L’Empire des tsars et les Russes/Tome 3/Livre 3/Chapitre 5

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Hachette (Tome 3p. 398-427).


CHAPITRE V


Constitution et organisation des principales sectes du schisme : les popovtsy. — Comment les différents groupes du raskol se sont d’abord organisés dans les skytes ou ermitages. Importance de ces skytes. De quelle manière la direction du schisme est plus tard passée aux cimetières moscovites. — Efforts pour donner plus de cohésion aux vieux-ritualistes. Tentatives de l’émigration révolutionnaire pour se mettre en rapport avec eux. Comment les vieux-croyants sont parvenus à s’assurer un sacerdoce indépendant. — La hiérarchie de Bélokrinitsa. Évêques vieux-croyants ; leur situation, leurs discordes. Division de leurs adhérents en deux partis. — Efforts du gouvernement pour rapprocher les vieux-croyants hiérarchiques de l’Église d’État. On leur concède l’usage des anciens rites. Les Edinovertsy ou vieux-ritualistes unis à l’Église. Obstacles à l’union.


Après la période de prédication, de sédition individuelle et indisciplinée, vient, pour toute secte nouvelle, la période d’organisation, de constitution en confession définie, en Église. Les sectes du schisme ne pouvaient échapper à ce besoin de toute doctrine religieuse ; la plupart n’en ont pas moins gardé quelque chose d’inachevé, d’incohérent. Soit manque de culture des dissidents, soit faute du principe même du schisme, le raskol a eu plus de peine encore que le protestantisme à se fixer et, pour ainsi dire, à se solidifier en confessions déterminées, en Églises. Il est en quelque sorte demeuré à l’état fluide.

Chez la plupart des sectes de Russie se montre une singulière faculté d’association, d’organisation pratique, jointe à une certaine difficulté d’arrêter des doctrines, de formuler une théologie. La théologie est peut-être ce qui fait le plus défaut dans beaucoup de ces sectes religieuses. Chez elles se retrouve au contraire ce qui frappe dans la commune rurale comme dans l’artel des villes, l’esprit d’association et de self-government discipliné, à l’aide de chefs élus et obéis. C’est par là qu’ont pu vivre et se constituer dans un État autocratique, en face de l’Église d’État, des sectes sans existence légale. Les maîtres des principales communautés du schisme, sauf peut-être André Denissof, n’ont pas été des théologiens, des hommes de science ou de controverse ; c’étaient, pour la plupart, des hommes d’action, d’habiles organisateurs, on pourrait dire d’habiles hommes d’affaires. Aux rêveurs et aux fanatiques, uniquement occupés de la prédication de doctrines bizarres, succédèrent des hommes pratiques, qui donnèrent au schisme l’assiette, la consistance matérielle qu’il n’eût pu tenir de ses croyances.

Les sectes du raskol sont nombreuses ; un évêque du dix-huitième siècle, Dmitri de Rostof, en comptait déjà deux cents. Beaucoup ont disparu, beaucoup sont nées depuis. Les spécialistes contemporains n’en énumèrent guère moins que Dmitri de Rostof. Sur la surface mobile du raskol les sectes se forment et s’évanouissent, comme les vagues sur la mer, au gré du vent qui souffle, se poussant les unes les autres, se heurtant et se mêlant au hasard. Devant cet incessant démembrement du schisme en schismes et des sectes en sectes, il ne faut pas se laisser abuser par les mots ou par l’apparence. Il en est du raskol comme du protestantisme. Toutes ces sectes, toutes ces dénominations, selon l’heureuse expression des Anglais, ne constituent point toujours des confessions, des cultes différents. Souvent ce sont moins des Églises que des partis, des écoles dans le schisme. À cet égard, le terme de sectes, dont nous sommes contraints de nous servir, est parfois fort impropre. Au lieu de l’idée de séparation, les mots russes d’ordinaire employés pour désigner les différents groupes de dissidents, soglasié, obstchina, obstchestvo, impliquent l’idée de réunion, de société, de communauté, ou, comme le mot tolk, l’idée de doctrine, d’interprétation. Il n’est pas rare que les raskolniks forment entre eux une sorte d’artel spirituelle ou de confrérie, ayant ses chefs propres, son centre de réunion, ses statuts ou ses coutumes. Pour l’homme du peuple, c’est même là, on l’a mainte fois constaté, un des principaux attraits des sectes.


Des deux grandes branches du schisme, la popovstchine est celle dont la constitution en Église était le plus facile. Le maintien du sacerdoce, en retenant les vieux-croyants hiérarchiques dans l’enceinte dogmatique de l’orthodoxie, rendait chez eux les sectes plus rares et l’unité plus aisée. Pour les popovtsy, les conditions de l’admission des popes étaient la principale, presque l’unique occasion de dissentiment et de schisme intérieur. Sans évêque pour leur consacrer des prêtres, les vieux-croyants étaient dans la situation où se seraient trouvés les vieux-catholiques de Suisse et d’Allemagne sans le secours de la petite Église janséniste d’Utrecht. Tout leur clergé était nécessairement composé de transfuges de l’Église officielle, ce qui valut à la secte l’injurieux sobriquet de béglopopovstchine ou communauté des prêtres en fuite. Avant de les admettre comme pasteurs, les vieux-croyants obligeaient les popes orthodoxes à une humiliante abjuration, ils leur faisaient subir une sorte de purification ou de pénitence. Dans les premiers temps, on les rebaptisait à leur entrée dans le schisme, et, de peur de leur enlever les pouvoirs de l’ordination en les dépouillant des insignes du sacerdoce, certaines communautés les plongeaient dans l’eau avec leurs vêtements sacerdotaux. Quelque condition qu’ils missent à la réception de leurs popes, les vieux-croyants ne pouvaient avoir grand respect pour des prêtres d’ordinaire chassés de l’Église orthodoxe ou attirés au schisme par la cupidité. Le plus souvent, les dissidents rétribuaient grassement leur clergé et le tenaient en peu d’estime.

Chez les vieux-croyants qui ont conservé un sacerdoce, le prêtre est ainsi devenu une sorte d’employé mercenaire, auquel on fait célébrer le culte divin comme un métier dont l’ordination ecclésiastique lui a conféré le monopole. Loin de conduire en maîtres leur troupeau, les popes du raskol restent dans la dépendance des communautés qui les stipendient, qui les élisent et les déposent à leur gré. Ce ne sont souvent que des aumôniers ou des chapelains à la dévotion des riches marchands qui les entretiennent. Chez les popovtsy, tout comme chez les sans-prêtres, l’autorité, la direction appartient aux laïques. Le sacerdoce, chez les sectes mêmes qui en proclament la nécessité, a beaucoup perdu de son autorité ; quelques vieux-croyants allaient jusqu’à recevoir comme prêtres de simples diacres, ou parfois acclamaient comme ministres les premiers venus. Chez tous, c’est entre des mains laïques, entre les mains des anciens de la communauté qu’est le gouvernement de la secte. À cet égard, les deux partis du schisme ont eu une grande ressemblance, au moins jusqu’à l’époque récente où les popovtsy ont, avec un épiscopat, retrouvé un sacerdoce indépendant.

