L’Empire des tsars et les Russes/Tome 3/Livre 2/Chapitre 3

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Hachette (Tome 3p. 101-126).


CHAPITRE III


Du culte et du ritualisme. — Importance des rites et du cérémonial dans l’Église orientale. — Le formalisme russe et le caractère national. — Le rite de la prière. — Les cérémonies et la liturgie. — Comment l’Église russe a rempli le rôle esthétique de la religion. — Du culte des images. — Précautions prises contre la superstition. — Vierges miraculeuses et dévotion du peuple. — L’imagerie religieuse et l’art byzantin en Russie. — Caractères de la peinture moscovite. — Attachement aux types traditionnels. — Difficulté de les renouveler. — La musique à l’église et le chant sacré.


Si, pour la constitution de l’Église, l’orthodoxie gréco-russe occupe une position intermédiaire entre Rome et la Réforme, il en est tout autrement des rites, du culte extérieur. Par ce côté, l’Église orientale se montre à la fois opposée aux deux grands partis, qui ont divisé l’Occident. L’immobilité traditionnelle qui, à plus d’un égard, l’a placée au milieu des catholiques et des protestants, l’a laissée, sous ce rapport, à l’écart et comme en arrière des uns et des autres. Pour les formes, pour l’importance donnée au cérémonial, l’orthodoxie gréco-russe est en quelque sorte à l’extrême droite du christianisme ; c’est plutôt le catholicisme romain qui est au centre.

Les usages de l’antiquité chrétienne, souvent simplifiés par Rome avant d’être réduits ou rejetés par la Réforme, se sont, pour la plupart, religieusement conservés en Orient. Strictement attaché aux formes ecclésiastiques des quatrième et cinquième siècles, le culte orthodoxe est essentiellement ritualiste. Cette fidélité à des pratiques abandonnées ou modifiées par les confessions d’Occident lui donne, vis-à-vis d’elles, un air archaïque et vieilli. Ce ritualisme a valu à l’Église grecque l’attaque simultanée des deux camps opposés. Catholiques et protestants, qui d’ordinaire lui font des reproches contraires, l’ont également accusée d’étouffer la religion sous les pratiques extérieures. La principale cause de ce formalisme byzantin, transmis à l’Église russe par sa mère du Bosphore, c’est d’abord l’esprit oriental ; c’est ensuite, comme nous l’avons dit, l’histoire, la longue ignorance, l’état de civilisation de la plupart des nations orthodoxes ; c’est enfin, chez les Russes, le caractère réaliste du peuple, son attachement inné au rite et aux cérémonies, si bien que les corrections liturgiques les mieux justifiées ont été, pour lui, le point de départ d’un schisme obstiné.

Le respect du rite, de l’obriad, comme disent les Russes, est tellement naturel à ce peuple, qu’il se retrouve partout chez lui, dans la vie domestique presque autant que dans la vie religieuse. Sous ce rapport, il n’est pas sans ressemblance avec son lointain voisin, le Chinois. Pour tous les actes de la vie humaine, le paysan a des formes et des formules qu’il conserve religieusement. À côté des fêtes ou des cérémonies de l’Église, il a, pour la naissance, pour le mariage, pour la mort, des cérémonies traditionnelles, souvent compliquées de véritables rites civils, qu’il observe avec presque autant de ponctualité que les rites prescrits par l’Église. C’est ainsi que, pour le mariage, les fêtes domestiques du moujik constituent un véritable poème en action, une sorte de drame à plusieurs personnages, avec chants et chœurs à l’antique, joué depuis des siècles de génération en génération[1].

On sent ce qu’un pareil esprit a pu produire en religion. Le Russe a, en quelque sorte, renchéri sur le formalisme byzantin. Il ne s’est pas contenté d’être fidèle à tous les rites de l’Église ; il en a mis là même où l’Église ne lui en imposait point. Ainsi de la prière elle-même. Pour lui, la prière, l’entretien de l’âme avec son Rédempteur, est une sorte de rite ; elle a des formes consacrées, formes toutes nationales, car elles sont en grande partie étrangères aux Grecs.

L’orthodoxe, le Russe surtout, prie d’habitude debout, conformément aux usages de l’Église primitive ; mais, durant sa prière, le Russe ne reste pas en repos. Le corps y semble prendre autant de part que l’esprit : le moujik prie avec tous ses membres. Pendant les offices il passe son temps à se signer de grands signes de croix, levant à la fois la tête et la main droite, puis se courbant en deux entre chaque signe de croix, et se redressant aussitôt pour recommencer sans fin. Les plus pieux s’agenouillent et se prosternent à intervalles réguliers, se relevant vivement pour se prosterner de nouveau, comme s’ils étaient contraints à cette sorte de pénitence. Les saluts répétés qu’ils adressent ainsi à l’autel ou aux saintes images, rappellent ceux que le serf prodiguait naguère à son seigneur ; pour nous Occidentaux, ces profondes et rapides inclinations ont quelque chose de servile et de fatigant. Dans une église russe, un étranger a peine à ne pas être étourdi par le balancement de la foule qui oscille autour de lui. Cette tenue à l’église, où le corps s’agite sans cesse, rappelle moins la grave attitude de l’Orante chrétienne des Catacombes que la prière musulmane, elle aussi, accompagnée d’inclinations et de prosternements réglés par l’usage. Comme celle de l’invocateur d’Allah, la prière russe est un véritable exercice, une espèce de gymnastique sacrée. Si les classes cultivées ont, sous l’influence occidentale, abandonné cette religieuse pantomime au bas peuple, ce dernier y paraît fort attaché. Il n’a point l’air de savoir prier autrement. Beaucoup semblent embarrassés de leur personne lorsque, durant les longs offices, la fatigue les contraint à suspendre leurs signes de croix et leurs prosternements. J’en ai vu ne s’arrêter qu’après des centaines de génuflexions.

On ne lit point ou on lit peu dans les églises russes. L’usage n’est pas d’emporter un livre aux offices. L’homme du peuple trouverait inconvenant de s’asseoir dans l’église pour y lire un livre. Cela le choque dans les églises latines. Les gens pieux lisent l’office du jour d’avance, pour être mieux en état de le suivre à la messe. Le commun des fidèles se contente de faire brûler des cierges, de se signer et de s’incliner en répétant sans cesse les mêmes formules ; uni d’intention au prêtre, il suit l’officiant du regard, il écoute le grave plain-chant et jouit de la noblesse du service divin et des chants sacrés.

