L’Empire des tsars et les Russes/Tome 3/Livre 1/Chapitre 4

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CHAPITRE IV


Du dualisme de la Russie lettrée et de la Russie populaire, au point de vue religieux. — Si le peuple en est resté au moyen âge, les classes supérieures en sont souvent encore au dix-huitième siècle. — En quel sens l’état religieux de la Russie est inverse de celui de la France. — De quelle façon la diffusion des idées révolutionnaires tend à modifier cette situation. — Efforts de l’État pour fortifier l’ascendant de la religion. — Du « cléricalisme » gouvernemental. — Rôle de l’Église au point de vue politique. — Lien séculaire de la foi orthodoxe et de la nationalité. — La Russie patronne de l’orthodoxie. — De quelle manière l’État, de même que la nation, conserve un caractère religieux et confessionnel. — Comment l’autocratie russe est une sorte de théocratie.


En Russie, de même que dans le reste de l’Europe, l’ère de l’unanimité morale est passée pour ne plus jamais revenir peut-être. La religion a cessé de « relier » toutes les âmes ; elle a perdu son sens étymologique ; elle n’enveloppe plus les intelligences d’une atmosphère commune. Ici se montre un des contrastes que l’on retrouve partout en Russie. Ici se manifeste le dualisme qui, depuis Pierre le Grand, coupe la nation en deux. Nulle part la religion n’a une telle influence ; nulle part elle n’en a si peu. Tandis que le gros de la nation est demeuré sous son empire, des classes presque entières se vantent d’en avoir secoué le joug. Cette seule opposition expliquerait comment l’action du christianisme et l’importance de la religion sont jugées d’une manière si diverse.

À cet égard, les classes cultivées, « l’intelligence », comme on dit là-bas, et le peuple, les deux Russies superposées et presque étrangères l’une à l’autre, semblent appartenir à deux âges différents, sans qu’aucune d’elles peut-être soit tout à fait notre contemporaine. Si l’une nous paraît en être toujours au moyen âge, au quinzième ou au quatorzième siècle, l’autre en est fréquemment restée au dix-huitième siècle, à l’incrédulité frivole ou au naïf philosophisme antérieur à la Révolution. Dans les salons de Pétersbourg, un Mesmer, un Saint-Martin, un Cagliostro, tous les rêveurs ou les faiseurs de la fin du dix-huitième siècle, auraient bien des chances de rencontrer le même accueil que chez les contemporains de Catherine II. Pour être plus ou moins sceptique et n’accorder qu’une foi limitée aux dogmes d’aucune Église, alors même qu’il en observe décemment les rites, le beau monde n’a pas toujours renoncé à tout commerce avec le surnaturel. Si nombre d’hommes et de femmes croient de leur dignité d’êtres cultivés de se confiner dans la sphère des réalités scientifiques, bien peu se résignent à ne pas dépasser les étroites frontières des connaissances positives et savent s’arrêter aux bords obscurs de l’incognoscible. Parmi les contempteurs les plus décidés des chimères métaphysiques et des illusions religieuses, plus d’un se donne carrière dans les utopies du millénarisme humanitaire. D’autres en reviennent, comme leurs arrière-grands-pères, à une sorte de théosophie ou d’illuminisme nébuleux. L’obsession de l’inconnu, le goût toujours renaissant du merveilleux, avec cette sorte de mysticisme inconscient qui travaille l’homme russe, apparaissent sous les formes les plus diverses jusque dans les classes instruites. Tel qui, pour scruter la nuit des destinées humaines, méprise les lointaines clartés de la religion et le demi-jour de la foi, recourt volontiers aux troubles lueurs des visionnaires et des magnétiseurs. À défaut du christianisme, on fait appel au spiritisme.

Pétersbourg est une des villes où le « médiumisme », comme on disait aux bords de la Neva, a excité le plus d’engouement. Il n’y a certes là rien de singulier ; ne faut-il pas partout, en pareil cas, faire la part de la vogue, du besoiu de nouveauté et de distraction ? Ce que je n’ai guère vu qu’en Russie, c’est, dans le monde scientifique, des savants de profession se passionner pour de semblables questions. Je ne crois pas que, en aucun autre pays, des naturalistes ou des chimistes aient jamais exposé dogmatiquement les preuves du spiritisme, que des revues sérieuses se soient appliquées à démontrer la théorie de « la matérialisation » de la main des esprits, qui opèrent pour l’édification des croyants[1].

