L’Empire des tsars et les Russes/Tome 3/Livre 2/Chapitre 4

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Hachette (Tome 3p. 127-144).


CHAPITRE IV


Les jeûnes et les fêtes. — Les quatre carêmes. — Attachement du peuple aux jeûnes. — Comment il est malaisé à l’Église russe de modifier les anciennes observances. — Les fêtes, leur grand nombre, leurs inconvénients. — Le calendrier julien. — Raisons de son maintien. — Les saints russes, leur caractère archaïque. — De la canonisation en Russie. — Le culte des Reliques. — Les pèlerinages à l’intérieur et en Terre-Sainte.


La musique, où elle a laissé s’introduire les tonalités modernes, est peut-être la seule infraction de l’Église russe à l’esprit d’ascétisme de l’orthodoxie orientale. Pour tout le reste, le culte, dans son austère immobilité, a gardé quelque chose d’archaïque ; il a conservé les usages et les observances qui semblent le moins s’adapter aux habitudes modernes. Ainsi pour le jeûne et l’abstinence. En aucune Église, les jeûnes ne sont aussi fréquents et aussi rigoureux. Ni le rude climat du Nord ni l’amollissement du siècle n’ont mitigé ces macérations imaginées en un autre temps pour un autre ciel.

Au lieu d’un carême, l’Église russe en compte quatre l’un, correspondant à l’Avent des Latins, précède Noël ; un autre, le grand carême, précède Pâques ; un troisième vient avant la Saint-Pierre ; un quatrième avant l’Assomption. Le nombre des jours maigres monte au moins à un tiers des jours de l’année. Outre les carêmes et les vigiles des fêtes, il y a deux jours d’abstinence par semaine, le vendredi et le mercredi, le jour de la mort du Sauveur et le jour de la trahison de Judas. Les Grecs, toujours heureux de se distinguer des Latins, trouvent malséant que, pour se mortifier, les Latins aient préféré le samedi au mercredi.

Pendant les quatre carêmes, la viande est entièrement défendue, et avec elle le lait, le beurre, les œufs. Il n’y a guère de permis que le poisson et les légumes, et cela sous un ciel qui ne laisse croître que peu de légumes. Aussi le Russe est il en grande partie un peuple ichtyophage. Les eaux fluviales et maritimes de la Russie ont beau être riches en poissons, si bien qu’en peu de pays, sauf en Chine, l’élément liquide ne fournit autant à l’alimentation, les pêcheries du Volga et du Don, de la Caspienne ou de la mer Blanche ne sauraient suffire à cette nation de jeûneurs. Le hareng et la morue tiennent une large place dans la nourriture du peuple. Encore les plus sévères s’interdisent-ils le poisson. Durant ses quatre carêmes, le paysan vit, pour une bonne part, de salaisons et de choux conservés ; il est au régime d’un navire au long cours, et le même régime amène souvent les mêmes maladies, le scorbut notamment. Les dernières semaines du grand carême qui tombe à la fin de l’hiver, alors que l’organisme a le plus besoin d’aliments substantiels, encombrent les hôpitaux. Les malades augmentent de nombre, les épidémies redoublent d’intensité, d’autant qu’aux jeûnes débilitants de la sainte quarantaine succèdent brusquement les bombances des fêtes de Pâques, le peuple cherchant à se dédommager de ses longues privations. Les deux carêmes de la Saint-Pierre, et de l’Assomption, placés à l’époque des grandes chaleurs et des grands travaux des champs, ne font guère moins de victimes. Comment ces deux carêmes d’été n’accroîtraient-ils pas la mortalité parmi des travailleurs ruraux abreuvés de kvass et nourris de poisson salé ou de concombres ?

Ces jeûnes si durs, le peuple y tient, peut-être par cela même qu’ils sont pénibles et que la chair en souffre. Ils lui semblent essentiels à la religion ; ils sont, pour lui, le signe et le gage de la victoire de l’esprit sur la chair. Les longs jeûnes et les rudes jeûneurs lui inspirent une pieuse vénération. Selon l’exemple de la plupart des saints de l’Orient, la mortification est pour lui la plus méritoire des pratiques chrétiennes ; et le régime ordinaire du moujik est si pauvre que, pour se mortifier, il lui faut presque se réduire à son gruau et à son pain de seigle. Des paysans d’une autre nationalité auraient peine à supporter, sous de pareilles latitudes, une semblable abstinence. Il y faut l’endurance russe. Il y a peu d’années, sous Alexandre III, un fonctionnaire, en visite chez des colons tchèques de l’Ukraine, leur demandait si, en reconnaissance de l’hospilalité russe, ils n’étaient pas disposés à entrer dans l’Église orthodoxe. « Non, Votre Haute Excellence, répondit l’ancien du village, vos jeûnes sont trop longs et trop sévères pour nous autres Tchèques, habitués au beurre et au laitage. »

