L’Empire des tsars et les Russes/Tome 3/Livre 2/Chapitre 10

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Hachette (Tome 3p. 289-325).


CHAPITRE X


Le clergé blanc (suite), — Situation sociale du clergé, son isolement, sa dépendance. Comment il est traité par ses supérieurs. — La famille du pope. Sa femme. Ses enfants, ses fils. Esprit de la caste et tendances des hommes qui en sortent. — Efforts pour relever la situation morale et matérielle du clergé. Diminution du nombre des paroisses et des prêtres. Ses inconvénients. De l’élection des curés. Les curatelles paroissiales. — De l’emploi du clergé dans l’instruction publique. Pourquoi l’on cherche à lui remettre l’enseignement populaire. Les écoles de paroisses. — De la prédication, comment elle était naguère encore peu répandue. Impulsion que lui ont donnée les inquiétudes politiques. Caractères de la prédication russe. — Peut-on supprimer la barrière entre le clergé noir et le clergé blanc et ouvrir à ce dernier l’accés de l’épiscopat ?


La situation du pope explique le peu de considération et le peu d’influence du clergé. Le respect que le Russe, le moujik ou le marchand, porte à la religion rejaillit peu sur ses ministres. Il ne se fait pas faute de se moquer du prêtre qu’il salue du nom de père et dont il baise dévotement la main. Dans son exagération même, cette distinction entre l’Église et le prêtre fait honneur au sens spirituel du peuple : sa religion n’est point si grossière qu’elle lui fasse confondre l’Église avec le pope, ou rendre le Christ responsable des fautes de ses prêtres. Pour le paysan, le pope est une sorte de tchinovnik spirituel, qui, de même que les autres fonctionnaires, prélève des redevances sur le pauvre monde. Il se reproduit, chez le peuple, le même phénomène dans l’ordre religieux que dans l’ordre politique. Les ministres de Dieu ne lui inspirent guère plus de sympathie que les employés du tsar. Sa dévotion filiale au maître ne s’étend pas à ses représentants. Sur le paysan, le prêtre a peut-être moins d’empire qu’il n’en possède dans nos campagnes de France où, d’ordinaire, il en a si peu. Rien cependant ne lui interdit d’en acquérir un jour, car, par la religion, le pope est encore le seul qui ait prise sur le moujik.

Sur les hautes classes, le clergé n’a pas l’influence que lui donnent ailleurs l’éducation, les femmes ou la politique. Nulle part l’Église et ses ministres n’occupèrent moins de place dans ce qu’on appelle le monde. Le pope est tenu à distance de la maison seigneuriale et exclu de la société cultivée. Si, dans les campagnes, le propriétaire ouvre parfois sa porte à son curé, c’est pour une fête ou pour une cérémonie, et, d’ordinaire, sans intimité comme sans considération. Ce n’est pas dans les maisons russes qu’on aurait l’idée de réserver la place d’honneur aux ecclésiastiques. Le respect pour la religion s’y allie fort bien avec le dédain de la soutane. « Le prêtre, disait J. de Maistre, est employé comme une machine. On dirait que ses paroles sont une espèce d’opération mécanique qui efface les péchés, comme le savon fait disparaître les souillures matérielles. » Même dans les familles qui se croient religieuses, il en est encore souvent ainsi. On requiert le pope à jour fixe, à peu près comme le blanchisseur, a dit M. E. M. de Vogüé[1] ; ses offices payés, on se croit quitte envers lui. Les hautes classes n’ont pas, pour le clergé, plus de respect ou de sympathie que le peuple, et elles ne sentent pas encore le besoin de lui en témoigner pour relever la religion aux yeux du peuple.

Tenu à l’écart par les classes civilisées qui diffèrent de lui par leur éducation, leurs manières, leurs idées ; plus voisin du peuple par son genre de vie, mais déjà trop supérieur aux moujiks pour se rabaisser sans souffrances à leur niveau, le pope russe, le pope rural surtout, est isolé entre deux mondes, l’un au-dessus, l’autre au-dessous de lui, et se sent presque également étranger à l’un et à l’autre. Cet isolement social borne son horizon intellectuel. Retranché de la sociélé cultivée, le pope ne peut rien apprendre que par les livres, et il n’a guère à sa portée que des traités de théologie ou des ouvrages surannés. La science, la connaissance du monde moderne ne lui sont guère plus accessibles que la société[2].

L’une des causes et, en même temps, l’un des effets de cet isolement social, c’est qu’entre le clergé et les autres classes il n’y a, d’ordinaire, ni liens de famille, ni communauté d’origine. Sous ce rapport, aucun clergé célibataire n’est plus séparé de la société civile que ce clergé marié. Comme, depuis des siècles, il se recrute presque entièrement lui-même, le mariage, au lieu de le rapprocher des autres classes et de le mêler aux laïques, l’en a tenu à l’écart. Le pope n’est pas seulement séparé du monde par son éducation de séminaire et ses fonctions ; mais aussi par son origine et ses relations de parenté. Le plus souvent, le prêtre est un fils de pope qui a épousé une fille de pope, et tous deux ont été élevés dans les écoles spéciales aux enfants des ecclésiastiques. Se perpétuant lui-même par ses propres rejetons, le clergé n’est rattaché, par les liens du sang, ni au bas peuple ni aux classes instruites. Les laïques, les hommes cultivés surtout, entrent fort rarement dans les ordres, et moins encore parmi les popes que parmi les moines. À cette abstention séculaire il n’y a guère d’exceptions que depuis peu d’années. J’ai entendu citer, sous Alexandre III, quelques propriétaires ou quelques étudiants, appartenant à la noblesse, qui s’étaient fait ordonner simples popes : ainsi, par exemple, dans le diocèse de Kharkof. Pour ces hardis novateurs, ce n’était peut-être là encore qu’une manière « d’aller au peuple », de servir le peuple et le moujik, à une époque où tant de dévouements cherchent en vain leur voie.

Moralement séparé de toutes les autres classes, le pope se sent mal à l’aise parmi elles ; et, par là, il prête souvent au ridicule, en même temps qu’au mépris ou à la pitié. Chez ce peuple si plein de respect pour ses saints, le clergé est l’objet des railleries populaires. Dans les dictons nationaux, comme dans l’art et la littérature, le pope et tout ce qui lui appartient, sa femme, ses enfants, sa maison, son champ, sont souvent tournés en dérision. « Suis-je un pope, pour dîner deux fois ? » dit le moujik, et ce dicton n’est pas le plus méchant du genre. « Le pope est ivre et la croix est de bois (pop pianyi a krest déréviannyi) », assure un mélancolique proverbe, où semblent se résumer les déceptions religieuses du peuple. La superstition, qui semblerait devoir profiter à la considération du prêtre, tourne elle-même parfois contre lui. Il passe pour avoir le mauvais œil ; on craint la rencontre d’un pope comme celle d’un mort ; pour détourner ce présage de malheur, on crache quand un prêtre passe près de vous.

Méprisé des uns, isolé de tous, le pope des campagnes est dans la dépendance de chacun. Il dépend du paysan, qui le paye et cultive son champ ; il dépend du propriétaire, qui souvent l’a fait nommer et peut le faire révoquer ; il dépend de l’évêque, du consistoire, du doyen ou blagotchinnyi ; il dépend de toute la bureaucratie ecclésiastique ou civile. L’évêque, le vladyka, c’est-à-dire le souverain, le maître[3], est moins le père et le protecteur de ses prêtres que leur chef et leur juge. Les dignitaires ecclésiastiques, sortis du clergé noir, témoignent souvent eux-mêmes au clergé des campagnes un dédain peu fait pour le relever aux yeux de ses paroissiens. Le pope est rarement admis en présence de son évêque et il en redoute les visites diocésaines. La seule perspective de la collation à offrir « au Très Sacré » (preosviachtchennyi) est pour beaucoup un sujet de trouble et de transes. Naguère encore, on accusait certains évêques de faire attendre leurs prêtres dans la pièce des laquais (v lakeiskoï), et de ne les recevoir que pour leur adresser des réprimandes ou des menaces. Aujourd’hui, au moins, ils n’appellent plus leurs curés en public ivrognes ou voleurs.