Entre l’état religieux de la Russie et celui d’une notable partie de l’Occident, il n’y en a pas moins une différence capitale, pour ne pas dire un contraste. La situation est en quelque sorte inverse. L’axe religieux est déplacé, le point d’appui de la foi chrétienne retourné. Tandis qu’en plusieurs pays de la vieille Europe, en France et en Angleterre notamment, la religion, devenue suspecte au bas peuple qu’elle a si longtemps consolé, s’est en grande partie réfugiée dans les hautes classes, dont le dix-huitième siècle lui avait fait essuyer les dédains ; chez les Russes, les croyances chrétiennes vont en diminuant de bas en haut. En bas, chez le paysan, chez le marchand, chez l’ouvrier même, la foi ; en haut, chez les classes cultivées, le scepticisme ou l’indifférence. Cette sorte d’interversion des rôles est avant tout imputable à l’état social et à l’histoire. Plus le peuple montre de foi, plus il reste attaché aux croyances de ses pères, et plus les classes supérieures sont portées à regarder la religion comme bonne pour le peuple, moins elles sentent le besoin de la soutenir de l’autorité de leur exemple. Le sentiment aristocratique est alors d’accord avec l’orgueil du savoir pour pousser à mettre sa vie comme ses idées au-dessus des règles communes. Le frein social est assez solide pour qu’on ne se fasse pas scrupule de ne s’y point soumettre. Ainsi longtemps de la Russie ; l’empire de la religion semblait assez fort pour qu’en le secouant elles-mêmes, les classes civilisées ne craignissent pas de l’ébranler au-dessous d’elles. Ce n’est pas qu’il y eût moins d’hypocrisie (il y a partout, en pareil cas, plus d’instinct que de calcul), c’est plutôt qu’il y avait plus de frivolité et moins d’expérience.

Qu’un jour, à une époque prochaine peut-être, il y ait dans la société russe une reprise religieuse analogue à celle dont a été témoin le dix-neuvième siècle en Angleterre, en France, en maintes parties de l’Allemagne, on ne saurait en être surpris. Là, tout comme ailleurs, un des effets de la propagande révolutionnaire parmi les foules sera de ramener à la vieille foi les sympathies des esprits, des professions, des classes qu’effrayent les progrès de la démocratie et les menaces du socialisme. Assaillie comme un obstacle par les uns, la religion est par les autres défendue comme un rempart. Le flot de la Révolution n’a qu’à grossir ou à se rapprocher, pour que la foi religieuse apparaisse comme une digue contre le débordement des idées subversives, et qu’on voie les mains qui se faisaient un jeu de la miner, s’efforcer de la relever.

Il y a déjà, en Russie, des symptômes d’un pareil revirement. Cela est sensible dans la haute société, dans les couches aristocratiques. Une certaine liberté d’esprit y est-elle toujours de mise, le respect, si ce n’est la pratique, de la religion y est de bon ton. L’impiété, l’athéisme tranchant, on les laisse à de moins raffinés. Cela est plus sensible encore dans le monde officiel, où la politique a toujours tenu la religion en honneur. Plus la propagande révolutionnaire lui a donné de soucis et plus le gouvernement a été pris de ferveur religieuse.

Ainsi à diverses époques, sous Nicolas et sous Alexandre III notamment. Le « nihilisme » a valu à la Russie un réveil de ce zèle officiel. L’État a tout fait pour fortifier l’ascendant des croyances religieuses, non seulement sur le peuple, mais sur toutes les classes de la nation, dans tous les établissements d’instruction, de l’école populaire aux universités. À cet égard, la politique impériale, sous Alexandre III, comme autrefois sous Nicolas, eût, en tout autre pays, été qualifiée de cléricale.