Bien des Russes commencent à être de l’avis de ce Tchèque. Il n’y a plus, à observer dans toute leur rigueur ces jeûnes d’anachorètes, que le moujik et l’ouvrier, si souvent encore semblable au moujik. Parmi les marchands, qui naguère étaient les plus stricts pour toutes les observances religieuses, le relâchement s’est déjà répandu, d’autant que dans les classes moyennes la piété est en déclin. Les hautes classes se sont, depuis longtemps, affranchies de ces durs carêmes. Les maisons les plus pieuses n’observent guère le jeûne, ou mieux l’abstinence, que durant la première et la dernière semaine du grand carême.

Pour se dispenser de suivre strictement les pratiques prescrites par l’Église, les personnes religieuses ne se croient pas toujours tenues d’en demander la permission au clergé. Ici se retrouve la différence d’esprit et d’habitudes des deux Églises. Avec plus de jeûnes, plus de fêtes, plus d’observances de toute sorte que l’Église latine, l’Église gréco-russe laisse en réalité à ses enfants plus de liberté ou de latitude. Il en est de la pratique des rites comme de l’interprétation du dogme. L’Église orientale ne prétend pas astreindre les consciences à une domination aussi entière ou aussi minutieuse ; elle n’exige pas une aussi fréquente intervention de ses ministres. La soumission au prêtre, à l’autorité ecclésiastique, n’y est pas glorifiée au même degré. Par suite, la pratique du culte n’y a jamais donné la même influence au clergé. Beaucoup de catholiques regardent aujourd’hui le jeûne et l’abstinence comme étant surtout une affaire d’obéissance. Rien n’est moins conforme à l’esprit de l’Église orientale. Pour elle, Tabstinence reste, avant tout, une mortification et une préparation aux fêtes. Aussi n’y saurait-on rien voir de semblable aux dispenses ou aux privilèges accordés par Rome à certaines personnes ou à certains pays, tels que l’induit de la croisade qui, moyennant une aumône, relève les Espagnols et les Portugais des jeûnes du carême. Dans l’Église gréco-russe, chacun est tenu d’observer les prescriptions de l’Église autant que ses forces le lui permettent. On s’y croit moins obligé à réclamer une permission particulière pour chaque légère infraction aux pratiques prescrites ; les plus timorés seuls le font. On y a moins de scrupules à se fier à sa propre conscience. « À quoi bon, me disait, pendant le grand carême, une femme d’une piété sérieuse, à quoi bon demander à un prêtre la permission de ne pas jeûner, alors qu’en me donnant une santé délicate, Dieu me défend le jeûne ? » Loin que la lettre étouffe toujours l’esprit, l’esprit, chez les âmes les plus religieuses, se met ainsi à l’aise avec la lettre. Si, dans la société russe, la dévotion est moins fréquente que dans les pays catholiques, elle y est parfois plus large et plus spirituelle, même chez le « pio femineo sexu », chez le sexe qui partout est le plus esclave des pratiques du culte.

Il y a, sous ce rapport, une grande différence entre les classes instruites et les classes ignorantes, à tel point qu’elles semblent souvent ne pas appartenir à la même foi. Chez le peuple, la lettre règne en souveraine. Le jeûne s’impose à lui dans toute sa rigueur comme une loi. Dans les pays écartés, il se scandalise encore de le voir violer. Sous Nicolas, un Allemand, allant de Pétersbourg à Arkhangel, eut la tête fendue par un paysan qui n’avait pu tolérer que, devant lui, l’on mangeât du lard en carême. Aux yeux du meurtrier, c’était là une sorte de sacrilège qu’un chrétien ne pouvait laisser impuni. Aujourd’hui les moujiks sont trop faits à de pareils scandales pour être pris d’aussi violente indignation. Ils montrent même, en cas semblable, une tolérance singulière, vis-à-vis des étrangers surtout ; mais ils ne s’en croient pas moins tenus d’observer eux-mêmes la loi traditionnelle. Presque tous résistent à ceux qui tentent de les en faire dévier. Pour y faire renoncer le peuple, il faudrait y faire renoncer l’Église.