L’émancipation des serfs et l’abolition des châtiments corporels ont indirectement relevé le clergé rural, que ses chefs s’étaient longtemps habitués à considérer comme une sorte de serf. On ne saurait se figurer en Occident de quelle manière les pauvres popes étaient, à une époque encore peu reculée, traités par leurs supérieurs. Les cours ecclésiastiques ne recouraient pas moins que les tribunaux séculiers aux punitions corporelles, et les consistoires diocésains en usaient largement vis-à-vis des clercs de tout ordre. Les mandements épiscopaux se plaisaient à faire siffler le fouet aux oreilles du clergé[4]. Après même que Catherine II eut adouci la législation, lorsque la caste ecclésiastique fut officiellement rangée au nombre des classes privilégiées exemptes des châtiments corporels, les verges continuèrent à cingler les épaules des prêtres de campagne. Le souvenir s’en est conservé dans les familles sacerdotales ; on s’y raconte, de père en fils, des traits de la manière dont certains prélats respectaient les prérogatives légales de leur clergé. En voici un exemple emprunté aux mémoires d’un professeur d’académie qui le tenait de son grand-père[5]. C’était, vers la fin du dix-huitième siècle, un évêque de Vladimir, non point un de ces tyrans mitrés dont maint diocèse a gardé la légende, mais un évêque réputé bon enfant, recevant ses prêtres et ses clercs paternellement et les corrigeant de même à l’occasion. « Ah ! polisson ! leur disait le vladyka, du divan où il restait étendu, je vais te donner une leçon. Qu’on apporte les verges ; déshabille-toi ! » Et, séance tenante, le prêtre ou le diacre ainsi apostrophé devait enlever sa soutane et ses vêtements supérieurs. On l’étendait à terre à demi nu : quatre hommes tenaient le patient par les quatre membres, au pied du divan de Monseigneur, de façon que l’œil épiscopal pût mesurer les coups. Des prêtres étaient parfois, sur l’ordre de l’évêque, contraints de tenir leur confrère, pendant que les verges lui étaient administrées par les gens du prélat, et cela devant tout le monde. Le châtiment était cruel, le sang coulait. La loi qui exemptait le clergé du service militaire n’était guère mieux respectée des chefs ecclésiastiques ; pour faire d’un prêtre un soldat, ils n’avaient qu’à le déposer. Encore sous Nicolas, un certain Mgr Eugène, évêque de Tambof, avait ainsi fait raser et incorporer dans l’armée nombre de ses popes. En une seule fois, il avait envoyé au régiment toute une fournée de prêtres et de séminaristes[6]. S’ils ne sont plus fouettés pour une peccadille ou enrégimentés comme soldats sur un caprice épiscopal, les popes peuvent toujours être emprisonnés sur une sentence de leur évêque et de son consistoire. Ils peuvent aussi (et avec eux parfois les laïques) êlre condamnés « à la pénitence ecclésiastique ». Dans ce cas, c’est un couvent qui sert de geôle ; les clercs ainsi punis sont, d’ordinaire, internés dans un monastère. L’Église a ses prisons aussi bien que ses tribunaux. La forteresse de Souzdal a ainsi été transformée en maison de détention pour les membres du clergé ; elle avait encore pour commandant, en 1887, un religieux, l’archimandrile Dosithée.

La dépendance et la misère du clergé orthodoxe n’ont pas été étrangères au formalisme de l’orthodoxie russe. Pour le pope, écrasé sous le poids des dédains du monde et des préoccupations matérielles, la mission du prêtre se rabaissait trop souvent à un rôle tout extérieur, tout cérémoniel. Dans une pareille existence, la science et l’étude étaient superflues ; aucun espoir de s’élever au-dessus de sa cure ou de servir plus utilement l’Église ne stimulait le prêtre de campagne. La patience, la résignation, l’humilité étaient les vertus de son état. Exposé à être révoqué, à être enrégimenté ou colonisé au loin, sur la dénonciation d’un ennemi, le pope de village a pu longtemps être regardé comme le paria de la Russie. Devant tant de causes de démoralisation, si quelque chose doit étonner, c’est qu’après plusieurs siècles d’une telle existence, le clergé russe n’ait pas été plus avili.


Le poids sous lequel s’est longtemps affaissé ce clergé, c’est le mariage, c’est la famille. La politique et la religion peuvent trouver certains avantages au mariage des prêtres ; au point de vue économique, quand le sacerdoce est devenu une fonction spéciale, exigeant tout le temps et tout le travail d’un homme, un clergé pourvu de famille est cher. Le prêtre marié convient à deux ordres de société : à un peuple patriarcal où, toutes les fonctions étant encore peu distinctes, le prêtre n’a pas besoin d’appartenir exclusivement à l’autel, — à un peuple riche, de civilisation avancée, capable de rétribuer largement toutes les spécialités. Dans une situation intermédiaire, comme celle de la Russie actuelle, le clergé ne peut faire vivre sa famille d’un travail manuel, et le pays n’est pas assez riche pour que le sacerdoce suffise aux besoins de toute une famille. Le prêtre n’est plus, comme le curé maronite, un paysan donnant la semaine au travail des champs, le dimanche à l’église ; ce n’est pas encore, comme le pasteur anglais ou américain, un homme du monde recevant d’une société opulente et cultivée un traitement honorable. Analyse-t-on les dépenses d’un pope de campagne, on est étonné de ce qu’il lui faut d’industrie pour vivre. Nous avions ce budget dressé par un prêtre russe sous Alexandre II[7] : les différents chapitres de dépenses, la nourriture, le vêtement, la toilette de la femme et des filles, la pension des fils au séminaire, formaient, pour sept ou huit personnes, un total d’environ 600 roubles. Aujourd’hui encore, les recettes demeurent souvent bien en deçà. Pour mettre ce maigre budget en équilibre, le pope anonyme supprimait un à un tous les objets de luxe, le sucre, le thé, puis la viande et la farine de froment, puis l’entretien de la vache. Avec des retranchements sur la nourriture et sur l’éducation des enfants, il en venait à un minimum irréductible de 407 roubles pour toute une famille, obligée à une existence décente. La vie a renchéri depuis lors, et nombre de popes touchent encore à peine ces 400 roubles. Nos pauvres curés français vivent avec aussi peu ; mais ils n’ont ni femme à entretenir ni enfants à élever.

Le malaise matériel et moral d’une telle situation retombait sur la famille du prêtre et dégradait en elle la profession sacerdotale. Jetons un coup d’œil sur les différents membres de cette famille. C’est, d’abord, la femme du prêtre, la popesse. Il en est qui ont une grande influence dans le presbytère, car c’est souvent par elle que le pope a obtenu sa cure. « Heureuse comme une popesse », dit-on parfois, par allusion aux soins qui doivent entourer une femme qu’on ne peut remplacer[8]. Triste bonheur souvent ! Si le pope a encore quelques bons jours, quelques honneurs ou quelques réjouissances, la popesse y a rarement part. Son éducation et le poids des soins domestiques lui permettent encore moins de seconder le prêtre dans les travaux de son ministère, dans les œuvres de piété et de charité. Entre elle et lui se voit rarement cette sorte de coopération religieuse qui se rencontre souvent parmi les ménages de pasteurs protestants, où la femme, se faisant l’associée de son mari, en double les forces et les facultés.

La première fois que j’assistai à la messe dans un village russe, je remarquai au premier rang une femme en chapeau rond, différant par tout son costume des paysannes qui l’entouraient. C’était la femme du prêtre : elle était seule, au milieu des babas des moujiks, à porter la robe et les atours de la ville. La popesse suit de loin, le dimanche au moins, les modes européennes. J’en ai vu à l’église en chapeau retroussé. Leur toilette révèle aux yeux leur isolement ; c’est comme un emblème de leur situation sociale. La popesse n’a au village ni égale ni compagne ; elle ne peut frayer qu’avec ses pareilles du voisinage. Il n’en est déjà plus de même dans les villes. Les canons ou les règlements ecclésiastiques interdisent, dit-on, à la femme du prêtre de porter des couleurs voyantes et de prendre part aux divertissements mondains ; mais, à la ville au moins, là où le pope est à son aise et où la popesse trouve de la société, ces règles semblent souvent tombées en désuétude.

L’infériorité de l’éducation des femmes a été une des causes de l’isolement du clergé : telle maison qui eût pu recevoir dans l’intimité le prêtre instruit, n’y saurait admettre son ignorante compagne. Chez un clergé, comme celui de France, sorti d’ordinaire des classes inférieures, la dignité sacerdotale peut suppléer à la naissance, et l’instruction à l’éducation ; il en est tout autrement pour un clergé marié. Entre la société et lui, la femme élève une barrière, et, de cette façon encore, le mariage devient pour le prêtre un principe d’isolement. Pour relever le clergé, il faut relever l’épouse du prêtre. Quel mariage peut exiger d’une femme plus d’élévation, de noblesse et de hautes vertus ? Il semble qu’il y faille une sorte de vocation. Il existe des écoles pour les filles des popes comme il y a des instituts pour les filles nobles. On s’est souvent moqué de ces pensionnats pour les demoiselles du clergé ; il est cependant difficile de s’en passer. Dans l’état des mœurs, il faudra des années pour qu’en dehors de sa classe, le prêtre rural puisse trouver d’autres compagnes que d’ignorantes filles de paysan ou d’artisan. En Angleterre même, le pays où la situation sociale du clergé est le plus relevée, il fut un temps où les country clergymen ne trouvaient à épouser que des servantes[9].

Après la femme viennent les enfants du pope. Filles et garçons ne peuvent tous demeurer dans la classe sacerdotale. Aujourd’hui qu’on leur en a facilité la sortie, un grand nombre des jeunes gens élevés à l’ombre de l’autel ne veulent pas entrer dans une carrière dont ils ont de trop près aperçu les souffrances. Au sortir du séminaire ou de l’académie, beaucoup détournent la tête du calice que leur présente l’Église. À ces fils du clergé qui rejettent le froc et la soutane, la vie n’offre pourtant que d’assez sombres perspectives. Leur éducation les met en dehors du monde de l’artisan ou du paysan, et, dans les professions libérales, la route leur est barrée par la pauvreté, par le manque de relations, par les préjugés sociaux, peu favorables aux gens de leur classe. Ce triple obstacle en retient la majorité dans les emplois inférieurs de la bureaucratie. À force de ténacité cependant, un assez grand nombre de fils de prêtres, de séminaristes, comme on les appelle en Russie, parviennent à un rang honorable. Il s’en rencontre dans presque toutes les carrières, dans celles surtout qui demandent du savoir et du travail, dans le professoral, dans la médecine, dans la presse, dans le barreau, parfois même dans les affaires et dans l’armée. Ils ont, pour stimuler leur ambition, l’exemple de Spéranski, le conseiller d’Alexandre Ier et de Nicolas, qui s’éleva des bancs de l’académie ecclésiastique aux plus hautes dignités de l’empire.