Beaucoup de Russes, il est vrai, affirment que toute espèce de « cléricalisme » est incompatible avec la Russie, incompatible avec l’orthodoxie orientale. N’est-ce pas là encore une prétention que les faits peuvent démentir ? Si cet équivoque terme de cléricalisme, mal défini en Occident même, semble particulièrement impropre en Russie, c’est d’abord que l’Église et l’État y sont trop intimement liés pour que l’activité de l’Église s’exerce aux dépens de l’État et contre l’État ; c’est ensuite que le clergé est loin d’y posséder, ou d’y pouvoir revendiquer le même ascendant que dans les pays catholiques. Presque entièrement isolé de ses compatriotes, formant lui-même, comme nous le verrons, une sorte de caste, le clergé russe a peu de rapports avec les autres classes et, par suite, peu d’empire sur elles, en haut surtout. Pour la noblesse, pour l’État lui-même, l’Église a longtemps été une Église de paysans, ses prêtres un clergé de moujiks. Cela a-t-il empêché l’État de la soutenir de son autorité, de lui prêter, d’une manière constante, ce qui lui fait défaut presque partout en Occident, l’appui de la loi et du bras séculier ? Repousse-t-on le terme de clérical, le gouvernement russe s’est maintes fois montré piétiste. L’État, en effet, peut faire du piétisme ou du cléricalisme, peu importent les mots, par calcul politique autant que par conviction religieuse ; l’État peut être dévot par instinct de conservation, dans son propre intérêt, bien ou mal entendu, et non dans l’intérêt d’une Église ou d’une doctrine. Même en pays catholiques, la plupart des hommes que leurs adversaires traitent de cléricaux ont beaucoup moins en vue l’avantage du clergé, ou la défense de la foi, que le bien de l’État et de la société.

L’Église russe a conservé des droits et prérogatives dont aucune autre Église ne jouit en Europe, Nulle part le spirituel et le temporel ne sont restés aussi étroitement unis ; nulle part la religion n’est aussi protégée. Il est vrai que, selon la règle commune, ses privilèges vis-à-vis du pays, l’Église a dû les payer en dépendance vis-à-vis du pouvoir.

Une des raisons de cette intimité de l’État et de l’Église c’est qu’en Russie la religion est demeurée essentiellement nationale. Cela explique comment l’Église excite si peu de haine jusque dans les cercles où l’on est le plus rebelle à ses dogmes. Le scepticisme est commun dans les classes cultivées ; l’esprit de négation y est souvent tranchant ; l’Église y est rarement attaquée. L’indifférence n’est point seule, comme en Occident, à retenir dans son sein les hommes qui franchissent les limites du dogme. En perdant la foi de ses enfants, l’Église russe garde généralement leur sympathie. Comme certains fils, on en voit qui lui témoignent de l’affection en lui montrant peu de respect ou même peu d’estime. Le plus grand nombre reportent sur elle une part de l’attachement qu’ils ont pour leur patrie. Les deux choses leur paraissent liées ; le Russe qui ose renoncer au culte de ses ancêtres est honni moins comme apostat à sa foi que comme traître à son pays. C’est que l’Église est pour eux chose russe ; qu’elle est avant tout une institution nationale, la plus ancienne et, malgré tout, la plus populaire de toutes. C’est que, non seulement elle a contribué à former la nation et à faire la Russie, mais qu’aujourd’hui même elle en est restée le ciment.