Or, en a-t-elle le droit, l’Église n’en a guère la liberté. L’Église est captive de la tradition, prisonnière de l’antiquité. La discipline, les rites, les observances sont, chez elle, presque aussi immuables que le dogme. Ayant mis dans l’immobilité sa force et son orgueil, il lui est malaisé d’abandonner officiellement ce qu’elle a enjoint durant des siècles. La simplicité des plus pieux de ses enfants s’en trouverait offensée ; il en pourrait résulter des schismes avec l’étranger ou de nouvelles sectes en Russie[1]. Par ce côté, l’orthodoxie gréco-russe a un manifeste désavantage vis-à-vis du catholicisme latin. Elle n’a point les mêmes ressources que l’Église romaine. Ne possédant pas d’autorité centrale, d’organe vivant pour commander au nom du Christ, elle ne peut, autant que sa grande rivale, s’accommoder aux nécessités des temps ou aux besoins du climat. Grâce à la domination incontestée du siège romain, le catholicisme a, en pareille matière, plus de liberté et plus de souplesse. La concentration même de l’autorité dans une seule main le rend plus libre. Personnifiée dans le pape infaillible, l’Église peut parler, elle peut marcher, elle peut lier et délier ; tandis que l’Église orientale, sans voix pour parler en son nom, ni ressort pour la mouvoir, semble vouée au silence aussi bien qu’à l’immobilité. À force de se garder de tout changement, elle a pour ainsi dire perdu la faculté du mouvement. Elle ressemble à ses rigides icônes ; sa bouche, comme la leur, est close ; ses membres, raidis depuis des siècles, ne peuvent se ployer à volonté ; ils sont pour ainsi dire ankylosés.

En Russie, le carême n’est pas seulement une époque de mortification ; il est aussi ou il est supposé être une époque de recueillement. L’État, qui se plaît à se faire l’auxiliaire de l’Église, y veille à sa manière. Si la loi n’oblige pas tous les Russes au jeûne, si aujourd’hui la police laisse les traktirs servir des aliments prohibés, l’État enjoint de s’abstenir de certains plaisirs profanes, du théâtre notamment. Le code pénal contient à cet égard un article 155 encore en vigueur. Pour les grandes villes, pour les classes mêmes qui jeûnent le moins, cette sorte d’abstinence ne laisse pas d’être pénible. Pendant le grand carême, comme aux veilles de fêtes, les théâtres sont fermés. Le drame, la comédie, l’opéra doivent chômer. Il est vrai que cette prohibition s’applique surtout aux grands théâtres subventionnés par l’État ou par les villes. Les concerts spirituels de la chapelle de la cour ou des chœurs de Tchoudof ne sont pas la seule ressource de la saison. Les cirques, les saltimbanques, les cafés-concerts, les tableaux vivants, voire les spectacles en langue étrangère restent d’ordinaire autorisés. Sous Alexandre II, si l’opéra russe était interdit, il n’en était pas de même de l’opérette française ou de la posse allemande. Le carême était la saison d’Offenbach et de Lecocq. Le théâtre bouffe devenait le rendez-vous de la société élégante. Cette question de la clôture des théâtres en carême a bien des fois passionné les salons et la presse. C’est pour de pareils sujets que les polémiques ont le champ le plus libre. À l’inverse du public de Pétersbourg, on a vu, au commencement du règne d’Alexandre III, le conseil municipal de Moscou attribuer « la décadence des mœurs » à ce que, durant quelques années, le gouvernement s’était relâché de sa sévérité vis-à-vis des spectacles en carême. Le pouvoir a fait droit aux vœux de la douma moscovite, et, conformément aux représentations du Saint-Synode, l’article 155 du code pénal a de nouveau été strictement appliqué.

Il en est des fêtes comme des jours de jeûne : le nombre en est manifestement excessif, et l’Église éprouverait les mêmes difficultés à le diminuer. Ici encore, le culte orthodoxe a pour nous quelque chose d’archaïque. Autant de fêtes que de jeûnes ; de trois jours, l’un est consacré à l’abstinence et un autre au chômage. Les dimanches forment à peine la moitié des jours fériés ; et bien des fêtes ont une veille ou un lendemain. Aux solennités religieuses s’ajoutent, en Russie, les solennités civiles, fêtes de l’empereur, de l’impératrice, du prince héritier, anniversaire de la naissance ou du couronnement du souverain. Autrefois la fête de tous les grands-ducs était jour férié.

Pour la santé publique, ces chômages répétés ne valent guère mieux que les longs carêmes. Les jours de fête sont les jours d’ivrognerie et de débauche. Si le matin est donné à l’église, le cabaret a la journée ou la soirée ; et, si tous les villages n’ont pas d’église » tous ont des cabarets. Le Russe aime peu les exercices du corps ; il passe ses fêtes au traktir ; il ne connaît d’autre plaisir que la boisson et un repos inerte. On a remarqué qu’en russe le mot fête vient du mot oisiveté[2], et comme, sous tous les climats, l’oisiveté est la mère des vices, les fêtes trop fréquentes deviennent une cause de démoralisation.