On a remarqué, dans les pays protestants, que d’aucune classe de la société il ne sort autant d’hommes distingués, autant de savants surtout, que des familles de pasteurs. Cela se comprend, ces fils de pasteurs tiennent de leur éducation deux grands éléments de supériorité, l’instruction tion et la moralité. Avec une éducation analogue, les fils de popes fourniraient à la Russie une classe aussi précieuse. Malgré toutes les difficultés de leur origine, ils forment déjà dans la société russe un élément important. Parmi les savants ou les écrivains de Pétersbourg et de Moscou, on pourrait citer plus d’un rejeton du clergé : ainsi, pour ne mentionner que les morts, l’historien S. Solovief.

En entrant dans les diverses professions, ces enfants du clergé passent officiellement dans les diverses classes (sosloviia) entre lesquelles est répartie la nation. Ils ne se confondent point toujours, pour cela, avec le milieu dans lequel ils entrent. Dans toutes les carrières, à travers tous les degrés du tchine, ils gardent fréquemment une physionomie et des tendances particulières. Un séminariste se reconnaît partout ; au milieu de la société laïque, l’empreinte cléricale demeure indélébile. À défaut d’autres traits, on reconnaît souvent ces popovitchs à leur nom. Beaucoup portent comme nom de famille des noms de fête ou de mystère, plus ou moins analogues à certains noms de baptême espagnols. Ils s’appellent : de la Transfiguration (Préobrajenski), de la Résurrection (Voskrésenski), de la Nativité de Notre-Seigneur (Rojdestvenski), de l’Ascension (Voznésenski), de l’Assomption (Ouspenski), du Sauveur (Spasski), de TExaltation de la Croix (Kreslovozdvijenski), de la Trinité (Troïtski), de l’Annonciation (Blagovechtchenski), de la Purification (Srélenski). J’ai entendu citer le singulier nom d’Allilouief (Alléluia). D’autres fois, ils conservent pour nom, de génération en génération, un titre ecclésiastique, tel que Protopopof, protopope.

L’esprit apporté dans le monde par les élèves des séminaires n’est point ce qu’on attendrait des fils de l’Église. C’est un esprit libéral, parfois révolutionnaire, un esprit de dénigrement et de jalousie contre les positions acquises et les hautes classes. Ces penchants, en apparence incompatibles avec leur origine et leur éducation, en sont le résultat ; ils sont la conséquence des souffrances, des misères, des dédains, pour ainsi dire, accumulés dans la classe sacerdotale. Le clergé blanc lui-même n’a point d’opinion ; affaissé sous le double fardeau de la vie matérielle et de l’autorité religieuse, il n’en peut guère avoir. Raisonnées ou non, ses tendances sont différentes de ce que sont aujourd’hui, dans la plus grande partie de l’Europe, les tendances du clergé. Au lieu d’être toujours attaché aux intérêts aristocratiques ou conservateurs, le clergé russe, le clergé blanc, au moins, a des instincts populaires, démocratiques. Plus d’un prêtre est taxé de nihilisme ; c’est là, il est vrai, un mot dont on fait un singulier abus. À cet égard, comme à beaucoup d’autres, il y a, entre les popes et le haut clergé monastique, une opposition naturelle. Les premiers n’ont pas assez lieu d’être satisfaits de l’ordre social pour redouter les innovations dont s’effrayent les chefs de l’Église. Ce qui, chez le prêtre, n’est qu’un instinct, devient, chez ses fils, une conviction, une doctrine calculée.

Le contraste entre la haute vocation et l’humble position du prêtre choque de bonne heure le jeune séminariste ; les obstacles qu’il rencontre au début de sa carrière blessent son orgueil ; les préjugés qui le poursuivent à travers la vie l’irritent. De là l’esprit démocratique et novateur, quelquefois radical et révolutionnaire, des fils de popes. Ils ne gardent souvent pas plus d’affection ou de respect pour l’ordre religieux que pour l’ordre social. En sortant de ses écoles, ils se révoltent contre l’Église, qui, pour eux et pour leurs pères, n’était qu’une marâtre ; ils se raidissent contre la compression spirituelle de leur éducation. Dans ces esprits ulcérés et impatients de toute autorité, la réaction contre les doctrines traditionnelles va parfois jusqu’aux dernières extrémités. On a remarqué qu’au dix-huitième siècle les philosophes les plus téméraires et les plus violents révolutionnaires étaient sortis des écoles du clergé. Les presbytères russes ont donné naissance à des légions d’athées et de socialistes. Parmi les apôtres du nihilisme et les fabricants de bombes se sont distingués des fils et des filles de l’Église[10]. Y a-t-il en Russie une classe de mécontents naturels, une classe révolutionnaire par origine, rêvant par situation le renversement de l’ordre social, elle se recrule, pour une bonne part, parmi les fils de prêtres. Dans ce pays, où il y a encore peu de prolétariat ouvrier, ils contribuent à former une sorte de prolétariat intellectuel. Parmi eux se rencontrent à la fois des déclassés et des parvenus, animés d’une même antipathie contre les anciennes supériorités de naissance ou de fortune. À ces fils de popes, nombreux dans l’administration inférieure, remontait, en partie, l’esprit radical, niveleur, souvent reproché à la bureaucratie comme à la presse russes.


L’État et l’Église ont un intérêt manifeste à relever la situation du clergé. Le gouvernement impérial l’a dès longtemps compris. D’Alexandre Ier à Alexandre III il n’est pas un souverain qui ne s’en soit occupé. C’est une de ces questions qui, à chaque règne, reviennent à l’ordre du jour. L’empereur Alexandre II avait montré le prix qu’il attachait à cette œuvre en suivant, pour elle, une marche analogue à celle qu’il avait adoptée pour l’affranchissement des paysans. C’était une autre émancipation qui avait tenté le libérateur des serfs. Dès 1862 il avait formé, dans ce dessein, une commission composée de membres du Saint-Synode et de hauts fonctionnaires. Pour faciliter les travaux, on avait créé un comité dans chaque diocèse. Ces études, poursuivies durant tout le règne du tsar libérateur et reprises sous son successeur, n’ont pas produit tout ce qu’on en avait espéré ; elles n’ont pas cependant été sans résultats.

Pour accroître les ressources des ministres de l’autel sans augmenter les charges de l’État ou des fidèles, on avait mis en avant un procédé en apparence fort simple, c’était d’élever les revenus du clergé en en réduisant le personnel. Jusqu’aux premières années du règne d’Alexandre III, le Saint-Synode s’est appliqué à diminuer le nombre des paroisses et, en même temps, le nombre des hommes d’Église. Il ne faisait, à son insu peut-être, qu’imiter les luthériens des pays scandinaves, où, pour des raisons analogues, on avait considérablement réduit le nombre des paroisses et des pasteurs[11]. Ce n’était pas là une réforme appropriée au culte orthodoxe et à l’empire russe. L’immensité du territoire lui opposait un obstacle presque insurmontable. Au moment où, sous Alexandre II, on entreprenait de réduire le nombre des paroisses, la Russie orthodoxe ne possédait point 39 000 églises (sans compter quelques milliers de petites chapelles), et beaucoup de ces églises étaient groupées dans les villes ou autour des villes. Au commencement du règne d’Alexandre III on en avait supprimé plus de trois mille. Quoique un certain nombre aient été reconstruites ou rouvertes depuis, on ne saurait dire que le chiffre en soit trop considérable pour un tel empire. En 1887 la Russie ne comptait pas en tout 33 000 paroisses. En se bornant aux campagnes, on trouverait que, avec un territoire onze fois plus vaste, la Russie d’Europe a sensiblement moins d’églises, moins de paroisses que la France.

Ce rapprochement donne une idée de la grandeur démesurée de certaines paroisses russes. Si le nombre en pouvait être réduit, ce n’était que dans les contrées les plus peuplées et surtout dans les villes, dans les vieilles cités moscovites, où, comme en Occident, avant la Révolution, la quantité des édifices religieux est en proportion de la piété des ancêtres et non de la population vivante. On avait posé en principe que chaque paroisse devait avoir environ un millier d’âmes, toujours sans compter les femmes, selon le système mis en usage par le servage. On calculait que chaque âme mâle pouvait être assujettie à donner au pope 1 rouble, ce qui eût fait à l’église un revenu de 1000 roubles. Dans un État où des contrées ne comptant que 35 habitants par kilomètre carré figurent parmi les régions les plus peuplées, des paroisses de 2000 âmes seront toujours bien vastes. Que serait-ce des provinces du nord ou de l’est, où certaines paroisses dépassent en étendue nombre de diocèses d’Italie ou d’Orient ! Aujourd’hui déjà les paroisses russes sont, en général, formées de plusieurs villages, parfois d’une dizaine de hameaux, souvent fort éloignés les uns des autres. La religion et l’État ont intérêt à ne point laisser le paysan à trop de distance de son église. Les dimensions des paroisses rurales mettent déjà le culte officiel hors de la portée d’une partie du peuple ; par là même, elles tournent au profit du raskol, au profit surtout des sectes qui se passent de prêtres, des bezpopovtsy. Aussi ne saurait-on s’étonner que le gouvernement et le Saint-Synode aient renoncé à poursuivre la diminution du nombre des paroisses et des prêtres. Nous l’avions prévu à l’époque où ce système était en vogue[12]. Les fidèles s’en sont montrés mécontents. Le clergé n’en a même pas retiré les avantages matériels qu’on s’en était promis. L’église, étant trop loin, a été moins fréquentée, et les offrandes ont baissé d’autant. On s’est aperçu qu’éloigner le prêtre de ses paroissiens, c’était éloigner le peuple de la religion.