La liturgie[2] pravoslave est bien faite pour commander l’attention et le respect du peuple. Elle n’a qu’un défaut, l’extrême longueur de ses offices, qui contraint le clergé à en dépêcher rapidement certaines parties. Les antiques cérémonies du rite grec sont d’ordinaire célébrées avec une dignité imposante. Les Russes l’emportent, à cet égard, non seulement sur les Latins, mais sur les Grecs, leurs coreligionnaires. Jusque dans les églises de campagne, la plupart des popes, parfois les plus ignorants et les moins tempérants, apportent à l’autel une majesté vraiment sacerdotale. Le peuple, aussi bien que l’homme pu la femme du monde, attache une grande importance à la manière dont ses prêtres officient. Une belle prestance, de beaux traits, de beaux cheveux longs, une belle voix, sont des qualités fort appréciées chez le clergé. La liturgie, la messe grecque, dont les parties les plus mystérieuses sont célébrées loin des regards de la foule, derrière le mur de l’iconostase, la liturgie est une véritable représentation sacrée dont la mise en scène et l’exécution sont précieusement soignées. Les prêtres et diacres sont avant tout les acteurs du drame mystique ; ils ont conscience de la solennité de leur rôle et le jouent avec la dignité de maîtres des divines cérémonies.

Ses cérémonies, l’Église ne permet pas de les écourter, de les tronquer. Rien, chez les Orientaux, des conventions ou des fictions qui, chez les Latins, ont souvent simplifié les offices. Rien, par exemple, d’analogue à notre messe basse, où le prêtre dialogue seul avec un enfant, qui lui répond au nom d’une assemblée absente. Toutes ces fictions, toutes ces abréviations des rites, sont contraires à l’esprit de l’Église d’Orient ; elles lui semblent une altération, une mutilation des saints mystères. Les offices sont toujours publics, destinés au peuple chrétien. Le prêtre né les célèbre que pour les fidèles ; aussi n’offlcie-t-il d’habitude que les jours de fête. Il n’a pas plus l’idée de dire tout seul, tout bas, une messe sans auditeurs, que de prononcer à voix basse un sermon dans une église vide. À la liturgie il faut, pour lui, la solennité des cérémonies publiques.

Si elle n’a rien élagué des rites que lui a transmis l’antiquité, gardant toutes les anciennes cérémonies et toutes les anciennes observances, sans correction ni retranchement, en revanche, l’Église orientale ne leur a d’ordinaire rien ajouté. Elle n’a pas éprouvé le besoin de rajeunissement qui renouvelle, sans cesse la piété catholique. Dans ses offices et ses prières, comme dans ses pratiques, elle demeure fermée à toutes les innovations. Aussi les dévotions les plus populaires des pays catholiques, le sacré-cœur, par exemple, lui sont-elles étrangères. En ce sens, on pourrait dire que si la liturgie n’y a pas été simplifiée, le culte y est demeuré plus simple.

Cet antique rite gréco-slave impose par les dehors, alors même que le sens symbolique en échappe. À Rome, où, pour l’Épiphanie, on se plaisait à célébrer la messe dans tous les rites admis par le Vatican, j’ai plus d’une fois entendu remarquer que le plus noble, dans son austère beauté, était le rite ruthène, lequel n’est en somme que le rite gréco-slave, conservé presque intégralement par les Grecs-Unis de l’ancienne Pologne. Si les Russes et les Grecs ont, en réalité, le même rite en deux langues différentes, la forme slave est sans comparaison supérieure, les Russes n’ayant pas adopté le chant nasillard des Grecs ou des Arméniens.

Voltaire disait que la messe était l’opéra des pauvres. Cela est non moins vrai de la Russie que de l’Occident, bien que d’une manière différente ; car jamais, en Orient, l’église n’a pris modèle sur l’opéra, ni le sacré fait d’emprunt au profane. S’il est vrai que le rôle de la religion, aux époques incultes surtout, ne doit pas se borner uniquement au dogme ou à la morale, nulle part peut-être, l’Église n’a mieux compris ce que j’appellerai la partie esthétique de la religion, tout ce côté de sa tâche oublié ou méconnu de la plupart des sectes protestantes. À l’encontre des sèches doctrines de certains réformateurs, l’Église russe a distribué à l’homme du peuple, non seulement le pain substantiel de l’Évangile, mais aussi cet aliment délicat dont aucun être humain ne saurait entièrement se passer, le sentiment du beau et de l’idéal. En réalité même, c’est là, nous semble-t-il, que cette Église, tant dédaignée, a surtout excellé ; c’est par 1à que, à travers toutes ses misères, elle a été le moins inférieure à sa haute vocation. À ce peuple d’ignorants et d’opprimés, elle a découvert ce que la religion seule lui pouvait révéler, l’art ; pour ces générations de serfs, elle a eu des spectacles et des concerts qui, par l’enchantement des sens, ont rafraîchi l’âme du moujik. À cet égard, l’Église russe peut soutenir la comparaison avec l’Église romaine, qui a porté si loin l’art d’atteindre l’âme à travers les sens.

Entre Rome et l’Orient il y a toutefois, ici même, une différence notable. En parlant à l’œil et à l’oreille, l’Église orientale a toujours eu peur de trop leur plaire ; en s’adressant aux sens, elle les a toujours tenus en suspicion. Contre toute volupté charnelle, contre l’art même, elle a pris des précautions qui, chez les Byzantins, ont été poussées jusqu’à l’extrême. Entre le sacré et le profane, entre la peinture ou la musique du siècle et celles de l’Église, elle a toujours maintenu une barrière. Jamais ses temples n’ont été envahis par les pompes mondaines et l’appareil théâtral dont, à différentes reprises, l’Église catholique a eu tant de peine à se défendre.

L’austérité du culte apparaît dans la scène même du drame sacré. Alors qu’il est le plus somptueux, le décor en est toujours simple. Rien ne trouble l’impression d’unité de l’église et du service divin. Au fond de l’abside, à l’orient, un seul autel, comme il n’y a qu’un Dieu et un Sauveur. Entre l’autel et la nef se dresse la barrière de l’iconostase, dont les portes royales, que le prêtre seul a le droit de franchir, se ferment durant la consécration, faisant aux saints mystères comme un sanctuaire dans le sanctuaire ; seul d’entre les laïcs, le tsar est admis à y pénétrer pour recevoir la communion, le jour de son couronnement. Dans les vieilles cathédrales, dans les sobor des grandes villes ou des grands monastères, cette muraille, qui symbolise le voile du Temple, reluit d’or et de marbres précieux. Le jaspe de Sibérie y encadre la malachite et le lapis-lazuli. C’est l’iconostase qui porte les images les plus vénérées, les icônes, — d’où lui vient son nom[3]. L’entrée et la sortie du prêtre, le transport des éléments du sacrifice de la table de l’offertoire à l’autel, la marche du diacre portant sur son front l’Évangile ou le calice, la clôture et la réouverture des portes saintes forment autant de scènes du drame liturgique et lui donnent plus de mouvement et de vie que dans le rite latin. Tout ce lent cérémonial est en harmonie avec le luxe sévère des vieilles églises byzantines, avec l’or mat des peintures ou des mosaïques. Le caractère d’antiquité qui rehausse la solennité des rites se retrouve jusque dans le mobilier liturgique. On y reconnaît les flabella, les éventails de métal que le diacre agite autour du tabernacle, et la cuillère d’or pour le vin de la communion, et la lance et l’éponge, qui rappellent le Calvaire, et d’autres instruments sacrés, depuis longtemps disparus de l’Occident.

