L’Empire des tsars et les Russes/Tome 3/Livre 1/Chapitre 3

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CHAPITRE III


De la nature de la religion en Russie. — Est-il vrai que le peuple russe ne soit pas chrétien ? — Caractères du sentiment religieux chez lui. — Comment son christianisme est parfois demeuré extérieur. — Raisons de ce fait. — Manière dont la Russie a été convertie. — De quelle façon le polythéisme a persisté sous le christianisme. — Dieux slaves et saints chrétiens. — En quel sens le peuple russe est un peuple bireligieux. — Rites chrétiens et notions païennes. — Persistance de la sorcellerie. — Religion envisagée comme une sorte de magie. — Pourquoi le peuple russe n’en doit pas moins être regardé comme chrétien. — Influence de l’Évangile sur ses idées, ses mœurs, sa littérature.


Nous étudions le sentiment religieux en Russie ; mais le peuple russe est-il vraiment religieux, est-il vraiment chrétien ? Les vagues et grossières croyances du moujik méritent-elles le nom de religion ; ses confuses notions sur la vie et sur le monde proviennent-elles bien de la foi chrétienne ? Beaucoup de ses compatriotes le contestent. Pour un grand nombre de Russes, la Russie n’est ni religieuse ni chrétienne. À Pétersbourg, à Moscou même, cela est devenu une sorte d’axiome. Des hommes, d’opinions d’ailleurs fort diverses, sont là-dessus d’accord. À les en croire, le moujik n’a de la religion que l’apparence ; il n’a de chrétien que les dehors. En certains cercles, ce n’est pas là seulement un lieu commun, c’est aussi une prétention nationale. On est disposé à s’en faire gloire, oubliant que, s’il y a là une part de vérité, la cause en est surtout au peu de culture du pays. Déjà, sous Nicolas, l’un des oracles de la pensée russe, Biélinsky écrivait à Gogol, si je ne me trompe : « Regardez bien le peuple et vous verrez qu’au fond il est athée. Il a des superstitions, il n’a pas de religion. » À plus d’un Pétersbourgeois cela semble préférable. On trouve avantage à ce qu’au point de vue religieux, comme au point de vue politique, l’esprit russe soit une table rase.

Un Russe, ami et disciple de Littré, a fort bien, sur ce point, exprimé l’opinion de beaucoup de ses compatriotes ; il nous reprochait d’avoir attaché trop d’importance à l’entrée de la Russie au nombre des nations chrétiennes[1]. En Russie, a dit M. Wyroubof, il y a eu des Églises, il n’y a jamais eu de religion, si ce n’est le polythéisme primitif. L’Église a dissous peu à peu le paganisme sans réussir à lui rien substituer. Le peuple, resté sans croyances en rapport avec ses besoins, s’est montré accessible à toutes les superstitions, à toutes les étrangetés. En fait, la Russie n’a jamais été ni réellement chrétienne, ni réellement orthodoxe ; elle n’a jamais été soumise qu’à un simulacre de baptême.

L’objection revient à dire que les sujets du tsar ont un culte et n’ont pas de religion. C’est là, qu’on veuille bien le remarquer, une observation que, pour des raisons analogues, on pourrait étendre à bien d’autres pays, à bien d’autres époques. Certes, il n’a pu suffire aux Varègues de Vladimir de prendre un bain dans les eaux du Dniepr pour en sortir chrétiens. À Kief et à Novgorod, comme plus tard à Moscou, un paganisme latent et inconscient a pu longtemps régner à l’ombre de la croix byzantine. Mais, à regarder l’histoire, la Russie n’est ni le seul État de l’Europe où le christianisme ait été officiellement imposé par une sorte de coup d’autorité, ni le seul où la foi chrétienne soit longtemps demeurée tout extérieure, toute superficielle. Les Francs de Clôvis et les Saxons de Charlemagne ne nous semblent pas avoir beaucoup mieux compris le christianisme que les droujinniks de Vladimir et d’Iaroslaf. Nous pourrions, à cet égard, faire de curieux rapprochements entre les Francs peints par Grégoire de Tours, et les Slaves décrits par la Chronique de Nestor. À comparer les deux pays et les deux époques, ce n’est pas toujours chez le moine de Kief et chez les Rurikovitch qu’on trouverait le moins de religion et le moins de sens chrétien. Dans la Russie des Apanages, l’Église et la foi n’ont guère eu moins d’ascendant sur les grands princes qu’elles n’en ont eu, en Occident, sur les Carolingiens et les premiers Capétiens. Qu’on lise les instructions de Vladimir Monomaque à ses fils[2] ; l’empereur Louis le Débonnaire ou le roi Robert n’auraient pas, dans leur testament, montré plus de respect de l’Évangile ou de souci de l’Église.

