L’Empire des tsars et les Russes/Tome 3/Livre 3/Chapitre 6

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Hachette (Tome 3p. 428-453).


CHAPITRE VI


Organisation et doctrines des sans-prêtres (Bezpopovtsy). Comment il leur est plus difficile de se constituer en Église. Leur fractionnement en nombreuses sectes. Les principales : Pomortsy, Théodosiens. — Questions débattues entre elles. Les fanatiques et les politiques. De la soumission à l’État. La prière pour l’empereur. — Le mariage et la famille. Toute union des sexes est iliicite. Théorie et pratique du célibat. L’union libre. Comment la plupart des sans-prêtres ont dû s’écarter de leur point de vue primitif. — Sectaires qui persistent à s’y tenir : Errants ou Stranniki. Le vagabondage érigé en devoir religieux. Deux degrés dans la secte : les pèlerins et les hébergeurs. — Autres sectes extrêmes. Muets, Nieurs, Non-priants. Quel est le dernier terme du raskol.


Pour la seconde branche du raskol, pour les bezpopovtsy, il était plus difficile de se constituer en Église. Le principe fondamental de la secte, l’abrogation du sacerdoce, exposait les sans-prêtres à tomber en dehors des limites dogmatiques de l’orthodoxie, en même temps qu’il privait leurs communautés du plus puissant des liens ecclésiastiques. Chez eux, plus de digue aux débordements de la fantaisie individuelle, plus de barrières aux innovations ; l’esprit de division et d’hérésie peut librement se donner carrière. Ce sont des sectes de sectes, ou, comme disait Bossuet des protestants, ce sont « des morceaux rompus d’un morceau ». Pour le raskol, comme pour la Réforme, on se tromperait en regardant ce fractionnement comme un symptôme de dépérissement. Les doctrines semblables sont, par leur point de départ, vouées au changement perpétuel. Elles sont en quelque sorte instables, incapables d’immobilité, incapables d’unité. Le jour où elles cessent de varier et de se diviser est le jour où commence leur réelle décadence.

Ne reconnaissant plus d’ordination, les bezpopovtsy n’ont d’autres ministres du culte que des anciens, des lecteurs sans caractère sacerdotal. Lire et expliquer l’Écriture, baptiser et parfois confesser sont leurs principales attributions. Chez quelques communautés, ces fonctions peuvent être confiées à des femmes. Ces liseurs raskolniks sont tantôt fort ignorants, tantôt fort versés dans la littérature sacrée. Il n’est pas rare d’en rencontrer de supérieurs aux prêtres orthodoxes ; d’ordinaire, ils ont plus d’autorité sur leurs adeptes que n’en possèdent sur les leurs les popes des popovtsy.

Chez les sans-prêtres, la simplicité presbytérienne du service divin n’implique point le rejet de tout culte extérieur. Loin de là, en s’émancipant du clergé, la plupart de leurs communautés ont conservé toutes les pratiques de la dévotion russe, la révérence superstitieuse des images ou des reliques, l’observation scrupuleuse des jeûnes, tout le formalisme méticuleux d’où est sorti le raskol. Comme les popovtsy, les sans-prêtres ont gardé les signes de croix cent fois répétés, et les poklony, les saluts ou inclinations de corps devant les images avec les battements de front contre la terre. Cette sorte de gymnastique religieuse tient parfois chez eux une place d’autant plus large que leur culte, dénué de prêtres, est plus vide de cérémonies. Pour la purification des mets achetés au marché, telle secte ordonne cent de ces inclinations de corps ou poklones, pour un enterrement deux cents, pour un néophyte deux mille par jour, pendant six semaines, avec adjonction de vingt prosternations par chaque centaine. Plus encore que les popovtsy, ces hommes, qui ont rejeté tout clergé, ont gardé une horreur religieuse pour le tabac ou pour le sucre, une superstitieuse répugnance pour certains mets, pour le lièvre par exemple. Au lieu de toujours s’épurer, le culte, chez nombre de bezpopovtsy, semble s’être dédommagé de la privation des mystères les plus sacrés de la foi nationale en s’attachant d’autant plus aux mesquines pratiques de la dévotion populaire, se matérialisant ainsi par les causes qui semblaient devoir le spiritualiser.