En dépit ou, mieux, en raison de leur antiquité, les longues cérémonies gréco-russes sont d’un symbolisme à la fois naïf et touchant. Ainsi, par exemple, du mariage : en aucune Église, la consécration nuptiale, que des esprits terre à terre voudraient dépouiller de tout caractère mystique, n’est entourée de plus poétiques allégories. Au mariage religieux, vulgairement appelé couronnement (ventchanié), les deux fiancés, que le peuple dans ses chants décore pour un jour du titre de prince et princesse, voient porter sur leur tête une couronne. Après l’échange des anneaux et le baiser des fiançailles, donné en face du tabernacle sur l’invitation du prêtre, l’Église, pour leur rappeler qu’ils vont tout mettre en commun, présente aux lèvres des nouveaux époux une coupe où ils boivent trois fois tour à tour ; puis, leur ayant lié les mains ensemble, l’officiant leur fait faire, à sa suite, trois fois le tour de l’autel, en signe qu’ils doivent marcher dans la vie en étroite union. Au baiser des fiançailles correspond, lors des funérailles, le suprême et troublant adieu du dernier baiser. Après l’avoir eux-mêmes porté sur leurs épaules dans l’église, les parents et les amis du mort lui viennent baiser le visage dans sa bière ouverte. De toutes les cérémonies ou les fêtes russes, il y aurait de quoi tirer un Génie du Christianisme, non moins poétique et non moins pittoresque que celui de Chateaubriand[4].

Pour ses fêtes religieuses, pour les fêtes de Pâques en particulier, Moscou pourrait rivaliser avec Rome ou, mieux, avec Séville, toujours avec cette différence qu’en Russie ces fêtes ont quelque chose de moins théâtral et de plus populaire. Le spectacle de la nuit de Pâques au Kremlin est, en ce genre, un des plus émouvants de l’Europe. Si chacune des deux Églises a sa messe de minuit, celle d’Orient préfère, en effet, célébrer la nuit de la résurrection. La foule, rassemblée au pied de la tour d’Ivan Veliki, entre les vieilles « cathédrales » du Kremlin, attend, des cierges en main, l’annonce que le Sauveur est ressuscité. À minuit, les cloches, qui bourdonnaient sourdement, éclatent de toutes parts en joyeuses fusées, pendant que les têtes se découvrent, que les cierges s’allument et que le canon gronde au loin. La liturgie de cette nuit de Pâques peut fournir un exemple du symbolisme historique habituel au rite gréco-russe. À l’heure marquée, après le chant des psaumes, l’évéque, ou le prêtre qui officie, s’approche de l’iconostase qui cache le sépulcre ; les portes royales s’ouvrent, l’officiant va au tombeau, il lève le suaire et voit que le Sauveur n’y est plus. Alors, au lieu d’annoncer la résurrection, il hésite comme les disciples de l’Évangile. Il sort de l’église avec son clergé, à la recherche du Sauveur disparu ; puis, rentrant dans le temple, il annonce aux fidèles que le Christ est ressuscité, et entonne un hymne de triomphe. Certes ce symbolisme ne peut être toujours aussi transparent ; le peuple ne le comprend pas toujours ; il n’en prend pas moins part à l’allégresse et au deuil de l’Église, pleurant et se réjouissant avec elle. Le jour de Pâques, il y a quelque chose de touchant à voir les hommes de toute classe s’embrasser, au cri de « Christ est ressuscité », en échangeant des œufs de PAques, antique emblème de la résurrection[5].

En dépit de la beauté de ses rites bien dignes d’inspirer le poète et l’artiste, l’Église gréco-russe n’a pas ouvert à l’art les mêmes horizons que l’Église latine. De ses splendides iconostases, de ses sombres absides, il n’a rien surgi de comparable aux vierges d’un Raphaël ou d’un Corrège, aux anges d’un Botticelli ou d’un Fra Angelico. Ici encore, on pourrait dire que la faute est moins à l’Église qu’aux peuples élevés par elle et à la lenteur de leur développement. C’est là, sans doute, une explication ; mais ce n’est pas la seule. Les Tatars n’auraient pas arrêté, de trois ou quatre siècles, la croissance de la Russie, que l’Église russe n’eût point donné à l’art la même impulsion que l’Église latine. Cela tient en grande partie aux précautions prises par l’Orient contre l’envahissement de l’esprit mondain et contre les séductions de la beauté périssable. En faisant appel aux sens, l’Église orthodoxe semble avoir toujours craint d’en être la dupe. Elle a toujours été défiante de ce qui flatte l’œil ou caresse l’oreille, si bien que, dans les foyers mêmes de l’art antique, sous le ciel de Phidias, en face des dieux du Parthénon conservés à Byzance, cette méfiance de la chair a étouffé tout art vivant.

L’Église, il est vrai, n’a point condamné l’art, la peinture et la musique du moins ; elle l’a maintenu dans une étroite sujétion. Elle ne l’a pas, comme l’Église latine, traité en enfant, et longtemps en enfant gâté, avec l’indulgence d’une mère ou d’une nourrice ; mais bien plutôt en serviteur, en esclave, avec la sévérité d’une maîtresse dédaigneuse. Elle semble avoir toujours gardé pour lui quelque chose des répugnances des iconoclastes. Elle s’est appliquée, par une sorte d’ascétisme, à le réduire à l’état de symbole, d’emblème immatériel, de signe hiératique, lui interdisant toute aspiration indépendante, lui refusant toute vie propre. Pour ne pas le laisser dévier de son but mystique et s’humaniser pour le plaisir des yeux, elle l’a emprisonné dans des types conventionnels, immobilisés pour les siècles. Cela était surtout vrai des précepteurs religieux des Russes, les moines grecs du Bas-Empire ; ils semblent s’être ingéniés à dépouiller l’art sacré de tout charme sensible, proscrivant de la musique, comme de la peinture, tout attrait charnel, jusqu’à leur enlever toute trace de leur première beauté. Ainsi entendu, l’art byzantin, avec son mépris de la vie et de la nature, est l’art religieux, l’art spîritualiste, pour ne pas dire l’art chrétien, par excellence. Ces figures inanimées, aux corps émaciés, sont le produit de l’ascétisme oriental. Ces longs saints immobiles, hôtes maussades d’un ciel morose, auraient édifié les regards des anachorètes de la Thébaïde ou des stylites de la Syrie. Le Dieu dont la face doit ravir les bienheureux durant les siècles des siècles, le Christ lui-même ne semble-t-il pas parfois, chez les peintres de l’Athos, inspiré de ce Père de l’Église qui enseignait que le Sauveur avait été le plus laid des enfants des hommes ?