À prendre l’époque actuelle, la Russie n’est pas non plus le seul pays des deux mondes où le christianisme se réduise fréquemment en pratiques extérieures et en notions grossières. Ce que certains Russes disent de leurs compatriotes, bien des nationaux ou des étrangers l’ont dit de maint peuple de l’Europe ou de l’Amérique méridionale. Combien de fois n’a-t-on pas répété que, avec toute sa dévotion, avec tous ses hommages aux saints et aux images, le Napolitain ou l’Andalou, et, à plus forte raison, le Mexicain ou le Péruvien, n’étaient réellement pas chrétiens ; que, sous le mince vernis de leur christianisme de surface, perçait partout le vieux polythéisme ? Pour un esprit non prévenu, le cas de la Russie n’est donc pas aussi singulier que semblent le croire beaucoup de Russes. Il n’y a pas là de quoi dénier au moujik le titre de chrétien, car il faudrait alors le refuser à bien d’autres. On risquerait d’aboutir à cette bizarre découverte, que les pays où la religion est restée le plus en honneur, où ses rites et ses préceptes ont gardé le plus d’empire sur les masses, ne connaissent ni religion ni christianisme.

La religion, et cela est vrai de la plus sublime comme des plus humbles, la religion s’épure ou se dégrade selon le milieu qui la reçoit. Chez un peuple grossier, ignorant, elle devient ignorante et grossière. Entre elle et le croyant il y a une action réciproque ; elle se matérialise quand elle ne peut le spiritualiser ; elle s’abaisse avec ceux qu’elle ne peut élever. La religion prend les hommes par le dedans ou par le dehors, selon leur degré de culture ; et c’est par le dehors que commence le plus souvent son empire, comme c’est encore par le dehors qu’il se prolonge, alors que s’affaiblit son autorité sur le dedans.

Il se rencontre souvent ici une confusion d’idées qu’il importe d’éviter. De ce qu’une religion est grossière, de ce que les rites et les formes y prédominent, il ne s’ensuit pas toujours qu’elle soit toute de forme. Elle peut être, ou, mieux, elle peut sembler tout extérieure, sans être pour cela superficielle. Ce sont là deux choses fort différentes. Telle pratique, qui nous paraît de pure forme, peut tenir au plus profond des notions populaires ou au plus intime du cœur ; il faudra des siècles pour l’en déraciner. L’importance attachée aux rites et aux observances ne prouve point que le culte reste sans prise sur le fond de l’homme. Loin de là, à un certain degré de culture, comme à un certain âge de la vie, l’intérieur est asservi à l’extérieur. Il ne pénètre à l’âme que ce qui frappe le sens ; il n’y a de règle pour le dedans que ce qui règle le dehors, parce qu’alors l’homme est presque tout en dehors, ou le dehors est presque tout l’homme.

Cette réserve faite, il reste vrai qu’en Russie la religion est demeurée plus grossière qu’en tel ou tel autre pays. La foi chrétienne y est entachée de notions païennes. En dehors même de ces tribus d’origine finno-turque, qui n’ont de chrétien que leur inscription sur les registres de l’église, le paysan, s’il est toujours religieux, ne semble pas toujours chrétien. Pour être parvenu à rayer de l’âme russe le nom et le souvenir des dieux païens, le christianisme n’a pas toujours réussi à y graver ses dogmes et ses croyances. Entre les vieilles conceptions païennes et les enseignements évangéliques, il y a une sorte de superposition qui a persisté jusqu’à nous. Ce ne sont pas seulement les rites du paganisme que le paysan a çà et là conservés, c’est, sous une enveloppe chrétienne, l’esprit même du polythéisme. Aussi, est-ce devant le moujik qu’on pourrait dire que le paganisme est immortel.

Ce phénomène s’explique par plusieurs raisons faciles à saisir, par l’état de culture du peuple, par son manque d’éducation historique, et aussi par son caractère, par son réalisme invétéré, son attachement traditionnel aux rites et aux coutumes. Il s’explique par l’esprit de l’Église qui lui apporta l’Évangile, par les défauts du christianisme byzantin, lui-même déjà tombé dans le formalisme, et aussi par la manière dont la foi nouvelle se substitua à l’ancien polythéisme. Le missionnaire grec était enclin à faire consister toute la religion dans les rites, et ses protecteurs, les convertisseurs du peuple, les princes de Kief étaient naturellement, par leur éducation païenne, encore plus portés à ne demander à leurs sujets que le respect des observances de la foi nouvelle.

Une des choses qui frappent dans l’histoire de la Russie, c’est la facilité avec laquelle le christianisme s’est introduit chez les Slaves russes. Entre l’Évangile et le paganisme, la lutte fut courte, la victoire peu disputée. À Kief, où le Christ avait des églises dès avant Vladimir, le polythéisme semble avoir été vaincu sans avoir presque combattu. Il s’efface, en quelque sorte, il s’évanouit tout à coup devant le conquérant étranger[3]. Or, en religion, plus encore qu’en politique, il n’y a de complètes et de durables que les victoires disputées.