La diminution du nombre des ecclésiastiques revêtus du sacerdoce présente les mêmes inconvénients que la diminution des paroisses, d’autant que, à l’inverse du prêtre catholique, le pope russe ne célèbre jamais qu’une seule messe ; il n’est jamais autorisé à « biner ». L’empire ne compte point 35 000 prêtres orthodoxes : pour un tel territoire, ou même pour une telle population, ce n’est assurément point trop. La Russie en possédait quelques milliers de plus, il y a vingt ans. C’est sur les diacres, surtout sur les chantres et les sacristains, qu’a porté la réduction du personnel ecclésiastique. Ces serviteurs de l’Église, tserkovno-Sloujitéli, formaient la masse de la classe sacerdotale ; ils en étaient la portion la plus ignorante et la moins morale. Par leurs vices ou leur misère, ils avilissaient tout le clergé. Tout en demeurant individuellement dans la pauvreté, ils sont, pour l’Église et le pays, une lourde charge. Le plus simple serait de supprimer ces clercs inférieurs, et, comme dans l’Église latine, de prendre pour chantres ou sacristains des laïques vivant d’un autre métier. C’est, du reste, ce que l’on commence à faire. Là où ils n’ont pas été licenciés, on s’est efforcé de relever le niveau de ces serviteurs d’églises. C’est ainsi qu’on a cherché à les utiliser pour l’enseignement populaire.

Comme on ne peut améliorer la situation des membres du clergé en en diminuant le nombre, on a imaginé d’autres expédients. On s’est demandé si, à défaut de l’État, les prêtres ne pourraient pas être rétribués par les assemblées provinciales (zemstvos) ou par les communes. La commune ou le zemstvo assurerait au pope un traitement flxe, et l’on pourrait affranchir les fidèles de toutes les redevances actuellement perçues pour les cérémonies de l’Église. La gratuité des sacrements satisferait le peuple en même temps qu’elle relèverait le prestige du clergé. Malheureusement, les finances des zemstvos ou des communes ne leur permettent guère de prendre à leur compte l’entretien des popes. La plupart ne sauraient s’en charger sans établir de nouveaux impôts, ce qui rendrait la réforme singulièrement moins populaire.

On cite quelques communes qui ont voté des appointements à leur prêtre, mais c’est là une exception, et de pareilles résolutions sont révocables. Pour encourager les assemblées rurales à rétribuer leur clergé, des laïques ont conseillé d’abandonner aux paroisses le choix de leur curé. Cette idée a trouvé faveur dans certains cercles, à Moscou surtout ; feu Aksakof en était partisan. Des écrivains à tendances slavophiles se sont attachés à démontrer que l’élection des curés était conforme aux coutumes nationales et aux canons de l’Église[13]. Loin d’être une innovation, le choix des pasteurs par leurs ouailles ne serait, en Russie, qu’un retour aux anciens usages. Il est vrai que l’élection des membres du clergé donnait souvent lieu à des scandales dont témoignent les conciles moscovites du seizième et du dix-septième siècle. Les candidats aux postes ecclésiastiques achetaient parfois les voix des électeurs. La coutume d’élire le curé se serait maintenue plus longtemps dans la Petite-Russie que dans la Grande. On en trouverait des traces dans le diocèse de Kief jusque vers 1840. En Bessarabie, l’élection était encore habituelle vers 1820 ; l’évêque n’ordonnait que les clercs qui lui apportaient l’approbation (odobrénié) de la paroisse[14]. Au cœur même de la Grande-Russie, le célèbre métropolite Platon aurait encore, sous Alexandre Ier, reconnu aux paroisses le droit de lui présenter un candidat aux cures vacantes.

Le zemstvo de Moscou avait demandé, en 1880 et 1884, que le droit d’élection ou, au moins, de présentation fût rendu aux paroisses. D’autres assemblées provinciales s’étaient prononcées dans le même sens. Cette intervention des zemstvos, le Saint-Synode l’a blâmée, par la bouche du haut-procureur, comme un empiétement des autorités laïques sur le domaine de l’Église. D’après la vénérable assemblée, si l’Église laissait autrefois les paroisses désigner leur pasteur, cela tenait à l’insuffisance du nombre d’hommes instruits connus des évêques. Il n’en est plus de même aujourd’hui que les séminaires forment la pépinière naturelle du clergé ; l’élection des curés ne serait, à en croire le Saint-Synode, qu’un retour aux temps d’ignorance[15]. Cette objection n’a pas convaincu les partisans de l’élection ; ils répondent aux chefs de la hiérarchie que le choix des paroisses pourrait être limité aux candidats ayant achevé leurs études théologiques. En fait les assemblées de villages ou de volost, qui se croient en droit de donner leur avis sur tout ce qui intéresse la commune, se permettent parfois de demander la nomination ou le renvoi d’un prêtre. Le ministère de l’intérieur, d’accord avec le haut-procureur, a, en 1887, interdit aux assemblées de paysans de s’immiscer dans de pareilles questions.

L’avantage de l’élection des prêtres, ce serait, en intéressant le peuple au choix de ses pasteurs, de le rapprocher du clergé. Ce rapprochement, on l’a poursuivi par d’autres moyens ainsi : notamment par la création des curatelles paroissiales (prikhodskiia popetchitelstva). L’un des appas des sectes, pour l’homme du peuple, c’est que les adhérents du raskol sont membres d’une communauté solidaire, qu’ils participent à son administration, comme à ses dépenses, que son oratoire leur appartient, qu’ils s’y sentent chez eux. Les curatelles de paroisses, instituées en 1864, devaient donner aux laïques orthodoxes une part dans la gestion des affaires de leur église. C’étaient une sorte de conseil de fabrique et en même temps un bureau de bienfaisance, parfois même un conseil scolaire. À l’aide de ces curatelles laïques on comptait relever à la fois la situation matérielle et l’autorité morale du clergé. Nous ne voyons pas qu’elles aient beaucoup servi à l’une ou à l’autre. Créés d’en haut, par voie administrative, ces conseils de paroisse ont manqué de spontanéité et d’indépendance. Un grand nombre d’églises n’en sont pas encore pourvues ; là où elles existent, elles n’ont souvent qu’une existence nominale. La curatelle doit être nommée par l’assemblée de paroisse (prikhodskaïa skhodka) et, cette assemblée, composée de tous les habitants orthodoxes, il est souvent malaisé de la réunir. Lorsqu’on la convoque, c’est d’ordinaire pour une demande d’argent ; cela seul explique le peu d’empressement du peuple. Les offrandes volontaires devaient former la principale ressource de ces conseils de fabrique ; mais, ces offrandes faisant défaut, on est souvent contraint d’astreindre les paroissiens à une sorte de taxe que la curatelle a grande peine à percevoir, même pour les dépenses les plus urgentes. Le paysan donne peu, et les paroisses russes sont généralement privées d’une des grandes ressources du culte et du clergé en d’autres pays, les fondations privées. S’il y a des legs pour les écoles, pour les hôpitaux, pour les couvents, il y en a peu pour les églises rurales. Aucune classe de la nation ne semble leur porter grand intérêt. Cela paraît singulier en face de l’esprit d’initiative des dissidents de toute sorte, chez le même peuple. Ce contraste, entre le raskolnik et l’orthodoxe, ne saurait guère être attribué qu’au caractère officiel du clergé et aux habitudes bureaucratiques de l’Église.


Le gouvernement impérial a cherché dans l’école un autre moyen de rapprocher le peuple du clergé et de rehausser la situation du pope. Une nouvelle sphère d’activité a été ainsi ouverte à l’Église. Les écoles paroissiales, confiées à ses soins, ont pris sous Alexandre III un rapide développement. Pendant qu’en France l’État travaillait à exclure la religion et le clergé de renseignement populaire, en Russie l’État appelait l’Église à diriger l’instruction du peuple. L’idée n’était pas nouvelle. Dans l’ancienne Moscovie toutes les connaissances étaient distribuées par le clergé. Sous Pierre le Grand et ses successeurs l’instruction populaire était encore du ressort du Saint-Synode. Le gouvernement d’Alexandre III l’a, en grande partie, ramenée sous la tutelle ecclésiastique.