Aujourd’hui que le raskol tend à sortir de son cadre séculaire, les sans-prêtres que ne retient aucune barrière hiérarchique, sont emportés par leur négation de l’autorité vers le rationalisme. C’est là un phénomène tout récent. Longtemps les bezpopovtsy ont rivalisé avec leurs frères ennemis, les popovtsy, de fidélité aux rites et à la tradition, s’ingéniant à n’en rien omettre en dépit de leur manque de clergé. Dans l’histoire de leurs variations, les querelles sur le rituel et les formes du culte ont tenu une large place. Un exemple des questions qui les ont longtemps passionnés, c’est « le titre de la croix », les lettres inscrites sur la tête du divin Crucifié. L’une de leurs sectes en reçut le nom de Titlovtsy. Un parti repoussait les quatre lettres slaves correspondant à l’INRI de nos crucifix latins. Ce titre de Jésus de Nazareth, roi des Juifs, donné au Christ par les soldats romains, lui paraissait une dérision sacrilège, à laquelle il refusait de s’associer même en apparence, remplaçant l’inscription évangélique par les sigles grecs du nom de Jésus-Christ : ICXC. Après cela, comment s’étonner que l’unique sacrement conservé par eux, le baptême, ait été, chez les sans-prêtres, l’origine de longues querelles et de nombreuses divisions ? Les uns l’administraient selon le rite orthodoxe, moins l’onction du saint chrême qu’ils ne pouvaient plus consacrer ; d’autres rebaptisaient les adultes, la nuit, dans les rivières ; quelques-uns, à la recherche du pur baptême, se baptisaient de leurs propres mains. Quant aux autres sacrements, ils les ont abandonnés faute de sacerdoce, ou ils n’en ont gardé qu’un simulacre. C’est ainsi que certains Philippovtsy se confessaient à une image, en présence de leur ancien (starik), qui leur disait au lieu d’absolution : « Puissent tes péchés t’être pardonnés ! » Chez d’autres sans-prêtres, le confesseur, un homme ou une femme, n’est plus qu’un conseiller.

Ce n’est pas seulement par son attachement aux dehors du culte ou ses raffinements sur le rituel que la gauche du raskol a été longtemps non moins rétrograde et antilibérale que le parti opposé, c’est plus encore par sa manière d’entendre le règne de Satan, par ses vues sur l’État, sur la société, sur le mariage, sur la vie en général. C’est parmi ces bezpopovtsy que le fanatisme s’est montré le plus intransigeant. Sans aller jusqu’aux forcenés qui se brûlaient eux-mêmes pour échapper à la domination de l’Antéchrist, les principales sectes de la bezpopovstchine ont longtemps professé une crainte de se contaminer tout orientale. Ils considéraient tout contact avec un homme étranger à leur doctrine, avec les « nikoniens » surtout, comme une souillure. Les théodosiens s’interdisaient de boire ou de manger avec les profanes, ou, comme ils disaient, avec les Juifs (jidovskiie). Un des reproches qu’ils adressaient à une secte voisine, les pomortsy, c’était d’aller aux mêmes bains et de boire dans le même verre que les autres hommes. Les quarante-cinq règles posées par leurs docteurs « au concile de Vetka », en 1751, ce que l’on pourrait appeler leurs commandements de l’Église, n’ont pour la plupart d’autre objet que de prohiber tout contact impur. Ils y apportaient un zèle judaïque, mêlant, comme certains chapitres du Deutéronome ou du Lévitique, les prescriptions morales les plus élevées aux observances les plus minutieuses. Une des règles du code théodosien enjoint de ne consommer les denrées achetées au marché qu’après les avoir purifiées au moyen de certaines formules. Une autre interdit l’entrée de leurs oratoires aux hommes vêtus d’une chemise rouge. Voilà ce qu’étaient, à une époque encore peu éloignée, ces radicaux du schisme parmi lesquels s’infiltre aujourd’hui le rationalisme.

