L’Empire des tsars et les Russes/Tome 3/Livre 3/Chapitre 4

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Hachette (Tome 3p. 375-397).


CHAPITRE IV


Du nombre des raskolniks, Difficulté de le connaître. Peu de valeur des statistiques officielles. Raskolniks déguisés. Prestige du schisme sur l’homme du peuple. — Répartition géographique du raskol. Comment il se recrute surtout parmi les Grands-Russiens. Des vieux-croyants comme agents de colonisation. Leurs colonies en dehors de l’empire. — La force du schisme n’est pas tout entière dans le nombre de ses adhérents. Supériorité morale des vieux-croyants ; elle ne tient pas uniquement à la religion. Leur prospérité matérielle. Quelles en sont les causes. Importance des raskolniks dans le commerce moscovite. Du rôle de l’argent dans leurs communautés. — De la culture des vieux-ritualistes. De quelle manière les besoins de la polémique leur ont donné le goût de l’instruction. Caractères de leur érudition. Comment l’instruction élémentaire ne suffit point à leur affranchissement întellectuel.


Quel est le nombre des raskolniks ? C’est la première question que suggère le raskol, et c’est la plus difficile à résoudre. Les statistiques officielles donnent le dénombrement des adeptes de tous les cultes professés dans l’empire ; les raskolniks y figurent à leur rang, mais le chiffre indiqué pour eux n’est même pas un chiffre approximatif. Les recensements accusent un peu moins de 1 500 000 raskolniks[1]. Les hommes les plus compétents, les statisticiens les premiers, sont unanimes à repousser, sur ce point, les données de la statistique, unanimes à les trouver notoirement inférieures à la vérité ; ils sont en désaccord sur le nombre à substituer au nombre reconnu. Pour avoir la force numérique réelle des dissidents, il suffit, selon quelques-uns, de doubler ou de tripler le chiffre officiel ; selon la plupart, ce n’est pas trop de le quintupler, de le sextupler ; selon plusieurs, il faut monter au-dessus de 12 millions, peut-être au-dessus de 15 millions d’âmes. L’absence de toutes données positives explique ces divergences. Un des premiers statisticiens de la Russie me disait avoir consulté, à ce sujet, les chefs du raskol venus à Pétersbourg pour les affaires de leur culte. « Nous sommes nombreux, avaient-ils répondu, mais nous ne savons combien nous sommes. » Personne ne le sait, et cette obscurité n’est pas la moindre singularité ni la moindre force du raskol.

Les statistiques gouvernementales ne comptent à l’actif du schisme que les dissidents qui, depuis plusieurs générations, ont réussi à échapper aux registres des paroisses du clergé orthodoxe. Ce n’est naturellement que le petit nombre. En dehors de ces raskolniks déclarés, il y a tous ceux que les actes publics continuent à inscrire parmi les orthodoxes ; il y a tous les raskolniks déguisés qui craindraient de s’exposer à des poursuites ; il y a enfin toutes les sectes secrètes ou prohibées qui fuient obstinément la lumière. À défaut de recensement, il est une classe de documents d’où se peuvent tirer quelques données approximatives sur le nombre des dissidents. Ce sont les rapports des hauts-procureurs du Saint-Synode sur la fréquentation des sacrements dans l’Église officielle. Le Règlement Spirituel de Pierre le Grand remarquait déjà que l’éloignement pour l’eucharistie était le meilleur indice auquel se pût reconnaître un raskolnik. Or, sur les listes officielles, parmi les gens inscrits comme n’ayant pas participé aux sacrements, ont longtemps figuré plusieurs catégories de fidèles qui paraissaient appartenir au schisme. L’analyse du tableau des confessions et communions pascales avait conduit, vers 1860, à estimer à 9 ou 10 millions le nombre des dissidents[2]. Ce chiffre serait sans doute aujourd’hui inférieur à la vérité. Le nombre des vieux-croyants augmente chaque année, par le seul fait de l’excédent des naissances sur les décès : on a remarqué qu’à cet égard les raskolniks l’emportent, d’ordinaire, sur les orthodoxes. Puis, aux vieux-ritualistes avérés, qui refusent de prendre part aux offices et aux sacrements de l’Église, il faut ajouter les dissidents timides ou honteux, qui, pour échapper aux vexations du clergé ou de la police, continuent à recevoir l’eucharistie des mains du pope, sauf à communier en cachette suivant leurs propres rites. Il y a, encore aujourd’hui, beaucoup de ces « non résistants », ainsi que les appellent leurs coreligionnaires. On ne saurait guère évaluer le nombre des raskolniks de toute sorte à moins de 12 ou 15 millions. Sur ce chiffre, près d’une moitié semble revenir aux popovtsy, à la branche du schisme qui conserve un clergé ; le reste se partage entre les « sans-prêtres » et les sectes mystiques ou rationalistes. S’il est difficile de déterminer le nombre total des dissidents, il l’est plus encore de fixer celui des adhérents des diverses sectes.