Chez les deux branches du schisme, les premiers centres religieux furent des skytes ou ermitages (skity), sorte de couvents qui groupaient autour d’eux un certain nombre d’adhérents et communiquaient avec les sociétés affiliées des différentes provinces. Ces communautés se cachaient d’ordinaire dans l’épaisseur des forêts ou s’abritaient sous la domination étrangère, au delà des frontières de l’empire. Le principal foyer des popovtsy fut ainsi longtemps à Vetka (gouvernement actuel de Mohilef), sur le territoire polonais. Les monastères de Vetka renfermaient, dit-on, plus de mille moines ; les troupes russes franchirent par deux fois la frontière polonaise pour disperser ces moines du schisme et ramener de force en Russie les paysans qui s’étaient groupés autour d’eux. Les skytes de Slarodoub (gouvernement de Tchernigof) héritèrent de l’influence de Vetka. À Starodoub comme à Vetka, comme dans tous les centres du raskol, des villages de sectaires s’étaient élevés autour des ermitages de leurs moines. Les skytes de popovtsy ou de sans-prêtres servaient de noyau à de laborieuses colonies. De ces communautés des deux branches du schisme, beaucoup durent à leur industrie et à leur vie paisible d’être tolérées et parfois presque protégées par l’administration impériale. Le dix-neuvième siècle leur a été plus dur que le dix-huitième. Les skytes les plus renommés ont été fermés ou détruits sous le règne de l’empereur Nicolas. Leurs murs en ruines sont restés pour les raskolniks une sorte de lieux saints que visitent les pèlerins du schisme. Ainsi, dans le gouvernement de Saratof, les fameux monastères de l’Irghiz ; ainsi, dans les forêts du gouvernement de Nijni-Novgorod, les curieux skytes de la rivière de Kerjenets, un des plus anciens refuges des vieux-croyants qui, par le Volga, communiquaient facilement avec Moscou, Nijni et tout l’empire. Ces communautés de popovtsy, fondées dès le dix-septième siècle, se composaient de plusieurs couvents échelonnés dans la vallée. Quelques-uns de ces monastères, Komarof, par exemple, étaient de véritables villes formées de vastes chaumières ou izbas, reliées entre elles par des passages couverts ; Komarof abritait, dit-on, deux mille habitants des deux sexes.

Ces skytes du Kerjenets, l’empereur Nicolas, non content de les fermer, les fit jeter à terre vers 1850. Contre ces humbles asiles des vieux-ritualistes il déploya presque autant d’acharnement que Louis XIV contre Port-Royal. Les recluses du schisme, bannies de leurs cloîtres rustiques, ne montrèrent pas moins d’énergie que les victimes du grand roi. Telle de leurs obscures abbesses eût pu se comparer à la mère Angélique Arnauld. Entre les jansénistes français et les starovères russes, malgré tout l’intervalle mis entre eux par l’ignorance des uns et l’érudition des autres, il serait facile de découvrir de nombreux points de ressemblance. De même qu’à Port-Royal des Champs, la vénération des persécutés s’attacha aux murs des couvents abattus par l’orthodoxie officielle. Des religieuses expulsées des monastères du Kerjenets en sont revenues garder les tombes délabrées, qui attirent des vieux-croyants de toutes les parties de l’empire.

Les skytes détruits se sont, du reste, reformés à peu de distance des ruines d’Olénief et de Komarof. Les nonnes chassées par Nicolas avaient sur leurs coreligionnaires le fascinant prestige du martyre. Plusieurs étendaient jusqu’aux orthodoxes leur mystérieux ascendant. Ainsi notamment la mère Esther, l’ancienne supérieure d’Olénief ; M. Bezobrazof l’a vue, à la fin du règne d’Alexandre II, tenant de sa main octogénaire la crosse d’abbesse[1]. Autour de la mère Esther et de ses anciennes religieuses s’étaient groupées des femmes et des jeunes filles qui, sous leur direction, vivaient en communauté. La petite ville de Séménof et ses environs comptent plusieurs de ces maisons ou « cellules » de vieux-croyants de diverses dénominations. On y enseigne aux enfants à lire et à travailler, en même temps qu’à prier selon les anciens rites. Les religieuses starovères ne restent pas cloîtrées derrière des grilles. Elles voyagent pour les affaires de leur communauté ; elles vont donner leurs soins aux malades, et surtout réciter des prières pour les morts dans les maisons de leurs riches coreligionnaires ; c’est là pour elles une source d’abondants revenus.

Il reste en Russie, spécialement dans le nord et dans l’est, un grand nombre de ces skytes ou de ces obitéli (couvents), sans existence légale. Il s’en fonde encore aujourd’hui, surtout pour les femmes. Ces maisons sont une des forces du schisme. Elles ont pour l’homme russe un double attrait ; en même temps que son idéal religieux, elles réalisent en quelque sorte son idéal terrestre ; jusque dans les cellules de leurs obitéli se retrouvent les préoccupations pratiques des vieux-croyants. Rien de plus conforme au goût national que le travail en commun sous l’autorité d’un supérieur élu. On tient beaucoup dans ces skytes à la bonne économie domestique, « au ménage » (khoziaïstvo), comme disent les Russes ; les supérieurs se font autant d’honneur de ces soins matériels que de l’intelligence des choses sacrées. Un des héros de Petchersky, Potap Maksimytch, ne veut pas croire aux accusations contre le P. Mikhaïl, parce que tout est en ordre dans sa communauté. Les riches marchands moscovites, qui dotent ces skytes « pour le salut de leur âme » et se font un devoir d’y faire élever leurs filles, se complaisent à y trouver tout en règle, à y voir partout régner la propreté et l’abondance. Ils y recherchent la satisfaction de leur goût, on pourrait dire de leur sentiment esthétique, aussi bien que de leur sentiment moral. Ils jouissent en amateurs des vieilles icônes et des vieux manuscrits prénikoniens ; ils savourent les vieilles hymnes chantées par de fraîches voix de femmes ; ils admirent les broderies à la russe et les savants ouvrages à l’aiguille des nonnes et des bélitses[2]. Un des attraits de ces couvents, c’est, paraît-il, ces jeunes bélitses. Le mariage ne leur est pas interdit, mais elles ne peuvent, dit-on, se marier « qu’à la dérobée ». Aussi, derrière les murs des skytes se noue-t-il parfois des romans. À en croire les profanes, ils abritent des intrigues peu édifiantes. Les obitéli du raskol cherchent avant tout à éviter le scandale. Les jeunes brebis égarées y trouvent un asile discret, et les enfants du péché y sont élevés comme orphelins.


La métropole religieuse des raskolniks, popovtsy ou sans-prêtres, est aujourd’hui Moscou. Les skytes relégués aux extrémités de l’empire ou dispersés dans les provinces ne pouvaient toujours suffire à la direction des affaires du raskol. Il se produisait souvent parmi eux des divisions, des rivalités, qui séparaient les vieux-croyants de rite voisin en groupes divers. Aussi les deux branches du schisme cherchèrent-elles à se créer un centre au cœur même de l’empire, à Moscou. Elles y parvinrent toutes deux en même temps, et cela, chose inespérée, avec l’aveu du gouvernement. C’est à la faveur d’une calamité publique, de la peste de Moscou sous Catherine II, qu’eut lieu cette heureuse révolution dans la position des sectaires. Les grandes épidémies, en rejetant violemment le peuple vers la religion et les vieilles croyances, sont souvent favorables aux raskolniks. On l’a remarqué lors du choléra au dix-neuvième siècle, comme lors de la peste au dix-huitième. Dans son impuissance contre le fléau, l’administration impériale avait fait appel à tous les dévouements. Les raskolniks, qui de tout temps se sont distingués par leur esprit d’initiative, offrirent d’établir à leurs frais un cimetière et un hôpital pour leurs coreligionnaires. Le gouvernement de Catherine II était trop « éclairé » pour leur en refuser l’autorisation ; elle leur fut accordée en 1771, et, presque la même année, les bezpopovtsy, à Préobrajenski, les popovtsy, à Rogojski, fondèrent les deux établissements qui depuis sont restés les foyers religieux du raskol. Sous le voile de la charité, la création des deux cimetières fut pour le schisme un nouveau mode de constitution. C’est ainsi que, durant l’ère des persécutions, les chrétiens du troisième siècle avaient obtenu de Rome encore païenne une sorte de reconnaissance officielle, à titre de « collèges funéraires »[3].