En Russie, tout comme en Occident, certains esprits s’imaginent que l’Église a multiplié les fêtes par calcul, dans l’intérêt du clergé, qui bénéficie de la dévotion de ses ouailles et de la fréquence des offices, d’autant qu’à certains de ces jours, l’usage était, dit-on, de travailler au profit du curé. Il n’est nul besoin de cela pour expliquer le grand nombre des jours fériés. Le penchant naturel de l’esprit religieux, de l’esprit ecclésiastique, est partout de détacher l’homme des choses terrestres pour le ramener au monde invisible. L’un des moyens, ce sont les fêtes, les jours consacrés qui appartiennent à Dieu. Y a-t-il eu là un calcul humain, l’Église, en Orient comme en Occident, s’est sans doute moins inspirée de l’intérêt du clergé que de l’intérêt des masses, du menu peuple des villes et des campagnes. En multipliant les jours fériés, l’Église remplissait son rôle de patronne des faibles et des petits. Tant qu’il y a eu des esclaves ou des serfs, les fêtes, qui affranchissaient du travail servile, ont été pour l’humanité un bienfait. Aujourd’hui même que l’esclavage a disparu, ne voit-on pas, en plusieurs pays, les ouvriers ou les employés réclamer des lois contre le travail du dimanche, afin d’être assurés d’un jour de repos ?

Instrument d’émancipation en certaines conditions sociales, les fêtes en se multipliant deviennent une sorte de servitude. Trop fréquentes, elles entravent le travail et le travailleur, elles appauvrissent les particuliers et les nations. Dans les pays protestants, le cultivateur a près de 310 jours pour travailler. Dans les pays catholiques, où les fêtes d’obligation n’ont pas, comme en France, été réduites, l’ouvrier ou le paysan ont encore près de 300 jours de travail. En Russie, il ne leur en reste guère que 250. Pour les orthodoxes, l’année a, de cette façon, cinq ou six semaines de moins que pour les catholiques d’Italie ou d’Autriche, deux mois de moins que pour les protestants d’Allemagne ou d’Angleterre. C’est là une cause évidente d’infériorité économique, d’autant que, aux fêtes d’obligation, l’usage, dans chaque contrée, dans chaque village, dans chaque famille, ajoute des fêtes locales, des anniversaires, les jours de naissance ou les jours de nom, comme on dit en Russie, toutes fêtes que le peuple se plaît à célébrer. Les inconvénients de ces chômages répétés sont d’autant plus sensibles qu’un grand nombre tombent sur la belle saison[3]. Au temps de la fenaison ou de la moisson, on voit ainsi parfois le foin pourrir sur place ou le grain germer, pendant que faneurs ou moissonneurs sont à faire la fête. Aussi les propriétaires répètent-ils que les jours fériés sont une des calamités de l’agriculture russe. Les pédagogues ne s’en plaignent guère moins que les agronomes. J’en ai entendu calculer que, pour obtenir des enfants russes autant de travail que des français ou des allemands, il fallait leur demander un ou deux ans d’école de plus.

On comprend que l’opinion et le gouvernement se soient préoccupés de cette question. La plus haute autorité de l’Église russe, le Saint-Synode, l’a même parfois, dit-on, mise à l’étude. Pour réduire le nombre des jours fériés, on pourrait distinguer entre les fêtes et, comme à Rome par exemple, maintenir pour certaines d’entre elles l’obligation d’assister aux offices, tout en autorisant le travail. Par malheur, il est douteux que tous les sujets du tsar reconnaissent au synode de Pétersbourg le droit de déclasser à son gré des fêtes de tout temps célébrées par l’Église. Puis, pour être officiellement supprimées, elles ne cesseraient pas toujours d’être conservées par le peuple. Déjà quelques-unes des fêtes le plus volontiers célébrées par le moujik, celles de Saint-Élie ou de Notre-Dame de Kazan entre autres, ne lui sont pas imposées par l’Église.

Il est vrai que ces innombrables fêtes, le Russe ne les chôme pas toujours avec scrupule. J’ai vu, au cœur de la vieille Russie, des paysans achever leurs travaux le dimanche. Ils n’ont pas, pour le repos du Sabbat, le respect judaïque des protestants anglais ou américains. Ils ne craignent pas à l’occasion de vendre ou d’acheter au sortir de l’officce des dimanches. En revanche, le peuple répugne à travailler pour un maître les jours fériés. C’est une des choses qui le froissent dans la pratique de certaines industries et qui parfois indisposent les ouvriers contre les chefs d’usine d’origine étrangère. Pour faire droit à des plaintes de ce genre, le gouvernement d’Alexandre III a enjoint d’observer plus strictement les chômages prescrits par l’Église. Peut-être eût-il mieux valu, pour l’industrie nationale, que pareil règlement coïncidât avec une réduction du nombre des jours fériés.