Le nombre des raskolniks ne peut, du reste, donner une juste idée de l’importance du raskol. Il n’en est point du schisme russe comme de la plupart des religions établies, l’influence n’en saurait être mesurée à un chiffre. Le raskol n’existe pas seulement à l’état d’Église, de confession adoptée par tant ou tant de millions d’âmes ; c’est souvent une simple tendance, comme une pente vers laquelle inclinent beaucoup d’hommes demeurés dans l’orthodoxie officielle. La force du raskol est peut-être moins dans les adeptes qui le professent ouvertement que dans les masses qui sympathisent sourdement avec lui. Cette sympathie s’explique quand on songe que le vieux-ritualisme est sorti spontanément du fond du peuple, qu’il est le produit aussi bien que la glorification des mœurs et des notions populaires. Au lieu de les avoir en répulsion comme des rebelles et des hérétiques, le paysan ou l’ouvrier, demeuré dans l’enceinte de l’Église, regarde souvent les vieux-croyants comme les chrétiens les plus pieux et les plus fervents, comme des chrétiens semblables à ceux des premiers temps, et comme eux persécutés pour la foi. Dans certaines régions se rencontre, chez le petit peuple, cette singulière opinion, que l’orthodoxie officielle n’est bonne que pour les tièdes, que c’est une religion mondaine (mirskaïa) dans laquelle il est difficile de faire son salut, que la sainte et vraie religion chrétienne est celle des vieux-croyants. « Qui craint Dieu ne va pas à l’église », assure un dicton des vieux-ritualistes ; beaucoup de soi-disant orthodoxes semblent encore de cet avis. Un haut fonctionnaire, chargé, vers la fin du règne de Nicolas, d’une enquête secrète sur le raskol, raconte à cet égard une instructive anecdote. « À mon entrée dans l’izba d’un paysan, j’ai souvent, dit-il, été accueilli par ces mots : Nous ne sommes pas chrétiens. — Qu’êtes-vous donc, des infidèles ? — Non, répondaient-ils, nous croyons au Christ, mais nous suivons l’Église ; nous sommes des gens mondains, des gens frivoles. — Comment n’êtes-vous pas chrétiens, puisque vous croyez au Christ ? — Les chrétiens sont ceux qui gardent l’ancienne foi ; ils ne prient point de la même manière que nous ; mais nous, nous n’en avons pas le temps[3]. » Cette naïve façon de s’accuser de penchant au schisme, en se défendant du soupçon de lui appartenir, montre quelles racines le schisme a jetées dans l’esprit du peuple. À tort ou à raison, une grande partie de la nation passe pour incliner au rasko. C’est là un fait grave, et c’est peut-être le principal obstacle à l’entière émancipation des vieux-croyants. Le jour où chacun serait maître d’adhérer ostensiblement aux starovères, on craindrait de voir l’Église dominante perdre le quart, peut-être la moitié de ses enfants. Aussi, pour autoriser la libre profession du raskol, le gouvernement semble-t-il attendre que la grande majorité de la nation soit retenue dans l’orthodoxie par l’instruction ou par l’indifférence.


Le schisme est loin d’être également réparti entre les différentes contrées et les différentes races de l’empire. C’est chez les populations les plus énergiques et les plus foncièrement russes, que se rencontre surtout le raskol, chez le paysan du nord, l’ancien colon de Novgorod et chez le mineur de l’Oural, chez les pionniers de la Sibérie et chez les Cosaques du sud-est. Le raskol, avons-nous dit, appartient essentiellement à la Grande-Russie, à la Moscovie des premiers Romanof. De toutes les tribus slaves, finnoises ou tatares, de tous les peuples qui habitent l’empire, le Grand-Russien est presque le seul qui se montre ainsi enclin à l’esprit de secte. Il y a des vieux-croyants de différents rites dans la Petite-Russie, dans la Russie-Blanche, dans la Pologne, dans la Livonie, au milieu de populations orthodoxes, catholiques ou protestantes ; partout là, ces raskolniks sont des colonies de Grands-Russiens, vivant à part au milieu des indigènes. Dans tous ces pays, comme en Sibérie ou au Caucase, on a remarqué que, d’ordinaire, les dissidents ne font pas de prosélytes ; s’ils en font, c’est en général parmi des Grands-Russiens, parmi les soldats, par exemple. Il y a là un caractère si prononcé qu’il semble une marque ethnique, un signe de race. On est tenté d’en chercher l’explication dans le sang du Grand-Russien. On se demande si cette bizarre végétation de sectes est sortie de la terre slave, si elle n’a pas ses racines dans le sous-sol finnois de la Grande-Russie. Le fait est que ce penchant aux sectes demeure d’ordinaire confiné dans le rameau le moins slave du tronc slavon. On n’ose dire pourtant qu’il soit finnois ou touranien, puisqu’il semble étranger aux Finnois purs et aux Finnois russifiés. On a bien signalé quelques sectes en Finlande, comme les sauteurs, les sauvages ou volants ; mais il n’y a rien là qui, pour la spontanéité ou pour l’importance, se puisse comparer au raskol. Il a bien aussi, à une époque récente, surgi quelques sectes dans la Petite-Russie, les stundistes notamment, mais ces sectes à tendances rationalistes sont nées sous des influences protestantes, et l’on a mainte fois observé que le Petit-Russien n’a pas le même goût que son frère du Nord pour les disputes dogmatiques[4]. De toutes les populations de la Russie, la principale et la plus mêlée a été seule à ce point accessible à l’esprit d’hérésie, et cet esprit reste une des marques dîslinctives de cette puissante tribu.

Les Russes cultivés et sceptiques se plaisent à dire que le Grand-Russien, si enclin aux sectes, est le moins religieux des Slaves de l’empire. Il y a là un curieux contraste, il n’y a peut-être pas absolue contradiction. Le principe du raskol n’est pas exclusivement religieux, il est surtout formaliste, il est surtout réaliste, et, de sa nature, le réalisme est peu religieux. Dans cette dévotion excessive aux formes du culte, on pourrait peut-être voir une sorte d’incapacité, d’infirmité religieuse.

Parmi les Grands-Russiens mêmes, chacune des deux branches du schisme a sa région propre, son domaine préféré. Toutes deux régnent surtout dans les contrées de l’empire où la population est le moins dense, dans les contrées excentriques, les forêts du nord, les steppes du sud : nous ne parlons pas ici de Moscou, qui est redevenu le centre du raskol, comme de toute la vie russe. Les sectes hiérarchiques, les popovtsy, l’emportent dans le centre et le sud-est ; les sans-prêtres, les bezpopovtsy, dans le nord. Ceux-ci dominent chez les paysans du bassin de la mer Blanche, dans les monts Oural et la Sibérie, ceux-là parmi les Cosaques, sur les bords du Don, du bas Volga, du fleuve Oural. Le sol et le climat, l’histoire et les mœurs expliquent cette répartition. Si les vieux-croyants sont plus nombreux dans les contrées écartées, c’est que les vieilles mœurs s’y sont mieux conservées ; c’est que, plus loin du centre de l’État, les sectes ont eu moins de peine à se propager et à se constituer. Si les sans-prêtres dominent dans les gouvernements septentrionaux, les confessions chrétiennes ont eu, presque partout, des tendances plus laïques sous le rude ciel du nord que sous le ciel plus doux du midi.