Le seul art où l’Église byzantine ait vraiment excellé, c’est le moins sensible, le moins charnel de tous, l’architecture. C’est aussi celui où le génie moscovite a montré le plus d’originalité ; c’est le premier où, mêlant les leçons de l’Europe et de l’Asie, le génie russe ait manifesté quelque chose de national. Et, malgré cela, on ne saurait dire de ce style russe qu’il constitue une architecture comparable au style gothique de la France, ou au byzantin des Grecs. L’architecture était le seul art auquel l’Église orientale laissât quelque liberté, et, en Russie, tout se liguait pour l’empêcher d’atteindre son plein développement, la rigueur du climat, le manque de pierres et de matériaux, la pauvreté même du pays. Y a-t-il eu un style russe ? On peut à peine dire qu’il y ait des monuments russes.

Les autres arts, la peinture, la plastique, la musique même, le dogme ou la discipline orthodoxes les ont chargés de chaînes pesantes ou enfermés dans d’étroites limites. Cette Église, accusée de tout sacrifier au culte extérieur et aux formes, s’est de bonne heure préoccupée de ne pas laisser l’âme s’arrêter aux formes et s’absorber dans le culte extérieur. Contrairement à l’opinion vulgaire, elle a multiplié les précautions contre les erreurs de la superstition, aussi bien que contre l’entraînement des sens. Sous ce rapport, nous la retrouvons, en dépit des apparences, dans une situation intermédiaire entre les sectes protestantes, entre le luthéranisme en particulier, et l’Église latine.

Au point de vue du dogme, la position des Grecs vis-à-vis des images n’est déjà plus la même que celle des Latins. Après les longues luttes des iconoclastes, ces calvinistes de l’Orient, les Grecs se sont arrêtés à une sorte de compromis, repoussant du sanctuaire les statues ; y admettant les peintures. À l’inverse des catholiques et même des luthériens, ils ont conservé, dans leurs commandements de Dieu, la prohibition biblique contre les idoles de pierre, de bois, de métal[6]. Sur ce point, ils sont d’accord avec les réformés ; mais ils en diffèrent singulièrement pour l’interprétation, né prohibant que les « idoles », les images qui, par leur forme, se prêtent à une confusion avec la personne représentée. Aussi rejettent-ils les statues, la ronde-bosse, et non les images peintes et les reliefs où l’œil le plus grossier ne saurait découvrir autre chose qu’une représentation figurée. Cette distinction repose assurément sur un fondement rationnel. Y a-t-il jamais eu des peuples assez simples pour adorer des idoles comme des dieux vivants ? Cette confusion n’est possible qu’avec des images plastiques, avec des statues. Le moujik le plus ignorant ne saurait prendre une peinture de la Vierge pour la personne de la Vierge. Partout, chez les barbares comme chez les peuples classiques, chez les Varègues de Kief tout comme chez les Grecs d’Athènes, c’est la statue, l’idole au corps de bois, de marbre ou de bronze, qui a été le principal objet du culte ; c’est devant elle que fumait l’encens et qu’étaient immolées les victimes. La peinture a sans conteste quelque chose de plus spirituel, par cela même qu’elle est fondée sur une illusion, qu’elle n’est qu’un trompe-l’œil.

Si justifiée qu’elle semble en théorie, cette distinction n’a guère abouti qu’à placer l’art des pays orthodoxes dans des conditions d’infériorité vis-à-vis de l’Occident. La sculpture, bannie de l’église, a été privée de son berceau habituel, et, le Moscovite n’ayant hérité d’aucuns marbres antiques, elle ne pouvait naître de l’imitation de l’antiquité. En condamnant la statuaire, l’orthodoxie orientale entravait le développement de l’art tout entier, car partout, dans la France du moyen Age et dans l’Italie moderne aussi bien que dans la Grèce antique, la sculpture, art moins complexe, a grandi plus vite que la peinture. Depuis que Falconet et nos artistes du dix-huitième siècle l’ont importée chez eux, les Russes cherchent à faire à la statuaire une place dans leurs églises. N’osant lui permettre d’en franchir le seuil, ils sont encore obligés de la reléguer en dehors du sanctuaire. C’est ainsi que Montferrand, l’architecte français de Saint-Isaac, a pu placer des anges de bronze aux angles de sa coupole[7].

En Russie, c’est l’art, l’art seul qui a été la victime des précautions prises par l’Église contre la superstition. Celle-ci ne semble guère s’en être ressentie. La solennelle immobilité des icônes n’a fait qu’accroître pour elles l’attachement du peuple. L’Église a eu beau ne pas placer d’images sur ses autels, de crainte d’avoir l’air de les désigner à l’adoration des fidèles ; elle a eu beau les confiner d’ordinaire sur les piliers des nefs et les parois de l’iconostase, le Russe ne leur en a pas témoigné moins de vénération et de confiance. Les évêques de Russie prêtent serment, lors de leur sacre, de veiller à ce que les saintes icônes ne reçoivent pas un culte qui n’est dû qu’à Dieu. Leur vigilance n’empêche pas les noires peintures byzantines d’être souvent l’objet d’un culte superstitieux. Le contadino du sud de l’Italie ne prodigue pas plus d’hommages à ses riantes madones que le moujik à ses vierges enfumées. Toute la différence est dans la manière dont s’exprime leur dévotion.

La piété russe semble plus formaliste ; elle semble avoir moins d’imagination. Le moujik paraît moins enclin à parler à l’image, à s’entretenir avec elle ; il a l’air surtout préoccupé de lui rendre ses devoirs, de s’acquitter vis-à-vis d’elle de ce qu’il lui doit. Il fait brûler un cierge devant l’icône ; il la salue de signes de croix et de révérences répétés ; il lui apporte son aumône pour la parer. En dehors des images en renom, le Russe, de même que le Grec, semble honorer également toutes les icônes offertes à sa piété. On voit les pèlerins faire le tour des églises en baisant successivement les pieds ou les mains de toutes les images, sans regarder le visage du saint ni s’inquiéter de son nom. C’est une sorte de tournée que les Grecs accomplissent souvent en riant et en causant, les Russes plus lentement, avec le sérieux qu’ils apportent toujours dans la maison de Dieu. De même que le pied de bronze du saint Pierre de Rome, les pieds des icônes russes sont souvent usés par les baisers des fidèles ; il faut les repeindre à neuf à certaines époques. J’ai vu à Kief, et aussi en Palestine, des pèlerins orthodoxes, entrés par mégarde dans une église catholique, en faire le tour avec ce même souci de n’oublier dans leurs hommages aucun des saints du lieu. En pareille matière, le moujik est singulièrement éclectique ; l’important, pour lui, semble être de ne négliger aucun des personnages ou des officiers de la cour céleste.