Les cimetières des raskolniks ne s’enfouirent pas au fond d’obscures catacombes. Sur des terrains encore déserts surgirent, dans les faubourgs de Moscou, deux vastes établissements sans analogues peut-être en Europe. Le cimetière fut entouré de murailles, et dans l’enceinte on construisit des hôpitaux, des monastères, des églises, des bâtiments de toute sorte. À l’ombre de la demeure des morts et de l’asile ouvert aux malades se cachèrent les retraites des chefs du schisme et les agissements de ses meneurs. Autour des cimetières ou dans les quartiers voisins se groupèrent des maisons et des ateliers de raskolniks. Le culte proscrit eut ainsi, aux portes mêmes de la vieille capitale, sa ville et sa citadelle, on pourrait presque dire son Kremlin. Les fondateurs des cimetières obtinrent du gouvernement une sorte de charte leur laissant la libre administration de leurs fondations. Rogojski et Préobrajenski, la popovstchine et la bezpopovstchine, eurent un comité de direction, un gouvernement indépendant ; elles eurent leur caisse et leur sceau, leurs statuts approuvés de l’autorité, partant une position reconnue dans l’État. L’argent des vieux-croyants et la corruption du tchinovnisme firent le reste.

Les cimetières eurent de tous côtés des communautés affiliées ; leur conseil d’administration devint un synode dont les injonctions furent obéies d’un bout à l’autre de l’empire. De toutes les parties de la Russie, l’argent afflua aux deux établissements moscovites. Grâce aux dons ou aux legs des marchands dissidents, des richesses considérables s’amassèrent rapidement derrière ces murailles. Ce ne fut point tout ; le génie pratique, mercantile du raskol, le côté positif du caractère russe se montra là, comme partout dans le schisme. Les cimetières furent des centres d’affaires en même temps que des centres religieux ; ils furent à la fois un couvent, un séminaire et une sorte de chambre de commerce, un consistoire et une bourse. Les deux hospices ou les quartiers voisins offraient un refuge aux sectaires poursuivis, aux soldats déserteurs, aux vagabonds pourvus de faux passeports ; parmi ces outlaws, les riches meneurs du schisme trouvaient des ouvriers au rabais et d’aveugles instruments.

Une pareille puissance, élevée peu à peu dans l’ombre, à la faveur des règnes tolérants de Catherine II et d’Alexandre Ier, devait être mise en péril en se dévoilant. Les cimetières se virent reprocher différents délits, ils furent compromis dans des procès de succession et de captation, ils entendirent lancer contre eux la grande accusation faite à toutes les institutions de ce genre : on dit qu’ils formaient un État dans l’État. Rarement, il est vrai, ce reproche tant prodigué avait été mieux mérité. Sous l’empereur Nicolas, une enquête vint porter aux cimetières un coup dont ils n’ont pu entièrement se relever. Leurs fonds furent confisqués, leurs bâtiments séquestrés. Un commissaire du gouvernement fut imposé à l’administration de leurs hospices, et dans les églises, où, pendant un demi-siècle, avait été célébré le service des deux grandes branches du schisme, officièrent des prêtres du Saint-Synode.


J’ai, dans un de mes voyages à Moscou, visité Rogojski, le centre de la popovstchine. Avec ses murailles et ses différentes églises, l’établissement raskolnik ressemble fort aux grands couvents orthodoxes. On éprouvait en entrant une impression de tristesse et d’abandon ; le cimetière, planté d’arbres, avait l’air pauvre et mal entretenu ; on sentait partout quelque chose de pénible et de contraint, Rogojski possède un hôpital et un asile pour les vieillards semblable aux établissements de nos Petites-Sœurs des pauvres. L’asile, à l’époque de ma visite, contenait une centaine d’infirmes de chacun des deux sexes ; les salles étaient nombreuses, mais basses et petites. L’hôpital paraissait plutôt humble et indigent pour les richesses attribuées aux vieux-croyants ; peut-être sont-ils rebutés par la surveillance de l’État, peut-être craignent-ils de trop montrer leurs ressources. Partout se voyaient de vieilles images devant lesquelles étaient des hommes en prière. Tous ces gens, infirmes et infirmiers, vieillards et vieilles femmes, avaient un air honnête et simple qui touchait. À notre passage dans les salles, ils se levaient et s’inclinaient, selon l’ancien usage russe, comme ils s’inclinent devant leurs images, en pliant le corps en deux. Tout le luxe de Rogojski a été réservé pour les églises. La plus grande, l’église d’été, est haute et spacieuse ; les murailles et les coupoles en sont couvertes de peintures comme à l’Assomption de Moscou. Beaucoup des images sont anciennes, les vieux-croyants payant fort cher ces vieilles icônes qui font de leurs églises une sorte de musée archéologique. Ils nous les montraient avec soin, nous en faisant remarquer l’antiquité, distinguant en connaisseurs les imitations de style archaïque des peintures originales. Du reste, le culte pour les images est le même chez eux que chez les Russes orthodoxes ; leurs Vierges sont couronnées des mêmes diadèmes de pierres précieuses. Toute la différence est que les vieux-croyants n’admettent que d’anciennes images, ou des images copiées sur les anciennes. Après les peintures on nous fit voir les vieux livres slavons, les missels dont le texte sert de témoin contre la liturgie nouvelle. À Rogojski, comme dans toutes les églises du rite grec, l’autel était caché derrière la haute muraille de l’iconostase ; mais là s’offrit à nos yeux un spectacle inattendu. Les portes de l’iconostase étaient fermées par des lanières de cuir où était appliqué le sceau impérial. L’entrée du sanctuaire demeurait scellée, en sorte que l’église des vieux-croyants n’avait point d’autel. « Nous ne pouvons plus célébrer la messe, nous dirent-ils, il faut nous contenter des offices qui se peuvent réciter sans prêtre. Nous avons notre clergé, mais il nous est défendu de nous en servir ici ; on veut nous imposer des popes nommés par le synode de Pétersbourg, et nous refusons leur ministère. » Ainsi, dans leur métropole, les popovtsy en étaient réduits à un office sans sacerdoce, comme leurs adversaires les bezpopovtsy[4].

Les popovtsy ont un clergé, et ce clergé n’est plus emprunté à l’Église orthodoxe, il n’est plus composé de popes transfuges ou dégradés. La popovstchine a ses évêques, elle a sa hiérarchie indépendante, et, par une combinaison hardie, la tête de cette hiérarchie a été placée à l’étranger, hors de la portée de la puissance russe. Toutes les tentatives des starovères pour se procurer un épiscopat demeurèrent longtemps infructueuses. Un historien orthodoxe assure que, dans leur désespoir de découvrir une main vivante pour leur consacrer des évêques, certains vieux-croyants proposèrent d’avoir recours à la main d’un mort[5]. Le projet n’eut point de suite. « Quand sa main serait placée sur la tête du candidat à l’épiscopat, la bouche de l’évêque défunt demeurerait muette, firent observer les plus timides, et qui de nous a le droit de prononcer la prière épiscopale pendant l’imposition des mains ? » Plusieurs fois des communautés schismatiques en quête d’un prélat avaient été dupes de hardis imposteurs. La manière dont, après deux siècles d’attente, les popovtsy ont retrouvé une hiérarchie ecclésiastique est un des épisodes les plus curieux de l’histoire religieuse du dix-neuvième siècle.