Dans le nord de la Russie, le succès des sectes antisacerdotales était particulièrement favorisé par l’étendue même du territoire, par la mauvaise qualité du sol et par l’extrême diffusion de la population. Dans ces énormes gouvernements septentrionaux, dont un, Arkhangel, est aussi vaste que la France et l’Italie ensemble, dont d’autres, comme Vologda ou Perm, sont aussi grands que l’Angleterre ou la Hongrie, le nombre des paroisses et le nombre des prêtres ont toujours été très restreints. L’influence sacerdotale a été par suite d’autant plus faible et la religion plus laïque. Encore aujourd’hui, l’étendue des paroisses est telle qu’il faut souvent plus d’un jour de marche pour aller de leur extrémité à leur centre. Avec une population aussi dispersée, avec des chemins impraticables durant des mois, l’église était hors de la portée d’un grand nombre de fidèles. Les habitants allaient rarement à la paroisse ; les actes les plus solennels de la vie ne se pouvaient toujours célébrer avec l’assistance du prêtre. Dans la galerie d’un riche vieux-croyant de Moscou, j’ai été frappé d’un tableau représentant un enterrement dans ces régions du nord. Sur un traîneau de paysan, au milieu d’une campagne blanche de neige, une femme conduit à quelque lointain cimetière une bière de bois. C’est là une image de la sombre existence de ces vastes régions où, ayant d’être rejeté par l’hérésie, le prêtre avait été rendu inaccessible par la distance. Au fond de ces solitudes, les hommes, réunis en petits groupes, étaient obligés de se suffire en tout à eux-mêmes, contraints de pourvoir à leurs besoins spirituels comme à leurs besoins matériels. Dès avant l’explosion du schisme, les paysans se construisaient des oratoires où ils lisaient et chantaient des prières ensemble, les plus instruits enseignant les autres. La bezpopovstchine était ainsi sortie des mœurs, avant d’être érigée en doctrine[5]. Des écrivains russes de différentes écoles, Khomiakof et Kelsief entre autres, ont attribué cette prédominance des bezpopovtsy dans le nord de la Russie à l’influence des protestants du nord de l’Europe. Ce n’est là qu’une hypothèse inutile[6]. Le raskol, dans sa branche la plus radicale, comme dans son point de départ, est essentiellement indigène, autochtone ; il est sorti tout entier des habitudes et des mœurs locales. À Novgorod même, les strigolniki professaient, dès le quatorzième siècle, des doctrines fort analogues à celles des bezpopovtsy actuels ; ils rejetaient l’autorité du clergé longtemps avant les apôtres de la Réforme.

Il serait d’un haut intérêt d’avoir une représenlation. graphique, une carte du raskol. Aucun pays peut-être n’aime autant que la Russie à se figurer lui-même aux yeux ; aucun ne s’est retracé sous plus d’aspects et ne possède plus de cartes de son propre territoire. Sur les atlas où sont représentés les différents cultes, les dissidents russes sont d’ordinaire confondus avec les orthodoxes. On avait naguère, au bureau de statistique, dressé un projet de carte du raskol que j’ai eu entre les mains ; je ne sais s’il a été publié. Sur cette carte, Moscou apparaît comme le centre religieux, la métropole ecclésiastique du schisme moscovite. Autour de la vieille capitale, la masse des raskolniks décrit une sorte de cercle plus épais vers le nord, l’est et le sud, plus étroit et presque ouvert vers l’ouest, vers les provinces de récente acquisition. Du cœur de l’ancienne Moscovie, on voit le raskol russe se rattacher à l’Europe par de longs fils, de minces traînées qui le relient d’un côté à la Baltique, d’un autre à la Prusse, d’un autre à l’Autriche et à l’ancienne Turquie. À l’aspect d’une telle carte, on pourrait croire que le schisme a ses racines en Europe : il n’en est rien. Au lieu d’être des racines, ces longues branches qui pénètrent en Occident ne sont que des rejets émis de la souche moscovite du raskol. Dans le premier siècle du schisme, un grand nombre de dissidents ont été chercher la paix à l’étranger, sur le territoire de la Suède et de la Pologne, de la Prusse et de l’Autriche. Sur différents points, ces colonies de starovères ont persisté sans se fondre avec les populations voisines, et les sectaires du dedans sont restés en relation avec ceux du dehors. De là ces lignes plus ou moins continues qui, sur la carte, rattachent le schisme moscovite à l’Europe. Elles indiquent les différentes étapes de l’émigration des schismatiques ; elles marquent les routes ordinaires des émissaires du raskol entre ces colonies de l’étranger et les centres dissidents de la Grande-Russie, et, par suite, les points de repère des vieux-croyants et les voies où s’exerce leur propagande.