Le peuple russe n’est pas encore entièrement sorti de cette phase où la religion tient lieu de nationalité et se confond avec elle. Pour les masses, bien mieux, pour les hautes classes, pour le gouvernement lui-même, il n’y a de vrais et foncièrement Russes que les orthodoxes[2]. « Autocratie, orthodoxie, nationalité », disait l’empereur Nicolas, et de cette triple devise, reprise par l’empereur Alexandre III, les deux derniers termes, regardés comme équivalents, sont les moins contestés. Pour le moujik, russe ou orthodoxe semblent synonymes. Le paysan, dont le nom traditionnel signifie chrétien[3], le paysan, quand il s’adresse à ses pareils, les appelle orthodoxes, mettant à l’orientale la religion à la place de la nationalité. Veut-on dans le peuple exciter la fibre nationale, c’est la foi qu’il faut toucher. Ainsi ont toujours procédé les hommes qui ont poussé la Russie à guerroyer en Orient. C’est pour les souffrances des orthodoxes opprimés par le musulman, que le cœur du peuple battait en 1878, sous Alexandre II, comme un demi-siècle plus tôt sous Nicolas. Ce n’est qu’à une époque relativement récente que l’idée d’affinité de races a tendu, dans les cercles cultivés, à se substituer à l’idée de fraternité religieuse ; chez les masses, celle-ci a toujours primé. Pour remuer les couches profondes, il n’y a qu’à leur montrer des orthodoxes à délivrer, ou la croix à relever sur la coupole de Sainte-Sophie. Veut-on réveiller les passions guerrières, ce n’est pas le clairon qu’il faut sonner ; ce sont les cloches des trois cents églises de Moscou. Le vieil esprit des Croisades couve encore dans le sein du peuple. Peut-être un jour l’entraînera-t-on ainsi en Asie jusqu’au tombeau du Christ, sauf à s’arrêter, comme les Francs de la quatrième croisade, à faire des conquêtes en chemin.

Ce lien de la religion et de la nationalité, l’histoire l’a noué et les siècles n’ont fait que le resserrer. Sous ce rapport, la Russie nous a rappelé l’Espagne[4], avec cette différence que toutes ses luttes nationales, toutes ses guerres politiques, à l’Occident comme à l’Orient, ont pris pour le peuple l’aspect de guerres de religion. Qu’il eût affaire à l’Asie ou à l’Europe, au Nord ou au Midi, au Mongol ou au Turc, au Suédois ou au Polonais, à l’Allemand ou au Français même, c’était toujours l’infidèle, l’hérétique, le schismatique qu’il avait à combattre. Son ennemi était toujours l’ennemi de Dieu. Ce sentiment a survécu à l’émancipation du joug tatar. Il lui était antérieur. Déjà, dans la Russie des apanages, le baptême était regardé comme la marque distinctive du Russe vis-à-vis des populations allogènes. Déjà la foi était le garant ou la marque de la nationalité. Le Finnois ou le Finno-Turc converti était regardé comme Russe. Dans la cuve baptismale se combinaient les éléments d’où devait sortir le peuple nouveau. C’est l’orthodoxie, non moins que l’autocratie, qui a fondé l’unité russe ; elle a créé et conservé la conscience nationale[5].

Comment, après cela, les théoriciens de la nationalité, les Russes résolus à vanter tout ce qui est russe, les slavophiles et leurs émules, ne se seraient-ils pas faits les panégyristes de l’Église nationale ? Ils n’y ont pas manqué ; les Samarine, les Aksakof, les Khomiakof ont célébré à l’envi les mérites et les services de l’orthodoxie orientale. Ils n’ont pas craint d’en établir la supériorité sur toutes les autres formes vivantes du christianisme. Ils ont été jusqu’à montrer dans le peuple russe le représentant de la vraie civilisation chrétienne, parce que le Russe possède, dans l’orthodoxie, le vrai christianisme. À force d’exalter leur Église, de lui chercher des titres aux yeux même des incrédules, certains slavophiles ont, par le rationalisme de leurs arguments, éveillé les défiances de cette orthodoxie dont ils s’étaient constitués les apologistes. Quelques-uns ont eu la surprise de se voir censurés par le Saint Synode[6]. Par son principe, il est vrai, leur apologétique était autant politique que religieuse. L’apôtre était, chez eux, au service du patriote.

S’ils ne donnent pas dans les exagérations systématiques des slavophiles, la plupart des Russes croient devoir à leur pays de faire taire leurs préférences religieuses personnelles devant ce qui leur semble un intérêt national, « En religion, me disait à Moscou une femme du monde, je suis simplement chrétienne, sans attache à aucune confession ; mes tendances seraient plutôt protestantes ; mais, comme Russe, je suis passionnément orthodoxe. » Telle est la pensée, si ce n’est le langage, de la plupart de ses compatriotes : étant Russes, ils sont orthodoxes ou pravoslaves, ainsi qu’on dit en russe.