Le triomphe du christianisme fut d’autant plus rapide que le polythéisme des Slaves Russes était plus informe, plus vague, plus primitif. S’il avait des dieux, s’il possédait même des images, des statues de ses dieux, le Slave du Dniepr n’avait ni temples pour les abriter, ni clergé pour les défendre. Le culte, pour ne pas dire la religion, était encore chez lui en voie de formation. Au lieu d’être en décadence, comme le polythéisme classique, son paganisme semble avoir été plutôt dans la période d’élaboration. Ce qui, en d’autres circonstances, en eût pu rendre la résistance plus vive, ne l’a pas empêché de succomber devant une religion supérieure non seulement par ses croyances, mais par son organisation, par son culte et son clergé. Toutefois, comme le sentiment païen était encore dans toute sa vigueur, que l’âme populaire en était imbue, le triomphe du Dieu unique a été longtemps plus apparent que réel. Les idées et les notions du polythéisme ont, après sa défaite officielle, persisté à travers les rites du nouveau culte. Ce qui a été renversé par Vladimir, ce sont les dieux de bois à barbe d’or du paganisme russo-slave, plutôt que les antiques conceptions que ces dieux personnifiaient. Aux anciennes idoles, convaincues d’impuissance devant le Dieu des missionnaires byzantins, ont succédé le Christ et les saints du christianisme. La victoire de l’Évangile s’est ainsi trouvée d’aulant plus facile qu’elle était moins profonde. Il a pris d’autant plus vite possession des collines de Kief et des demeures des Varègues qu’il s’emparait moins des esprits et apportait moins de trouble dans les âmes, moins de changement dans les idées. On comprenait si peu le christianisme qu’on restait à demi païen sans le savoir. Telle est encore souvent, après des siècles, la religion du moujik. Ce paga nisme latent, l’Église et l’État se sont donné d’autant moins de peine pour le déraciner qu’il opposait moins de résistance extérieure et s’ignorait davantage lui-même[4].

La religion du peuple a ainsi été longtemps une sorte de paganisme chrétien, ou mieux de christianisme païen, où le polythéisme « représentait les croyances et le christianisme le culte ». Si les idées chrétiennes s’infiltraient peu à peu à travers les notions païennes, en revanche les vieilles cérémonies du paganisme, avec ses chants et ses danses, revivaient souvent au-dessous des rites de l’Église[5]. On a pu dire que le peuple russe était un peuple bireligieux. Les vieux chroniqueurs en faisaient déjà la remarque. Cette sorte de dualité de croyances, persistant à travers les siècles, a frappé tous ceux qui ont étudié le paysan ; elle se retrouve encore aujourd’hui dans ses chants, ses contes, ses traditions, comme dans son imagination. L’élément chrétien et l’élément païen s’y mêlent et s’y entrecroisent de telle façon que sa religion ressemble à une étoffe de deux couleurs[6].

Les dieux slaves ont-ils été effacés de sa mémoire, le peuple a gardé le souvenir des divinités secondaires, de celles du moins qui, par leur nom ou par leurs attributs, personnifiaient le plus nettement les forces de la nature. Comme presque partout, c’est la partie inférieure de la mythologie qui a le mieux résisté. C’est ainsi que, en près de dix siècles, le christianisme n’a pu supprimer ni le Vodiany, l’esprit des eaux, vieillard au visage boursouflé et aux longs cheveux humides qui habite les rivières et fait sa demeure près des moulins ; ni les Rousalkas, sorte de sirènes ou de naïades slaves, à la peau d’argent et à la chevelure verte, qui, de même que les nymphes grecques le jeune Hylas, attirent les jeunes gens au fond des eaux ; ni le Léchii, l’esprit des bois, sorte de lutin folâtre ou de Sylvain aux pieds de chèvre, qui égare les voyageurs dans la forêt ; ni le Domovoï, le génie de la maison, dont le poêle, ce foyer russe, est la demeure préférée. Tous ces êtres fantastiques jouent un grand rôle dans les chants et les contes populaires. Les marais, les lacs, les forêts les ont fait vivre dans l’imagination russe[7].