Au-dessus de la plèbe, en quelque sorte anonyme, des images qui portent en vain leur nom ou leurs attributs, s’élèvent les icônes réputées miraculeuses et honorées du titre de faiseuses de prodiges. La Russie en est peut-être plus riche que l’Italie ou l’Espagne. Il est peu de villes ou de couvents qui ne se fassent gloire d’en montrer. Comme presque partout, les plus vénérées sont d’ordinaire les plus anciennes et les plus noires. Quelques-unes passent pour achiropoiètes, pour n’avoir pas été faites de main d’homme ; d’autres, comme en Occident, pour provenir du pinceau de saint Luc, Un grand nombre ont été miraculeusement découvertes et possèdent une légende. À beaucoup se rattachent des souvenirs locaux ou nationaux, la fin d’une famine ou d’une épidémie, le gain d’une bataille.

Les Russes, dans toutes leurs guerres, emportaient avec eux quelque sainte icône ; victorieux, ils lui reportaient le succès de leurs armes. Smolensk possède une vierge chère à tout l’ouest orthodoxe. Pierre le Grand en avait une qui ne le quittait point ; elle est exposée aux prières des fidèles, à Pétersbourg, dans la petite maison de bois du réformateur aujourd’hui transformée en chapelle. Il ne manque pas de patriotes qui lui attribuent la victoire de Poltava. Une autre vierge vint au secours des orthodoxes dans l’invasion de 1812, Notre-Dame de Kazan, une des plus populaires de l’empire. La prise de Kazan, sous Ivan le Terrible, la mit en réputation, et depuis lors elle a été invoquée dans toutes les crises nationales. Le boyard Pojarski et le boucher Mînine vinrent, en 1611, la chercher à Kazan pour les aider à chasser les Polonais de Wladislas, alors maîtres de Moscou. Un siècle plus tard, elle était transportée de la vieille capitale dans la nouvelle par Pierre le Grand, désireux de consacrer, aux yeux de ses sujets, la ville de la Neva. Pour l’abriter, Alexandre Ier fit élever la fastueuse église qui porte le nom de Notre-Dame de Kazan. Koutouzof y vint implorer l’assistance divine avant de partir pour Borodino ; et, depuis, chaque année, à Noël, les Russes y célèbrent un Te Deum pour la délivrance de la patrie. L’argent enlevé à la Grande Armée par les Cosaques du Don a été fondu pour en revêtir l’iconostase, et les aigles napoléoniennes, les drapeaux français aux couleurs fanées, en tapissent encore les murailles.

Ces icônes en renom sont d’ordinaire ornées de bijoux et de pierres précieuses de toute sorte. Les plus célèbres ont des parures de prix auxquelles l’Occident, ravagé par les révolutions, ne saurait rien opposer. Il en est qui, aux heures de péril national, ont prêté à la patrie leurs diamants et leurs émeraudes. Le moujik jouit visiblement du luxe de ses images ; sur la tête voilée de ses sombres vierges byzantines il aime à voir reluire des diadèmes d’impératrice. Ce goût, naturel aux pauvres, est si général que là où font défaut les pierres fines, on y supplée avec le verre et les fausses perles. Partout, jusque dans d’humbles villages, la Vierge et les saints sont vêtus d’or et d’argent. La plupart des images russes ont la tête et les mains peintes, tandis que le corps est couvert de lames de métal qui, selon le mot de Théophile Gautier, leur forment une sorte de carapace d’orfèvrerie[8].

L’art religieux de la Russie a conservé le caractère byzantin. Les types et les méthodes du Zoographos grec sont demeurés en honneur chez les moines de la Moscovie presque autant qu’au mont Athos. À le voir ainsi traverser les âges, on dirait que l’art apporté de la Sainte Montagne s’est congelé dans les glaces du Nord. Jusqu’en ces peintures, recopiées depuis des siècles sur des copies et souvent repeintes en même temps que redorées, on sent parfois comme un écho affaibli des grands types primitifs des quatrième et cinquième siècles. Ainsi, des barbares christs sur le trône des fresques absidales l’œil peut remonter, de loin en loin, jusqu’au fameux christ de Sainte Pudentienne à Rome. Ainsi, la Vierge aux bras étendus, avec l’enfant sur la poitrine, reproduit encore aujourd’hui la Vierge en orante des catacombes de Sainte-Agnès. Dans les petites pièces d’orfèvrerie populaire, dans les crucifix ou les triptyques de cuivre, l’archéologue peut reconnaître des types anciens, déjà presque disparus de la peinture. Rien du reste, dans tout cela, du premier art chrétien, si frais, si jeune, si antique dans sa grâce classique. Toutes ces figures ont passé par Byzance ; elles en ont gardé la raideur compassée. Aucun mouvement n’a dérangé les plis symétriques de leurs vêtements ; leurs yeux fixes ont, depuis des siècles, perdu tout regard, et jamais sourire n’a entr’ouvert leurs lèvres décolorées. On a remarqué que l’art byzantino-russe évitait de représenter la femme et la jeunesse, comme s’il avait peur de la beauté féminine et de la grâce juvénile. Ses préférences sont pour les types masculins, surtout pour les vieillards ou les hommes mûrs ornés de ces longues barbes qu’affectionne l’iconographie russe. Ce sont, chez elle, les seules figures un peu vivantes, les seules dont les traits soient assez marqués pour prendre parfois l’individualité d’un portrait,

Comme les rites, l’art dans l’Église orientale est demeure essentiellement symbolique. Les images ne sont en quelque sorte qu’une partie de la liturgie. Ce caractère emblématique est visible dans les grandes fresques murales comme dans les petits reliefs de cuivre. La Trinité est figurée par Abraham devant les trois anges. Les sept conciles personnifient l’autorité de l’Église et la pureté de la foi. Les scènes des deux Testaments se font parfois pendant, par types et antitypes, comme jadis dans nos vieilles églises. La vie du Christ ou de la Vierge est représentée par mystères, conformément à un ordre et à des règles invariables. Les saints et les anges, distribués par chœurs, font passer en revue les bataillons de l’armée céleste, chacun avec ses attributs : patriarches, apôtres, martyrs, vierges, évêques, sans oublier la troupe des stylites, debout sur leurs colonnes. Anges et bienheureux sont, jusqu’à une époque voisine, demeurés conformes à la tradition byzantine. Les saints russes, en prenant rang parmi les saints grecs, se sont modelés sur eux ; ils en ont pour ainsi dire endossé l’uniforme.