Le rôle déjà séculaire de patronne de l’orthodoxie a été trop avantageux à la Russie pour qu’aucun patriote ose en faire fi. De pareilles missions historiques apportent d’ordinaire autant de profit que d’honneur. Les considérations politiques et l’instinct populaire sont d’accord pour ne pas le laisser oublier à Pétersbourg. Entre les Russes et l’Orient grec ou roumain, la religion est le seul lien qui subsiste. Entre eux et leurs congénères du Danube, elle est peut-être encore le moins fragile, car, tôt ou tard, chez les Slaves émancipés par l’aigle moscovite, les affinités de race s’effaceront devant le sentiment national ; le Slave disparaîtra sous le Serbe, sous le Bulgare, Les Bulgares entendraient la messe en latin que la Russie n’aurait pas plus de prise sur eux que sur les Polonais. Si, parmi les Grecs, les Roumains, les Serbes même, la politique russe a gardé quelques sympathies, c’est surtout parmi le clergé. Cet instrument religieux viendrait à s’user en Europe qu’il pourrait encore servir en Asie, où déjà il a ouvert aux tsars la Géorgie et le Transcaucase. L’orthodoxie a valu au peuple russe une sorte de primato dont, à l’inverse d’autres nations, en cas analogue, l’empire du nord n’entend pas se dépouiller lui-même.

Au dehors comme au dedans, les destinées de l’État semblent liées aux destinées de l’Église. Après avoir été le premier facteur de la nationalité russe, l’orthodoxie orientale a été le premier élément de sa grandeur. Ce qu’elle était sous les Rurikovitch et les vieux tsars, elle l’est encore, près de deux siècles après Pierre le Grand. De nos jours même, nous devons le répéter, la religion est restée la pierre angulaire de l’Empire. Sur elle repose tout l’État autocratique. Il nous faut terminer ces réflexions par où nous les avons commencées. La Russie n’est pas seulement un pays chrétien, c’est encore, à bien des égards, un État chrétien. Et, quand nous disons qu’elle est demeurée un État chrétien, nous avons bien moins en vue la situation légale de l’Église, ou la conception officielle de l’État, que les notions populaires.

Les vieilles lois russes donnent fréquemment à l’empereur le titre de souverain chrétien, et c’est à ce titre qu’elles reconnaissent aux tsars une autorité sans limite. Le code, le svod, débute en proclamant le pouvoir autocratique et en réclamant pour lui l’obéissance au nom de la loi divine, dans les termes mêmes prescrits par l’apôtre[7]. Mais, encore une fois, ce qui fait de la Russie un État chrétien à base religieuse, c’est bien moins la loi et l’enseignement officiel de l’État ou de l’Église que la notion de l’immense majorité du peuple. Pour le paysan, le tsar est le représentant de Dieu, délégué par le ciel au gouvernement de la nation. Là sont, pour la conscience populaire, le principe et la justification de l’autocratie. Là est la raison de l’espèce de culte public et privé rendu par le moujik au tsar, oint du Seigneur. Il a réellement pour son souverain une religion souvent poussée jusqu’à la superstition ; mais le culte qu’il lui rend dans son cœur, comme par ses actes, le paysan le fait remonter au Dieu que l’Église appelle le roi des rois et ses livres slavons le tsar éternel. C’est pour cela qu’il se courbe et se prosterne devant lui et parfois se signe à son passage, comme devant les saintes icônes. Pour son peuple, l’empereur sacré au Kremlin a un caractère strictement religieux ; le tsar est le lieutenant et comme le vicaire de Dieu ; cela explique l’autorité et l’ingérence que le peuple orthodoxe lui a laissé prendre dans l’Église. À plus forte raison, cela explique l’esprit de docilité, des masses, le peu de goût d’une grande partie de la nation pour les libertés politiques. Le tsar gouvernant au nom de Dieu, n’est-il pas impie de lui oser résister ? L’Église ne lance-t-elle pas, chaque année, l’anathème contre les téméraires qui ne craignent pas de mettre en doute la divine vocation du tsar et contre les rebelles à son autorité[8] ? La soumission aux puissances n’a-t-elle pas été commandée par l’apôtre ; et l’obéissance et l’humilité ne sont-elles plus les premières vertus chrétiennes ? Ces sentiments ne sont pas toujours confinés dans le peuple. L’un des chefs du slavophilisme, Constantin Aksakof, dans un mémoire remis à l’empereur Alexandre II, le conjurait de ne pas se dessaisir de l’autocratie, parce que, de toutes les formes de gouvernement, c’était la plus conforme à l’Évangile[9].