À cette question s’en lie une autre non moins délicate, la réforme du calendrier. On sait que l’Église russe et l’État avec elle ont conservé l’année julienne ; bien mieux, le gouvernement impérial a ramené ce calendrier suranné dans des contrées qui l’avaient dès longtemps rejeté. C’est ainsi que la patrie de Copernic a dû revenir au « vieux style ». Trois siècles n’ont pas suffi à faire renoncer la Russie à un mode de supputation abandonné de tous les peuples civilisés, catholiques ou protestants, et reconnu pour défectueux par les pays qui persistent à le garder. Elle laisse, la Russie orthodoxe, les astres se mouvoir et la terre tourner, sans daigner tenir compte du cours du soleil. En dépit de ses observatoires, elle vit dans un anachronisme. On dirait qu’il ne lui déplaît pas d’être en retard sur le monde occidental, tant elle met peu de hâte à le rattraper. Ce calendrier de l’ancienne Rome qui, aux yeux de l’étranger, est pour la Russie comme une enseigne de son attardement, il semble pourtant qu’elle ait tout intérêt à le laisser au vieil Orient. En datant de douze jours plus tard que le soleil, elle paraît arriérée de plusieurs siècles. Si elle persiste à ne pas se conformer à l’ordre naturel des saisons, c’est toujours pour le même motif : c’est que, dans l’Église orthodoxe, il n’y a pas d’autorité centrale pour décréter une pareille mesure, ou pour la faire accepter de tous.

Tandis que l’Église romaine, libre de corriger à son gré ses rites et ses coutumes, a mis son orgueil à réformer elle-même son calendrier, l’Église orientale, par sa constitution, reste malgré elle enchaînée à l’année julienne, comme si, depuis César, le monde et les sciences étaient demeurés immobiles. Cette réforme en apparence si simple, effectuée partout autour d’elle, l’Église russe ne s’est pas encore senti la force de l’accomplir. L’État en pourrait assurément prendre l’initiative ; le calendrier grégorien a beau porter le nom d’un pape, le difficile ne serait pas de le faire adopter du Saint-Synode et du clergé, mais bien de le faire agréer du peuple. Pour cela, il ne faudrait peut-être rien moins qu’une entente avec les patriarches et toutes les Églises d’Orient, une sorte de concile du monde orthodoxe. Aux yeux d’une grande partie de la nation, un changement de calendrier ne serait rien moins qu’une révolution. Certaines sectes ne manqueraient pas d’y voir un signe du prochain avènement de l’antéchrist. C’est que la substitution du nouveau style à l’ancien ne troublerait pas seulement les habitudes d’un peuple en toutes choses obstinément attaché à la coutume, elle altérerait l’ordre traditionnel des fêtes, en attribuant à un saint le jour que le calendrier consacrait à un autre. Pour rattraper le nouveau style, on serait contraint de retrancher d’une année douze jours, douze fêtes, c’est-à-dire de frustrer autant de saints des hommages auxquels ils ont droit. Que diraient les hommes portant le nom des saints sacrifiés par la réforme ? Le moujik aurait peine à comprendre que tel ou tel bienheureux, et, à plus forte raison, que le Christ ou la Vierge, pût, même pour une année, être dépouillé du jour qui lui appartient. Il y verrait une sorte de dépossession, de déchéance des saints évincés ; en s’y associant, le moujik craindrait d’être victime de leur courroux. Il n’en faudrait pas davantage pour exciter les scrupules comme les appréhensions d’une partie du peuple. L’autorité, en passant outre, risquerait de renforcer les rangs des adversaires de l’Église, de fournir une arme de plus à ces vieux-croyants qui l’accusent déjà d’avoir altéré la liturgie. Ainsi s’explique le maintien de l’ancien style : l’omnipotence impériale n’a pas encore osé porter la main sur le calendrier. Dès qu’il s’agit de la conscience du peuple, l’autocratie ne se sent plus un pouvoir illimité. Sa toute-puissance a une borne, la foi, disons plus, le préjugé populaire.


Conunent la radiation de douze jours du calendrier ne serait-elle pas une grosse affaire dans un pays où le culte des saints est resté aussi primitif et aussi naïf ? La dévotion aux saints a, de tout temps, été l’une des marques de la piété russe. En peu de pays de l’Europe, la vie des saints, anciens ou modernes, a été aussi populaire. Si elle n’a pas encore eu ses Bollandistes, la Russie a eu sa « Légende dorée ». Ce sont, pour la plupart, des récits venus des Grecs ou des Bulgares, et enrichis à sa manière par le génie russe. Dans ces Vies des saints, d’ordinaire anonymes, les érudits modernes ont distingué des rédactions successives, d’abord courtes, puis allongées, puis de nouveau raccourcies. Cette hagiographie légendaire est une des branches les plus riches de la littérature populaire et, en même temps, une des sources les plus précieuses de l’histoire nationale[4].