Le comte Dmitri Tolstoï, à l’époque où il cumulait les fonctions de haut-procureur et celles de ministre de l’instruction publique, s’était déjà attaché à multiplier les écoles de paroisses, placées sous la direction du clergé local. Un moment, vers le milieu du règne d’Alexandre II, ces écoles étaient, au moins sur le papier, montées au chiffre d’une vingtaine de mille. Mais, comme il arrive souvent en Russie, où la fatigue et la négligence suivent de près l’engouement, la décadence des écoles paroissiales avait été aussi prompte que leur faveur. La plupart avaient disparu devant les écoles laïques inaugurées par les états provinciaux (zemstvos)[16]. M. Pobédonostsef s’est donné pour mission de les relever. Sous son impulsion les écoles de paroisses ont, de nouveau, surgi de tous côtés. Aucun ministre de l’instruction publique n’a autant fait, à cet égard, que ce procureur du Saint-Synode. À cette collaboration de l’Église dans l’œuvre de l’enseignement populaire le gouvernement impérial a découvert un avantage moral et un avantage matériel. Il se flatte d’instruire le peuple à moins de frais et à moins de risques. Le prêtre, le diacre, le clerc ordonné par l’Église et placé sous l’autorité de l’évêque, lui paraît encore l’instituteur le plus sûr, comme le moins cher. Les premiers résultats de l’instruction primaire en Russie n’ont pas, on doit l’avouer, été fort satisfaisants. Là aussi, on a éprouvé la vanité du préjugé banal qui voit dans la diffusion de l’enseignement primaire un gage de moralité. Il s’en faut que la science de la lecture ou l’art de l’écriture aient toujours moralisé le moujik assez heureux pour avoir une école dans son village. On s’est, en même temps, aperçu que les paysans lettrés devenaient moins sourds aux revendications révolutionnaires. Le gouvernement russe a tenté ce que, à d’autres époques, ont fait d’autres gouvernements, eux aussi conscients de l’utilité de l’instruction primaire et défiants de ses résultats ; Alexandre III et M. Pobédonostsef ont demandé la solution du problème à la religion et à l’Église. Placer le clergé à la tête de l’école, c’était en relever le rôle ; c’était aussi en améliorer la situation matérielle en ajoutant à ses ressources ecclésiastiques une indemnité scolaire.

D’après le règlement de juin 1884, règlement élaboré par le Saint-Synode, les écoles paroissiales, ouvertes par le clergé orthodoxe, ont expressément pour but d’affermir dans le peuple les principes de la foi et de la morale chrétienne, en même temps que de lui donner les premiers éléments des connaissances utiles. On ne saurait nier qu’un enseignement ainsi fondé sur la religion soit le plus conforme aux goûts et aux mœurs du paysan. M. Pobédonostsef n’exprimait qu’une vérité d’expérience, en constatant dans ses rapports que, pour inspirer confiance au peuple, l’instruction doit s’appuyer sur l’enseignement religieux[17]. Le paysan russe désire entendre son fils chanter à l’église et lui lire, durant les longues veillées d’hiver, quelque livre de dévotion. C’est pour cela qu’il l’enverra le plus volontiers à l’école. En lui faisant apprendre à lire, il a peut-être moins en vue la vie et les avantages temporels que le bien de l’âme et le salut. Pour lui, comme pour notre moyen âge, la science ne doit être que la servante de la foi ; il ne l’estime qu’autant qu’elle se plie à cet humble office. Avec une pareille conception, avec les superstitions qui pèsent sur les campagnes, l’école religieuse peut bien être la plus capable d’arracher le moujik à « la Puissance des ténèbres ».

Les difficultés (en laissant de côté la question financière) ne viennent pas du peuple, mais plutôt du clergé. L’Église orthodoxe n’a jamais refusé ses ministres pour une pareille œuvre ; mais le prêtre russe en a-t-il la force ? le prêtre russe en a-t-il le loisir ? C’est ce que mettait en doute plus d’un esprit impartial. L’ignorance d’une partie du clergé semblait le mal préparer au rôle d’instituteur. Cette objection, il est vrai, ne saurait s’étendre à un enseignement tout à fait élémentaire ; il dépend, du reste, du clergé et des écoles ecclésiastiques de l’écarter entièrement. Pour cela, on a déjà fait à la pédagogie une place dans certains séminaires ; on a institué près de quelques-uns des écoles primaires modèles. Ailleurs, dans le diocèse de Nijni par exemple, on a récemment (1887) créé des écoles normales ecclésiastiques. Quant au temps enlevé à l’église par l’école, le prêtre est moins l’instituteur que le directeur des nouvelles écoles paroissiales. L’évêque peut, en cas de besoin, lui substituer une autre personne. Le pope peut se faire aider ou suppléer dans son école par le diacre, ou par les clercs inférieurs, les serviteurs de l’église (tserkovno-sloujitéli). On a proposé d’y employer spécialement les diacres ou les psalmistes, qui professeraient la semaine à l’école pour chanter le dimanche à l’église. Dans la pratique, ce serait à peu près la situation de nos anciens instituteurs qui échangeaient leur chaire pour le lutrin, avec cette différence que ces maîtres russes seraient eux-mêmes investis d’un caractère ecclésiastique. À défaut de diacre ou de psalmiste, le prêtre peut se faire aider par sa famille, par sa femme, par ses fils ou ses filles. Il y trouve une modeste rémunération.

L’enseignement, dit le règlement de 1884, est à la charge des prêtres ou autres membres du clergé. Il peut aussi être confié à d’autres maîtres ou maîtresses, mais toujours sous la surveillance du prêtre et avec l’autorisation de l’autorité diocésaine. Les maîtres ainsi choisis doivent être pris de préférence parmi les anciens élèves des écoles ecclésiastiques, c’est-à-dire des séminaires et des institutions spéciales au clergé. Le principe de la subordination de l’école à l’Église a été ainsi poussé à ses dernières conséquences. On chercherait en vain, dans aucun pays de l’Europe, un système scolaire aussi délibérément «  clérical ». Ces écoles paroissiales relèvent directement de l’autorité épiscopale ; elles ne peuvent être fondées, ni fermées, ni transférées à une administration civile qu’avec l’autorisation de l’évêque. Chaque diocèse a son conseil scolaire, en majorité composé d’ecclésiastiques ; les bienfaiteurs laïques y peuvent siéger avec le titre de curateurs honoraires. Chaque évêque a ses inspecteurs diocésains, nommés par lui, ses prêtres inspecteurs ; il est vrai que ses écoles restent en outre soumises à l’inspection scolaire laïque.

L’école paroissiale étant une succursale de l’église, la direction générale de l’enseignement est réservée au Saint-Synode. C’est le Saint-Synode qui rédige les programmes, et ce que ces programmes mettent en première ligne, c’est l’histoire sainte, le catéchisme, les prières, le chant d’église. La lecture, l’écriture, les éléments de l’arithmétique (telle est d’ordinaire toute la sphère de cet humble enseignement) ne viennent qu’au second rang. Dans les écoles à deux classes, ce qui est l’exception, on ajoute des notions élémentaires sur l’histoire nationale et sur l’histoire ecclésiastique. L’assistance aux offices, les dimanches et fêtes, est obligatoire. À l’école pour les enfants on peut joindre, toujours avec l’autorisation épiscopale, des cours d’adultes, des sections techniques pour l’enseignement professionnel, des cours du dimanche. On y peut aussi annexer des bibliothèques populaires ; le choix des livres appartient au Saint-Synode.

Ces écoles paroissiales sont encore trop récentes pour qu’on en puisse apprécier l’influence sur le peuple et sur le clergé. Quoiqu’elles n’aient que des moyens d’existence précaires, étant à la charge des paroisses ou des particuliers, elles ont pris un rapide développement. En quelques années il en a surgi des milliers. Des confréries mi-religieuses, mi-patriotiques, telles que la confrérie orthodoxe de la Vierge à Saint-Pétersbourg ou la confrérie de Saint-Cyrille et de Saint-Méthode à Moscou, se sont donné pour mission d’en répandre les bienfaits. On les a vantées comme un préservatif contre l’esprit de secte. Katkof les célébrait, comme un agent de russification dans les pays de nationalités ou de confessions mêlées. Ainsi, par exemple, aux bords du Volga, chez les Tchouvaches ou les Tchérémisses ; et cela, non seulement dans les régions à demi-asiatiques, près des « allogènes » aux trois quarts païens, mais aussi sur les frontières européennes, dans les provinces occidentales, en Lithuanie, en Russie Blanche, en Petite-Russie. Il est des localités où, dans l’école du pope, les catholiques sont plus nombreux que les orthodoxes. On ne permettrait pas au clergé catholique romain d’ouvrir école contre école.

Au moment de la promulgation de l’oukaze de juin 1884, il ne restait dans tout l’Empire que 3000 écoles de paroisses ; six mois plus tard, le clergé avait fondé près de 2000 écoles nouvelles, et ce mouvement n’a fait que grandir. À la voix des évêques, sur le signe du haut-procureur du synode, les écoles ont surgi par centaines, dans chacun des 54 diocèses orthodoxes de l’Empire. À en juger par les dernières années, il y aura bientôt peu de paroisses qui n’en soient pourvues. Les sceptiques, il est vrai, se demandent si toutes ces écoles fonctionnent, si nombre d’entre elles n’existent pas uniquement sur les registres des consistoires. On est encore, en Russie, exposé à de pareilles mystifications. Il suffit d’un ordre ou d’un vœu des gouvernants du jour pour que les institutions encouragées en haut lieu sortent tout à coup du sol, sauf à ne jamais fonctionner que dans les rapports officiels ou à bientôt retomber dans le silence du néant. L’âge des villages improvisés de Potemkine n’est pas encore entièrement évanoui. Il se peut que, parmi ces milliers d’écoles improvisées à grand bruit, il y en ait des centaines sans maîtres ou sans élèves. Cela s’est déjà vu en Russie, pour ces mêmes écoles de paroisses, sous Alexandre II, à une époque où l’on avait déjà songé à mettre l’enseignement populaire aux mains du clergé. Vers 1865, par exemple, les statistiques officielles inscrivaient jusqu’à 18 000 écoles ecclésiastiques paroissiales ; et, quand on descendait à examiner le nombre des élèves de ces 18 000 écoles, on trouvait, non sans surprise, qu’il ne dépassait pas 100 000[18]. Chacune de ces écoles de paroisses ne comptait ainsi, en moyenne, que 5 ou 6 élèves, ce qui revient à dire que beaucoup n’avaient qu’une existence nominale.