Le schisme se montre ici sous un nouvel aspect, comme agent d’émigration, agent de colonisation. À ce point de vue, et ce n’est pas le seul, le rôle des vieux-croyants russes n’a pas été sans analogie avec le rôle des non-conformistes, des puritains anglais. S’ils ne pouvaient, comme les puritains, traverser les mers pour y jeter les bases d’un empire à leur image, les starovères avaient, dans les limites mêmes de leur patrie, un champ indéfini d’émigration. En cherchant, dans les solitudes de la forêt ou de la steppe, un abri contre les vexations du pouvoir, les dissidents ont notablement concouru à répandre la nationalité russe dans des régions naguère exclusivement asiatiques. Tantôt comme émigrés volontaires, tantôt comme déportés par l’autorité, ils se sont établis dans les provinces les plus reculées de la Russie, à l’est de l’Oural et au sud du Caucase, au milieu des catholiques de la Pologne et des protestants des provinces baltiques, comme parmi les musulmans de l’Orient. Les colonies du schisme à l’étranger lui ont servi de villes de refuge et comme de places de sûreté. C’est sur le territoire de l’ancienne Pologne, à Vetka, dans la province de Moghilef, que fut longtemps le principal foyer de la popovstchine ; pour détruire ce repaire du raskol, les troupes d’Anne Ivanovna et de Catherine II violèrent par deux fois la frontière polonaise (1735 et 1764). C’est dans une bourgade de la Bukovine, sous le drapeau de l’Autriche, que les starovères ont pu, à la face de l’empereur Nicolas, se constituer une hiérarchie épiscopale. Dans les provinces baltiques et dans la Lithuanie, dans toute cette vaste zone de provinces annexées au dix-huitième siècle, les raskolniks, établis jadis sous le sceptre de la Suède ou de la Pologne, sont encore aujourd’hui presque les seuls habitants d’origine grande-russienne. Outre ces émigrés vieux-croyants, ressaisis par les serres de l’aigle impériale, quelques-uns ont été rappelés par Catherine II et établis, avec certaines garanties de tolérance, dans la région du bas Volga et la Nouvelle-Russie. De nos jours encore, il reste, en dehors de l’empire, plus d’une colonie de dissidents qui mènent, au milieu des populations environnantes, une vie toute russe, toute moscovite. La Prusse en possède une près de Gumbinnen, l’Autriche plusieurs en Bukovine ; la Roumanie en a en Valachie, comme en Moldavie, la Turquie, sur plusieurs points de son territoire, en Europe et en Asie Mineure.


La force du schisme n’est pas toute dans le nombre ou dans la diffusion de ses adhérents, elle est dans les classes où se transmet l’ancienne foi. Objet des mépris du Russe civilisé, c’est dans le peuple ou dans les classes sorties du peuple, chez le paysan, chez l’artisan, chez le marchand, que se recrute le raskol. La noblesse lui est entièrement fermée[7]. En d’autres pays, cette localisation dans les couches inférieures de la nation eût pu être une cause de faiblesse ; dans la Russie du servage, c’était une garantie d’existence. Le schisme est une des suites de cette rupture de la société russe en deux mondes étrangers l’un à l’autre, en deux peuples sans sympathies réciproques, que nous avons signalée comme une des conséquences de la violente réforme de Pierre le Grand. L’épaisse muraille que le dix-huitième siècle avait élevée, entre le peuple et les classes instruites, a servi de rempart aux superstitions et aux sectes populaires. Le raskol a grandi derrière le dédain de la noblesse, comme derrière un retranchement, protégé contre les attaques de la civilisation par le mépris même des classes civilisées. Confinées dans le peuple, les hérésies moscovites étaient si bien à couvert que, pendant plus d’un siècle et demi, elles restèrent presque entièrement inconnues des hommes qui eussent pu les combattre. C’est seulement à une époque récente que les Russes instruits ont eu la curiosité de pénétrer dans l’obscur dédale des croyances de la plèbe dissidente. Ce simple mouvement d’intérêt est un symptôme du rapprochement des classes, et c’est à ce rapprochement plus qu’à toute chose, c’est à la sympathie mutuelle des deux moitiés de la nation d’effacer ou de redresser les aberrations religieuses des classes populaires.

Tout dédaigné qu’il fut, le raskol possédait deux éléments de puissance souvent liés ensemble, la moralité et la richesse. « Ces raskolniks, entend-on répéter presque partout, sont les hommes les plus sobres, les plus économes, les plus honnêtes. » Quand un propriétaire vous mène dans une cabane de paysan propre et bien tenue, si on lui demande ce que sont les habitants, il vous répond le plus souvent : « Ce sont des raskolniks, des vieux-croyants ». Quand vous demandez à un chef d’industrie quels sont ses meilleurs ouvriers, à un commerçant quels sont ses meilleurs employés, il n’est pas rare de lui entendre dire : « Ce sont des dissidents, des starovères ». À la foire de Nijni-Novgorod, qui, pour nombre de marchands russes, n’est qu’un rendez-vous de plaisir, les vieux-ritualistes se distinguent par leur retenue et leur respect des bienséances. Ils laissent d’habitude aux adhérents de l’Église officielle les brutales orgies dont le champ de foire donne chaque nuit le cynique spectacle. Ces qualités d’ordre et d’économie, ils les montrent vis-à-vis de l’État qui les a persécutés. « Les vieux-croyants, me disait un gouverneur de province, sont les contribuables qui s’acquittent le plus régulièrement. » Dans ce pays, où tant de communes sont en retard pour le payement des impôts, il est rare que les villages de raskolniks aient de l’arriéré. C’est là un fait connu ; aussi, d’un bout à l’autre de l’empire, les starovères jouissent-ils de l’estime des collecteurs de taxes. Les paysans orthodoxes, qui comparent la prospérité des vieux-ritualistes avec leur propre misère, sont souvent tentés d’y voir un signe de la supériorité de « la vieille foi ».

Ces avantages moraux tiennent, en partie, aux préjugés des dissidents, et s’affaiblissent peu à peu avec ces préjugés. La répulsion de beaucoup d’entre eux pour certains plaisirs, pour certains aliments, les préserve de tel ou tel vice, de tel ou tel défaut, de même que les prescriptions du Coran défendent le musulman contre l’ivrognerie. Le principe de la moralité des raskolniks n’est cependant pas dans leurs répugnances ou leurs préventions ; il est encore moins dans leur culte. La morale, dans les religions, ne découle pas toujours directement du dogme ; elle vaut souvent moins, souvent mieux que les doctrines. À l’honnêteté ou aux vertus des raskolniks il y a, en dehors de la religion, deux causes : une cause nationale, particulière au peuple russe et à l’origine du raskol, une cause générale qui, dans tous les cas semblables, agit en tout pays d’une façon analogue. La cause nationale, c’est que, le schisme étant sorti d’une révolte de la conscience populaire, ce sont les âmes ou les familles les plus consciencieuses qui lui sont demeurées fidèles ; c’est que le raskol est en harmonie avec l’idéal social, l’idéal moral et, pour ainsi dire, l’idéal domestique du peuple. La cause générale, c’est que, dans tous les États où, vis-à-vis d’Églises privilégiées, il y a des confessions moins favorisées, ces dernières doivent à l’infériorité même de leur situation une supériorité relative de zèle et de vertu. En devenant de minorité majorité, un parti religieux, comme un parti politique, tend, malgré lui, au relâchement. L’efficacité morale d’une même religion, en des pays divers, est souvent en raison inverse de sa puissance politique. Comme une source qui en se répandant perd de sa limpidité, une doctrine religieuse, en s’étendant, perd aisément de sa pureté, de son austérité.