S’ils repoussent les prêtres, la plupart des bezpopovtsy ont conservé des moines. Ils ont des skytes, des ermitages pour l’un et l’autre sexe. Chez les sans-prêtres, comme chez les vieux-croyants hiérarchiques, ces skytes ont été les principaux foyers, les principaux centres d’organisation du raskol. Beaucoup des sectes de la bezpopovstchine en ont tiré leurs doctrines et leur nom. C’est au nord-ouest, dans la région de l’Onéga, dans ces contrées presque polaires, si bien préparées pour le schisme par leur isolement, que se constitua, vers la fin du dix-septième siècle, la première grande communauté de sans-prêtres, celle qu’on pourrait regarder comme la mère des autres. Autour de quelques ermitages, bâtis sur les bords du Vyg, se groupèrent de nombreux dissidents avec leurs femmes et leurs enfants. Ainsi surgit, au fond des forêts, une sorte de république théocratique, qui trouva dans une des lumières du schisme, André Denissof, un intelligent législateur[1]. Pierre le Grand avait, dans un de ses voyages, été frappé de la vie industrieuse de ce libre mir de raskolniks ; ce grand adversaire du schisme fut le premier à leur accorder certains privilèges. Les doctrines des skytes du Vyg pénétrèrent dans tout le Pomorié, la contrée qui s’étend entre les grands lacs et la mer Blanche. Les adeptes de cette communauté en reçurent le nom de pomortsy ou riverains de la mer. Parmi les nombreuses sociétés filles ou rivales des riverains, il en est une que la richesse de ses membres et la rigidité de ses doctrines ont fini par placer à la tête des sans-prêtres ; ce sont les théodosiens (fédoséievtsy), ainsi nommés d’un sacristain (diatchok) mort en prison au commencement du dix-huitième siècle. Au lieu d’une Église centralisée et unitaire, la bezpopovstchine forma une sorte de confédération ayant à sa tête cette puissante communauté théodosienne.

Ce sont les théodosiens, alors dirigés par Kovyline, un de ces marchands russes unissant à un merveilleux degré le sens pratique au fanatisme, qui donnèrent aux sans-prêtres leur centre matériel et moral, le cimetière de Préobrajenski. Fondé sous Catherine II, lors de la peste de Moscou, un peu avant Rogojski, l’établissement rival des ""popovtsy"", Préobrajenski, fut plus puissant encore que ce dernier. Kovyline obtint que l’hôpital, joint au cimetière, fût soustrait à toute surveillance des autorités ecclésiastiques, et que le culte y fût célébré selon les rites de la secte. La société fondatrice eut le droit de choisir dans son sein les administrateurs de l’établissement, et ceux-ci n’eurent de compte à rendre qu’aux fondateurs. Avec les doctrines parfois antisociales de la bezpopovstchine, Préobrajenski devait, dans son existence séculaire, donner lieu à plus de soupçons, à plus d’accusations encore que Rogojski. Le cimetière théodosien fut dénoficé comme un repaire de voleurs, une fabrique de faux billets de banque, un asile de débauches. Il se peut que, sous le voile de la charité, les austères fédoséiévtsy aient caché plus d’une fraude et que le masque de l’ascétisme ait parfois déguisé le libertinage. Pour avoir régné cent ans sur le raskol, dans une période de l’histoire où toutes les institutions ont eu une si courte existence, il n’en a pas moins fallu à Préobrajenski, comme à Rogojski, de grandes qualités, voire de grandes vertus. Si leurs chefs avaient été étrangers au sentiment du devoir, si, en dépit ou plutôt en raison de leur fanatisme, ils n’eussent obéi à une conviction profonde, les deux puissants cimetières fussent bien vite redevenus de silencieuses demeures des morts. Il est difficile de ne point ressentir d’involontaire admiration pour ces marchands moscovites, gouvernant sans contrainte une libre société dans un État autocratique, maniant sans contrôle un trésor immense pour le temps, un trésor qui s’éleva, dit-on, à une douzaine de millions de roubles. Préobrajenski a, comme Rogojski, été envahi par la police et le clergé de l’État. Le cimetière théodosien a été mutilé sous Nicolas. On laissa aux raskolniks leur hospice, on leur prit leur église. Le célèbre métropolite de Moscou, Philarète, purifla la cathédrale du schisme. Les sans-prêtres de l’hôpital durent entendre résonner, dans l’église de leurs pères, le chant des popes unicroyants nommés par le Saint-Synode.