Il semble, il est vrai, n’en plus être de même aujourd’hui. À en croire les comptes rendus officiels, les nouvelles écoles paroissiales auraient, en maint diocèse, une moyenne de vingt à trente élèves. Des centaines de milliers d’enfants des deux sexes apprendraient, sous la direction du pope, à déchiffrer les trente-six lettres de l’alphabet russe[19]. Il s’est trouvé des localités si satisfaites de ce mode d’enseignement qu’elles voulaient transférer au clergé les écoles laïques. Un moment, il a été question de lui confier les libres écoles fondées par les zemstvos. Quoique la Russie ne soit pas encore en proie aux luttes du « laïcisme » et du « cléricalisme », une pareille absorption de l’enseignement primaire par le clergé répugnerait à la plupart des Russes. Les avantages de la variété et de la concurrence ne leur échappent point. Parmi les amis attitrés de l’Église, il s’en est rencontré d’assez clairvoyants pour ne pas lui souhaiter un monopole si manifestement au-dessus de ses forces. Le dernier des slavophiles, feu Aksakof, appréhendait de voir l’exclusion de l’élément laïque provoquer un antagonisme entre la société civile représentée par les zemstvos et les influences ecclésiastiques. L’idée d’abandonner à l’Église l’enseignement populaire n’en a pas moins été agitée jusqu’au sein des assemblées provinciales. En quelques districts, les zemstvos ont eu assez de confiance dans le clergé pour lui remettre spontanément leurs écoles, en continuant à les subventionner de leurs deniers. Le plus souvent, le zemstvo a conservé ses propres écoles, en y faisant une plus grande place aux matières religieuses, spécialement à l’étude du slavon ecclésiastique et des livres liturgiques ; c’était le meilleur moyen de gagner la confiance du peuple à l’enseignement laïque[20].

Si les écoles du zemstvo sont généralement demeurées indépendantes du clergé, il n’en est pas de même des petites écoles villageoises, dites écoles de lecture et d’écriture (gramotnost), où l’enseignement était donné par des paysans, d’anciens soldats ou des employés en retraite, dont le plus clair du traitement était d’être nourris par les parents de leurs élèves. Toutes ces chétives écoles « paysannes », l’empereur Alexandre III les a placées sous la direction des autorités ecclésiastiques. Comment s’en étonner, alors qu’en France, au lendemain de la révolution de 1848, M. Thiers voulait abandonner tout l’enseignement primaire aux frères et aux curés[21]. Il est vrai que l’Église russe est loin d’avoir pour l’enseignement la même passion et les mêmes ressources que l’Église catholique. Pour que le récent essor des écoles paroissiales se soutienne et que le règne d’Alexandre III ne revoie pas les déceptions du règne d’Alexandre II, il faut que les habitudes du clergé changent singulièrement. Naguère encore il montrait si peu de souci de l’instruction du peuple qu’il ne se donnait même pas toujours la peine de lui apprendre le catéchisme. Les zemstvos avaient beau rétribuer le prêtre pour enseigner à l’école la loi de Dieu, ainsi que disent les Russes, nombre de popes négligeaient ce premier devoir de leurs fonctions. Après cela, on comprend que plus d’un sceptique doute encore de l’aptitude du clergé à l’enseignement.


Ce n’est pas seulement dans l’école que le clergé doit contribuer à l’instruction du peuple, c’est aussi dans l’église. La participation à l’enseignement scolaire ne lui doit pas faire délaisser son mode propre d’enseignement, la prédication. À ce point de vue, il y a beaucoup à faire dans les pays orthodoxes ; le prêtre y avait presque abandonné une de ses plus importantes fonctions : le pope ne prêchait point ou prêchait peu. L’institution par laquelle le christianisme a peut-être le mieux servi le progrès de la moralité, l’humble sermon du curé, l’Église grecque, qui, dans son premier âge, eut tant de grands orateurs, l’avait, aux derniers siècles, laissée tomber en désuétude[22]. Cet abandon n’était pas uniquement imputable à l’ignorance du clergé gréco-russe ou au génie des gouvernements autocratiques ; il était, en partie, la conséquence de l’esprit de l’Église. Tandis que la Réforme, appuyée sur le libre examen et l’interprétation individuelle, faisait du prêche la principale fonction ecclésiastique, l’orthodoxie orientale, rivée à la tradition, laissait ses ministres renoncer à l’exposition de la foi, comme si, en la livrant à leurs commentaires, elle eût craint de la leur voir défigurer. La chaire, qui, dans le temple protestant, s’est emparée de la place de l’autel, est généralement absente des églises orthodoxes. L’Orient, fatigué de ses nombreuses hérésies, finit par prendre en soupçon la parole vivante. L’initiative individuelle, la libre inspiration, l’improvisation excitèrent ses défiances dans l’éloquence comme dans l’art, dans la représentation orale de la foi comme dans ses représentations figurées. Ainsi que la peinture, la prédication fut enfermée dans des lignes rigides et mortes. À l’invention, à l’imitation même, l’Église préféra la reproduction, la copie servile des modèles consacrés ; on conçoit qu’elle se défiât de la langue d’un clergé ignorant. Ne pas exposer le dogme était un moyen de ne pas le dénaturer. « Les Russes, disait l’envoyé moscovite à Paul Jove, ne souffrent pas de sermons dans leurs églises, afin de n’entendre que la parole de Dieu dégagée de toute subtilité humaine. » À la prédication s’était substituée la lecture des Pères et des livres autorisés.

La parole vivante n’est rentrée dans l’Église russe que sous l’influence de l’Occident et de Kief, à l’époque de Pierre le Grand ; encore se trouva-t-il des gens pour se scandaliser ou s’inquiéter de cette importation étrangère. Le Règlement spirituel de Prokopovitch constate lui-même que peu de prêtres étaient capables d’enseigner par cœur les dogmes et les préceptes de l’Église. Pour ne pas laisser le peuple sans aucunes notions religieuses, le Règlement recommandait de lui faire des lectures entre les offices. On avait, à cet usage, rédigé des traités approuvés par le synode ; mais ces livres, émaillés de locutions slavonnes et mal lus par le pope, restaient souvent inintelligibles aux masses. Jusqu’à cette fin de siècle leur foi n’a guère eu d’autre aliment. Le catéchisme, qui ne pouvait s’enseigner aux illettrés que de vive voix, était presque aussi négligé que la prédication. En fait, le Russe orthodoxe s’est, durant des centaines d’années, passé de toute instruction religieuse. On se demande comment pouvait se transmettre la foi ; il est vrai qu’aujourd’hui encore nombre de moujiks en ignorent les dogmes essentiels ; beaucoup ne savent même pas leurs prières. Quand la vigne du Seigneur était ainsi laissée en friche par les mains chargées de la cultiver, comment s’étonner d’y voir partout lever l’ivraie de l’hérésie et les folles herbes des sectes ?

De Pierre le Grand jusque vers l’avènement d’Alexandre III la prédication est restée presque entièrement finée dans les hautes régions ecclésiastiques. Chez le clergé noir, parmi les archimandrites et les évêques, l’éloquence était un moyen de distinction et un titre à l’avancement. Aussi les principaux orateurs sacrés de la Russie ont-ils été des prélats. Quelques-uns ont laissé une grande renommée : ainsi Mgr Philarète de Moscou, et Mgr Innocent de Kherson, comparés en leur temps aux Lacordaire et aux Ravignan. Cette éloquence épiscopale excellait surtout dans le panégyrique ; c’est encore le genre national. La raison en est aux institutions. La chaire chrétienne semblait autant s’inspirer de Pline le Jeune vis-à-vis de Trajan que de saint Ambroise ou de saint Chrysostome en face des empereurs. La solennité en avait quelque chose d’officiel. L’éloge du prince et du pouvoir y tenait une grande place. La flatterie y mêlait les hyperboles orientales et les raffinements byzantins au ton patriarcal et biblique cher aux Russes. L’adulation s’y montrait parfois tellement outrée qu’Alexandre Ier se crut obligé d’interdire par oukaze « qu’on appliquât dans les sermons, à Sa Majesté Impériale, des louanges qui n’appartiennent qu’à Dieu[23] ». Quelques orateurs, Philarète par exemple, ont cependant laissé voir, devant le tsar, le même genre de courage que Bossuet ou Massillon devant Louis XIV.