Dans cette Russie orthodoxe, les types semblent s’être conservés comme le dogme, immobiles en leur attitude hiératique. Le Russe n’y a guère rien ajouté ni rien retranché. À l’inverse de son architecture, on y chercherait en vain quelque élément asiatique, mongol ou hindou. Si le Moscovite s’y est montré original, c’est par le procédé, spécialement par le travail du bois et du métal. Chez lui, plus encore que chez les Grecs, cet art rigide, avec ses longues figures aux chapes d’argent, a quelque chose d’enfantin et de vieux à la fois ; il garde une sorte de naïve pédanterie qui n’est pas dénuée de charme. Sa rigidité même lui donne quelque chose d’étranger à la terre et au temps, d’irréel et d’immatériel qui sied malgré tout aux personnages célestes. Puis, en Russie, de même qu’en Orient, cet art contempteur de la beauté et de la nature, qui a l’air de prendre à la lettre les malédictions évangéliques contre la chair et le monde, a, lui aussi, son éclat et sa beauté. À la simplicité, à la pauvreté des formes et du coloris, il aime à joindre le luxe de la matière et la somptuosité de l’ornementation. Ce qui rend l’art byzantin éminemment décoratif le rend, aux yeux du peuple, éminemment religieux, parce qu’à l’austérité des figures il allie l’opulence du cadre et la richesse des matériaux. Des saints émaciés dans un ciel d’or, n’est-ce pas ainsi que le moujik se représente encore le paradis ?

Dans l’ancienne Russie, à Novgorod, à Pskof, à Moscou, la peinture a longtemps été un art tout monastique, confiné dans les cellules des couvents. Le peintre était d’ordinaire un moine voué à la reproduction des saintes icônes, comme d’autres à la copie des saints livres. Les dignitaires ecclésiastiques, les évêques même, ne dédaignaient pas de manier le pinceau ; on cite par exemple le métropolite Macaire. Cet art, en apparence tout impersonnel, n’est pas toujours anonyme. Parmi ces artistes qui peignaient comme ils priaient, répétant les mêmes figures aussi bien que les mêmes oraisons, il en est auxquels la finesse de leur pinceau et le fini de leur exécution ont valu, à travers les âges, un renom durable. Tel, entre autres, André Roublef, dont les tableaux étaient déjà donnés en modèles au seizième siècle. Aujourd’hui encore, les vieux-croyants de Moscou se disputent au poids de l’or les panneaux attribués à Roublef.

C’est au seizième et au dix-septième siècle que la peinture et la ciselure religieuses devinrent des industries séculières. L’imagerie sacrée se laïcisa ; mais, pour la laisser sortir des monastères, l’Église ne cessa pas d’exercer sur elle une vigilante tutelle. Peintes ou sculptées, les images restèrent soumises à une sorte de censure ecclésiastique. Les clercs rédigèrent, pour les artisans des saintes icônes, des manuels d’iconographie, analogues à ceux des Byzantins. Le concile du Stoglaf ou des Cent Chapitres, tenu vers 1550, enjoint aux évêques de veiller sur les peintures et sur les peintres, de leur prescrire les sujets et la manière de les disposer. On ne demandait pas seulement à l’artiste sacré d’avoir une main exercée, on exigeait que cette main fût assez pure pour n’être pas indigne de représenter le Christ et la Vierge[9]. La peinture des icônes était encore considérée comme une sorte de ministère sacré. De nos jours même, ne s’est-il pas trouvé des Russes pour demander que la vente n’en fût permise qu’aux orthodoxes et que ce pieux trafic fût interdit aux Juifs ? L’une des choses les plus recommandées aux imagiers, c’est toujours de copier scrupuleusement leurs modèles. Le Stoglaf réprouve comme une licence les libertés qu’une main téméraire oserait prendre avec les figures saintes. Le Moscovite, comme aujourd’hui encore les vieux-croyants, était porté à regarder toute déviation des types consacrés comme une sorte d’hérésie. Pour lui, autant eût valu altérer le texte de la liturgie. On distingue bien dans l’ancienne peinture russe diverses écoles, l’école Strogonof, par exemple ; mais ces écoles (il serait plus juste de dire ces ateliers) ne diffèrent guère que par le traitement des draperies ou par le coloris. La vénération pour les saintes figures était poussée à tel point que l’on se faisait parfois scrupule de les représenter sur des matières trop peu durables. Tandis que l’usage des vitraux peints a doué notre moyen âge d’un art admirable, un manuel iconographique du dix-septième siècle, ignorant des verres à fond d’or de l’antiquité chrétienne, interdit aux Russes de peindre les saintes images sur verre, parce que le verre est une matière trop fragile.

Pour être demeuré sous la surveillance du clergé, l’art religieux de la Russie n’est pas resté confiné dans l’église. Le Russe de toutes classes se faisant un devoir de placer des icônes dans chaque chambre, les familles aisées de marchands moscovites aimant à posséder un oratoire dans leur maison, les saintes images, en se multipliant à l’infini, se sont appropriées au culte domestique. De monumentale, la peinture russe s’est peu à peu réduite à la miniature. Rares, dans ce pays aux constructions de bois, étaient les murailles où le vieil art byzantin pût déployer ses colossales figures, tandis que chaque ménage tenait à posséder ses icônes de bois ou de métal, ses « tableaux ouvrants », ou ses piadnitsy, ainsi nommées du mot piad, paume de la main, parce qu’elles n’étaient pas plus grandes que la main. Les Grecs avaient déjà introduit avec eux les images portatives. La patience russe s’appliqua à les perfectionner, à en accroître la finesse, resserrant les sujets, rapetissant les personnages, si bien que les figures finirent par devenir microscopiques. Il y a de ces peintures anciennes qu’il faut regarder à la loupe. L’artiste moscovite fait tenir tout un Jugement dernier dans un panneau de quelques pouces. Les diptyques ou triptyques de métal ou de bois sculpté rivalisent de finesse avec les peintures. Ainsi, par exemple, des crucifix de cuivre où toute la vie du Sauveur se déroule autour du Christ en croix. Nombre de ces « tableaux ouvrants » ou de ces diptyques reproduisent en raccourci tous les saints et les sujets d’ordinaire placés sur l’iconostase. Aussi le peuple appelle-t-il ces délicates images des églises. Les vieux-croyants, les sectaires en lutte avec la hiérarchie officielle, montraient une préférence pour ces minuscules icônes ; elles avaient, pour eux, l’avantage d’être faciles à emporter en temps de persécution. On rencontre de ces iconostases peints sur des tissus. Aux seizième et dix-septième siècles, le goût de cette sorte de miniature dominait tellement, dans les ateliers des villes ou des couvents, que ces images à dessin microscopique, destinées d’abord au culte privé, s’introduisirent jusque dans les grandes églises. Les imagiers russes, peintres ou ciseleurs ont témoigné dans ce genre d’une singulière habileté de main. Ce n’est point du reste leur seule qualité ; ces figures byzantino-russes, en dépit de leur gaucherie ou de leur manque de naturel, ont, d’ordinaire, une simplicité sérieuse et une noblesse d’expression qui, par les âmes pieuses, les font souvent préférer aux chefs-d’œuvre de notre art occidental. En demeurant attachée aux types hiératiques, la peinture orthodoxe a échappé au paganisme de la Renaissance : l’art religieux, maintenu dans une perpétuelle minorité, ne s’est point, comme en Occident, tué en s’émancipant.