Les doctrines de ces sans-prêtres leur laissaient-elles des droits à la tolérance moderne ? Chez les bezpopovtsy, la réconciliation avec la raison, avec la civilisation, était assurément moins aisée que chez les vieux-croyants hiérarchiques. Des deux principes fondamentaux de la gauche du schisme, l’un, le rejet du sacerdoce et des sacrements, la conduisait, quant au mariage, à des conséquences immorales ; l’autre, la croyance au règne de l’Antéchrist, l’amenait à des conclusions révolutionnaires, anarchiques. C’est sur l’interprétation ou l’application de ce double point de la doctrine, que se sont divisés les riverains de la mer, les théodosiens, les philippovtsy ; et c’est de leur manière d’entendre l’un et l’autre dogme, de leur enseignement sur le mariage et la famille d’un côté, sur la nature et les droits du pouvoir civil de l’autre, que doit dépendre Tattitude de l’État vis-à-vis des bezpopovtsy.

Quelle peut être la soumission au souverain, ou l’obéissance aux lois, d’hérétiques qui prêchent que, depuis le patriarche Nikone et le tsar Alexis, la Russie est tombée sous le règne de Satan ? Qu’attendre de pareils hommes, si ce n’est révolte ouverte ou rébellion latente ? Ainsi des sectes extrêmes, des philippovtsy qui ne reconnaissaient d’autre tsar que le tsar du ciel, d’autre puissance que la hiérarchie angélique, et qui se brûlaient vifs pour échapper aux serviteurs de Satan ; ainsi des stranniki, des errants, qui, pour n’avoir pas de communication avec le gouvernement de l’Antéchrist, rompent aujourd’hui encore tous les liens civils. Ces forcenés ont pour eux la logique du raskol, mais dans les religions le triomphe de la logique n’est pas éternel. À l’ère des fanatiques et des extravagants succède l’ère des politiques et des modérés, aux dogmes absolus les compromis qui corrigent, les interprétations qui mitigent. Il en a été ainsi chez les sans-prêtres. La trompette de l’archange tardant à sonner, le juge suprême ne se pressant pas de descendre sur les nuées, il a bien fallu s’accommoder à ce monde de perdition. Comme en Occident après l’an mille, on s’est remis à vivre en cherchant un nouveau sens à l’Apocalypse et aux docteurs. Petit aujourd’hui est le nombre des raskolniks qui regardent le souverain comme l’incarnation ou le vicaire de Satan. Les uns expliquent le règne de l’Antéchrist d’une façon spirituelle, les autres attendent qu’il se manifeste d’une manière sensible, et les uns et les autres obéissent tranquillement aux lois, sans se préoccuper de leur origine. Ces hommes qui disent la terre tombée sous l’empire de l’enfer sont souvent d’aussi bons citoyens, d’aussi bons sujets, que leurs compatriotes qui croient respirer sous le sceptre paternel de Dieu.

Un grand nombre de raskolniks professant plus ou moins ouvertement des maximes de rébellion, le gouvernement impérial, lorsqu’il se relâcha de ses rigueurs contre le schisme, fut naturellement conduit à exiger de toutes les communautés dissidentes un signe extérieur de soumission. Cette marque d’allégeance, c’est au service religieux qu’il la demanda, comme pour se mieux assurer que les doctrines de la secte n’avaient rien de séditieux. Des vieux-croyants, comme de l’Église officielle, furent réclamées des prières pour le souverain ; ou, mieux, l’omission de cette partie de la liturgie, par les défenseurs scrupuleux des traditions liturgiques, fut regardée comme un acte d’insubordination. L’absence des prières pour le souverain devait d’autant plus choquer l’oreille russe que, dans les offices de l’Église, elles tiennent une place proéminente. Ce n’est pas un simple Domine salvum fac regem ou imperatorem, c’est une longue litanie où les membres de la famille impériale sont désignés un à un, et que la belle voix de basse des diacres récite avec une particulière solennîté. C’est moins le chef civil de l’État que le protecteur de l’Église, le défenseur de l’orthodoxie, qui semble mentionné dans les ekténies de la liturgie russe. Or les formules byzantines de très pieux, très fidèle empereur, de souverain orthodoxe, les dissidents se refusaient à les employer pour un prince à leurs yeux tombé dans l’erreur.