En Russie plus qu’ailleurs, c’est surtout dans le culte des saints que le polythéisme s’est survécu. Si oubliés que soient les dieux slaves, ils n’ont disparu du sol russe qu’en se travestissant en saints chrétiens. Pour se retrouver dans l’Orient hellénique, comme dans l’Occident latin, de pareilles métamorphoses n’ont nulle part été plus fréquentes qu’en Russie. Elles seules expliquent la vogue de certains bienheureux et la bizarre hiérarchie du ciel russe. La place assignée par la dévotion populaire à ses saints favoris est sans rapport avec leur rôle dans l’histoire ecclésiastique ou leur rang dans la liturgie orthodoxe. On a remarqué que, parmi les hôtes de l’empyrée chrétien, les plus vénérés du peuple étaient souvent les moins humains ou les moins historiques, ceux que la légende a le plus librement modelés à son gré. La raison en est simple : saints légendaires, anges du ciel ou prophètes de l’ancienne loi, les préférés de la dévotion russe ont pour la plupart conservé un caractère mythique.

Plusieurs ne sont que des dieux dégradés ou purifiés. De l’Olympe barbare de la Rouss primitive ils se sont glissés dans le paradis orthodoxe. Parfois, sous le couvert d’une ressemblance de noms, ils ont transmis à un saint leurs attributs et leurs fonctions. C’est ainsi que saint Blaise, en russe Vlas, a, dans les superstitions locales, pris l’emploi de l’antique Volos ou Veles, le dieu des troupeaux. Le Jupiter slave, Péroun, le dieu de la foudre, dont les statues furent jetées dans le Dniepr et le Yolkof, est remonté sur les autels sous la figure d’Élie, saint Élie, Ilia. Le prophète d’Israël, enlevé au ciel sur un char de feu, a succédé au dieu du tonnerre des anciens Russes, de même que, chez les Grecs, le même Élie avait déjà hérité d’Hélios, le Soleil. Lorsqu’il tonne, c’est, pour le moujik, le char du prophète Elie qui roule dans les cieux[8]. En même temps que de la foudre, ce maître de l’orage dispose de la grêle. Un conte du gouvernement de Iaroslavl le montre détruisant les récoltes d’un paysan qui célébrait la Saint-Nicolas sans fêter la Saint-Élie[9].

Pour d’autres bienheureux, pour saint Nicolas, pour l’archange saint Michel, pour saint Georges, l’un des patrons de l’empire, dont l’équestre image, d’origine païenne, décore l’écusson national, le caractère mythique n’est pas moins marqué. Saint Georges et saint Michel partagent avec saint Élie, et aussi avec saint André et saint Pierre, la succession du Thor slave, Péroun. D’autres fois, dans sa fête du printemps, le 23 avril, Georges, Iouri ou Iégory le brave devient le protecteur des troupeaux et apparaît, de même que saint Blaise, comme l’héritier du dieu Volos. Dans la légende du chevaleresque pourchasseur du dragon, sorte de Persée ou de Bellérophon chrétien, les souvenirs païens et les idées chrétiennes s’enchevêtrent et se confondent, chez les Russes tout comme chez les Grecs et les Latins.

Il en est de même de saint Nicolas, le plus invoqué et le plus puissant de tous les saints russes, celui qui, selon la croyance populaire, doit succéder à Dieu, lorsque Dieu se fera vieux. Saint Nicolas a les vocations les plus diverses. C’est, comme en Occident, le patron des enfants, c’est le protecteur des matelots, des pèlerins, des gens en danger. Par opposition à saint Élie, souvent dur et vindicatif, saint Nicolas, est le bon saint, obligeant et secourable par excellence. Le Russe en emporte le culte partout avec lui et le répand autour de lui. Chez les indigènes de la Sibérie, saint Nicolas est le dieu agricole et le dieu de la bière que l’on fête pendant la moisson. Les païens d’au delà de l’Oural ont pour lui les mêmes hommages que les orthodoxes : ainsi les Votiaks non baptisés et les Ostiaks, qui l’appellent Kola, le dieu russe. En Europe, comme en Asie, plusieurs tribus finno-turques, officiellement converties au christianisme, ne connaissent guère d’autre dieu chrétien. Presque toute la religion des Tchouvaches du Volga se réduit en pèlerinages à ses sanctuaires, partout fort nombreux. On peut ainsi encore aujourd’hui suivre, en Russie même, les diverses phases de l’évolution religieuse, du paganisme ou du fétichisme au christianisme.

La façon dont le paysan honore ses saints, l’idée qu’il se fait de leur puissance, de leur protection, de leurs rancunes, est souvent encore toute païenne. Il redoute leur vengeance et prend garde de blesser leur amour-propre. Il cherche à gagner leur faveur et leur en veut de leur négligence. « Te sert-il, prie-le ; ne te sert-il pas, mets-le sous le pot », dit un dicton populaire[10]. On sait que dans chaque maison, presque dans chaque chambre, la place d’honneur, un des angles de la pièce, selon un usage oriental, est occupée par les saintes images, ces dieux lares moscovites. Pour elles est le premier salut de tout Russe qui entre. Veut-il commettre un acte qui puisse les choquer, le pécheur a le soin de leur voiler la face. Ainsi les femmes de mœurs légères.