Un survivant des luttes du nihilisme, se plaignant des privilèges accordés au clergé, s’attaquait à ce qu’il appelait la théocratie russe[10]. Ce mot jeté à la légère, comme un reproche banal, par un révolutionnaire, pourrait, à bien des égards, être pris au sens propre. Le gouvernement russe n’est pas sans droit au titre de théocratique. Chez lui, la théocratie est à la base de l’autocratie. Et cela n’a rien de surprenant : il en a été de même ailleurs. Chrétiens ou musulmans, la plupart des gouvernements autocratiques ont eu un principe religieux. L’Église, au lieu de dominer le pouvoir civil, a beau lui sembler subordonnée, le gouvernement russe est demeuré une théocratie, en ce sens qu’il s’appuie tout entier sur la foi religieuse. J’oserais, à cet égard, le comparer au gouvernement des Hébreux qui, sous leurs rois comme sous leurs juges, faisaient profession d’être gouvernés par Dieu et par la loi divine. Le rapprochement est d’autant plus naturel que le Russe, lui aussi, s’est, depuis des siècles, habitué à se regarder comme le peuple élu, comme le peuple de Dieu. Les fils de la sainte Russie ont, pour leur gosoudar, quelque chose du sentiment que pouvaient avoir les Hébreux pour leurs rois ou, comme dit le Slavon, pour leurs tsars David et Salomon. Qu’est-ce au fond que le régime russe, cette sorte d’anachronisme vivant dans l’Europe moderne ? Le tsarisme n’est qu’une théocratie patriarcale, déguisée par la nécessité des temps et l’influence du voisinage en monarchie militaire et bureaucratique[11].



  1. C’est ce qu’ont fait, par exemple, M. le professeur Wagner et M. le professeur Boutlérof dans le Rousskii, Vestnik en 1875 et 1876.
  2. Voyez ci-dessous, liv. IV, chap. i.
  3. Le sens est le même si on fait dériver krestianine (paysan) de krest, croix.
  4. Voyez t. I, liv. IV, chap. iii, p. 239-240 (2e édit.).
  5. Entre tous les écrivains qui ont mis ce fait en lumière, je citerai spécialement Kavéline, Mysti i zamêtki o Rousskoï istorii.
  6. Plusieurs ouvrages de G. Samarine et de Khomiakof n’ont pu ainsi être imprimés qu’en Allemagne.
  7. « L’empereur de Russie est un monarchie autocratique au pouvoir illimité (néogranitchennyi). Dieu lui-même commande qu’on soit soumis au pouvoir suprême, non seulement par crainte du châtiment, mais encore par motif de conscience. » Ce sont les termes de saint Paul : Romains, XIII, 5.
  8. « À ceux qui pensent que les monarques orthodoxes ne sont point élevés au trône par suite d’une bienveillance spéciale de Dieu ; et que, lors de l’onction (à leur sacre), les dons du Saint-Esprit ne leur sont point infusés pour l’accomplissement de leur grande mission ; et qui osent se soulever contre eux et se révolter, tels que Grichka, Otrépief, Jean Mazeppa et autres pareils : anathème, anathème, anathème. »
      Ces imprécations, particulières à l’Église russe, sont récitées solennellement dans l’office « de l’orthodoxie », où elles font suite aux anathèmes contre les athées et les hérésiarques.
  9. Mémoire rédigé à l’avènement d’Alexandre II et publié, en 1881, par Ivan Aksakor, pour l’édification de l’empereur Alexandre III.
  10. Stepniak (pseudonyme) : Russland under the tzars, Londres, 1885.
  11. Comparez t. II, liv. VI, chap. i, p. 552 (2e édit.).