétés occidentales. Il n’a pas encore passé par cette redoutable mue intellectuelle qui a, pour longtemps, ébranlé la santé morale des peuples modernes. Il a eu beau être visité par Diderot, il a beau posséder la bibliothèque de Voltaire, il en est encore à l’âge théologique, et, malgré les recrues faites chez lui par les disciples de Comte, rien n’indique qu’il en doive bientôt sortir.

Dans cette Russie, pareille à ses paresseuses rivières, les siècles paraissent couler plus lentement. Pour la grande masse de la nation, le moyen âge dure toujours. Luther est encore à son couvent, et Voltaire, l’ami de Catherine, n’est pas né. Elle est restée au quinzième siècle, pour ne pas dire au treizième. C’est une impression que j’ai souvent eue en Russie. Après avoir franchi, au milieu d’un peuple de pèlerins, les hautes portes du monastère de Saint-Serge, ou être descendu, à travers deux longues files de mendiants, dans les galeries des catacombes de Kief, il me semblait mieux comprendre notre moyen âge. De même, pour qui n’a pas foulé le sol encore intact de la sainte Russie, la meilleure manière de se représenter le peuple russe, c’est encore de remonter au delà de la Réforme et de la Renaissance, aux siècles où la foi au surnaturel dominait toute la vie populaire, où des hérésies naïves et grossières étaient le refuge des esprits les plus hardis.

Ce peuple a conservé l’intégrité de croyances des époques où l’on n’ose mettre en doute que les conditions de la foi et la forme du salut. Son grand charme et sa grande force, c’est qu’il n’a pas été entamé par notre aride scepticisme. De là vient qu’à travers son apparente grossièreté il a souvent l’âme moins grossière que des peuples extérieurement plus policés. Ce qu’il avait de noble et d’élevé dans le cœur ne s’est pas flétri au contact d’un esprit de négation qui n’est pas fait pour les petits et les humbles, et qui, en descendant des lettrés ou des savants dans les foules, s’y dessèche en un inepte et brutal matérialisme. C’est uniquement, dira-t-on, que la Russie est arriérée de plusieurs générations. Ç’en est au moins une des raisons. Libre à chacun de l’en plaindre ou de l’en féliciter. Ce qui est certain, c’est que c’est là un fait gros de conséquences, d’autant qu’à considérer l’épaisseur des couches populaires et le mince épiderme de classes soi-disant instruites qui les recouvre, il faudra longtemps pour que ce qu’on appelle les idées modernes en pénètre le fond.

La Russie populaire vit dans une autre atmosphère que la nôtre : les vents qui soufflent de l’Occident seront longtemps avant d’en avoir renouvelé l’air. C’est presque le seul pays de l’Europe où l’homme du peuple ait conservé le sens de l’invisible, où il se sente réellement en communion avec les hôtes du monde supraterrestre. Ses villages de bois, en vain traversés par la vapeur, sont de ceux où un saint des vieux jours se sentirait le moins dépaysé.

L’état de culture du peuple n’est pas la seule raison de cette persistante prédominance des penchants religieux ; l’histoire, l’état social, l’état politique de la Russie n’y sont pas étrangers. Dure a été la vie sous le sceptre paternel des tsars. Rares et précaires étaient les joies qu’offrait l’existence à ce peuple de serfs. Sentant peser sur lui tout le poids d’un des plus pesants édifices sociaux qu’ait connus le monde chrétien ; ne voyant s’ouvrir à ses yeux de chair aucune libre perspective, il était d’autant plus enclin à chercher des échappées sur l’au delà. Il lui fallait un monde plus clément, où il trouvât en tout temps un refuge. La religion le lui assurait. En même temps que la grande consolatrice, la foi était pour lui la grande revanche de l’âme. Plus cette vie était lourde, plus il vivait de l’autre.

L’ignorance des masses, le manque de tout bien-être, la double tyrannie du bailli représentant le seigneur et de la police représentant l’État, toutes les tristesses de l’existence russe concouraient au même effet, tournaient le cœur du peuple dans le même sens.