Les Russes ont l’habitude d’honorer les saints et le Christ lui-même en faisant brûler des cierges devant leurs images. Durant les offices, les fidèles, debout les uns derrière les autres, se transmettent de main en main les petits cierges à poser devant l’iconostase. Un jour, c’était la fête de saint Georges, un paysan passait ainsi deux cierges. « Pourquoi deux ? lui demanda-t-on. — C’est, répondit le moujik, qu’il y en a un pour le saint et un pour le serpent. » Plus d’un homme du peuple serait enclin à rendre ainsi hommage en même temps à saint Georges ou à saint Michel et au dragon terrassé par le saint. Il y a dans leurs croyances une sorte de dualisme inconscient. La vie leur apparaît comme la lutte de deux principes opposés. On a cru retrouver dans les traditions populaires le souvenir de deux dieux ennemis : le dieu blanc, dieu du bien, le dieu noir, dieu du mal. Cette vue, à en croire les mythologues, a beau sembler inexacte, elle est d’accord avec les idées et la religion de nombre de moujiks. On dirait parfois que, sous leur christianisme, se retrouve une sorte de manichéisme latent. Maintes sectes populaires croient partout découvrir le diable et l’antéchrist.

Une chose plus d’une fois remarquée, c’est la facilité avec laquelle le moujik russe, le colon russe, transporté au milieu de populations idolâtres, en adopte les superstitions et parfois même les rites païens. En Sibérie notamment, un grand nombre de paysans orthodoxes se laissent prendre aux grossières séductions du chamanisme et figurent parmi les ouailles des chamans. Aux bords de la Lena, beaucoup fréquentent les sanctuaires bouddhistes des Bouriates, leurs voisins. Jusqu’aux environs d’Irkoustk, la capitale de la Sibérie orientale, siège d’un archevêché orthodoxe, on rencontre, dans les izbas russes, des idoles bouriates, en même temps que des images de saint Nicolas dans les huttes des Bouriates. En Europe même, dans la région du Volga, le paysan subit souvent la contagion des superstitions polythéistes ou fétichistes de ses voisins allogènes, les Tchouvaches ou les Tchérémisses, par exemple. Il semble qu’à demi émergé du paganisme, le moujik sent toujours près de s’y laisser retomber, quand il ne rencontre pas de main pour l’aider à en sortir. L’immensité du pays, l’éloignement de centres intellectuels et religieux, l’insuffisance et la négligence d’un clergé à la fois trop peu nombreux et trop peu instruit, sont pour la religion autant de causes de corruption. Chez un pareil peuple, ce qui doit étonner, ce n’est point que le christianisme s’y allie souvent à des notions païennes, c’est que la foi chrétienne y ait vécu et duré, qu’elle n’ait pas été entièrement étouffée par les ronces du paganisme.

Sous le polythéisme chrétien du moujik se retrouve une couche religieuse encore inférieure, qu’en creusant un peu l’on découvre également au fond des peuples de l’Occident, la sorcellerie. On ne saurait demander au paysan du Don on du Volga d’avoir perdu l’antique foi dans les sortilèges et les maléfices, alors que de semblables croyances rampent encore au fond des campagnes, dans les pays les plus anciennement civilisés. À cet égard encore, le spectacle que nous offre l’izba russe nous fait remonter de plusieurs siècles en arrière. En aucun pays contemporain, la confiance dans les charmes magiques, la crainte du mauvais œil et des mauvais présages, la foi dans les songes et les enchantements, ne sont aussi communes. Il est peu de villages qui n’aient leurs sorciers, et l’un des livres les plus répandus dans le peuple est le Sonnik, l’interprète des songes.

Ces superstitions sont tellement enracinées que, si l’on ne savait quelle peine a eu la culture à en triompher en des pays autrement favorisés, l’on serait tenté d’en rejeter la faute sur le sol ou sur la race. Le Nord a toujours été la terre des magiciens et la sorcellerie y a conservé un caractère plus sombre. Entre toutes les races ou les nationalités de l’Europe, les Finnois ont, sous ce rapport, longtemps joui d’une sorte de primauté. Aucun peuple n’a eu plus de foi dans la force des enchantements. Les magiciens tchoudes ont, en Russie comme en Scandinavie, gardé leur antique renom. Les traditions finnoises, les poésies recueillies dans les villages de Finlande, font à la sorcellerie une place unique dans la littérature. Le grand poème dont les runot, habilement soudées, ont formé le Kalevala, est Tépopée des conjurations magiques. Dans cette sombre Iliade ou cette brumeuse Odyssée du Nord, les héros, au lieu de combattre avec le fer ou l’airain, luttent à coups d’incantations et de talismans, terrassant leurs ennemis et domptant les éléments par la puissance de leurs évocations. Le principal personnage, le vieux runoia Wâinâmôinen, n’est qu’un sorcier divin, l’Achille ou l’Ulysse de la sorcellerie. Lônnrot et les savants finlandais qui ont recueilli les runot du Kalevala ont également publié des formules d’enchantement et des exorcismes, destinés à conjurer tous les périls dont la colère d’êtres malfaisants peut menacer l’homme.