On s’imagine souvent en Occident que l’Église gréco-russe ne compte dans son empyrée que des saints anciens, pour la plupart antérieurs à la séparation de Rome et de Byzance. Les écrivains catholiques répètent constamment que l’Orient, si riche en saints avant le schisme, n’en enfante plus depuis le schisme ; à les en croire, l’Église gréco-russe aurait même cessé d’en revendiquer, confessant elle-même sa stérilité[5]. Rien n’est moins vrai. De pareilles assertions montrent simplement à quel point l’Église orientale est mal connue de l’Occident. Loin de n’avoir plus de saints depuis une dizaine de siècles, l’Orient, la Russie en particulier, en compte une multitude. L’Église russe possède des saints, des bienheureux ou des vénérables (prépodobnye) de toutes les époques, de sainte Olga au dix-huitième siècle. Les catacombes de Kief seules en abritent plus d’une centaine, dont les moines de Petcherski ont dressé le catalogue pour l’édification des pèlerins. Moscou, Novgorod-la-Grande, Pskof, toutes les anciennes villes, tous les anciens monastères ont leurs saints et leurs vénérables[6].

Parmi ces bienheureux, dont la réputation s’étend parfois de la Baltique au Pacifique, il y a des martyrs, des évêques, des princes, des moines surtout. Ces saints russes ont, comme leurs icônes et comme leur Église elle-même, quelque chose d’ancien et, pour répéter le même mot, d’un peu archaïque. La plupart proviennent de l’église ou du cloître et y ont passé la plus grande partie de leur existence terrestre. Beaucoup sont des anachorètes ou des ascètes d’un type tout oriental, comme ces bienheureux de Kief qui ont vécu des années immobiles dans la nuit de leurs catacombes. Quelques-uns, tels qu’Alexandre Nevsky, le saint Louis du Nord, sont des héros nationaux ; d’autres, tels que saint Serge, saint Tryphon, saint Étienne, l’apôtre de Perm, sont des convertisseurs de peuples. Il n’y a qu’à comparer la surface de la Gaule ou de la Germanie à celle de la Scythie russe pour deviner ce qu’il a fallu de missionnaires à ces vastes solitudes, et que de fatigues et de souffrances ont dû braver les apôtres de l’Évangile au milieu de Finnois, de Mongols, de Tatars, de païens et de barbares de toute sorte.

Le ciel russe a beau compter de nobles et de hautes figures, les saintes phalanges n’y présentent ni la même variété ni le même éclat que les bienheureuses milices de l’Occident. Le plus patriote des hagiographes ne le saurait contester : ni par l’originalité de leur caractère ou de leur œuvre, ni encore moins par leur influence sur l’histoire ou sur la civilisation, les saints russes ne peuvent s’égaler aux saints de l’Église latine, ou d’une seule nation catholique, telle que l’Italie, la France, l’Espagne. On y chercherait en vain des figures à opposer à un Grégoire VII ou à un saint Bernard, à un Thomas d’Aquin, à un François d’Assise, à un François de Sales, à un Vincent de Paul. Encore moins trouverait-on rien de comparable à une sainte Catherine de Sienne ou à une sainte Thérèse. Comme si le térem, ce gynécée moscovite, avait projeté son ombre jusque sur le paradis russe, les saintes, chez ces disciples de l’Orient, sont infiniment plus rares que les saints ; leurs traits sont encore plus ternes et plus vagues. Ce défaut de personnalité des bienheureux, ce manque d’éclat et de relief du ciel russe ne tient pas uniquement au rôle plus effacé de l’Église ou à la conception tout asiatique de la sainteté dans l’ancienne Moscovie, il tient aussi à l’infériorité de la vie publique et de la vie civile, à l’infériorité même de la civilisation.

L’Église orientale, en toutes choses attachée de préférence à l’antiquité, a peu de goût pour les nouvelles dévotions, pour les nouveaux miracles, pour les nouveaux saints. Elle répugne à l’acceptation des visions et des prophéties contemporaines. D’accord avec l’État, l’Église s’est efforcée de prémunir le peuple contre sa crédulité séculaire. Un article du code, dirigé il est vrai contre les sectaires, prohibe les faux miracles et les fausses prophéties. L’Église russe n’a pas pour cela, comme les protestants, relégué le surnaturel dans les brumes lointaines du passé, à l’indistincte aurore du christianisme. Elle se dit toujours en possession du don des miracles, aussi bien que du don de la sainteté, y voyant un signe que Dieu est toujours avec elle. Aussi sa répugnance pour les nouveautés ne va pas jusqu’à fermer ses portes à tout nouveau thaumaturge. Elle a, en plein dix-neuvième siècle, admis un ou deux saints.