Cette influence historique s’étend secrètement jusqu’aux classes cultivées, aux classes atteintes, depuis un siècle, du scepticisme occidental. Elles aussi ont durement ressenti le poids de l’histoire et de la vie. De là, en grande partie, l’accent original de leur mélancolie, leur précoce désenchantement d’une civilisation inférieure à leurs exigences, leur effort convulsif, dans le naufrage de leurs croyances, pour se rattacher à une foi nouvelle. De là, chez tant de ceux qui traversent le désert de la vie russe, un penchant au pessimisme, au mysticisme, au nihilisme, trois puits profonds et voisins l’un de l’autre, où se laissent choir bien des âmes lasses. De là, pour une bonne part, les soudains et douloureux coups d’aile d’une littérature restée croyante dans l’incrédulité, gardant le sentiment d’une foi qu’elle a perdue et frappant de ses élans impuissants un ciel vide.

Nous sommes portés, en Occident, à demander à la race, au sang slave, le secret des penchants mystiques et de l’instinct religieux des Russes. De pareilles vues ont beau se retrouver jusqu’à Pétersbourg ou à Moscou, c’est là, me semble-t-il, moins une explication qu’une simple constatation. Entre le génie slave et le génie hindou, entre le nihilisme de l’un et le bouddhisme de l’autre, on s’est plu à découvrir une ressemblance ; et cette ressemblance, on a été, chez nous et en Russie, jusqu’à l’attribuer à une parenté des deux races et à la pureté du sang russe[1].

Le nihilisme mystique de certains contemporains (nous ne parlons pas ici du nihilisme révolutionnaire, assez improprement dénommé) a beau présenter certains points de contact avec le vieux bouddhisme des bords du Gange, il y a entre l’esprit russe et l’esprit hindou, l’un essentiellement réaliste, l’autre essentiellement métaphysique, non moins de contrastes que de similitudes. À tout prendre, ils ne diffèrent guère moins que les épaisses jungles du Deccan et les pâles forêts du Nord. L’un tient du soleil des tropiques et l’autre des neiges du cercle polaire. Si notre œil perçoit entre eux de secrètes affinités, cela prouve une fois de plus que les extrêmes se touchent ; cela montre que la nature sait, dans les régions les plus dissemblables et par des moyens opposés, aboutir parfois aux mêmes effets ; que l’homme peut, sous les cieux les plus divers, éprouver à son insu les mêmes sentiments. Encore, en pareil cas, la part de l’histoire et de l’état de culture, la part du régime social, politique ou religieux, est-elle peut-être plus grande que celle de la nature.

Quant à conclure de pareilles similitudes de tempérament a une étroite parenté de race ; quant à en faire honneur à la pureté du sang aryen des Russes, regardés comme la lignée directe des Aryas, toutes les données de l’ethnographie protestent contre ce système. S’il est injuste de refuser aux Russes le titre d’Aryens, il est hors de doute que le Slave moderne, que le Russe en particulier, fortement croisé d’éléments fînno-turcs, est par le sang un des moins aryens des peuples indo-européens[2]. La ressemblance du vieux slavon avec le sanscrit ne saurait, à cet égard, rien prouver. Les Lithuaniens du Niémen seraient, à ce compte, en droit de faire valoir des titres supérieurs. Les plus éloignés du berceau supposé de nos ancêtres communs, les Celtes, pourraient, eux aussi, par certains côtés, prétendre à une ressemblance avec leurs lointains cousins du Gange, sans que Bretons ou Gallois en puissent conclure au privilège d’un sang plus pur.

Ici, comme en bien d’autres questions, l’appel à la race n’éclaire rien, d’autant que l’instinct mystique est loin d’être également commun à tous les peuples de souche slave. Il est peut-être plus rare chez les Slaves du Danube ou de l’Elbe que chez leurs voisins de sang germanique. Il n’a guère d’empire que chez les Russes et les Polonais, en tant de choses si différents, en cela seul peut-être semblables. Et encore, si, au dix-neuvième siècle, la littérature polonaise, la religieuse poésie de Mickiewicz, ou de Krasinski, le poète anonyme, est tout imprégnée d’un douloureux mysticisme, cela tient avant tout aux souffrances ou, comme disent ses fils, au long martyre, à la passion de la Pologne, cette crucifiée des nations. Si Mickiewicz, le grand poète de Lithuanie, s’est, avant Léon Tolstoï, égaré dans les subtils brouillards des sectes mystiques, c’était chez l’adepte du tovianisme, attendant la résurrection de sa patrie, autant folie patriotique que folie religieuse.