Cette question de la prière pour l’empereur fut, au dix-huitième siècle, une des principales causes du schisme des pomortsy et des théodosiens. Les premiers, ayant appris que l’impéralrice Anne envoyait inspecter leurs colonies du Vyg, s’étaient décidés à improviser une liturgie pour le souverain ; les théodosiens leur reprochèrent cette concession comme une apostasie. Les pomortsy avaient cependant, eux aussi, leurs scrupules ; ils consentaient à prier pour le tsar, non pour l’empereur, ce dernier titre étant, selon la plupart des raskolniks, un des noms sous lesquels se masque l’Antéchrist. Si beaucoup de raskolniks, de popovtsy même s’obstinent à ne pas prier pour le souverain, disant que demander à Dieu, conformément au rituel, la victoire de l’autorité sur ses adversaires, c’est demander la ruine de la vieille foi, la plupart des sans-prêtres ne se refusent pas à donner au pouvoir d’autres marques de soumission. Les rigides théodosiens se sont eux-mêmes, à cet égard, singulièrement relâchés de leur sévérité première. Dans les communautés les plus opiniâtres de cette extrême gauche du schisme, la raison et l’esprit de conciliation ont fini par pénétrer. On a vu les théodosiens de Préobrajenski, comme les vieux-croyants de Rogojski, envoyer à l’empereur Alexandre II des adresses de fidélité et à ses enfants des présents de noces. C’est à la tolérance publique de faire le reste, et dans la bezpopovstchine, comme dans la popovstchine, les ennemis, étrangers ou intérieurs, du gouvernement russe ne trouveront pas plus d’encouragement que n’en trouverait un ennemi de la France parmi les protestants français.

Entre les sans-prêtres et l’État, ou, mieux, entre les sans-prêtres et la société, reste la question du mariage, de la famille. Pour la bezpopovsichine, qui proclame la perte du sacerdoce, le mariage sacramentel n’existe plus. C’est là le point de vue commun de toutes les congrégations, c’est là, en même temps, le principal objet de leurs dissensions. La disparition du sacrement entraine-t-elle la suppression absolue du mariage, fait-elle du célibat une obligation universelle, ou la miséricorde divine et l’intérêt de la société autorisent-ils à suppléer au sacrement perdu ? Sur ce problème capital, tous les points de vue ont trouvé des partisans.

Les plus modérés ont conservé ou restauré l’union conjugale. Le mariage, disent-ils, n’est pas seulement un sacrement, c’est aussi une union civile, nécessaire à la société pour la propagation de respèce, et indispensable à la faiblesse de la chair pour éviter la débauche[2]. Ne pouvant faire consacrer leurs noces par un prêtre, ils se contentent de la bénédiction des parents ou du baisement de la croix et de l’Évangile, en présence de la famille, ce qui, pour les Russes, est la forme la plus solennelle du serment. Selon d’autres, comme certains pomortsy, le sacrement étant abrogé, toute l’essence du mariage est dans le consentement mutuel des deux époux, et la vie conjugale n’est légitime qu’autant que dure ce consentement. L’amour, disent quelques-uns, est de nature divine ; c’est à l’union des cœurs de décider de l’union des existences. On est surpris de retrouver chez de rustiques sectaires les théories les plus raffinées de tel de nos romanciers sur le droit divin de l’amour et l’assujettissement du mariage au sentiment. Nombre de ces moujiks ont mis en pratique dans leurs humbles izbas la troublante utopie du Jacques de G. Sand. Maintes babas villageoises ont, comme l’Héloïse d’Abailard, écarté le titre d’épouse, trouvant plus de douceur à ne rien devoir qu’à l’amour.