À la persistance de cet art archaïque il y a ainsi, pour les Russes, plusieurs raisons. Ce n’est pas seulement le respect séculaire des types traditionnels, l’imperfection du dessin et de l’éducation technique ; c’est aussi l’esprit d’ascétisme, encore vivant dans une grande partie du peuple. Si cet art sacré s’est, pour lui, pétrifié en des formes conventionnelles, c’est qu’il n’a pas cessé de répondre à l’idéal religieux de la nation. Puis, pour faire sortir des figures vivantes des longues gaines byzantines, pour passer de la grave Vierge grecque aux suaves madones de Luini ou de Francia, il faut des mouvements politiques ou religieux, des révolutions sociales et morales comme en ont vu l’Italie et l’Occident à la fin du moyen âge. Où la Russie d’Ivan le Terrible ou de Michel Romanof eût-elle pris les inspirations des vieux maîtres des communes de Toscane et des Flandres ? Quelle main eût eu l’audace de relever le voile de la Vierge, et de dégager sa taille ? La Moscovie devait être impuissante à s’affranchir de l’art hiératique ; l’idée même ne lui en pouvait venir.

Ce que n’a pu faire autrefois l’ancienne Moscovie, tirer des types byzantins un art nouveau, la Russie moderne ne saurait aujourd’hui l’accomplir ; elle en a passé l’âge. De pareilles mues ne s’opèrent qu’à l’adolescence des nations. Depuis que la Russie est envahie par l’imitation de l’art occidental, la peinture religieuse a peine à rien créer d’original. Tous les efforts pour la renouveler ne font que montrer la difficulté de sortir du style byzantin sans tomber dans le style profane. Le problème est d’autant plus malaisé que l’art russe contemporain incline plus franchement au réalisme. La Russie a, sous Nicolas, possédé un artiste d’un génie singulier qui s’était voué aux compositions religieuses ; mais cet Ivanof, dont la vie s’est passée à peindre un unique tableau, n’a guère laissé que des esquisses et des ébauches. Les grandes églises modernes, Saint-Isaac à Pétersbourg, l’église du Sauveur à Moscou, trahissent, dans leurs plus belles peintures, les tâtonnements d’un art en train de se chercher lui même. Les Russes en quête de rajeunir les types traditionnels versent souvent dans les mêmes défauts que l’imagerie catholique contemporaine. En cherchant la grâce, ils rencontrent la mignardise ; en poursuivant le naturel, ils tombent dans la vulgarité. Quand elles veulent se moderniser et s’enjoliver, qu’elles essayent de sourire dans leur vêtement de vermeil, les icônes russes ne font que perdre leur dignité : elles ressemblent à de vieilles femmes qui ne savent point être de leur âge. On comprend que les sectaires repoussent tous ces types adoucis ; dans ces visages roses et mièvres, le vieux-croyant se refuse à reconnaître le Christ et la Vierge. Comme le moujik, on serait tenté de leur préférer les grossières images de Souzdal[10].


Il en a été de la musique autrement que de la peinture. Si les lois ecclésiastiques en ont rétréci le champ, elles ne l’ont pas entouré de bornes aussi étroites, où le génie russe ne s’y est pas laissé enfermer. Il ne s’est point contenté de ce qu’il avait reçu de Byzance, il s’est fait du chant religieux un art national.

De même qu’entre les arts du dessin elle n’admet que le moins matériel, la peinture, l’Église orthodoxe ne tolère, en fait de musique sacrée, que la plus spirituelle, la plus liée à la prière, le chant. Chez elle, point d’instruments inanimés de bois ou de cuivre ; rien, pour louer Dieu, que la voix humaine, l’instrument vivant, accordé par le Seigneur pour célébrer ses louanges éternellement. Dans les temples de l’Orient, ni harpe ou psaltérion, comme chez les Hébreux, ni viole ou basson, tels que Fra Angelico et le Pérugin en mettent aux mains de leurs anges, ni orgue aux mille sons, ni orchestre aux instruments variés ; rien pour soutenir le chant des clercs ou des fidèles : à l’église comme au ciel, les cantiques des hommes, de même que les chœurs des anges, doivent se suffire à eux-mêmes. Chose à remarquer, si, dans ses basiliques ou ses cathédrales, Rome a laissé pénétrer la musique instrumentale, les chefs de la hiérarchie romaine, les papes, ont, eux aussi, banni de leur chapelle tout instrument fabriqué de main d’homme. Dans tous les offices auxquels prend part le pape, ne retentit que la voix humaine ; l’orgue même est proscrit. Et ce n’est pas l’unique ressemblance entre la chapelle pontificale et l’église patriarcale de Constantinople. Il serait aisé d’en signaler d’autres, par la bonne raison qu’en dehors de Milan et du rit ambrosien, c’est à Rome même, autour du suprême pontife, que le rit latin <est demeuré le plus antique.

Strictement fidèle à ses maîtres pour la peinture, l’Église russe s’est, pour le chant religieux, émancipée de leur tutelle. Elle ne s’en est point tenue, comme eux, à la psalmodie nasillarde qui dépare les plus nobles hymnes de l’antiquité chrétienne. Le Slave russe s’est montré plus exigeant pour l’oreille que pour les yeux ; il ne s’est pas, comme les caloyers grecs, contenté de ces mortes canlilènes sans accords ni modulations qui rivalisent de secheresse avec les plus maigres figures byzantines ; il lui a fallu un chant vivant. Le sens esthétique l’a ici emporté sur l’ascétisme, soit que le Russe fût naturellement mieux doué pour la musique, soit que l’Église fût plus indulgente pour un art partout regardé comme un symbole et un avant-goût des joies du paradis.

Pour laisser plus de liberté au chant religieux qu’à la peinture, l’Église russe ne l’en a pas moins toujours tenu sous sa main. Alors même qu’à côté des modes de l’antique plain-chant elle admettait des tonalités nouvelles et des compositions modernes d’une facture plus compliquée, elle a toujours pris soin que la musique religieuse restât distincte de la profane et qu’on ne pût s’y tromper. Ce n’est point chez elle qu’on a jamais vu l’opéra envahir le sanctuaire, ou les fidèles prier le matin sur les airs qui les font danser le soir. Aujourd’hui encore, pour exécuter dans l’église des compositions de musique sacrée, il faut l’autorisation de la censure ecclésiastique[11].