Veut-on, chez les Slaves du Nord, regarder le penchant au mysticisme comme un trait du tempérament national, il faut, croyons-nous, en rechercher l’origine dans l’histoire d’un côté, dans la nature de l’autre. Pour employer le langage du jour, la théorie des « milieux » nous paraît ici moins décevante que celle des races. Si de pareilles recherches ne sont pas entièrement vaines, l’explication la moins trompeuse est encore celle que nous fournissent ces deux grands facteurs du caractère d’un peuple, l’histoire et le climat, autrement dit le milieu moral et le milieu physique

Chez les Slaves, comme chez toutes les grandes races, l’instinct religieux a ses sources au plus profond du cœur ; chez le Russe, le sentiment mystique nous semble jaillir du sol et découler du ciel.

Nous avons déjà tenté d’analyser les principaux traits de la nature russe et la manière dont ce ciel et cette terre ont agi sur le caractère national[3]. Les impressions de cette pâle nature se résument pour nous en un contraste. Sur ces vastes plaines tantôt nues, tantôt couvertes de maigres forêts, l’homme se sent petit, sans que la nature se montre réellement grande. Il se sent faible, il se sent pauvre sans que la nature lui fasse toujours sentir sa force ou sa richesse. Une pareille terre, sous le froid ciel du Nord, éveille aisément l’instinct de l’infini avec le sentiment de l’inanité de la vie. Cette terre russe, à la fois immense et débile, incline l’âme à la mélancolie, à l’humilité, à la méditation intérieure, par suite au mysticisme.

La plaine illimitée, forêt ou steppe, a sur le Russe une influence comparable à celle du désert sur l’Arabe. Ces espaces sans fin donnent à l’homme, suivant les âges ou les tempéraments, deux impressions différentes. Tantôt cette étendue plate et monotone l’effraye, le rapetisse, le replie sur lui-même, lui donne le besoin de se serrer contre ses semblables et lui rend Dieu présent derrière ce ciel toujours fuyant. Tantôt ces vastes horizons lui donnent, avec le sentiment de l’espace libre, celui de la vie libre ; ils le sollicitent à des courses illimitées et à de longues chevauchées, excitant en lui le goût de l’indépendance, de l’entreprise, de l’aventure. Ces deux impressions se retrouvent chez le Russe, non moins que chez l’Arabe, parfois isolées et souvent réunies. L’une a encouragé le moujik à ses migrations séculaires et poussé au loin le Cosaque, le sauvage enfant de la steppe, qui ne pouvait tolérer de frein à sa liberté ou de bornes à ses incursions. L’autre a peuplé les couvents ou les skites des forêts du Nord et fomenté les rêves des sectes mystiques de la Grande-Russie. Toutes deux ensemble ont conduit aux sanctuaires lointains les longues files de pèlerins, sans cesse en marche de tous les coins de l’empire, et mis en mouvement les sectes d’errants ou de vagabonds, car le vagabondage du corps et de l’esprit est devenu une des formes de la piété et de la mystique russes.

Vues d’en haut, du sommet des falaises abruptes ou des collines boisées qui bordent le Dniepr, le Don ou le Volga, vues des tours de Kief ou des murailles de Nijni, ces plaines russes donnent la même sensation d’infini qu’ailleurs la mer. Ce paysage, tout horizontal, laisse généralement au ciel la plus grande place. Souvent le ciel occupe seul tout le tableau ; la terre, à force d’être plate, s’efface ; les regards, que rien n’arrête, vont en tous sens se perdre dans le ciel. Les diffuses forêts du Centre ou du Nord donnent d’une autre manière une impression analogue. L’œil, à travers les noires aiguilles des pins dénudés ou le grêle feuillage des trembles et des bouleaux, se sent invinciblement attiré vers le ciel. La forêt, comme la nuit, est partout mystérieuse. Les songes habitent la vivante solitude des bois. Leur silence, fait de bruissements confus, a une solennité grave dont l’âme se sent enveloppée ; et, quand le vent du pôle passe sur leur tête, les forêts du Nord ont tour à tour les gémissements et les grondements de la vague sur la grève.

À ces impressions du sol russe s’ajoutent celles qu’apportent les saisons, plus contrastées ici que nulle part ailleurs en Europe ; les saisons, dont les oppositions violentes nous ont semblé expliquer ce qu’il y a de heurté, de déréglé, d’outré, dans le caractère et la pensée russes[4] ; expliquer par leurs contrastes l’antithèse perpétuelle de l’âme russe, tour à tour résignée et révoltée, douce et dure, indifférente et passionnée, somnolente et fiévreuse ; tour à tour et souvent à la fois réaliste et mystique, positive et rêveuse, brutale et idéale, et sans cesse prête à passer d’un extrême à l’autre, avec une égale sincérité de conviction, avec des emportements et des élans étranges. Ce manque d’équilibre, ce manque de mesure, si frappant chez ce peuple, comme sous ce climat, ferait seul comprendre ses accès de mysticisme et les bonds et les chutes de sa pensée, violemment renvoyée de la terre au ciel.