De pareilles béatifications sont chez elle rarement spontanées ; elle s’y laisse pousser par le peuple plutôt qu’elle ne l’y provoque. Il n’y a pas en Russie de canonisation proprement dite. Rien de comparable aux longs et coûteux procès de canonisation des congrégations romaines. Cela ne serait ni dans les habitudes ni dans l’esprit de l’Église orientale. Chez elle, de même qu’aux temps primitifs, c’est encore la voix populaire qui proclame les élus de Dieu ; elle en est toujours au vox populi vox Dei. « Chez nous, me disait un ecclésiastique russe, ce n’est point le clergé, la hiérarchie qui canonise les saints, c’est Dieu qui les révèle. » Pour le peuple et pour l’Église même, le grand signe de la sainteté, c’est l’incorruptibilité du corps des bienheureux et, accessoirement, les miracles qui s’opèrent sur leur tombe. Ainsi des vieux saints de Kief dont j’ai touché les mains desséchées dans les catacombes où ils s’étaient fait murer vivants. Ainsi de l’un des derniers saints admis par les Russes, Métrophane, évêque de Voronège au dix-huitième siècle. À l’ouverture de son tombeau, vers 1830, le corps fut trouvé intact ; sa réputation de sainteté, déjà répandue dans le peuple, en fut confirmée. Le Saint-Synode fit faire une enquête sur l’état du corps et sur les miracles attribués à Métrophane. L’enquête faite, l’ancien évêque fut, après approbation de l’empereur, reconnu officiellement pour saint. Un demi-siècle plus tard, j’ai vu des pèlerins, de toutes les parties de l’empire, se presser autour de la châsse d’argent du saint évêque[7].

Cette manière de constater la sainteté emporte, en effet, le culte du corps des saints, autrement dit le culte des reliques, et par suite les pèlerinages. Il en a été ainsi, de tout temps, chez les Russes : on le voit par les plus anciennes chroniques. Si nombreux que soient les corps saints recueillis dans les églises, il se trouve toujours des pèlerins pour baiser la pierre qui les recouvre. Le goût des pèlerinages est un des traits par où les mœurs russes rappellent le plus l’Orient et le moyen âge. Il est peu de paysans qui n’aient l’ambition de visiter les catacombes de Petcherski ou la tombe de saint Serge à Trollsa. Non contents d’affluer aux sanctuaires nationaux de Kief ou de Moscou, beaucoup, tels que les Deux Vieux de Tolstoï, traversent la mer, poussant jusqu’en Palestine ou au mont Athos. Quelques-uns vont à pied jusqu’au Sinaï. Comme pour les hadjis musulmans, avoir visité les Lieux Saints est un titre de considération dans les villages.

Ces pèlerins, hommes et femmes, sont pour la plupart âgés. Les lois qui l’attachent à la terre et à la commune mettent un frein à la passion du moujik pour ces pieux voyages. Aujourd’hui, comme au temps du servage, il n’obtient guère de s’absenter longtemps que lorsqu’il a élevé sa famille ou qu’il est impropre au travail. Ces pèlerins du peuple cheminent souvent par troupe, d’ordinaire à pied, avec leurs longues bottes ou leurs lapty d’écorce de tilleul, marchant lentement des semaines et des mois, parfois mendiant en route, couchant à la belle étoile ou sous de vastes hangars dressés, pour eux, auprès des monastères en renom. Aucune distance ne les effraye : on a vu des femmes et des vieillards traverser ainsi l’empire, des frontières de l’Occident au cœur de la Sibérie, ou des rives du Dniepr aux bords de la mer Blanche. Beaucoup de ces vieillards des deux sexes, en route vers les sanctuaires lointains, accomplissent un vœu de leur jeunesse ou de leur âge mûr ; ils ont, durant des années, attendu que la vieillesse leur apportât le loisir de payer leur dette au Christ ou aux saints. Parfois, d’accord avec le goût national, les moujiks se cotisent et forment une sorte d' artèle pour accomplir à frais communs les longs pèlerinages.

Les paysans qui vont, jusqu’en Terre Sainte, allumer un cierge au Saint Sépulcre et puiser une bouteille de l’eau du Jourdain, deviennent de plus en plus nombreux. La Russie envoie aujourd’hui plus de pèlerins en Palestine que toutes les autres nations chrétiennes ensemble. Autrefois beaucoup s’y rendaient entièrement par terre, franchissant à petites journées les steppes ponto-caspiennes, le Caucase, l’Asie Mineure, le Taurus, à travers les mépris et les vexations des Musulmans. Aujourd’hui un grand nombre vont encore à pied jusqu’à Odessa, où ils s’embarquent à prix réduit pour Kaïfa ou Jaffa. Chaque printemps, Odessa frète pour eux des bateaux sur lesquels on les entasse comme, dans nos ports, les émigrants pour l’Amérique. Moyennant une cinquantaine de roubles, les hommes du peuple peuvent se faire transporter, du cœur de la Russie aux rives de la Palestine, avec la sécurité d’un retour payé d’avance. Naguère leurs consuls étaient obligés d’en rapatrier gratuitement des centaines, que la rapacité des moines grecs avait dépouillés de leur dernier kopek.