C’est à l’aide d’alliés sur lesquels ils ne comptaient point, alliés dont la plupart d’entre eux eussent désavoué le concours, que les dissidents sont parvenus à réaliser leur long rêve de hiérarchie indépendante. Les Vieux-Moscovites, les hommes les plus nationaux et les plus conservateurs de l’ancienne Russie, ont rencontré pour auxiliaires les promoteurs de la révolution cosmopolite et les ennemis de la grandeur russe. Au commencement du règne d’Alexandre II, de même qu’aujourd’hui, les révolutionnaires russes se sentaient séparés des masses populaires par un abîme ; sur cet abîme ils tentèrent de jeter un pont au moyen du raskol. Avec ses millions d’adeptes, dont le nombre semble d’autant plus effrayant qu’il est indéterminé, avec ses ramifications souterraines et ses secrètes affiliations d’un bout de l’empire à l’autre, le raskol semblait offrir à la révolution et aux ennemis politiques des tsars russes une prise sur le peuple. Où trouver une opposition plus facile à organiser que ces Églises populaires confinées dans les classes inférieures ou les classes ignorantes, tout en détenant une part notable des capitaux de la Russie, hostiles par éducation à l’ordre de choses établi et comptant de nombreux adeptes parmi les milices les plus guerrières de l’empire ? N’était-ce pas là le point vulnérable du colosse russe ? Ne pouvait-on réveiller chez les vieux-ritualistes l’esprit de révolte des Stenka Razine ou des Pougatchef, et soulever contre le tsar des sectaires qui voient en lui l’Antéchrist ? Il semblait qu’il n’y eût qu’à rapprocher ces forces éparses, et à leur donner une impulsion unique pour ébranler jusqu’en sa base le grand empire du nord.

L’épreuve a été tentée. Il vint aux vieux-croyants des avances de deux côtés différents, avances directes de la part de l’émigration révolutionnaire russe, avances détournées de la part de l’émigration révolutionnaire polonaise. La première rêvait d’unir dans un dessein commun la jeune Russie et la vieille Moscovie, la révolution athée et le conservatisme religieux ; la seconde songeait à l’alliance de deux choses non moins opposées : l’intérêt latin et polonais et le vieil esprit moscovite, schismatique des vieux-croyants. Pour gagner les raskolniks, les émigrés russes fondèrent à Londres une feuille spécialement destinée à la défense des intérêts du schisme. Ils lui prêtèrent leurs presses, ils lui envoyèrent des émissaires, ils traitèrent à Londres avec des représentants de la vieille foi ; — pour ne pas les scandaliser, les chefs de l’émigration s’abstenaient, dit-on, de fumer en leur présence. Toute tentative d’action commune échoua néanmoins devant l’opposition des principes. De cet essai infructueux il n’est resté que la publication de quelques-uns des plus importants documents que nous possédions sur le raskol[6].

Des Polonais eurent des vues plus vastes encore. Le point d’appui au dedans de la Russie, que la plupart de leurs compatriotes cherchaient en vain aux frontières de l’empire, dans l’Ukraine et la Petite-Russie, quelques émigrés crurent le trouver au cœur même de l’ennemi, chez les vieux-croyants. Il s’ourdit une vaste intrigue, depuis dévoilée dans les feuilles russes par l’homme qui y prit la principale part. Un Polonais, alors au service de la Porte Ottomane, conçut l’idée hardie de donner aux vieux-croyants un centre religieux en dehors de la Russie pour mettre la direction du schisme au service des ennemis du tsar. C’étaient les sectes hiérarchiques qui, par leur principe et par leurs colonies sur le territoire de la Turquie et de l’Autriche, se prêtaient le mieux à ce projet de concentration. Il y avait, sur la frontière de la Russie, dans la Dobrudja, une colonie de Cosaques vieux-croyants sortis du territoire russe, au dix-huitième siècle, à la suite d’une insurrection, et demeurés en relation avec leurs frères, les Cosaques de l’intérieur de l’empire. L’émigré polonais, devenu bey et pacha, entra en rapport avec ces Cosaques de la Dobrudja. Faisant miroiter à leurs yeux le rétablissement de l’ancienne foi et de l’ancienne liberté cosaque, le pacha polonais leur fit entrevoir, dans une vague perspective, une république cosaque et starovère où la Pologne eût forcément trouvé une alliée[7].

Pour préparer les voies à cette sorte de panslavisme retourné contre la Russie et plus chimérique encore que l’autre, la première chose était de donner aux vieux-croyants la consistance qui leur manquait, de leur donner un chef, une sorte de pape ou de patriarche placé à l’abri des atteintes de Pétersbourg. Ce que le schisme ne pouvait espérer trouver dans sa patrie, un épiscopat indépendant, il n’était pas impossible de le rencontrer parmi les innombrables prélats de l’Église de Constantinople, si souvent disgraciés ou déposés. Le rêve des vieux-croyants eût été de découvrir un évêque demeuré fidèle à l’ancienne foi. Dans leur ignorance, ils se persuadaient qu’au berceau du christianisme il devait être resté un clergé vieux-croyant ; plusieurs fois les émissaires du raskol avaient parcouru la Syrie et les métropoles orthodoxes de l’Orient, où d’ordinaire on ne connaissait même point de nom la vieille foi russe. Après d’inutiles recherches, les raskolniks de la Turquie et de l’Autriche durent se contenter d’un transfuge grec découvert par un renégat polonais. C’était un ancien évêque de Bosnie, du nom d’Ambroise, déposé par le patriarche de Constantinople. Le métropolite improvisé du schisme s’installa, en 1846, en Bukovine, à Bélokrinitsa (en roumain Fontana-Alba), dans un des couvents starovères. Un moment, vers 1860, à l’époque de leurs négociations avec Herzen, les chefs du schisme songèrent à transporter leur nouvelle métropole dans la libre Angleterre. C’eût été rendre moins aisées leurs communications avec la Russie.

À Bélokrinitsa, le siège du nouveau patriarcat était admirablement placé, dans une province en partie ruthène, en partie roumaine, au point de jonction des trois grands empires où dominait la race slave, la Russie, l’Autriche et la Turquie. L’Autriche, inquiète des menées panslavistes attribuées au cabinet russe, ne pouvait refuser l’hospitalité à une institution qui semblait lui permettre de rendre à la Russie intrigues pour intrigues. Après s’être vu tour à tour éloigné et rappelé, interné et remis en liberté, selon les relations des deux empires, le métropolite de la Blanche-Fontaine finit par siéger tranquillement sur la frontière russe. L’autorité de Bélokrinitsa avait été aisément acceptée des vieux-croyants d’Autriche et de Turquie, fiers de posséder la tête de la hiérarchie du schisme. En Russie, la reconnaissance du nouveau pontife présenta plus de difficultés. Quelques sectaires ne voulurent pas se soumettre à un prêtre étranger, qu’en leur naïve ignorance ils appelaient un pope d’outre-mer. Les chefs du schisme et le plus grand nombre de ses adhérents hésitèrent peu ; une réunion des anciens au cimetière de Rogojski reconnut le métropolite de Fontana-Alba. Les meneurs du raskol ne regrettèrent probablement pas d’avoir un patriarche en dehors du territoire national, c’est-à-dire hors de la portée de l’autorité civile. Ils cédaient, à leur insu, à un penchant d’indépendance. Mettre à l’étranger la tête de leur Église, c’était la rendre invulnérable[8].

L’autorité du nouveau métropolite reconnue, les vieux-croyants procédèrent à la création de toute une hiérarchie. Du fond d’un obscur couvent de la Bukovine, un moine mitré, sans nom et sans réputation, partagea les États de l’empereur Nicolas en diocèses, y nommant des évêques qui relevaient de lui seul, faisant en Russie ce que faisait le pape Pie IX en Angleterre, alors qu’en dehors du gouvernement anglais, le Vatican couvrait la Grande-Bretagne d’un réseau de diocèses catholiques. Le raskol eut des évêques parfois déguisés en marchands, et connus seulement de leur troupeau, un épiscopat occulte dont les fonctions furent facilitées par l’argent des dissidents et la corruption de la police. De tous les coins de la Russie, les offrandes affluèrent à la Blanche-Fontaine, devenue comme la Rome des vieux-croyants. Grâce au lien secret qui unit les raskolniks, et qui, dans toutes les provinces, leur fait trouver des amis et un asile, les émissaires du métropolite Cyrille, le successeur russe du Bosniaque Ambroise, parcouraient en sûreté les routes de l’empire.