Les saisons, avons-nous dit, confirment et corroborent les impressions du sol ; le ciel russe est en cela d’accord avec la terre russe. C’est d’abord l’hiver, le long recueillement de l’hiver, le froid sommeil de la nature, engourdie sous la neige, et dont la mort apparente fait une impression solennelle. N’est-ce pas un fait trop peu remarqué que l’énergie du sentiment religieux dans les pays du Nord ? À cet égard, comme pour tout ce qui touche l’influence du climat, nous vivons peut-être sur un préjugé. Le Nord n’est pas moins religieux que le Midi ; peut-être serait-il permis de dire qu’il l’est davantage. L’histoire en fait foi. Quels sont, en dehors de l’Espagne, les pays de l’Europe où les croyances ont pris l’empire le plus absolu et le plus persistant ? Ce sont les pays les plus septentrionaux, trois États de confessions et de races différentes, l’Écosse, la Suède de Swedenborg, la Russie. Nulle part la tolérance ou ce qui en est le dernier terme, l’égalité civile des cultes n’a eu plus de peine à se faire admettre. Nulle part, l’Église dominante n’a obtenu un tel ascendant sur les mœurs privées et sur les mœurs publiques. L’Écosse presbytérienne a, sous ce rapport, mérité d’être comparée à l’Espagne de l’Inquisition. La Pologne, l’Irlande, l’Angleterre même ont, de tous temps, été au nombre des pays les plus croyants de l’Europe. Le sentiment religieux des peuples septentrionaux diffère de celui des peuples du Midi comme les lacs de l’Écosse ou de la Finlande diffèrent des golfes bleus de Naples ou de Valence. Des aspects du Nord, il prend une teinte plus sombre et plus austère, il devient plus mélancolique et plus rêveur, peut-être en est-il plus profond.

Les régions septentrionales, où ont longtemps été confinés les Grands-Russes, sont celles où ont pris naissance la plupart des sectes mystiques de la Russie. Sous cette latitude, les longues nuits de l’hiver, les longs jours de l’été tendent presque également à ouvrir l’âme aux impressions mystiques ou aux religieuses angoisses. Ce n’est pas seulement au figuré que les ténèbres engendrent la superstition, elle naît spontanément, chez l’homme comme chez l’enfant, de l’obscurité physique et des heures nocturnes. Partout la nuit est le temps des craintes mystérieuses qui, ainsi que les phalènes et les oiseaux du soir, se cachent dans le jour pour voltiger autour de l’homme après le coucher du soleil. L’été, les longues soirées de juin, avec leur diaphane crépuscule qui n’est ni la nuit ni le jour, donnent à l’atmosphère du Nord quelque chose d’éthéré, d’immatériel, de fantastique, qui semble étranger au monde réel ; tandis que, durant les gelées d’hiver, les deux Ourses, inclinées sur le pôle, et l’innombrable armée des étoiles scintillent sur les cieux noirs avec un éclat obsédant.

Partout ce qui déconcerte l’esprit, ce qui trouble et épouvante les sens, éveille, avec l’idée de l’inconnu, le sentiment du surnaturel. Il semble, au premier abord, que la Russie soit entièrement libre des grands phénomènes, des commotions de la nature, qui, à Java ou au Pérou et, en Europe même, sur les pentes du Vésuve ou les croupes des Alpujaras, donnent à l’imagination populaire une sorte d’ébranlement périodique. Elle n’a, la vaste Russie, ni volcans comme l’Italie, ni tremblements de terre comme l’Espagne ; elle n’a ni pics neigeux, ni avalanches, ni glaciers, ni fiords aux bords escarpés, ni rochers battus des flots du large. Elle n’a ni les serpents ni les tigres de l’Inde ; elle a, il est vrai, des loups dans ses bois, des ours dans ses solitudes du Nord. Ces deux fauves ont, durant des siècles, été la terreur de ses campagnes ; ils ont l’un et l’autre inspiré maintes superstitions ; mais tous deux, l’ours surtout, sont devenus relativement rares. Ce serait un tort cependant de croire les plaines russes entièrement dénuées des phénomènes ou des spectacles qui, avec l’épouvante, provoquent les idées superstitieuses. Au lieu de provenir du sol, c’est encore aux saisons qu’ils appartiennent, aux saisons qui fournissent à l’imagination russe les aliments que le sol lui refuse.