Évêques et archevêques ont, vis-à-vis des prédicateurs du bas clergé, un immense avantage ; ils n’ont pas à compter avec la censure. Naguère encore, d’après les règlements édictés sous Nicolas, les sermons composés par de simples prêtres devaient être soumis à l’approbation de leurs supérieurs ou à la censure ecclésiastique. On conçoit ce qu’une pareille obligation avait de peu encourageant pour de pauvres popes, d’ordinaire peu versés dans l’art d’écrire. En des discours ainsi travaillés à la lampe, il leur était du reste malaisé de parler au paysan la langue du peuple. Aussi le métropolite Platon avait eu beau ordonner aux prêtres ayant achevé leurs études de prononcer chaque mois un sermon de leur composition, la pratique n’avait pu s’en établir. La censure ecclésiastique s’est aujourd’hui relâchée de ses prétentions ; la langue du pope a été déliée. Les pessimistes disent qu’on n’a pas toujours à s’en féliciter. Il est des prêtres qui ne savent pas peser leurs paroles. C’est ainsi qu’en 1884 un curé du diocèse de Tver (village de Vernovo) s’était fait accuser d’avoir, dans un sermon, excité les paysans contre les propriétaires.

La prédication a-t-elle pris, dans les dernières années, un essor inattendu, la cause en est aux événements profanes. Ici encore, le clergé a cédé à l’impulsion du dehors. L’Église (on pourrait presque aussi bien dire l’État) s’est-elle efforcée de rendre au peuple le sermon évangélique, c’est dans un intérêt politique presque autant que dans un intérêt religieux. La chaire, de même que l’école, a paru un moyen d’agir sur le peuple. Pour la guerre contre les doctrines subversives, on a enrôlé l’éloquence chrétienne. Le pope a été appelé à l’aide du gendarme. Au sourd apostolat des propagandistes révolutionnaires, on a tenté d’opposer la parole de Dieu. Les conspirations ont remis en honneur la prédication.

Le principal souci des pasteurs russes, de ceux, notamment, qui portent la houlette épiscopale, est de prémunir leur troupeau contre les pièges du loup « nihiliste ». Cette préoccupation est d’autant plus naturelle qu’en combattant les ennemis de l’État, ils ont conscience de combattre les adversaires de l’Église. Le gouvernement ne saurait reprocher au clergé, au haut clergé du moins, son inaction. Le haut-procureur a tout lieu d’être satisfait du zèle des évêques. La plupart ont en personne conduit leurs prêtres à la défense de l’autocratie. Les prélats orthodoxes ont, comme l’évêque de Viatka, invité le clergé à inculquer à ses ouailles de « bons principes religieux et politiques ». Les mandements et les discours épiscopaux ont été remplis de dissertations politico-sociales, et les simples prêtres se sont efforcés d’imiter leurs chefs. La fidélité au tsar et au trône a été le thème d’une multitude d’homélies. Les fêtes impériales reviennent plusieurs fois chaque année fournir l’occasion de solennels panégyriques. C’est ainsi que l’un des plus renommés, prédicateurs de l’empire, Mgr Ambroise, archevêque de Kharkof, célébrait, en 1887, l’anniversaire du couronnement d’Alexandre III par un discours sur les « devoirs des sujets ». Ce n’était assurément pas là un sujet neuf pour un auditoire russe. Pierre le Grand, tout en montrant peu de confiance dans les talents oratoires de son clergé, lui faisait déjà recommander, par son Règlement, de prêcher sur le respect dû aux autorités et spécialement à la « suprême autorité du tsar ».

La chaire russe a beau regarder souvent la terre en parlant du ciel, la religion et le clergé ont tout profit au renouvellement de la prédication dans l’église. Pour avoir été longtemps sevré de sermons, le peuple russe, avec sa gravité naïve, n’en a pas moins le goût de ce genre solennel. Aucun clergé ne s’adresse à un public aussi avide ou aussi respectueux de la parole de Dieu. Les prédicateurs en renom y trouvent des lecteurs non moins que des auditeurs. Aussi les recueils de sermons ne font-ils pas défaut. À Moscou, Mgr Macaire, le métropolite historien, avait pris l’initiative d’une publication destinée à faire connaître au peuple les principaux prédicateurs de la vieille capitale. À Pétersbourg, une collection de discours prononcés à Saint-Isaac était, en quelques semaines, répandue à des centaines de milliers d’exemplaires. Aux sermons le clergé a ajouté, dans les grandes villes, des lectures, des conférences, voire des colloques contradictoires qui attirent nombre de curieux. Le clergé, sorti de sa torpeur séculaire, commence à prendre part aux luttes de la vie nationale. Avec le glaive de la parole, il a retrouve l’arme propre du prêtre ; elle peut l’aider à reconquérir l’autorité qui lui manque. La prédication est peut-être la meilleure mesure de la valeur d’un clergé : c’est par là que le pope russe était le plus au-dessous des prêtres ou des pasteurs de l’Occident. Cette infériorité n’était pas seulement l’une des causes du peu d’ascendant du clergé, c’était un des motifs pour lesquels la religion n’avait point sur le peuple l’influence moralisatrice qu’eût dû lui assurer la piété populaire.


La situation matérielle du clergé paroissial a été améliorée, sa position sociale relevée ; à ses membres on a ouvert, au profit de l’instruction nationale, de nouvelles branches d’activité ; peut-on faire davantage ? peut-on ouvrir au pope l’accès des dignités ecclésiastiques, jusqu’ici réservées au moine ? Quelques Russes le pensent. Pour cela, il faudrait renverser la barrière qui sépare le prêtre de l’épiscopat, ce qui ne peut se faire que de deux manières : en permettant le célibat au pope ou en permettant le mariage à l’évêque. À ces deux innovations s’opposent de sérieuses difficultés. Il semble aisé de rendre, pour le clergé blanc, le mariage facultatif et non obligatoire : avec la discipline de l’Église orientale, ce n’est qu’une apparence. D’après la loi établie par la tradition, l’homme marié peut être admis au sacerdoce, le prêtre déjà consacre ne l’est point au mariage. L’ordination devant suivre et ne pouvant précéder, les clercs qui ne veulent pas faire vœu de célibat doivent recevoir la bénédiction nuptiale avant la consécration sacerdotale. De là l’usage, au premier abord étrange, de ne conférer le sacrement de l’ordre qu’aux clercs unis à une femme. C’est que, s’il n’est marié avant d’être ordonné, le prêtre ne le sera jamais. Tant que la discipline en vigueur dans tous les pays orthodoxes ne sera point abrogée, le célibat facultatif ne pourra faire disparaître la distance qui sépare les deux clergés ; tout au plus en créerait-il un troisième intermédiaire. Il y aurait alors, dans le clergé paroissial, deux catégories de prêtres presque aussi séparés, par leur genre de vie, qu’aujourd’hui le moine et le pope. Ce n’est pas à dire que le prêtre orthodoxe ait toujours été tenu d’opter entre le mariage et le couvent. Il y a déjà eu, en Russie, quelques exemples d’hommes admis au sacerdoce sans être mariés et sans être moines. Il pourrait y en avoir davantage, mais de tels prêtres, placés en dehors des autres par le célibat, ne serviraient point à relever le clergé marié.

Le célibat facultatif ne saurait demeurer qu’une exception, à moins qu’il ne préparât le célibat obligatoire, dont aucun Russe, aucun orthodoxe ne souhaite l’établissement. L’abrogation de l’usage qui n’admet à l’ordination que des hommes mariés serait un pas vers le catholicisme ; l’abandon de la discipline qui refuse le mariage au prêtre ordonné serait un pas vers le protestantisme. Cette dernière révolution, peut-être plus conforme aux tendances de l’esprit public, rencontre deux obstacles : à l’extérieur le besoin d’union avec les autres pays orthodoxes, à l’intérieur la crainte du raskol et l’attachement du peuple aux traditions. Les mêmes barrières s’opposent à une autre innovation réclamée par certains esprits, au second mariage des popes. Le prêtre veuf ne peut convoler à d’autres noces ; lui ouvrir l’accès d’un second mariage serait encore violer les canons et aller même contre certains textes de l’Écriture. Si jamais le courant de l’esprit public emporte l’Église russe au delà de ces règles traditionnelles, le moment en est encore éloigné ; et, comme en religion de telles réformes vont rarement seules, l’orthodoxie sera, ce jour-là, sortie de sa voie séculaire. Ce que rien n’interdit, ce que l’on commence à mettre en pratique, c’est de laisser le pope veuf à l’exercice de ses fonctions. Il n’en était pas ainsi autrefois. Après de longues disputes, le concile de Moscou de 1503 avait interdit aux prêtres et aux diacres veufs d’officier. Tout ce qu’on leur permettait, c’était de se tenir dans le chœur en habits sacerdotaux et de chanter vêpres et matines. Naguère encore, le prêtre perdait sa cure en perdant sa compagne ; d’ordinaire il se retirait au couvent. Le clergé blanc a été enfin affranchi d’une des servitudes qui pesaient sur lui ; sa vocation, mise à l’abri des coups du hasard, ne dépend plus que de sa vertu et non de la vie d’une femme.