Chez les Finnois modernes, chez les Finlandais protestants du moins, la religion et la culture ont secoué le joug des plus grossières de ces superstitions. Il n’en est pas de même en Russie. Le Grand Russe, dans les veines duquel coule tant de sang finnois, le Russe qui, pour la sorcellerie, a été l’élève des devins tchoudes, est demeuré plus fidèle aux croyances de ses ancêtres et maîtres. Dans toutes les calamités publiques ou privées, en cas de maladie, en cas de disette ou d’épidémie, le moujik continue à recourir à la science du magicien et à l’expérience des sorcières. En certains villages, le paysan fait régulièrement exorciser son champ par le sorcier après l’avoir fait bénir par le prêtre ; il est ainsi en règle des deux côtés. En Sibérie et dans certaines régions du nord, les sorciers et les chamans prélèvent une sorte de dîme pour protéger les villages contre les maladies et les épizooties. Ce ne sont pas seulement des paysans isolés qui consultent en secret les maîtres de la science noire ; ce sont des villages entiers, publiquement et en quelque sorte officiellement, parfois après délibération des assemblées communales.

Jusqu’au centre de la Russie, dans les gouvernements qui entourent Moscou, on voit la population des campagnes recourir, pour chasser la peste bovine, aux rites de leurs ancêtres. Les femmes, rassemblées au milieu des ténèbres, pendant que les hommes demeurent enfermés, font à demi nues une procession nocturne. En tête marchent les saintes images, associant malgré lui le christianisme aux antiques cérémonies païennes. Des jeunes filles sont attelées à la charrue ; elles tracent autour du village un sillon que des incantations traditionnelles interdisent à la peste de franchir. D’autres fois la maladie, personnifiée par un mannequin de paille, est noyée dans la rivière, ou bien enterrée ou brûlée solennellement, avec un chien ou un chat. On a vu, en temps de choléra, des payans du centre de l’empire contraindre leur prêtre en habits sacerdotaux à ensevelir, selon les rites de l’Église, une poupée de cette sorte représentant le choléra.

C’est contre la sorcellerie et non contre les dieux du paganisme que l’Église et le clergé ont eu le plus à lutter. Dans ce combat séculaire, le christianisme, loin de toujours triompher de son occulte adversaire, ne l’a emporté qu’en dégénérant lui-même, pour nombre de moujiks, en une sorte de magie sainte, officiellement consacrée par l’Église et l’État. Aux yeux de maint paysan, les rites de l’Église ne sont que des charmes plus solennels et ses prières des incantations propres à conjurer les périls réels ou imaginaires. Pour lui, le prêtre est avant tout le dépositaire des saintes formules et le maître des célestes évocations ; le Christ n’est, en quelque façon, que le plus puissant et le plus doux des enchanteurs ; Dieu n’est que le magicien suprême[11].

Un des traits les plus marqués de la religion du moujik ce n’est pas seulement le formalisme extérieur, c’est l’attachement aux rites, à l’obriad, comme disent les Russes. Cet attachement, qui a été, chez les Moscovites, le principe d’un schisme et de nombreuses sectes, tient en partie au caractère national respectueux de toutes les formes, dans les choses profanes comme dans les choses sacrées ; il tient aussi à la conception religieuse du peuple. Pour lui, le rituel et les paroles sacrées ont par eux-mêmes une vertu mystérieuse, on pourrait presque dire une vertu magique ; les changer, c’est leur faire perdre cette vertu. Ainsi s’expliquent, par exemple, les longues controverses sur l’orthographe du nom de Jésus ou sur le signe de croix, dont, aujourd’hui encore, les Russes de toutes classes font un tel usage. Si la manière de se signer a coupé l’ancienne Moscovie et, après elle, la Russie contemporaine, en deux partis ennemis, c’est que, pour la masse du peuple, le signe de croix n’était pas seulement une sorte de mémento du Crucifié et de profession de foi du christianisme, mais une espèce de signe magique, un préservatif contre le mauvais œil et contre les dangers du corps et de l’âme.

Si grossière que semble une pareil le religion, c’est encore là (nous devons le répéter) de la religion ; c’est encore là du christianisme ; et un christianisme qui, en réalité, ne vaut peut-être pas beaucoup moins que celui de plusieurs peuples des deux mondes. En Occident même, si notre façon d’entendre la foi du Christ est généralement supérieure, elle ne l’a pas toujours été. Dans la dévotion du moujik, bien des pratiques que protestants et catholiques lui reprochent comme d’indignes superstitions, ne sont que des restes d’un âge ailleurs évanoui, et, si l’on peut ainsi parler, des traits d’archaïsme religieux.