« L’hiver a le bourane ou chasse-neige, tempête de terre non moins effrayante que les tempêtes de mer. La neige, soulevée violemment du sol, se mêle aux flocons qui tombent d’en haut, en sorte que la terre semble se confondre avec le ciel. Tous les objets disparaissent dans une obscurité trouble ; les chemins s’évanouissent dans le tourbillon dont les tournoiements emportent troupeaux et voyageurs. Le printemps a la débâcle, phénomène moins effrayant, mais encore frappant pour l’imagination. Les golfes, les lacs, les larges fleuves, transformés par l’hiver en plaines immobiles, se fendent avec un sourd craquement, se divisent en énormes bancs de glace qui se mettent en marche vers la mer, en s’entre-choquant pendant des centaines de lieues. Après la débâcle viennent les inondations, partout un des fléaux où l’homme croit le plus sûrement reconnaître la main divine. Les rivières, grossies par la fonte d’un océan de neige, débordent sur les plaines ou sur les plates vallées, qui se transforment en lacs[5]. La Russie tout entière est comme une mer basse ou un immense marais. Rien alors n’égale la majesté de ses fleuves ; ils ont plusieurs kilomètres, parfois plusieurs lieues de large. Le Volga va porter ses grands bateaux à plusieurs étages jusqu’aux murs de Kazan, à plus d’une lieue de sa rive ordinaire. Pétersbourg, pris entre le Ladoga et le golfe de Finlande, semble en danger d’être submergé ; la Neva, enflée des eaux des grands lacs, franchit ses quais de granit et bat le roc qui porte le Pierre le Grand de Falconnet. Les villes construites sur les fleuves ne sont à l’abri qu’en se mettant, comme Kazan, à plusieurs verstes de distance, ou en s’élablissant, ainsi que les deux Novgorod, sur les pentes des falaises qui dominent les rivières.

L’été a d’autres phénomènes moins redoutables, mais plus mystérieux, qui, dans le cœur de l’homme simple, éveillent de vagues terreurs. Sur les innombrables marais du Nord et du Centre auxquels souvent, comme en Occident, des craintes naïves ont donné le nom de Mare au Diable, voltigent des feux follets, pris par le paysan russe pour des âmes en peine. Dans le Nord, les aurores boréales mettent le ciel en feu, et leurs reflets, couleur d’incendie ou couleur de sang, semblent de sinistres présages. Dans le Sud et jusque dans le Centre, dans les steppes ou les plaines dénudées, c’est un spectacle plus rare, le mirage, qui, ainsi que dans les déserts de l’Asie, rend les objets lointains mobiles et présente aux yeux des images fantastiques. En quelques contrées de la Russie, plus d’une apparition miraculeuse, rappelée par des chapelles commémoratives, semble devoir être attribuée à des illusions de cette sorte[6].

En dehors de ces phénomènes naturels, les Russes de la Grande-Russie sont restés, pendant des siècles, sous le joug de trois fléaux qui ont plus fait encore pour les incliner à la superstition ou au fatalisme : ce sont les famines, les épidémies, les incendies. Cette Russie, si riche en blés, a eu pendant longtemps de la peine à suffire à sa maigre population. Le sol et le climat s’unissaient pour rendre les terres du Nord et du Centre peu productives ; il suffisait d’un retard dans le printemps pour empêcher les grains de mûrir durant le court délai que leur accorde l’été. Dans le Sud et la plus grande partie du tchernoziom, la culture, grâce aux Tatars, fut longtemps impossible ou précaire. Là même, l’insuffisance ou l’irrégularité des pluies, la sécheresse, contre laquelle ses prières implorent en vain pendant des mois la clémence du ciel, expose le cultivateur à voir des récoltes misérables succéder à de magnifiques. Aussi a-t-il fallu, dès longtemps, instituer dans chaque commune des greniers de réserve, qui, mal surveillés, trahissaient l’espérance publique, et laissaient les disettes aboutir à des famines. Nul pays de l’Europe n’a plus longtemps et plus horriblement souffert de ce mal, dont la facilité des voies de communication a pour jamais affranchi l’Occident. C’étaient des famines comme celles de l’Asie ou de l’Afrique, comme nous en avons encore vu de nos jours dans l’Inde ou dans la Perse, qui font périr en une année jusqu’à un cinquième ou un quart de la population. Dans notre siècle même, la Russie a éprouvé de ce fait des souffrances qu’on croirait impossibles en Europe.