Un gouvernement comme celui de la Russie, sous le règne d’un prince comme l’empereur Nicolas, ne pouvait voir de bon œil un sujet étranger, établi sur la frontière, parler en pasteur et en maître à des millions de sujets russes. Chez quelques conseillers de la couronne, la Blanche-Fontaine inspira des craintes presque égales aux espérances qu’elle avait suscitées parmi les adversaires du trône. Les esprits timides voyaient déjà le pontife de Bélokrinilsa s’avancer avec les troupes de l’ennemi, soulevant sur son passage la foule des vieux-croyants. « Que serait-ce, disaient-ils, en cas de guerre avec l’Autriche, si, en avant des bataillons autrichiens, marchait le métropolite Cyrille revêtu des anciens vêtements patriarcaux ! En donnant la bénédiction avec la croix à huit branches, il ferait à la Russie cent fois plus de mal que les canons autrichiens[9]. » Ces terreurs étaient aussi exagérées que les calculs des fauteurs étrangers de la nouvelle métropolie. Les défenseurs des vieilles mœurs russes, les représentants outrés du principe national, ne pouvaient faire cause commune avec les ennemis de la Russie, avec les latins de l’Occident. On le vit pendant la guerre de Crimée. Sourde aux suggestions des promoteurs de la hiérarchie schismatique, la masse des vieux-croyants demeura tranquille, les plus mécontents attendant le jugement de Dieu, vieux-croyants et cosaques n’oubliant pas que le Turc, frère du Tatar, élait l’ennemi traditionnel de la sainte Russie. La Porte ne trouva quelques auxiliaires que parmi les petites colonies starovères établies chez elle.

Comme toutes les classes de la nation, les vieux-croyants partagèrent le vaste espoir suscité par l’avènement de l’empereur Alexandre II. Dans leur confiance, les anciens du cimetière de Rogojski invitèrent le métropolite Cyrille à venir en Russie visiter son troupeau. À l’aide d’un déguisement et d’un faux passeport, grâce à l’ignorance ou à la secrète connivence de l’administration, le pontife de Bélokrinitsa se rendit à Moscou, au commencement de l’année 1863. Sous la présidence du pseudo-métropolite se tint, aux portes de la seconde capitale, un concile général, un concile œcuménique, disaient les vieux-ritualistes, des évêques et des délégués de toutes les communautés starovères. Dans ce concile de marchands, de moines et de prêtres transfuges, furent arrêtés les statuts de la nouvelle hiérarchie. Le schisme, enfin pourvu d’un épiscopat, semblait s’être définitivement constitué en Église une et autonome, lorsque des querelles intestines vinrent déchirer cette unité. En retrouvant un clergé indépendant, les vieux-croyants de Rogojski se trouvèrent en face de résistances et de prétentions inattendues de la part de leur nouveau clergé. Les laïques, habitués à régner en maîtres dans leur Église, ne rencontrèrent point toujours, dans leur hiérarchie improvisée, la même docilité que jadis chez les prêtres dérobés à l’orthodoxie officielle. Le concile de Rogojski ayant décidé la nomination d’un prélat qui fût en Russie, le vicaire du métropolite de Bélokrinitsa, le nouveau chef de l’Église, déjà avare de ses pouvoirs, se montra peu disposé à les déléguer à un représentant permanent. De là un conflit qui exposa la popovstchine à peine pacifiée à de nouveaux schismes.

Les événements extérieurs vinrent donner au débat une autre direction. Le concile starovère siégeait encore qu’éclatait l’insurrection polonaise de 1863. On sait quelle exaltation du sentiment national provoquèrent dans tout l’empire les téméraires revendications des Polonais et les menaces d’intervention de l’étranger[10]. Les vieux-croyants éprouvèrent le contre-coup de l’émotion générale. Soit entraînement patriotique, soit calcul politique, les chefs laïques de Rogojski tentèrent de se rapprocher du gouvernement. Pour éviter tout soupçon de connivence avec les ennemis de l’empire, les marchands moscovites proposèrent à leur concile le renvoi du métropolite étranger et l’abandon momentané de tout rapport avec Bélokrinitsa. Cyrille dut quitter la Russie, et l’on vit ces vieux-croyants, depuis deux siècles en lutte avec les tsars, envoyer à l’empereur une adresse pour l’assurer de leur dévouement au trône et à la patrie. À une heure aussi critique, une pareille initiative de la part des plus purs représentants du vieil esprit russe ne pouvait manquer d’être bien accueillie.

Dans leur désir de réconciliation, les chefs de Rogojski ne s’en étaient pas tenus à leur adresse à l’empereur ; ils avaient envoyé à tous les enfants « de la sainte Église apostolique, catholique des vieux-croyants » une circulaire ou encyclique où les doctrines du schisme étaient présentées sous le jour le plus acceptable pour l’Église et pour l’État. Imprimée à Iassy, en 1862, cette « épître circulaire » (okroujnoé poslanié) fut, dit-on, répandue à plus de deux millions d’exemplaires. « Les vieux-croyants du rite sacerdotal, disait l’encyclique, s’accordent en toute chose sur le dogme avec l’Église gréco-russe ; ils adorent le même Dieu, le même Jésus-Christ, et sont en réalité beaucoup plus près de cette Église que des sectes qui rejettent le sacerdoce. » La circulaire flétrissait les révolutionnaires, les ennemis de la religion et de la patrie, « les fils de l’impie Voltaire » ; elle déclarait en terminant que l’Église officielle et l’Église des vieux-croyants, d’accord toutes deux sur le fond des dogmes, pouvaient vivre côte à côte avec une mutuelle tolérance et fraternité chrétienne.

Un tel langage, tenu par les descendants des forcenés qui excommuniaient l’Église et l’État, montre quel progrès s’est accompli dans l’intérieur du schisme. Quelle déception pour les étrangers qui voulaient y voir le principe d’une dislocation de l’empire, et quel scandale pour les fanatiques ! Il en restait à Moscou, et les popovtsy se trouvèrent de nouveau divisés en deux partis, presque en deux sectes, les défenseurs et les adversaires de la circulaire, les okroujniki et les prolivo-okroujniki ou razdorniki[11]. Tandis que les plus éclairés des starovères montraient cette largeur de vues, un parti nombreux reprenait les plus étroites notions du schisme, ressuscitant jusqu’aux ignorantes querelles sur le nom de Jésus. Les adversaires de la libérale circulaire soutenaient que le Christ Iissous des orthodoxes ne pouvait être le même que le Christ Issous des vieux-croyants, le premier n’étant que l’Antéchrist, qui contrefaisait le nom divin du Sauveur. Un concile convoqué à la Blanche-Fontaine, en 1868, ne fit qu’envenimer ces discussions et détacher du schisme quelques-uns de ses plus notables partisans.

Depuis lors les popovtsy, les vieux-croyants proprement dits, restent scindés en trois groupes inégaux : 1o  ceux, en petit nombre, qui repoussent toute la hiérarchie autrichienne, se contentant, comme par le passé, de prêtres dérobés à l’Église officielle ; 2o  ceux qui reconnaissent la hiérarchie issue de Bélokrinitsa et adhèrent à la circulaire de 1862 ; 3o  ceux qui, tout en reconnaissant le nouvel épiscopat, rejettent l’encyclique comme entachée d’hérésie. Entre ces trois partis, entre les deux derniers surtout, de beaucoup les plus considérables, la lutte est très vive. Tous deux ont chacun leurs évêques qui parfois s’excommunient et se déposent les uns les autres. On a vu en différentes villes, à Moscou notamment, libéraux et intransigeants élever autel contre autel, chaire contre chaire. Moscou a possédé, durant plusieurs années, une double hiérarchie de prélats starovères qui s’anathématisaient réciproquement. Aussi ne saurait-on s’étonner que les discordes des popovtsy leur aient fait perdre du terrain au profit des sans-prêtres, si bien qu’à en croire certains observateurs l’ancienne proportion numérique des deux branches du schisme tend à se renverser au détriment de la popovstchine.