Chez les vieux-croyants, de même que chez la plupart des minorités religieuses, les qualités inhérentes à l’infériorité du nombre ou de la situation ont encore été renforcées par les souvenirs ou les perspectives de persécution, qui élevaient les esprits et trempaient les caractères. Il est des pays où, après un long abaissement, les mœurs publiques ont été relevées par des minorités religieuses d’abord dédaignées. À cet égard, il a manqué quelque chose aux vieux-croyants pour avoir sur la Russie l’influence qu’ont eue les puritains sur l’Angleterre des Stuarts. Confiné en lui-même, absorbé dans la contemplation du passé, isolé d’une civilisation qui s’imposait malgré lui à sa patrie, le raskol est demeuré dans le peuple comme une protestation stérile ; il est resté impuissant à doter la Russie d’un idéal politique, sinon d’un idéal moral.

À la force que donne la moralité s’ajoute chez les vieux-croyants la force de l’argent, ici encore, il y a des causes spéciales au raskol, et des causes générales tenant à la situation des raskolniks. Cette aptitude à s’enrichir est, en partie, une conséquence de la supériorité morale, et, comme celle-ci, peut tenir à certaines croyances, à certaines préventions du schisme. Le starovère, qui ne fume pas, qui boit peu, arrive plus vite à l’aisance par la sobriété et l’économie. Ce n’est là pourtant qu’une explication incomplète. Il y a une raison plus haute, une raison qui se rencontre chez la plupart des religions, chez la plupart des races longtemps tenues dans un état d’infériorité. Par la persécution, par les lois d’exclusion, les sectes opprimées, contraintes à se désintéresser des affaires publiques, sont rejetées vers les affaires privées, vers le commerce. Chez elles, les capacités financières ou commerciales, fortifiées par l’exercice et accumulées par l’hérédité, finissent par devenir comme un don naturel, une faculté innée. Les Juifs dans le monde entier, les Arméniens en Orient, les Parsis dans l’Inde, les Coptes en Égypte, offrent des exemples divers de la même loi. Le raskol est trop récent, un trop grand nombre de ses adhérents appartient aux classes rurales, pour qu’une semblable adaptation soit aussi marquée et aussi générale chez les raskolniks. Ce qu’on peut affirmer, c’est que, chez eux, l’esprit positif et les qualités mercantiles du Grand-Russe se sont d’autant mieux manifestés que, pour être libres, ils avaient besoin d’être riches. La corruption de l’administration impériale les contraignait à recourir à la clef d’or qui ouvrait toutes les portes. Les premiers peut-être en Russie, les starovères ont compris que l’argent pouvait être une sauvegarde, et la fortune, une force ; les premiers, ils ont demandé l’émancipation à la richesse.

La prospérité mercantile des vieux-croyants se peut rapprocher de celle de plusieurs sectes protestantes en Angleterre et aux États-Unis. Il est des formes religieuses à principes simples, à morale sévère, parfois même morose, qui conviennent à certaines classes sociales et à une certaine médiocrité de culture, des doctrines pour ainsi dire bourgeoises, qui vont facilement à l’esprit du marchand ou de l’homme d’affaires, et mènent à la fortune par un chemin plus régulier et plus sûr. Chez les raskolniks, comme chez le puritain, le quaker ou le méthodiste, chez le Grand-Russe comme chez l’Anglo-Saxon, l’esprit pratique s’allie fort bien à l’esprit théologique, et le sens des affaires aux illusions religieuses. Dans les villes, dont l’accès ne leur a été officiellement rouvert que sous Catherine II, les dissidents comptent parmi les plus riches de ces marchands russes dont souvent l’énorme fortune rivalise avec celle des négociants américains. À Moscou, la capitale commerciale et financière de l’empire, beaucoup des plus belles maisons, beaucoup des plus vastes usines appartiennent à des raskolniks. À Perm et dans l’Oural, la région des mines et des forges, les vieux-croyants se sont rendus maîtres d’une grande partie des transactions. La richesse s’est si vite accumulée dans leurs mains que, sous l’empereur Nicolas, un écrivain officieux assurait qu’une portion considérable des capitaux russes se trouvaient déjà au pouvoir des schismatiques[8]. Les appréhensions de quelques esprits ont été jusqu’à craindre, de la part du raskol, une sorte d’accaparement des affaires ou de monopole financier, tel qu’ailleurs on en a souvent redouté de la part des Juifs : de semblables terreurs étaient au moins exagérées. Ce qui est vrai, c’est qu’au dix-neuvième siècle la force principale du schisme a été dans la bourse. L’argent est devenu le nerf du raskol ; le rouble a été la grande arme des raskolniks, pour leur défense comme pour leur propagande.

Il y a des régions entièrement assujetties à la domination économique des vieux-ritualistes. Tel, par exemple, le district de Séménof, dans le gouvernement de Nijni. Ils monopolisent certaines branches d’industrie, à tel point qu’on voit des ouvriers ou des paysans passer au schisme pour obtenir du travail. C’est ainsi que la fabrication de ces cuillers de bois, qui pénètrent dans toute l’Europe, est presque entièrement aux mains des raskolniks[9]. Leur esprit de solidarité a été entretenu par de longues persécutions, et l’assistance mutuelle qu’ils se prêtent les uns aux autres leur donne une grande force vis-à-vis de leurs concurrents. Comme, en d’autres contrées, on en a souvent fait le reproche aux Juifs, ils forment entre eux une sorte de franc-maçonnerie. Cette solidarité s’étend parfois jusqu’aux membres de sectes différentes. En dépit de leurs querelles intestines, sorte de guerre civile du schisme, ils se coalisent à l’occasion contre l’ennemi commun. Ils ont entre eux des signes de reconnaissance, tels que des anneaux ou des chapelets, ou encore des cuillers de bois, peintes spécialement pour eux, avec des emblèmes particuliers. Leurs chapelets sont d’un ancien type commun aux popovtsy et aux sans-prêtres : il y en a de tout prix et de toute matière, de bois et de pierres précieuses. Séménof, où est le centre de cette pieuse industrie, expédie de ces chapelets dans tout le monde du raskol, jusqu’au delà des lointaines frontières de l’empire ; ils voyagent d’autant plus facilement qu’il est malaisé de les prohiber.