La rigueur du climat condamnait la vieille Moscovie à de fréquentes famines ; sa position géographique la livrait souvent à un fléau non moins terrible. Le contact de l’Asie l’a, pendant des siècles, soumise à des invasions plus dangereuses que celles des Mongols ou des Tatars, à l’invasion d’épidémies asiatiques. Innombrables sont les pestes enregistrées, à côté des famines, par les annalistes de la Moscovie, et, sous le nom de peste noire, de mort noire, le choléra y a peut-être mis le pied bien avant d’avoir apparu dans le reste de l’Europe. Aux maladies venues de l’Asie, les animaux et le bétail n’échappent pas plus que l’homme ; la peste sibérienne est encore aujourd’hui la terreur des paysans. Épidémies et famines, s’abattant pendant des siècles sur chaque génération, n’ont pas moins affecté le tempérament moral des Russes que la richesse de la Russie.

Tout ce qui rend la vie précaire, tout ce qui semble la mettre dans la dépendance de causes extérieures à la nature, porte l’homme à implorer plus vivement un secours surnaturel. Les fléaux soudains, sans cause apparente ou explicable, sont attribués par le peuple à des crimes de la terre ou à des vengeances du ciel. Rien n’entretient davantage la conception primitive de la maladie, tour à tour imputée à des sortilèges ou à une punition divine, sans autre remède que les prières ou les enchantements. C’est là une des sources historiques du fatalisme et de la superstition des populations orientales. À l’aide du médecin, au soulagement incertain d’une science qu’il ne comprend point, le paysan russe préfère souvent des paroles mystérieuses, une amulette ou un pèlerinage. Pour chacune des épidémies dont est atteint son village, pour la petite vérole, pour le choléra, comme pour la peste bovine, le moujik a des charmes traditionnels, des rites magiques parfois hérités de l’ancien paganisme. Par contre, on l’a vu souvent, par une religion mal entendue, repousser comme diaboliques les spécifiques les plus efficaces. On dirait qu’il réserve sa foi pour le sorcier et ses scrupules pour le médecin. C’est ainsi qu’en plusieurs contrées la vaccination a été longtemps fuie comme un péché, sous prétexte que c’était le sceau de l’antéchrist. Naguère encore, lors des épidémies de diphtérie, devenues si fréquentes dans l’Europe orientale, les villageois de Poltava s’opposaient opiniâtrement à la désinfection de leurs maisons, voyant dans les procédés sanitaires une profanation de leurs demeures et dans les fumigations une opération diabolique[7]. Quand il a recours au médecin, le moujik en attend souvent le même genre de service que du sorcier ; si ses remèdes sont impuissants, il le traite comme un imposteur. Aussi, dans plusieurs épidémies, a-t-on vu la vie des médecins mise en péril par l’aveugle colère du peuple.

La peste et la famine, ces deux blêmes et maigres sœurs si longtemps acharnées sur elle, sont en train de disparaître de la Russie comme du monde civilisé. Il n’en est pas de même d’un autre fléau dont l’Occident peut à peine comprendre les ravages et l’impression décourageante, l’incendie. Le feu, le coq rouge, comme l’a surnommé le moujik, s’attaque aux forêts, aux villes, aux villages, encore presque entièrement construits en bois ; il prend par accident, il est allumé par une main criminelle. La Russie a, de nos jours même, été désolée par de véritables épidémies d’incendies, car, pour les faibles et les opprimés, le feu a, de tout temps, été l’arme populaire contre les puissants. Les pertes par le feu se chiffrent chaque année à des centaines de millions, mais ce n’est pas le seul dommage qu’il apporte à la Russie. Le caractère du peuple en a été aussi éprouvé que son bien-être. Comme les famines et les épidémies, comme tout ce qui rend la santé, la vie ou la fortune instables, l’incendie a fomenté chez les Russes la superstition et le fatalisme. Lui aussi a souvent provoqué les soupçons aveugles et les violences soudaines d’une foule atteinte d’un mal dont la cause lui échappait. L’origine du feu, qu’allume parfois la foudre, est souvent aussi mystérieuse, aussi énigmatique que celle de la peste. Comment s’étonner que l’imagination populaire y voie également un châtiment céleste, contre lequel il n’y a d’autre secours que la prière ou une image miraculeuse ? Naguère encore, ce sentiment était assez fort chez le paysan pour paralyser ses bras en face des flammes. On en a vu déménager leurs maisons, enlever leurs vêtements et leurs ustensiles, décrocher les châssis de leurs doubles fenêtres, et laisser leur village brûler en s’écriant : « C’est la main de Dieu ! » L’établissement des assurances, plus bienfaisantes en Russie que partout ailleurs, trouva dans cette croyance un obstacle inattendu. Par une sorte de scrupule de fataliste, le vieux paysan se faisait un remords de se mettre en garde contre un mal envoyé du ciel ; il lui répugnait d’acheter à prix d’argent l’immunité contre les colères d’en haut. Bien des campagnes fussent demeurées en dehors de toutes les assurances, si les assemblées provinciales n’avaient imaginé d’en établir d’obligatoires.