Tout comme nos pèlerins latins au moyen âge, les pèlerins russes ont, depuis longtemps, des itinéraires pour leur indiquer les principales étapes de la route, avec les sanctuaires à visiter et les reliques à vénérer. Une Société qui compte parmi ses membres des princes du sang et de hauts dignitaires du clergé, la « Société orthodoxe de Palestine », s’est donné pour mission de veiller sur ces humbles visiteurs du tombeau du Christ[8]. À Odessa, à Constantinople, à Jérusalem, on leur a préparé des refuges ou des hospices. Débarqués sur la côte inhospitalière de Palestine, sans autre bagage qu’une besace que chacun, homme ou femme, porte sur son dos, les pèlerins, le bâton à la main, s’acheminent lentement vers la cité sainte, en psalmodiant de saintes prières. Je les ai vus, pareils à nos pèlerins des Croisades, se prosterner et baiser la poudre de la route au premier aspect des murailles de la ville de David. J’ai rencontré à Bethléem, au Jourdain, à Tibériade, leurs longues et sordides caravanes, parfois escortées de zaptiés turcs. Les infirmeries des monastères grecs sont remplies des malades qu’elles sèment sur les sentiers de la Judée ; chaque printemps, des moujiks, encore vêtus de leur touloup d’hiver, ont la joie d’être inhumés dans la terre foulée par les pieds du Sauveur.

Ces milliers de pèlerins portent avec eux en Syrie la réputation de la piété et de la puissance de la Russie. Le gouvernement impérial a bâti pour ses nationaux, aux portes de Jérusalem, un immense couvent pareil à une ville. Non contents d’avoir, avec la France du second Empire, reconstruit la coupole du Saint Sépulcre, les Russes ont, en diverses localités de la Palestine, restauré des églises et fondé des écoles où l’on enseigne le russe et l’arabe[9]. Sur cette terre des Croisades, où les différentes confessions et les diverses nations chrétiennes sont en perpétuel conflit d’influence, la Russie, la dernière venue, a déjà su, comme patronne de l’orthodoxie, se tailler une place à part. Si jamais l’aigle moscovite vient à tremper ses ailes dans les eaux de la Méditerranée, ces pacifiques troupes de pèlerins pourraient bien frayer la voie à la conquête de nouveaux croisés.



  1. L’armée russe, avec l’autorisation da Saint-Synode, ne fait le carême que pendant une semaine ; mais c’est là un cas particulier et un règlement aussi administratif qu’ecclésiastique.
  2. Prasdnik « fête », de prazdnyi, « oisif ».
  3. Dans le district de Staraïa Roussa, par exemple, le nombre des jours de travail est réduite 245 ; il en est de même dans celui de Valdaï, tandis que. pour les catholiques de Kovno, il monte à 270 et, pour les luthériens des provinces baltiques, à 290. (Enquête agricole.) Cf. Fontenay, Voyage agricole en Russie.
  4. Voy. par ex. M. Bouslaief : Istoritch. Otcherki Roussk. narodn. slovesnosti i iskousstva, II, p. 97-98, et M. Klioutchevski : Drevne-Rousskiia Jitiia Sviatykh kak istoritch. istotchnik.
  5. Ainsi, par ex. ; un des apologistes les plus distingués de l’Église catholique, M. l’abbé Bougaud, écrivait : « Non seulement l’Église gréco-russe n’a plus de saints, mais elle n’en revendique même plus ». (Le Christianisme et les Temps présents, L IV, 1e part., ch. xi.)
  6. La « Société des amis de l’ancienne littérature russe » a, par les soins de M. N. Barsoukof, public une sorte de nomenclature bibliographique des plus connus de ces saints nationaux. (Istotchniki rousskoï agiografii. Saint-Pétersbourg. 1882. Cf. M. Yakoutof : Jitiia sviatykh Sév, Rossii, 1882.)
  7. Peu de temps après Métrophane, vers 1840, il était question de reconnaître comme saint un autre évêque, Tikhone. L’empereur Nicolas trouva que c’était assez d’un pour un règne, et Tikhone dut attendre une vingtaine d’années ; il n’a été officiellement admis que sous Alexandre II.
  8. Un de ses membres, M. A. Éliséief, a publié, sous le titre de S Rousskimi palomnikami na Sviatoï Zemlé (1884), une curieuse description du voyage et de la vie de ses compatriotes en Terre Sainte.
  9. La Société russe de Palestine a ainsi fondé, en 1885 et 1886, deux écoles à Nazareth, et en 1887, une sorte d’école normale à Jérusalem.