Grâce aux liens que noue entre les dissidents la communauté de croyance, le schisme a parfois pu être considéré comme le chemin de la fortune. Pour certains hommes d’affaires, pour certains riches marchands, le raskol a été un puissant moyen d’influence, pour quelques-uns un moyen d’exploitation. Dans plusieurs de ces sectes religieuses, comme ailleurs dans les partis politiques, il semble qu’à côté des fanatiques et des naïfs il y ait des meneurs et des intrigants, pour qui l’hérésie, comme ailleurs la révolution, n’est qu’un instrument d’élévation. La superstition des masses dissidentes n’a parfois servi qu’à alimenter la cupidité et les coffres des chefs. « Le raskol, a-t-on dit, n’est plus que la vache laitière de fripons millionnaires[10]. » Prise à la lettre et étendue à tous les vieux-croyants, une telle appréciation ne serait qu’une calomnie. Il n’en est pas moins vrai que l’argent joue un grand rôle dans toutes les affaires du schisme, chez les popovtsy comme chez les sans-prêtres. Un écrivain qui a dépeint les mœurs des raskolniks du Volga en de longs récits, A. Petchersky[11], a montré l’importance des préoccupations matérielles chez les chefs comme parmi la foule des starovères. L’âge héroïque de la vieille foi est passé ; le mercantilisme lui a succédé. S’ils sont fidèles aux vieux rites, c’est, pour nombre de marchands, moins en vue de la béatitude éternelle que des avantages temporels.

« Pourquoi gardent-ils la vieille foi ? s’écrie, dans un des récits de Petchersky, la mère Manéfa, abbesse d’un de leurs skytes ; est-ce pour leur salut ? non, c’est pour leur profit. » Il en est, en effet, parmi les meneurs, qui se font payer leurs dettes ou leurs impôts par de crédules coreligionnaires. Les dons mêmes qu’ils offrent à leurs oratoires ou à leurs skytes leur sont souvent suggérés par l’esprit de lucre, par calcul, pour capter la faveur du ciel. « Grâce à vos saintes prières, écrit un marchand à la mère Manéfa, j’ai sur mon poisson prélevé un bénéfice de moitié. » Et, en reconnaissance de cette bénédiction, il envoie à l’abbesse cent roubles pour les distribuer aux âmes qui « ont bien prié », en recommandant de n’en rien donner à un tel et un tel qui prient pour ses concurrents ; « mais leurs prières, ajoute-t-il, sont moins avantageuses que les vôtres ; aussi, nous vous demandons de ne pas cesser de bien prier pour que le Seigneur nous accorde plus de profit dans notre commerce ». Est-ce là vraiment la dévotion de certains vieux-croyants, il faut dire qu’elle ne diffère pas beaucoup de celle de nombre d’orthodoxes.

Si les raskolniks savent amasser de grandes fortunes, beaucoup en font un noble usage. Les starovères rivalisent de libéralité avec les marchands orthodoxes pour la fondation des écoles ou des établissements de bienfaisance. Chose plus singulière, ces vieux-croyants, les héritiers des Vieux-Russes en révolte contre toutes les importations occidentales, sont parfois les protecteurs des arts que la Russie a empruntés à l’Occident. Ces hommes, hier encore fidèles au costume moscovite, s’entourent déjà de tout le luxe de la civilisation moderne. Nous avons visité à Moscou l’hôtel d’un de ces riches marchands starovères. Les architectes avaient, pour cette vaste demeure, mis tous les styles à contribution ; les marbres, les peintures, les fleurs y étaient prodigués ; un œil parisien n’y eût pu reprocher que l’excès même de la décoration. Dans une aile de l’édifice se trouvait une chapelle, dont l’iconostase et les murs étaient couverts de ces vieilles peintures de « style grec », que les vieux-croyants achètent au poids de l’or[12]. Le maître de la maison nous montra avec orgueil un panneau d’André Roublef, cet artiste du quinzième siècle, dont les œuvres étaient données en modèle par les manuels iconographiques de l’Église moscovite. Près de l’oratoire consacré aux saintes icônes s’ouvrait une longue galerie de toiles profanes. Il y avait là des paysages et des marines, des tableaux de genre et des tableaux d’histoire. Tout ce qui séduit l’art moderne, jusqu’aux souvenirs mythologiques et aux nudités païennes, avait sa place dans le musée de ce disciple des fanatiques adversaires de l’Europe et de Pierre le Grand. Un seul trait dénotait le Vieux Russe, toujours vivant au fond du vieux-croyant : ces toiles si variées étaient toutes d’un pinceau russe. C’était là une galerie nationale, et nulle part, pas même peut-être dans les collections publiques de Pétersbourg ou de Moscou, on ne pouvait mieux étudier l’école russe contemporaine.