Non seulement le chant liturgique, originaire de la Grèce, s’est développé suivant le génie russe, mais c’est peut-être à cette extrémité de la chrétienté, en dehors de la vieille Europe, que le plain-chant, hérité de l’antiquité classique, a le mieux conservé sa grave noblesse. Nulle part la récitation des psaumes, la lecture des répons ou des leçons de l’Écriture, le chant des hymnes de l’Église n’a plus de majestueuse simplicité. Puis, au plain-chant, les maîtres anonymes du moyen âge ont ajouté des chants appelés raspiévy, d’un dessin mélodique original, souvent apparentés aux mélancoliques chansons populaires. L’invasion de la musique occidentale semblait devoir étouffer tout art russe ; par une heureuse exception, elle a rajeuni et enrichi le chant sacré. Il s’est, à la fin du dix-huitième siècle, sous l’influence des Italiens appelés par Catherine II, formé tout un art nouveau, lui aussi, éminemment national. Le chant religieux a ainsi été de tout temps en honneur. Toutes les classes y sont fort sensibles. Rien n’attire le moujik à l’église comme de beaux chœurs et de belles voix. En certains villages on a remarqué que le paysan délaissait les offices lorsque le chant y était négligé. Le peuple déteste dans la liturgie ce qu’il appelle le chant de bouc (kozloglasovanié). Aussi attribue-t-on, dans les séminaires, une grande importance à l’éducation musicale des prêtres et des diacres.

Pour ce goût du chant et de la musique, la Russie orthodoxe n’est pas sans quelque analogie avec l’Allemagne protestante. Chez elle aussi, la musique a été l’art religieux par excellence ; mais, privé d’orchestre, il n’a pu prendre le même essor. Si elle n’a eu ni Bach ni Hændel, les maîtrises de la Russie lui ont donné plus d’un artiste. C’est dans les chœurs de l’église que s’est d’abord manifesté ce génie musical, attesté depuis par toute une école dramatique. Des compositeurs, pour la plupart maîtres de la chapelle impériale, se sont, dans ce domaine restreint, fait un juste renom : ainsi Bortniansky et Alexis Lvof, l’auteur de l’hymne national : Dieu garde le tsar ! [12].

Tout ce qu’on peut demander à la voix humaine, les chapelles russes l’ont obtenu. Elles atteignent tour à tour à une suavité vraiment angélique et à une grandeur terrifiante, faisant résonner tous les registres du sentiment religieux. En même temps que des compositeurs, l’Église russe possède des maîtrises, aujourd’hui peut-être sans égales en Europe. Tels notamment la chapelle de la cour et, à Moscou, les chantres de Tchoudof. Dans ces chœurs russes n’entrent que des voix d’hommes et d’enfants, l’amollissante voix de la femme étant bannie de la liturgie[13], et les Russes n’ayant jamais eu recours à des sopranistes sans sexe. On est émerveillé des effets de sonorité et de la perfection qu’atteint la chapelle impériale avec d’aussi faibles moyens. Les voix de basses surtout ont une puissance et une profondeur incomparables ; à entendre ces masses chorales sans orchestre pour les soutenir, l’étranger jurerait qu’elles sont accompagnées d’instruments à cordes[14].



  1. Voy. Ralston, The Songs of the Russian people.
  2. Nous prenons ici ce mot dans le sens le plus large : en Orient ; il désigne, à proprement parler, la messe.
  3. Chez les Russes, la hauteur de l’iconostase, notablement plus élevé que chez les Grecs, dépare parfois l’église en la terminant brusquement par une muraille droite qui cache l’abside.
  4. Quelques écrivains rosses s’y sont essayés, M. Mouravief notamment. Cf. M. le pasteur Boissard, l’Église de Russie, t. I, liv. III (1861).
  5. Comme en Occident, les fêtes de l’Église ont inspiré des chants populaires, chants de la Nativité, chants de la Passion, chants de Pâques. Ceux de la Petite-Russie se font remarquer par l’humeur railleuse de ses Cosaques. Gogol en avait recueilli et copié de sa main. Voy. p. ex. la Kievskaïa Starina, avril 1882.
  6. C’est pour eux le deuxième commandement. Il en résulte que, pour la division du Décalogae et l’ordre des commandements de Dieu, l’Église d’Orient est en désaccord avec l’Église latine.
  7. En dépit des lois de l’Église ; on cite parfois, dans les régions reculées, des images de pierre ou de bois. Le couvent de Posolsk, sur le lac Balkal ; possède ainsi une ancienne iào\e bouriate en bois peint, transformée en saint Nicolas, et presque également populaire parmi les Russes chrétiens et les indigènes païens.
  8. Il est à remarquer que cet usage de recouvrir les icônes, d’un revêtement qu, comme disent les Russes, d’une chasuble de métal (riza), ne remonte qu’au dix-huitième siècle. Antérieurement, au lieu de couvrir l’image de plaques d’argent ou de vermeil ne laissant voir que la tête, les mains et les pieds, les Russes avaient le bon goût de ne revêtir ainsi que la bordure de l’icône (opletchié).
  9. Le concile du Stoglaf exprime avec une curieuse naïveté les qualités nécessaires aux peintres, « Le peintre, dit l’article 43 des Cent Chapitres, doit être humble, doux, retenu dans ses paroles, sérieux, éloigné des querelles et de l’ivrognerie, ni voleur ni assassin, et surtout garder la pureté de son âme et de son corps. Et celui qui ne peut se contenir, qu’il se marie selon la loi. Et il convient que les peintres visitent souvent leurs pères spirituels, les consultent sur toutes choses et vivent d’après leurs conseils et instructions dans le jeûne, la prière, la continence ». Voyez Étude d’Iconographie chrétienne en Russie, par J. Dumouchel, d’après Bouslaief (Moscou, 1874).
  10. Pour certaines de leurs grandes églises, telles que Saint-Isaac, les Russes ont repris la décoration en mosaïque partout d’un caractère si monumental. Ils ont, à Pétersbourg, une fabrique de mosaïque qui ne le cède en importance qu’à celle des papes, dont elle imite les méthodes. Au lieu de demeurer un art distinct, essentiellement décoratif, ayant ses procédés et ses effets, la mosaïque, en Russie comme à Rome, prétend, à force de nuances et de finesse, reproduire servilement la peinture.
  11. Dans la pratique, il faut même souvent l’autorisation du directeur de la chapelle impériale, ce qui a éloigné de ce genre les grands compositeurs contemporains et ce qui risque d’en amener la décadence.
  12. Voy. par ex. le Rév. Razoumovski, professeur de chant sacré au Conservatoire de Moscou : Tserkovnoé pénié v Rossii, et le prince N. Ioussoupof : Hist. de la musique relig. en Russie.
  13. Dans les couvents de femmes, ce sont, au contraire, les religieuses qui forment le chœur ; dans les pensionnats, ce sont les jeunes filles.
  14. Berlioz, en tout épris d’art original, goûtait fort les œuvres de Bortniansky. Quant à la chapelle de la cour, il écrivait avec son outrance habituelle : « Comparer l’exécution chorale de la chapelle Sixtine à Rome avec celle de ces chantres merveilleux, c’est opposer la pauvre petite troupe de racleurs d’un théâtre italien de troisième ordre à l’orchestre du Conservatoire de Paris. » (Soirées de l’orchestre. Cf. Correspondance.)