À côté des sorciers suspects de relations avec le Malin, il se rencontre, par exemple, des hommes ou des femmes faisant profession de piété que la crédulité populaire érige en une espèce de devins chrétiens. Ainsi parfois de dévotes appelées sviatochi, ou de pèlerins revenus de Terre Sainte, qui se plaisent à expliquer aux simples les phénomènes de la nature avec les mystères des Écritures. Le peuple des campagnes recherche les oracles de ces voyants illettrés qui souvent inventent ou répandent de nouvelles sectes. Comme toujours en pareil cas, il est malaisé de distinguer les illuminés des imposteurs, d’autant que, chez les visionnaires comme chez les hystériques, la volonté est souvent la dupe ou la complice de l’hallucination. Il n’y a, dans tout cela, rien qu’on ne puisse retrouver en bien d’autres contrées, à des époques peu reculées. Il en est de même des possédés que leurs parents transportent, pour les guérir, sur la tombe des saints en renom. Il en est de même encore des « innocents », comme le bienheureux Vassili de Moscou, qu’ainsi que l’Orient musulman, la Russie populaire continue à entourer d’une sorte de vénération religieuse.

Est-ce uniquement par la naïveté de ses conceptions ou par ses pratiques enfantines que le peuple russe a droit au titre de chrétien ? Nullement ; s’il est chrétien, ce n’est pas seulement par les dehors, par ces rites auxquels il attache tant de prix, c’est aussi par le dedans, par l’esprit et par le cœur. Peut-être même mérite-t-il plus, à cet égard, le nom de chrétien que beaucoup de ceux qui le lui contestent. À travers cette religion obscurcie et comme épaissie par son ignorance et sa grossièreté, on retrouve souvent chez lui le sentiment religieux dans toute sa noblesse. Sous ce demi-paganisme, et jusque sous les aberrations de sectes bizarres, se fait jour l’esprit chrétien dans ce qu’il a de plus intime et de plus singulier, tel qu’en la plupart des pays de l’Occident il n’apparaît presque jamais dans les couches populaires.

De tous les peuples contemporains, le Russe est un de ceux où il est le moins rare de rencontrer les aspirations propres au christianisme, et les vertus qui en ont fait une religion unique entre toutes, la charité, l’humilité, et chose moins commune encore, chose ailleurs presque inconnue de l’homme du peuple, l’esprit d’ascétisme et de renoncement, l’amour de la pauvreté, le goût de la mortification et du sacrifice. S’il comprend mal la doctrine du Christ, s’il est peu au fait des dogmes de l’Église, d’autant que son clergé omet parfois de les lui enseigner, le moujik entend la morale et les conseils du Christ ; son cœur en sent l’esprit. A-t-il l’intelligence ou l’imagination encore païenne, il a déjà l’âme chrétienne. À travers l’impur alliage des superstitions, sous la rouille des sectes, reluit l’or de l’Évangile,

Pour s’expliquer ce singulier phénomène, moins extraordinaire et moins rare peut-être chez les pauvres d’esprit que nous ne le croirions de loin, il faut dire que cette compréhension de l’Évangile, que cette disposition à se pénétrer du sentiment chrétien, semble tenir en partie au caractère ou au génie national, à de secrètes affinités entre la foi chrétienne et le fond de l’âme russe. Tertullien, par un sublime paradoxe, disait de l’âme humaine qu’elle était naturellement chrétienne. Si cela a jamais été vrai, c’est peut-être surtout de la Russie et des Slaves du nord. Entre l’Évangile et la nature russe il y a une sorte de conformité, si bien qu’il est souvent difficile de décider ce qui revient vraiment à la foi et ce qui appartient au tempérament national.

Une chose manifeste, c’est qu’en tombant sur la terre russe, dans les tourbières des forêts, et dans les grandes herbes de la steppe, la mystique semence du semeur de l’Évangile n’est pas tombée sur un sol ingrat. Les ronces du paganisme et les broussailles de la superstition ne l’ont pas empêchée d’y lever, d’y donner parfois ses fleurs les plus délicates et ses fruits les plus exquis. Ce peuple, que certains de ses fils se plaisent à mettre hors du Christianisme, est du petit nombre de ceux qui ont conservé l’idée de la sainteté ; chez lesquels cette haute vision, si étrangère aux foules de l’Occident, est demeurée populaire et vivante, avec ce qu’elle a pour nous de sublime et d’étrange. Le paysan russe est presque le seul en Europe à chercher encore la perle de la parabole évangélique et à vénérer les mains qui semblent l’avoir trouvée. Ce qui est l’essence du christianisme, il aime la croix ; il ne la porte pas seulement à son cou, en cuivre ou en bois de cyprès, il se réjouit de la porter dans son cœur. Il n’a pas désappris la valeur de la souffrance ; il en goûte la vertu ; il sent l’efficacité de l’expiation et en savoure l’amère douceur. Un des appâts qui l’attirent aux sectes, c’est le désir de souffrir pour la vérité ; c’est la soif de la persécution et du martyre. « La souffrance est une bonne chose ; Mikalka a peut-être raison de vouloir souffrir, » dit un des héros de Dostoievsky[12].