Ce que repoussent, sous le nom d’union conjugale, la plupart des bezbratchniki (sans-mariage), c’est l’union indissoluble. Sous de spécieux prétextes théologiques, beaucoup aiment à secouer le joug de ce qui ne leur paraît qu’une convention sociale. De même que plus d’un soi-disant philosophe, ces marchands ou ces paysans semblent considérer l’antique mariage chrétien comme une institution surannée. À ce contrat tyrannique, dont ni l’homme ni la femme ne peuvent se dégager à volonté, ils s’ingénient à substituer un mode d’union plus conforme aux exigences de la nature humaine. Aussi ces ignorants « sans-mariage » (bezbratchniki), qui semblent dupes de l’esprit de superstition, il se trouve de leurs compatriotes, affranchis de toute foi traditionnelle, pour les prôner comme des précurseurs de l’avenir et des pionniers du progrès social. Parmi les femmes du monde, j’en ai rencontré qui avaient l’air d’envier à leurs sœurs du peuple l’honneur de cette noble initiative. Avec l’engouement de ses pareils pour les « idées avancées », plus d’un Russe cultivé est porté à louer ces radicaux du schisme de ne point vouloir aliéner leur liberté, de remplacer les lourdes chaînes de l’union conjugale par des liens moins pesants à l’humaine faiblesse. On leur est reconnaissant de mettre en pratique l’égalité des sexes et l’émancipation de la femme, ainsi soustraite au servage domestique ; on les admire, pour un peu l’on en serait fier. « Ce ne seraient pas vos paysans normands ou bourguignons qui oseraient pareille hardiesse », me disait un étudiant de Moscou. Le fait est qu’aux deux extrémités de la pensée russe, le vieux-croyant bezbratchnik et le novateur révolutionnaire professent sur le mariage des principes analogues ; et le plus radical en pratique n’est pas toujours le plus négatif en théorie. Tels de ces sans-prêtres, instruits dans les vieux livres, ont réalisé d’avance l’idéal présenté à la jeunesse par les « hommes d’avenir » dans Que faire ? de Tchernychevsky. Plusieurs de ces partisans de l’ancien signe de croix poussent l’esprit de progrès jusqu’à attribuer les enfants à la communauté, et à les faire élèvera ses frais dans des asiles spéciaux.

L’union libre, tel est le terme auquel aboutissent la plupart des « sans-mariage ». Sous le couvert de préventions religieuses, il se fait, au fond de ce peuple, une singulière expérience. Dans les villages où la coutume régit les partages de succession, où le mir distribue à son gré la terre entre ses membres, les « sans-mariage » peuvent éluder une des difficultés inhérentes à ce mode d’union, celle qui tient à l’illégitimité des enfants. Chez le moujik où l’homme ne peut vivre sans la femme, où tous deux se complètent pour former une unité économique, le rejet du mariage ne détruit point nécessairement la famille. Elle peut subsister encore, bien que d’une manière précaire. Ces unions révocables qui ne reposent que sur la libre volonté des conjoints, les « sans-mariage » les entourent parfois de formes qui en rehaussent la dignité et leur donnent une certaine garantie ; ainsi du consentement des parents et de la publicité. Il est des régions où, pour faire part de leur entrée en ménage, les couples qui ont résolu d’associer leur vie se promènent ensemble dans les foires et les marchés, en se tenant par la main ou par un mouchoir, comme pour dire à chacun : « Vous voyez, nous sommes unis ». Parfois il est aussi des formes d’usage pour la rupture ou le divorce. On se sépare en présence des parents et des amis, en se faisant forcé révérences à la russe. Ces ménages qu’un caprice peut rompre sont, paraît-il, souvent durables et paisibles, comme si des époux libres de se séparer montraient l’un pour l’autre d’autant plus de douceur et d’attachement, ou comme si un lien qui peut toujours être dénoué restait d’autant moins tendu. Il se peut que la simplicité des mœurs et le sérieux des convictions mitigent ce qu’il y a de faux et de malsain dans de pareilles situations. Sous tous ces beaux dehors et ces poétiques formules, l’union libre, l’amour libre, chez les sectes russes, comme chez les prétendus réformateurs de l’Occident, n’en garde pas moins un vice ineffaçable. Au fond, ce n’est toujours qu’un concubinage, avec les illusions et les déceptions, avec les souffrances et les déchirements des liaisons mal assurées. Sentant eux-mêmes la fragilité du nœud qui les unit, les sectaires désireux de faire légaliser leur union vont parfois, sous l’impulsion de leurs femmes, se faire marier par le pope dont ils nient les pouvoirs, sauf à se soumettre à des pénitences de la part de leur communauté.