Les villageois font parfois encore le même accueil résigné aux maladies nouvelles qui déciment leurs troupeaux ou leur famille et aux insectes qui fondent à l’improviste sur leurs champs. Le sud de la Russie n’est pas toujours à l’abri des ravages des sauterelles. Vers 1880 on a vu, dans le gouvernement de Kherson, les paysans refuser de se défendre contre une invasion de criquets. « Dieu est irrité, disaient-ils : les sauterelles sont un châtiment de Dieu. » Et ils restaient assis, immobiles, en face de l’armée dévorante des locustes, répétant : « Quand le jour du châtiment sera passé, les sauterelles partiront ». Pour triompher de l’obstination de ces moujiks, l’autorité civile dut s’adresser au clergé, et, en pareille rencontre, le peuple des campagnes est loin de toujours obéir aux exhortations de ses prêtres.

Le fatalisme est un des traits les plus marqués du caractère national. Général chez les paysans, il persiste fréquemment dans des classes ou chez des hommes que leur éducation semblerait devoir y soustraire. L’esprit russe en est, pour ainsi dire, imprégné. On en retrouve la trace dans sa bravoure comme dans sa résignation, dans ses révoltes comme dans ses soumissions, dans ses témérités non moins que dans ses découragements, dans ses accès d’activité fiévreuse aussi bien que dans ses langueurs et son apathie, dans ses négations presque autant que dans sa religion. Il perce jusque dans ses plaisirs et ses goûts, comme dans la passion des jeux de hasard, passion qui repose au fond sur une sorte d’acte de foi à la chance et au pouvoir mystérieux du sort. Si le Russe a vraiment quelque chose d’oriental, c’est par là.

Au fatalisme s’allie souvent chez lui le mysticisme, un mysticisme inavoué qui s’ignore, qui fréquemment se nie lui-même et a honte de se reconnaître. Cette veine mystique, longtemps inaperçue des indigènes, frappe l’étranger. Nous l’avions, pour notre part, dès longtemps signalée[8]. Après avoir été lente à le découvrir, l’Europe est peut-être aujourd’hui disposée à grossir ce mysticisme russe, à lui faire une trop grande part dans la littérature, dans la pensée, dans le caractère slaves. Il s’en faut que tous les Russes en soient vraiment atteints. Partout, sur notre globe déjà vieux, c’est là forcément chose rare. Peut-être même est-on d’autant plus frappé de le rencontrer en Russie qu’il s’y mêle fréquemment à des instincts qui semblent jurer avec lui.

Pareil à une vapeur subtile, le mysticisme n’en plane pas moins sur la terre russe. S’il n’a pas de prise sur toutes, il pénètre certaines âmes ou plus fines, ou plus ardentes, ou plus maladives. À l’opposé de ce qu’on serait tenté d’imaginer, les années semblent y rendre plus sensible ; la jeunesse s’en défend parfois mieux que l’homme fait. Le mysticisme est, chez plus d’un Russe, une affection de la maturité. Tel qui en semblait exempt à vingt-cinq ans, en est atteint à cinquante. Gogol et Léon Tolstoï en sont des exemples. Cette sorte d’évolution, et comme de conversion mystique, s’est vue également ailleurs. En Russie elle ne s’explique pas seulement par l’éternel désenchantement de la vie humaine, mais aussi par les fatales déceptions encore inhérentes à la vie russe. Les étroites limites de l’activité intellectuelle sous le régime autocratique ; les barrières où se heurte en tous sens l’initiative individuelle ; l’inaction tôt ou tard imposée aux esprits indépendants ; le vide mal dissimulé de l’existence officielle et le vide trop apparent de tout ce qui n’est pas service d’État ; en un mot, l’impuissance d’agir et la fatigue de vouloir, l’inutilité de l’effort, mieux ressentie avec l’âge, rejettent parfois dans la contemplation et le mysticisme des âmes robustes qui, en d’autres pays, se fussent absorbées dans l’action. Peut-être l’usure du climat n’y est-elle pas non plus étrangère, car les forces morales ne lui résistent souvent pas mieux que les forces physiques ; on vieillit vite sous ce ciel.