Les obstacles que la tradition apporte au libre mariage des prêtres, elle les met au choix des évêques parmi les prêtres mariés. La discipline ne permet point la promotion d’un homme marié à l’épiscopat. S’il n’y avait là qu’une habitude nationale, elle aurait déjà succombé sous les instincts démocratiques des Slaves modernes, qui sont portés à reprocher au clergé noir d’être une sorte d’aristocratie en même temps qu’une institution du moyen âge ; mais il y a là une coutume séculaire de tous les pays de rite grec. Ses défenseurs l’appuient sur un texte de l’Écriture, texte qui semble, il est vrai, en contradiction avec la loi en faveur de laquelle on l’invoque, ou ne se réconcilie avec elle que par une subtile interprétation[24]. Si, entre le pope et la crosse épiscopale, il n’y avait d’autre barrière, le clergé blanc l’aurait bientôt franchie ; il y a les canons, la tradition, la pratique générale des Églises orthodoxes, et jusqu’ici on les a respectés. Cette règle aboutit assurément à des conséquences bizarres ; en forçant à prendre les dignitaires ecclésiastiques parmi les moines, elle a donné à l’état monastique une direction opposée à l’esprit de son institution. Au lieu d’une vie de renoncement et d’humilité, elle en a fait une carrière d’ambition : le vœu de pauvreté est devenu la porte de la fortune. Par contre, on ne saurait nier que, depuis l’introduction de la foi chrétienne à Kief, c’est le clergé noir qui a personnifié la tradition orthodoxe ; c’est lui qui, vis-à-vis des autres Églises orientales, représente le mieux le côté œcuménique, catholique de l’orthodoxie. Abandonnée au clergé blanc, plus exclusivement national, plus accessible aux influences du siècle, l’Église russe serait plus ouverte aux innovations, elle serait plus exposée au relâchement de l’unité de la foi, elle risquerait de dévier vers la Réforme. Le fait seul d’un épiscopat marié serait un pas vers l’anglicanisme[25].

Si la tradition ne permet pas de consacrer évêque un prêtre marié, elle n’interdit point l’épiscopat aux prêtres devenus veufs. Longtemps, dans ce cas même, l’usage fut de ne les sacrer évêques qu’après leur avoir fait prononcer des vœux monastiques. Aujourd’hui, on admet que, s’ils sont tenus au célibat, les évêques ne sont pas tenus d’être moines. Quelques-uns ont ainsi été sacrés sans avoir traversé le couvent. Cela seul était une telle innovation que, lors du sacre de l’archiprêtre Popiel, en 1875, on ne savait trop comment vêtir pour la cérémonie l’ancien uniate galicien. Faute de précédents, on se décida à lui faire porter, comme à ses collègues de l’épiscopat, l’habit monastique.

La discipline de l’Église maintient au clergé noir le monopole de l’épiscopat. Pour les autres dignités ecclésiastiques, rien n’empêchait d’en ouvrir l’accès au clergé blanc ; aussi a-t-il récemment pénétré dans la plupart des fonctions jadis détenues par les moines. Sa plus importante conquête a été, nous l’avons dit, le haut enseignement ecclésiastique, que les moines s’étaient longtemps réservé avec un soin jaloux. Cela seul est une sorte de révolution dont, à la longue, la portée peut être considérable, car de la direction donnée à l’enseignement des académies et des séminaires dépend l’esprit même de l’Église. Si l’on n’ose point appeler à l’épiscopat des prêtres mariés, on a concédé à certains archiprêtres le droit de ceindre la mitre, ce qui leur donne un faux air d’évêques. En outre, le clergé blanc peut, comme le clergé noir, recevoir de la bienveillance gouvernementale des décorations de diverses sortes, faveurs dont l’un et l’autre clergé se sont montrés si friands qu’il a fallu leur interdire d’en parer leurs vêtements sacerdotaux. Encore cette défense ne s’étend-elle pas à la croix de Saint-Georges. Pour les popes qui ne peuvent aspirer aux ordres impériaux, il y a des récompenses plus modestes, telles que la barrette violette qui sert de prélude à la croix pastorale et au titre d’archiprêtre. Avec le haut professorat, avec les grandes aumôneries, avec les distinctions honorifiques et l’accès même du Saint-Synode, on ne peut plus dire que le clergé séculier soit sans avenir et sans carrière. L’épiscopat et les dignités monastiques sont à peu près seuls restés aux moines. Il est difficile de les dépouiller davantage sans les enfermer dans les murailles de leurs couvents et les isoler entièrement du monde et de la nation.

Quand il serait délivré de la misère et soustrait à la dépendance de ses paroissiens, qui pèse plus lourdement sur lui que la domination du haut clergé monastique, le clergé séculier ne sera définitivement relevé et mis à la hauteur de sa mission que par l’extension des libertés de l’Église et des libertés publiques. Comme toutes les classes de la nation, c’est dans l’émancipation morale, par une participation à son propre gouvernement, qu’il retrouvera sa force et sa dignité. Cet affranchissement a été déjà en partie effectué. Aux prêtres de paroisses on avait accordé, sous Alexandre ÏI, l’élection des blagotchinnye, sorte de doyens ou d’inspecteurs chargés de surveiller leurs confrères[26]. Si cette franchise a été depuis restreinte, le clergé a recouvré le droit de se réunir en assemblées périodiques pour y débattre ses propres intérêts. En tout pays, de telles mesures seraient dignes d’éloges : en Russie, la réforme ecclésiastique ne sera achevée que le jour où l’Église dominante aura assez de confiance en son clergé pour supporter la libre concurrence des dissidents du dehors et du dedans.



  1. Journal des Débats. 20 octobre 1886.
  2. Nous devons dire qu’aujourd’hui il se publie un certain nombre de journaux ecclésiastiques, dont plusieurs ne manquent pas de valeur.
  3. Comparez le grec despote, despotès, employé dans le même sens.
  4. Znamenski : Prikhodskoé Doukhovenstvo v Rossii so vréméni réform Pétra.
  5. Mémoires de Rostislavol ; Rousskaïa Starina, janvier 1880.
  6. Le souvenir s’en est conservé dans le peuple sous le nom de « triage d’Eugène. » : Douhassof. Histoire de la région de Tambof.
  7. Opisanié Selskago Doukhoveristva, révélations anonymes attribuées à un prêtre du diocèse de Tver et publiées à Paris et à Leipzig (librairie Franck). Cf. le P. Gagarine : Le Clergé russe.
  8. « Il n’y a de dernier (d’unique) que la femme du pope (posledniaia ou popa jinka) », dit un proverbe, par allusion au veuvage perpétuel du prêtre.
  9. Macaulay : History of England, I, 323, 324 (Tauchnitz).
  10. Voy. t. II, liv. VI, chap. i, p. 532, 533 (2e édit.).
  11. Dollinger : Kirche und Kirchen.
  12. Voyez la Revue des Deux Mondes, p. 830 : 831, 13 juin 1874.
  13. Voyez notamment la Rous, 24 et 31 janvier 1881.
  14. Kievskaïa Starina, avril 1882.
  15. Compte rendu du haut-procureur pour 1884 (déc. 1886).
  16. Voyez tome II, liv. III, chap. ii, p. 203-207 (2e édit.).
  17. Rapport pour l’année 1884, publié en 1886.
  18. Chiffres donnés par le haut-procureur, M. Pobédonostsef ; rapport pour l’année 1883, publié en 1886.
  19. Ces écoles de paroisses sont surtout destinées aux garçons ; ainsi, dans le diocèse de Podolie, il y avait, en 1885, 854 écoles paroissiales avec 20 000 élèves, dont un millier de filles. En certains diocèses on se proposait, en 1887, d’ouvrir, dans les institutions diocésaines pour « les demoiselles du clergé », des écoles modèles de filles.
  20. Vestnik Evropy ; mars 1885, p. 389.
  21. Voyez H. de Lacombe ; Débats de la Commission de 1849, sur la loi d’enseignement.
  22. L’absence de toute prédication des églises moscovites frappait les étrangers, « L’on n’y prêche jamais ; ains, à quelques fêtes, ils ont certaines leçons qu’ils lisent dans quelque chapitre de la Bible ou Nouveau Testament. » Ainsi s’exprime, au commencement du dix-septième siècle, le capitaine Margeret : Estat de l’Empire de Russie ou grande-duché de Moscovie.
  23. Oukaze d’octobre 1817. Tondini : Le Règlement spirituel de Pierre le Grand, p, 199.
  24. « Il convient que l’évêque soit irréprochable et qu’il n’ait été marié qu’une fois. » (1re épître à Timothée, iii, 2.) L’épître à Tite (ii, 6) dit la même chose du prêtre à peu près en mêmes termes. Selon les interprètes, la première épouse de l’évêque étant l’Église, il n’en peut avoir d’autre.
  25. La question du célibat épiscopal est de celles que le clergé russe, soumis à la censure spirituelle, ne peut guère débattre librement. Aussi un professeur de l’Académie ecclésiastique de Kief avait-il engagé ses élèves iougoslaves à profiter de leur liberté pour rechercher si l’antiquité ecclésiastique ne fournirait pas des arguments contre le célibat obligatoire des évéques. Telle est l’origine d’une dissertation de M. N. Milach, intitulée : Dostojanstva ou pravoslavnoj tsrkvi, po tsrkveno-pravimi izvorima do XIV vjeka ; Pantchevo, 1879. L’auteur serbe s’efforce de prouver que les évêques n’ont pas toujours été astreints au célibat. Peut-on, en effet, citer, dans l’Église grecque, quelques évêques mariés, cela n’a jamais été qu’une exception. (Voyez entre autres W. Gass : Symbolik der Griech. Kirche, p. 282.)
  26. L’élection n’a pas été officiellement abolie, mais elle n’est plus valable qu’avec îa confirmation épiscopale ; ce qui la rend souvent fictive.