Tels sont aujourd’hui ces riches vieux-croyants, en cela du reste semblables à plus d’un opulent marchand de Moscou : ils ont le luxe, ils ont le superflu de notre civilisation, sans toujours en avoir le fond, l’essentiel. Pour que, chez de telles familles, l’ « ancienne foi » oppose au progrès un obstacle insurmontable, il faudrait qu’elle les isolât dans un monde fermé. Ces hommes que la fortune a conduits au seuil de la culture resteront-ils dans le raskol ? Peut-être les fils de ces marchands, qui, à chaque génération, se dépouillent de quelques-uns des préjugés de leurs pères, sortiront-ils du schisme, en sortant de l’étroit cercle d’idées où le schisme est né. Il y a déjà eu des exemples de semblables conversions. Peut-être les vieux-ritualistes arrivés à la civilisation sauront-ils renoncer aux coutumes et aux préventions du raskol, sans renier le culte de leurs ancêtres. Ce ne serait pas la première fois que les fidèles d’une religion changeraient de mœurs et de manière de voir sans changer de religion. Au scandale des bonnes âmes de province, on voit déjà de jeunes vieux-croyants de Moscou se permettre de fumer, de se raser, de danser, d’aller au théâtre. La fortune, qui, pour le schisme, a été le principe d’une émancipation sociale, sera aussi pour lui le principe d’une émancipation intellectuelle. L’argent n’aura pas seulement aidé les vieux-croyants à s’affranchir des vexations administratives ; il contribuera à les délivrer de leurs entraves spirituelles. Après avoir été pour le raskol une force momentanée, l’aisance et le bien-être seront une cause de faiblesse pour les doctrines et les principes du raskol. Les hommes ne s’enrichissent pas impunément ; c’est la richesse qui, par les lumières de l’instruction, non moins que par les jouissances de la civilisation, adoucira et pour ainsi dire apprivoisera les vieux-croyants. Grâce à elle, le schisme devra se mitiger, ou il devra périr.


Ce résultat est encore éloigné : chez ces nababs raskolniks, comme chez la plupart des marchands russes, la fortune a de longtemps précédé l’instruction. Ce n’est point que les dissidents soient plus ignorants que leurs compatriotes orthodoxes. Pour l’instruction, comme pour la moralité et le bien-être, les schismatiques l’emportent souvent sur les autres Russes de même classe. Parmi ces dévots du rituel, ces sectateurs du passé, l’homme qui ne sait pas lire est notablement plus rare que dans la masse du peuple. Les vieux-croyants estiment l’instruction élémentaire ; pour la répandre parmi leurs coreligionnaires, ils ont fait de nobles sacrifices. C’est encore là une qualité qui tient autant à la position des raskolniks qu’aux principes du raskol. Quelques sectaires isolés ont pu ériger l’ignorance en vertu ; pour la plupart des vieux-ritualistes, l’instruction, la lecture et l’écriture étaient des armes indispensables contre les attaques de l’Église dominante. Comme le protestant, le raskolnik fut, par sa révolte, obligé de se créer, de se démontrer sa foi à lui-même. Sur ce point, comme sur plusieurs autres, les hommes qui fondaient toute la religion sur la tradition furent amenés aux mêmes conséquences que les hommes qui fondaient toute la religion sur la Bible, sur le livre. Le lien avec l’autorité, avec l’antique gardienne des saints usages une fois rompu, le raskolnik dut chercher dans les vieux missels, dans les vieux manuscrits, les traces de ces traditions dont il reprochait à l’Église l’abandon. Le manque de hiérarchie régulière chez les popovtsy, la suppression de toute hiérarchie chez les sans-prêtres obligea presque également les deux branches du schisme à se rejeter sur l’Écriture sainte. Privés de sacerdoce, privés d’intermédiaire officiel entre l’homme et Dieu, les dissidents retombèrent directement sur la parole de Dieu. Il faut aussi tenir compte de ce fait, qu’en agitant l’intelligence, l’esprit de secte remue la pensée ; qu’en développant le goût de la discussion, il développe le goût des libres recherches et les habitudes d’examen. Le raskol n’a pu échapper à cette influence ; dans de noires izbas, à la lueur tremblante de la loutchine faite d’un éclat de sapin, on a vu de pauvres paysans chercher dans quelques pages de l’Écriture la révélation religieuse qu’ils ne recevaient plus toute faite de l’Église. Ici reparaissent tous les désavantages du raskol vis-à-vis du protestantisme occidental. Au lieu des Pères et des grands écrivains de l’antiquité, le schisme russe n’avait, pour tout aliment, que quelques lourdes compilations byzantines, quelques nuageux apocryphes.

À cette infériorité, qui tenait à l’infériorité même de l’ancienne Russie, le raskol en ajoute une autre qui tient à son propre principe. Les vieux-croyants savent lire, mais ils ne lisent que des livres de dévotion, ils ne lisent que d’anciens livres. C’est ici surtout que se montre l’aveugle respect du raskol pour l’antiquité, et, de toutes les formes du culte du passé, le culte exclusif des vieux livres, des vieux auteurs, n’est pas le moins fatal au progrès. Les raskolniks ont un grand goût pour les ouvrages en langue slavonne écrits en lettres slaves avec des rubriques rouges ; ils aiment à en lire et à en écrire. À la foire de Nijni-Novgorod, où la librairie occupe toujours la dernière place, j’ai vu vendre de ces vieux bouquins et de l’ancienne musique avec la notation à crochets des anciens missels. Ce commerce est, paraît-il, si lucratif, que Russes et étrangers se sont plus d’une fois livrés à la contrefaçon des éditions « prénikoniennes ». Pour avoir un accès plus facile près des dissidents, leurs adversaires ont eu fréquemment recours à ces formes archaïques ; on s’est servi du slavon pour combattre les sectes issues de la liturgie slavonne. À cette prédilection pour la langue morte, pour la langue hiératique, aux dépens de la langue vivante, se reconnaît l’opposition primitive du raskol et du protestantisme. Chez les vieux-croyants, l’amour des vieux usages s’étend aux procédés de l’écriture comme aux formes des lettres et de la langue ; aux ouvrages imprimés ils préfèrent les ouvrages copiés à la main. Il s’en vend encore à la foire de Nijni. Dans leurs skytes ou ermitages, hommes et femmes transcrivent avec révérence les manuscrits fautifs du vieux temps, et, comme les moines du moyen âge, les moines du raskol mettent leur gloire à calligraphier les saints livres. L’ « écriture maritime », comme ils disent (pismo pomorskoé), la main des copistes de la région de la mer Blanche, a conservé chez eux une grande réputation.