La reconstitution d’un épiscopat vieux-ritualiste n’a pu ainsi mettre fin aux divisions des partisans des vieux rites. L’esprit de secte, inhérent au raskol, a survécu. La tolérance relative montrée au schisme sous Alexandre III semble avoir encore attisé ses querelles intestines. Depuis qu’ils sont libres de vaquer à leurs fonctions, les évêques vieux-croyants ont pu donner cours à leurs rivalités. Longtemps, sous Nicolas, sous Alexandre II même, ils avaient été obligés de se cacher et de se déguiser pour visiter leur troupeau. Vers la fin du règne d’Alexandre II, tout l’épiscopat starovère était en exil ou en prison. L’État avait traité ces pseudo-évêques comme des usurpateurs qui s’appropriaient indûment des dignités auxquelles ils n’avaient aucun droit[12]. Ceux d’entre eux qui étaient tombés entre ses mains, le gouvernement impérial les avait enfermés, comme des popes rebelles, dans le monastère-forteresse de Souzdal qui sert au clergé de prison ecclésiastique. Ils n’en sont sortis qu’en 1881, sous le ministère de Loris-Mélikof. Des trois évêques du schisme alors mis en liberté, l’un, Konon, était octogénaire et avait été vingt-trois ans incarcéré dans la geôle orthodoxe. La captivité de ses deux collègues, également deux vieillards, avait duré une vingtaine d’années. Lorsqu’ils furent élargis, sur les réclamations de la presse, ces confesseurs de la vieille foi semblaient, comme le disait le Golos, avoir été oubliés.

Depuis qu’ils sont devenus libres de « dresser la vraie croix » sur la terre russe, les hiérarques vieux-orthodoxes se réunissent fréquemment en concile ou synode pour les affaires de leur Église. Ils sont aujourd’hui une quinzaine d’évêques en résidence dans l’empire. Sur ce nombre, quatre ou cinq appartiennent à la fraction des fanatiques qui rejettent la circulaire. Ces prélats stavrovères des deux partis ont pris le nom des grands sièges épiscopaux. À Moscou et à Kazan, ils se sont affublés du titre d’archevêque. L’archevêque de Moscou, feu Antoine, aurait voulu, m’a-t-on affirmé, s’émanciper entièrement de la métropole autrichienne et se faire reconnaître métropolite, sinon patriarche, de toute la Russie. La plupart de ces porte-mitre du schisme ont peu d’instruction. Plusieurs, tels que Savvatii, « l’archevêque » actuel de Moscou, sont d’anciens marchands sans connaissances théologiques. Les moins lettrés ont près d’eux des secrétaires, chargés de la correspondance, qui souvent dirigent en réalité les affaires du diocèse. De même que leurs collègues orthodoxes, les évêques du raskol habitent d’ordinaire des couvents ou skytes. Ils mènent une existence confortable, parfois luxueuse. Les vieux-ritualistes de Moscou ont ainsi construit pour leur archevêque un véritable palais.

Les riches marchands starovères sont généreux pour leurs prélats ; en revanche, ils se montrent souvent exigeants et impérieux. Ils les tiennent par l’argent. Ils leur témoignent quelquefois si peu de respect qu’un ou deux de ces évêques de la hiérarchie autrichienne ont, pour cette raison, quitté leur chaire et le schisme. Ces postes d’évêques n’en sont pas moins recherchés, car ils sont lucratifs. Les pasteurs sont choisis par leur troupeau, et, le plus souvent, les marchands, qui ont la haute main dans les affaires du schisme, portent leur choix sur des hommes qu’ils puissent tenir sous leur dépendance. Les querelles théologiques se compliquent des rivalités des nababs du raskol et des conflits d’intérêts ou d’amour-propre des coteries locales. Si les évêques ont parfois à se plaindre de leurs ouailles, celles-ci n’ont pas toujours à se louer de leurs pasteurs. Il en est qui se sont rendus suspects de simonie. L’archevêque de Moscou, Savvatii, a été ainsi accusé de ravaler le sacerdoce en prodiguant les ordinations à des hommes sans instruction ni moralité, qui ne voient dans le titre de prêtre qu’un moyen d’exploiter la foi de leurs coreligionnaires. En rompant avec l’Église, les vieux-croyants n’ont pu entièrement échapper aux maux qu’ils reprochent au clergé officiel. Entre leurs popes et les popes de l’État, la différence n’est pas toujours au profit du schisme. Heureusement qu’à côté de ses prêtres et de ses évêques, la popovstchine a ses conseils spirituels, sorte de consistoires laïques, composés d’anciens et de lettrés, de natdielchiki, qui tiennent le clergé en tutelle.


L’Église, ou, si l’on aime mieux, l’État, devait profiter des discordes des vieux-ritualistes pour chercher à dissoudre le schisme et à ramener au giron de l’orthodoxie la fraction modérée des popovtsy. Alors que ses antiques adversaires se plaisaient à répudier un fanatisme suranné, on pouvait croire au Saint-Synode que, pour rallier la portion la plus éclairée de la popovstchine, il suffirait de quelques concessions de formes. À prendre « l’épître circulaire », cause de tant de dissensions, il semblait qu’il n’y eût qu’à dresser l’acte de réconciliation des starovères et des orthodoxes. En dépit des manifestations libérales des chefs du schisme, les clauses d’un traité de paix restent difficiles à stipuler. Chaque parti garde ses prétentions. La hiérarchie officielle ne veut pas s’infliger un démenti, et les vieux-croyants ne veulent rentrer dans l’Église que par le grand portail, au carillon des cloches et bannières déployées. Non contents d’être reçus avec le baiser de paix, ils voudraient que la hiérarchie orthodoxe les accueillît en se frappant la poitrine et en murmurant un mea culpa. La tolérance des anciens rites ne leur suffit point ; ils réclament leur réhabilitation avec le concours des patriarches orientaux, disant qu’ayant été condamnés par un concile, les vieux rites et les vieux livres doivent être reconnus par un concile.

Pour faire la paix avec ses fils rebelles, l’Église russe n’a point encore réuni en concile le monde orthodoxe ; elle persiste à considérer son différend avec eux comme une affaire de famille. Elle leur a, toutefois, concédé une satisfaction qui, à certains prélats du dix-huitième siècle, aurait pu paraître un désaveu du passé. Le Saint-Synode, « le concile permanent » de l’Église nationale, a levé l’anathème lancé au concile de 1667 contre les partisans des vieux rites. Bien plus, le Saint-Synode a déclaré officiellement, en 1886, que l’Église orthodoxe n’avait jamais condamné les anciens rites et les anciens textes qu’autant qu’ils servaient de symbole à des interprétations hérétiques. D’après la vénérable assemblée, ce que l’Église a combattu durant plus de deux siècles, c’est uniquement la rébellion des raskolniks, leur désobéissance à la hiérarchie élablie par le Christ. Et de fait, en résistant aux injonctions de l’épiscopat et en le taxant d’hérésie, les vieux-croyants niaient, sans s’en rendre compte, l’autorité de l’Église, ou ils faisaient résider l’Église, en dehors de la hiérarchie et des autorités ecclésiastiques, en eux-mêmes, dans le peuple chrétien, dépositaire de la tradition[13]. S’ils ne le comprenaient point, les évéques le sentaient, et c’est ce qui faisait pour eux la gravité et la malignité de la « vieille foi ». « Si nous vous brûlons, si nous vous mettons à la torture, répondait déjà aux premiers raskolniks le patriarche Joachim, ce n’est pas pour votre signe de croix, c’est pour votre révolte contre la Sainte Église. Quant au signe de croix, faites-le comme il vous plaira[14]. »