Ces sentiments se retrouvent dans la littérature, depuis que cette littérature s’est rapprochée du peuple ; non point, il est vrai, chez les écrivains « démophiles » à tendances révolutionnaires qui exaltent le paysan sans le connaître ou le comprendre, mais chez les grands romanciers dont l’âme a pénétré son âme, qui, parfois, pour mieux s’identifier à lui, n’ont pas craint de dépouiller l’homme cultivé. Ainsi de Léon Tolstoï ; ainsi de Dostoievsky ; ainsi même d’Ivan Tourguénef, quoique, à l’inverse de ses grands émules, l’auteur des Reliques vivantes eût personnellement la tête libre de toutes fumées mystiques.

Chose singulière, cette littérature russe contemporaine, presque tout entière œuvre de sceptiques libres-penseurs, est par certains côtés une des plus religieuses de l’Europe. Le fond en est souvent, à son insu, secrètement chrétien. Les romanciers sont avant tout préoccupés de l’dme, de la conscience et de la paix du cœur ; ils ont le souci anxieux de l’énigme de l’existence et des mystérieuses destinées humaines. À travers leur rationalisme perce le sentiment religieux dans ce qu’il a de plus obsédant. Chez eux, le christianisme s’est, pour ainsi dire, volatilisé. On peut leur appliquer la belle image d’un de nos penseurs : pareille à ces vases qu’imprègnent encore des parfums évaporés, la littérature russe, comme l’âme russe, reste souvent imbue des sentiments d’une foi évanouie. Du peuple, comme du sol, s’élève jusqu’aux froides couches lettrées une sorte de vapeur religieuse.



  1. Voyez la Philosophie positive, nov. 1813 et août 1881.
  2. M. L. Léger en a donné la traduction dans sa Chronique de Nestor.
  3. Si, à Novgorod ; la résistance du paganisme fut un peu plus longue et plus vive, M. A. Nikitski a montré que, aux bords mêmes du Volkof, cette résistance fut moindre que ne l’ont cru Solovief et Kostomarof. Nikistki : Veliki Novgorod, Otcherk vnoutrennoï istorii v velikom Novgorodé, Saint-Pétersbourg, 1879.
  4. Il nous a paru inutile de rappeler le récit de Nestor sur la conversion des Russes, d’autant qu’une grande partie de ce récit, spécialement la prétendue enquête de Vladimir sur le Judaïsme, l’Islamisme et le Christianisme grec ou latin, a toutes les apparences d’une légende.
  5. Cela est si vrai qu’au seizième siècle, sous Ivan le Terrible, lors du Concile qui rédigea le Stoglav, les évêques se plaignaient publiquement de la fréquence des cérémonies païennes. En certaines contrées ils pourraient encre renouveler les mêmes plaintes aujourd’hui.
  6. Voyez notamment Afanasief : Narodnyia Rousskiia Legendy, p. 6 ; Ralston : Russian Folk-tales, p. 325. Un grand nombre des chants de la Grande comme de la Petite Russie sont ce que des savants russes ont appelé bireligieux (doouviernyia.) Il en est de même des Zagovory, conjurations magiques rythmées et parfois rimées, dont le folklore moscovite est fort riche. On en possède de forme chrétienne et de forme païenne : parfois le Christ y est invoqué en même temps que le Soleil et la Terre humide. L’appel aux forces élémentaires, aux fleuves, aux vents, au « Soleil trois fois saint » est du reste fréquent dans la poésie russe populaire de toute époque. Voyez, p. ex., A. Rambaud : la Russie épique.
  7. Voyez, p. ex., Ralston : The Songs of the Russian people.
  8. Voyez particulièrement Afanasief : Poétitcheskiia Vozzreniia Slavian na prirodou I ; Ralston : The Songs of the Russian people, et M. L. Léger : Esquisse sommaire de la mythologie slave, Nouvelles études slaves, 2e série, 1886.
  9. Afanasief : Narodnyia Rousskiia Legendy, no 10. — Ralston : Russian folk-tales, p. 340.
  10. « Goditsia, molitsia ; ne goditsis ; gorchki pokrivat. »
  11. El Magico prodigioso selon le titre de la pièce de l’Espagnol Calderon.
  12. Crime et Châtiment.