Les raskolniks ont des livres, ils ont des hommes d’une grande lecture, ils n’ont pas de science. Des subtilités recherchées, des compilations sans critique leur en tiennent lieu. Cette fausse science, cette sorte d’ignorance érudite, outillée de faits mal vérifiés et de mots mal compris, est peut-être plus nuisible qu’une ignorance illettrée, parce qu’elle fait plus aisément illusion. Le schisme a sa littérature, il a sa prose et sa poésie, l’une et l’autre parfois intéressantes, comme toute littérature populaire, mais le plus souvent lourdes, plates, vides d’idées. Avec ses disputes stériles et ses naïves méthodes d’argumentation, le raskol s’est fait une sorte de grossière scolastîque, menaçant la Russie moderne d’un mal dont l’avait préservée au moyen âge l’entière ignorance.

Dans le domaine religieux, comme ailleurs dans le domaine politique, l’instruction, du moins l’instruction élémentaire, la seule universellement accessible, n’est pas, pour le peuple, une panacée d’un usage aussi sûr que les hommes se sont plu longtemps à le croire. Au lieu de les étouffer immédiatement, une instruction nécessairement superficielle aide souvent à propager les erreurs théologiques, non moins que les erreurs politiques et économiques. En Russie, l’enseignement primaire ne redresse guère plus les rêveries mystiques ou les fantaisies religieuses qu’ailleurs il ne corrige les utopies socialistes et les sophismes révolutionnaires[13]. L’homme qui sait lire est partout plus enclin à se faire lui-même sa foi, politique ou religieuse, ici d’après la Bible, là d’après le journal. On a remarqué que le moujik sachant lire est plus exposé à tomber dans les sectes. Le Pravitelstvennyi Vestnik (Messager officiel) constatait un jour, à l’aide des statistiques judiciaires, que l’école, qui diminuait les délits contre les mœurs et contre les personnes, augmentait la propension aux délits contre la religion et contre l’ordre établi. Entre l’instruction et la science il y a un abîme ; mais, pour arriver à l’une il n’y a d’autre porte que l’autre. Par malheur, les préjugés des raskolniks les écartent des études les plus propres à les affranchir de ces préjugés. C’est ainsi que ces hommes, si épris du slavon, répugnent au latin et aux études classiques ; ils restent d’ordinaire en dehors des gymnases, en dehors des universités, et, par là même, en dehors de la vraie culture et du vrai savoir[14].



  1. Vers 1835, les relations synodales ne comptaient pas tout à fait 480 000 sectaires ; et l’on prétendait en convertir des milliers chaque année.
  2. Schédo-Ferroti, La tolérance et le schisme religieux en Russie, p. 153-54. Le comte Pérovsky, ministre de l’intérieur, dans un rapport secret à l’empereur Nicolas, arrivait déjà au même chiffre.
  3. Is sekretnykh zapisok ekspeditsii 1852. Sbornik pravit, svéd. o rask., t. II, p. 13.
  4. Voyez p. ex. Tchoubinski, Enquête ethnographique sur la Russie occidentale, Iougo-Zapadnyi otdel, t. VII, p. 348.
  5. Aujourd’hui encore, il se rencontre parfois, en Sibérie surtout, des « sans-prêtres » involontaires. Un prêtre orthodoxe, le P. Gourief, a raconté, en 1881, dans le Rousskii Vestnik, que l’évéque de Tomsk l’avait un jour chargé d’interroger de dangereux sectaires arrêtés par la police et expédiés à la ville épiscopale pour y être morigénés. Le P. Gourief découvrit que ces braves gens, arrachés à leurs cabanes, étaient tout bonnement des orthodoxes perdus dans un hameau écarté, loin de toute église, qui avaient imaginé, pour ne pas se passer de tout service religieux, de faire célébrer les offices par quelques-uns d’entre eux. Et, ajoutait le P. Gourief, on trouverait en Sibérie nombre de ces « sectaires malgré eux ».
  6. Chez certains Russes, chez Khomiakof notamment, cette assertion tient à un système. Khomiakof, un des coryphées du slavophilisme, regardait le protestantisme et l’esprit d’hérésie comme le produit logique du « romanisme ». Selon lui, rien d’analogue ne pouvait sortir de l’orthodoxie ; par suite, il lui fallait attribuer l’origine des sectes russes à des influences étrangères. Khomiakof ; L’Église latine et le protestantisme au point de vue de l’Église d’Orient.
  7. Il n’y a guère d’exception que parmi les Cosaques. Chez les Cosaques du Don notamment, au nombre des vieux-croyants se trouvaient quelques familles appartenant officiellement à la noblesse.
  8. Mémoire de Melnikof pour le grand-duc Constantin, Sbornik prav. svéd. o rask., t. I, p. 182 et 192.
  9. Bezobrazof, Études sur l’économie nationale de la Russie, II, p. 75.
  10. J. V. Livanof, Raskolniki i Ostrojniki, t. II, p. 6.
  11. De son nom, Melnikof. Loogtemps employé au ministère de l’intérieur pour les aiffaires du schisme, Melnikof a décrit les raskolniks en trois grandes compositions à cadres romanesques : Dans les forêts, Dans les montagnes et Sur le Volga.
  12. Il est à remarquer que ce sont les raskolniks qui ont rendu à la Russie l’intelligence du vieil art russe, avec le goût des antiquités nationales. Dans leur amour du passé, les vieux-ritualistes se sont mis à collectionner non seulement les vieux livres et les vieilles images, mais les vieux meubles, les vieux bijoux, les vieux bibelots de toute sorte. Ces antiquaires par superstition ont été les maîtres ou les précurseurs des archéologues.
  13. Les provinces où les sectes montrent le plus de vie sont souvent celles qui comptent la plus grande proportion d’hommes lettrés, d’alfabeti, ainsi que disent les Italiens. Tel, par exemple, le gouvernement de Iaroslavl, où plus de 61 pour 100 des conscrits savaient lire.
  14. En 1887, par exemple, l’Université de Saint-Pétersbourg ne comptait, sur 2523 étudiants, que 4 raskolniks.