En Russie le mysticisme habite le Nord plutôt que le Midi et l’izba du paysan de préférence à la maison seigneuriale, parce que le moujik est plus voisin de la nature et qu’en Russie la nature est d’ordinaire plus mélancolique et plus mystérieuse dans le Nord. Le mysticisme russe se ressent, du reste, du sol et du peuple ; il conserve presque toujours une saveur de terroir. Ne lui demandez point l’exquise et allègre poésie de ce doux extatique de François d’Assise qui, dans sa charité, embrassait toute la nature vivante, prêchant aux petits oiseaux et « à ses sœurs les hirondelles ». Peut-être faut-il pour cela le ciel et les fraîches vallées de l’Ombrie ou de la Galilée. S’il n’a pas la suavité franciscaine, le mysticisme russe a rarement l’âpreté de l’ascétisme oriental. S’il est, lui aussi, souvent bizarre, lourd, prosaïque, il est d’ordinaire moins sombre et moins farouche. Il perd rarement tout à fait le sens du réel ; il garde des soucis pratiques jusque dans ses conceptions les plus folles. Son vol ne dépasse jamais les sommets. Le vide éther des espaces célestes, l’air raréflé des hautes cimes ne conviennent point à ces enfants de la plaine. Jusqu’en ses envolées les plus hardies, le Russe ne quitte presque jamais la terre du regard. Aux songes les plus étranges de l’illuminisme religieux ou de l’utopie politique, il mêle fréquemment les calculs de l’esprit le plus pratique : curieuse alliance qui se rencontre en d’autres pays du Nord, en Angleterre et surtout aux États-Unis. C’est là peut-être une des rares ressemblances des Russes et des Américains.

C’est que le fond du caractère russe demeure un positivisme latent, un réalisme, lui aussi, parfois inconscient qui perce à travers tout ce qui le recouvre et le déguise. Nous avons déjà eu l’occasion d’insister sur ce trait, et il suffit de le rappeler[9]. Ce n’est pas seulement dans la littérature, dans le roman qu’on trouve combinés en Russie ce que les Occidentaux ont appelé positivisme et mysticisme, naturalisme et idéalisme ; c’est dans l’âme, dans la vie, dans le caractère russes. Les contrastes que Joseph de Maistre se plaisait déjà à signaler dans les idées et dans les mœurs de ses hôtes de la Neva, nous les avons partout retrouvés dans l’homme lui-même[10]. Il faut toujours en revenir là, quand on parle des Russes. C’est cette alliance même de traits opposés qui fait l’originalité de leur caractère national, qui lui donne quelque chose d’imprévu, de troublant, d’insaisissable et en rend l’étude si attachante parce qu’elle réserve toujours des découvertes ou des énigmes. Chez le Russe, les contraires s’attirent. Toutes ces oppositions de tempérament, tous ces contrastes de caractère se manifestent dans sa religion, et nulle part peut-être avec plus de relief que dans ses sectes populaires. N’aurait-il d’autre intérêt, l’examen de ses croyances, de ses rites, de ses superstitions, de ses ignorantes et grossières hérésies, serait toujours un curieux chapitre de psychologie nationale.



  1. Voyez, p. ex., le beau livre de M. E. M. de Vogüé de Roman Russe, chap. 1er.
  2. Voyez t. I, liv. II, chap. ii.
  3. Voyez t. 1, liv. III, chap. ii et iii.
  4. Voyez t. 1, liv. II, chap. iii.
  5. Rastivy rêk eia podobnye moram,…
    « Les débordements de ses fleuves, pareils à des mers », dit le poète Lermontof.
  6. Voyez ; p. ex., Herbert Barry : Russia in 1870, p. 194-199.
  7. En 1880, à Fidoulki, dans le gouvernement de Poltava, les paysans tentèrent de brûler vive une femme qui voulait les décider à se laisser désinfecter.
  8. Voyez, p. ex., la Revue des Deux Mondes du 15 oct. 1873, p. 880-888.
  9. Voyez t. 1, liv. III, chap. ii.
  10. Voyez t. 1, liv. III, chap. iii.