Dès la fin du dix-huitième siècle, le gouvernement et le clergé s’étaient autorisés de semblables vues pour aplanir aux raskolniks le chemin du retour à l’Église. Il semblait que la permission de conserver les anciens livres et les anciennes cérémonies dût suffire à ramener des hommes qui s’étaient révoltés pour ne point changer les formes du culte. Après plus d’un siècle de résistance, l’autorité ecclésiastique accorda aux vieux-croyants la faculté de garder le rituel en usage avant la réforme de Nikone. Par un oukaze daté de 1800 et inspiré du métropolite Platon, le Saint-Synode consentit à l’ordination de prêtres destinés à officier selon les anciens rites. Aux adhérents de cette nouvelle Église, ou mieux de cette ancienne liturgie, on donna le nom d’édinovertsy, c’est-à-dire unicroyants. C’était à l’aide d’une semblable concession aux utraquistes que l’Église romaine avait terminé la guerre des Hussites. Des pétitions au tsar Alexis attestent qu’un tel compromis eût satisfait les premiers vieux-croyants : un siècle plus tard, leurs descendants ne s’en contentaient plus. En religion comme en politique, les concessions tardives sont souvent repoussées avec dédain de ceux qui d’abord les imploraient humblement. En se persuadant que toutes les dissidences étaient extérieures, l’Église officielle faisait une erreur analogue à l’erreur des vieux-croyants, lorsqu’ils s’étaient insurgés contre son autorité au nom des rites. Le principe du schisme n’est plus tout entier dans le cérémonial. Après de longues années de lutte, le raskol a pris un esprit propre, une individualité, des habitudes d’indépendance et de liberté qui rendent la réconciliation plus difficile.

Le droit de conserver les anciens rites ne pouvait suffire à vaincre les préventions des vieux-croyants. Sous le couvert d’une pacification, ils redoutaient qu’on ne leur offrît qu’une soumission. Ils craignaient que dans l’édinoverié le gouvernement et le Synode ne vissent qu’un expédient transitoire, une sorte de parvis ou de vestibule où les adversaires de Nikone devaient faire un stage, avant d’aller se perdre dans le temple de l’orthodoxie légale. En provoquant les dissidents à entrer dans l’Église des unicroyants, le gouvernement avait soin d’en interdire l’accès à tous les fidèles réputés orthodoxes ; par là il repoussait lui-même de l’édinoverié le plus grand nombre des schismatiques qu’il y voulait attirer. Depuis, il est vrai, dans les dernières années notamment, l’État s’est départi de cette restriction : les Russes inscrits comme orthodoxes ont, dans certains cas, été autorisés à recourir aux prêtres des édinovertsy. Les « anciens rites » n’en restent pas moins dans une position inférieure vis-à-vis des cérémonies en usage depuis Nikone. Il y avait deux manières d’amener à l’édinoverié le gros des vieux-croyants ; la première, c’était de placer les deux rites sur un pied d’égalité, laissant les fidèles libres de choisir entre eux ; la seconde, c’était de constituer les unicroyants en Église autonome. On n’a fait ni l’un ni l’autre. Aussi la plupart des vieux-ritualistes ne veulent-ils voir dans l’édinoverié qu’un piège ; ils rappellent la souricière, lovouchka.

Entre cette création des unicroyants orthodoxes et celle des grecs-unis de Pologne par la cour de Rome et les jésuites, il y a une ressemblance qui n’a pas été remarquée. Les deux institutions étaient un moyen terme répondant à un but analogue et excitant de semblables défiances. On dirait que, pour ramener ses dissidents, la Russie a imité le procédé employé par Rome et la Pologne pour se rattacher les sujets polonais du rite grec. Sciemment ou non, le gouvernement russe n’a fait que s’approprier la tactique religieuse qu’il combattait de la part de Rome et des Polonais. L’imitation est demeurée incomplète ; de là, en partie, son peu de succès. À ses grecs-unis, l’Église romaine laissait, outre leur liturgie et leur rituel, des évêques et une hiérarchie propre. À ses starovères, unis, l’Église russe prétend au contraire imposer des prêtres consacrés par ses propres évêques et relevant directement d’eux. C’est là un des motifs de l’opposition des vieux-croyants. Les évêques orthodoxes ont beau consentir à les bénir selon l’ancien rituel, cela ne leur suffit point. La plupart se refusent à entrer dans ce bercail officiel, dont les prêtres ne célèbrent les anciens rites que par obéissance, et dont les évêques n’ont pour les cérémonies vénérées de leurs ouailles qu’une tolérance dédaigneuse. L’épiscopat que l’Église nationale leur a refusé, les vieux-ritualistes ont été le chercher au dehors.

Ainsi s’explique comment le raskol a été à peine entamé par un compromis qui semblait devoir clore le schisme. Quoiqu’ils fassent, chaque année, des recrues mentionnées avec soin par les rapports du haut-procureur, les vieux-croyants unis ne dépassent guère un million ; et, parmi eux, beaucoup ne semblent s’être ralliés que pour la forme ou par amour de la tranquillité. En 1886 ils n’avaient, dans tout l’empire, que 244 églises, et ces églises restaient souvent vides. Parmi ces édinovertsy il y a des indifférents, des « mondains », qui fréquentent peu la maison du Seigneur. D’autres, après avoir extérieurement adhéré à l’union, continuent à se rendre en secret aux oratoires des dissidents. Quelques-uns retournent ostensiblement au schisme et vont chez leurs anciens coreligionnaires faire pénitence de leur faiblesse. Il se trouve de ces relaps jusque parmi le clergé. Ainsi, en 1885, le P. Verkhovsky, curé d’une église unicroyante de Pétersbourg, abandonnait sa paroisse pour se réfugier à la métropole de Bélokrinitsa. Les édinovertsy qui persistent dans l’union manifestent d’habitude plus de sympathie pour les vieux-croyants schismatiques que pour les orthodoxes de l’autre rite. Ils ne forment guère, en réalité, qu’un parti de plus parmi les popovtsy. La plupart conservent leur fanatique attachement pour l’ancien rituel. La tolérance que témoigne pour leurs usages l’Église dominante, ils sont loin de la montrer pour les siens. Il ne fait pas bon, dans leurs églises, de prier à la façon « nikonienne ». J’ai entendu raconter qu’un orthodoxe qui, par mégarde, avait, durant un de leurs offices, fait le signe de la croix avec trois doigts avait été brutalement jeté à la porte. Ces orthodoxes du vieux rite mettent non moins de scrupule que les dissidents à ne se servir que des anciens livres et de l’ancienne notation musicale à neumes ou crochets (kriouki). Ils ont, pour l’impression de leurs missels, une typographie à Moscou. Outre leurs églises, consacrées spécialement pour eux, ils possèdent des couvents auxquels l’union vaut l’avantage d’être officiellement reconnus. Tel le skyte de Pokrovsky près de Sémenof.

Le principal obstacle à la pacification du schisme, c’est peut-être les habitudes de liberté des vieux-croyants. Accoutumés à élire leurs prêtres, ils repoussent le pope nommé comme un fonctionnairtsy, il a fallu leur reconnaître le droit de choisir ou de présenter leurs prêtres. Par une de ces transformations fréquentes dans l’histoire des révolutions et des hérésies, le point de départ initial du raskol, le formalisme ritualîsle des anciens vieux-croyants, a cessé d’être la principale cause de la persistance du schisme. Dans sa lutte contre l’orthodoxie officielle, le raskol a trouvé une raison d’être nouvelle. Si la popovstchine persiste encore, c’est qu’elle personnifie la résistance populaire à l’ingérence de l’État dans les affaires ecclésiastiques, c’est qu’elle est devenue une protestation contre toute dépendance apparente ou réelle de la religion.

L’Église dominante, disait, sous Alexandre II, une supplique manuscrite en circulation parmi les vieux-croyants, n’est pas l’orthodoxie catholique ; ce n’est qu’une orthodoxie russe, moscovite, synodale, officielle, qui a pour chef l’empereur et non le Christ et laisse nommer les évèques par le pouvoir civil ; une institution d’État, consistant dans le signe de croix à trois doigts et autres pratiques analogues ; un ritualisme grec (greko-obriadstvo) ou une foi ritualiste (obriadovèrié) croyant à l’importance dogmatique de certains détails du rituel, érigés en article de foi[15]. N’est-il pas curieux de voir ces vieux-croyants renverser les rôles séculaires et accuser à la fois l’Église dominante de formalisme et de servilisme ?

Les vieux-croyants hiérarchiques demandent, à leur manière, la séparation du temporel et du spirituel, ils réclament la liberté de l’Église, sans se rendre compte que, par leur longue révolte, ils ont été les premiers à l’affaiblir. Si, en la dépopularisant, ils ont contribué à la mettre dans la dépendance du pouvoir civil, ils l’ont oublié. Une des choses qu’ils reprochent à l’orthodoxie officielle, c’est l’abandon de l’ancienne constitution ecclésiastique et la suppression du patriarcat[16]. Quelques-uns en réclament la restauration, sans se rendre compte qu’une telle autorité serait peu en harmonie avec leurs habitudes religieuses, avec leurs mœurs à demi presbytériennes.

On distingue chez eux deux tendances ailleurs souvent séparées : ils aspirent à rendre l’Église indépendante du pouvoir civil, mais ce n’est point pour en remettre tout le gouvernement au clergé, c’est plutôt pour faire dans l’Église une part plus large à l’initiative des laïques et du peuple chrétien. En maintenant la nécessité d’un sacerdoce, les popovtsy ne sont, pas plus que les sans-prêtres, pas plus que les Russes orthodoxes, enclins à abdiquer dans les mains du prêtre. À cet égard, chez eux comme chez toutes les sectes russes, il n’y a aucun vestige de sacerdotalisme ou de cléricalisme, et ce n’est pas là un des traits les moins curieux du caractère moscovite. Une Église autonome, s’administrant elle-même sous le contrôle des fidèles, grâce à l’élection du clergé, une Église nationale, populaire et démocratique, tel semble être l’idéal religieux des vieux-croyants. Ainsi envisagé, ce raskol, sorti d’ignorantes querelles et nourri d’une grossière scolastique, devient européen et moderne ; il représente, dans le] christianisme oriental, des aspirations qui ont souvent travaillé les Églises d’Occident. Devant de telles tendances, le meilleur moyen de préparer la réunion des starovères, c’est de réformer l’Église dominante, c’est d’en accroître les libertés et d’y donner plus de part au principe de l’élection, longtemps demeuré dans les habitudes russes ; c’est de relever moralement et matériellement le clergé orthodoxe, car, en Russie comme partout, pour les vieux-ritualisles comme pour les strigolniki du quatorzième siècle, les faiblesses du prêtre n’ont pas été la moindre cause des hérésies.



  1. Vlad. Bezobrazof : Études sur l’économie nationale de la Russie, t. II, p. 93 (1886). Cf. les récits d’A. Petchersky.
  2. Bélitsa, novice, de bélo, blanc.
  3. Rossi, Roma Sotterranea, t. I
  4. Les scellés mis sur les autels de Rogojski onl été levés, en 1880, malgré l’opposition du comte D. Tolstoï, alors procureur du Saint-Synode et ministre de l’instruction publique. Ce fut l’occasion de sa chute. S’étant trouvé presque seul de son avis au comité des ministres, le comte Tolstoï avait, paratt-il, donné à entendre que ses collègues étaient achetés par les raskolniks. À la suite de l’émoi suscité par cette affaire, il dut abandonner son double portefeuille, pour revenir au pouvoir, quelques années plus tard, comme ministre de l’intérieur, sous Alexandre III.
  5. Mgr Philarète de Tchernigof, Istoriia Rousskoï tserkvi.
  6. Le Sbornik pravitelstvennykh svédénii o raskolnikakh, et le Sobranie pravitelstv. postanovlénii o rask., l’un et l’autre publiés à Londres par l’imprimerie de Herzen, à l’aide de papiers dérobés aux chancelleries russes. L’éditeur de ces documents et le principal intermédiaire entre Herzen et les vieux-croyants, Kelsief, était un ancien séminariste, enclin à la fois au mysticisme et au socialisme. Après avoir parcouru l’Orient et cherché à y fonder, avec des starovères, une sorte de phalanstère, Kelsief découragé revint se livrer à la police russe, qui le mit en liberté. Il est, dit-on, mort fou.
  7. L’auteur de ce plan, Czaïkowski (Tchaïkovsky), connu en Turquie sous le nom de Sadyk-pacha, s’était par ses contes fait une place dans la littérature polonaise. De même que Kelsief, il finit par implorer la clémence du gouvernement russe. Rentré en Russie en 1873, l’ancien patriote polonais écrivit dans les feuilles russes, notamment dans le Rousskii Vestnik de Kalkof. Il a fini par le suicide, en 1886.
  8. Les vieux-croyants ont également recouru à l’étranger pour la publication de leurs livres. C’est ainsi que dans leur couvent de Saint-Nicolas, dit de Manuelos, en Roumanie ; ils ont réimprimé les principaux classiques du schisme, tels que les Réponses d’André Denissof, et le Zitimenos, apologie du signe de croix à deux doigts, d’Alexis Rodionof. Ces éditions se distinguent autant par la pureté du texte que par le luxe typographique. Ailleurs, à Kolomna, en Galicie, ils avaient publié un journal : le Staroobriadets (Vieux-Ritualiste).
  9. Ainsi s’exprimait un mémoire rédigé pour le grand-duc Constantin par Melnikof, Zapiska o rousskom raskolé, Sbornik prav. svéd. o rask., t. I, p. 193.
  10. Voyez Un homme d’État russe (Nicolas Milutine), Étude sur la Russie et la Pologne sous le règne d’Alexandre II (Hachette, 1884).
  11. Voyez, sur toutes ces luttes, N. Popof : Okroujnié Poslanié Popovstchiny et surtout N. Soubbotine : Sovrémennyia Létopisi raskola et Istoriia Bélokrinitskoï iérarkhii.
  12. Tout illicite qu’en est l’origine, il semble difficile, au point de vue théologique, de nier la validité de cette hiérarchie « ancienne-orthodoxe » (drevlé-pravoslave) qui tient directement ses pouvoirs d’éêques d’Orient. Elle est, vis-à-vis de l’Église gréco-russe, à peu près dans la même situation que la hiérarchie janséniste d’Utrecht vis-à-vis de l’Église romaine.
  13. Voyez : V. Solovief : Istoriia i Boudonchnost Teocratii (Agram, 1887), Préface. Cf. Chtchapof : Rousskii raskol staroobriadtchestva.
  14. D’après Mgr Macaire, le métropolite historien, tel aurait été le point de vue du patriarche Nikone. S’il fût demeuré sur le trône patriarcal, il eût accordé aux adversaires de la réforme liturgique, comme il l’a fait à l’archiprêtre Néronof, l’autorisation de se servir des anciens rites. Au lieu de provoquer le schisme, Nikone l’eût ainsi prévenu.
      Selon certains historiens, au contraire, selon Chtchapof comme selon Kostomarof. c’est le caractère et les procédés despotiques de Nikone qui ont provoqué le raskol. À en croire toute une école, l’affaire des vieux livres fui moins la cause que le prétexte ou l’occasion du schisme. La cause véritable aurait été le soulèvement du peuple contre la tendance de l’épiscopat à modifier, au profit du haut clergé, les anciennes relations des laïques et de la hiérarchie.
  15. Voy. Iousof : Rousskie Dissidenty : Starovéry i Doukhovnye Khristiane (1881, p. 51, 52).
  16. L’abolition du patriarcat, dans le dessein de subordonner l’autorité sacerdotale à l’autorité du tsar, a été donnée par les raskolniks comme une preuve que Pierre le Grand élait l’Antéchrist. Ainsi le Sobranié ot Sviatago Pisaniia o Antikhristé, Shornik prav. svéd. o rask, t. II, p. 256.