Chez quelques sectes on a vu tous les abus et les scandales des pays où le divorce est facile ; on a vu les époux d’un jour s’unir sans sérieux et se séparer sans gravité. Cela est surtout vrai des villes, où la femme est moins nécessaire à l’homme, et où l’ouvrier ne voit dans la famille qu’une charge. De là vient que les raskolniks à qui leur probité et leur sobriété ont valu le renom d’être plus moraux que les autres Russes, passent souvent, quant au commerce des sexes, pour plus immoraux. Et cela, non toujours sans raison, quelques-uns de ces proscripteurs du mariage lui préférant franchement le libertinage, appelant la libre union de l’homme et de la femme l’amour fraternel, le saint amour, l’amour chrétien. Dans les campagnes même, il s’est rencontré des pères, affirme-t-on, pour encourager leurs filles au dévergondage, les félicitant de leur apporter de futurs travailleurs ou travailleuses, leur permettant tout, sauf le mariage. Comme ailleurs des moralistes profanes, quelques-uns de ces adhérents de la vieille foi semblent en être arrivés à rejeter hors de la morale tout ce qui touche les rapports des sexes.

L’union libre est peut-être pour la société un moindre embarras que les maximes des sectes plus rigides qui poussent jusqu’à leurs dernières conséquences les principes du schisme. Aux yeux de plusieurs communautés de sans-prêtres, tout commerce de l’homme et de la femme est illicite, rien ne pouvant suppléer au sacrement perdu. Chez quelques-uns de ces sectaires, me disait à ce propos Ivan Tourguénef, l’idée ascétique semble renforcer le préjugé théologique. Le rapprochement des sexes leur paraît une impureté ; le mariage, qui le consacre légalement, une abomination. S’ils pardonnent plus facilement le libertinage que le mariage, c’est que le repentir peut arracher à l’un et que l’autre enchaîne au péché.

Les théodosiens exprimaient leur farouche doctrine dans une formule rendue plus nette par la concision de la langue : jenatyi razjenis, nejenatyi ne jenis ; marié, démarie-toî ; non marié, ne te marie pas. Le mariage fut interdit aux célibataires, la vie conjugale aux gens mariés ; les noms de père et de mère furent proscrits. « Que le jeune homme ne prenne pas de femme, que l’époux n’use point de l’épouse, dit une sorte de catéchisme rimé ; que la jeune fille n’entre pas en mariage, que la femme mariée n’enfante point. » Les époux coupables d’avoir enfreint ce précepte, coupables d’avoir donné l’existence à des enfants, furent chassés de la communauté ou soumis à d’humiliantes pénitences. Les adhérents de ces maximes qui n’avaient point la force d’y rester fidèles furent tentés de faire disparaître les preuves de leur faiblesse. L’infanticide est ainsi un des crimes reprochés aux moines laïques de Préobrajenski. On assure que d’un étang voisin de leur cimetière on a retiré un grand nombre de cadavres de nouveau-nés[3]. Pour affranchir leurs coreligionnaires de semblables tentations, les théodosiens avaient fondé à Moscou et à Riga de vastes orphelinats. Certains fanatiques expiaient, dit-on, leur faute en enterrant vivant le fruit de leur péché. Si les théodosiens s’en sont toujours défendus, de pareils crimes étaient la conséquence indirecte de leur enseignement. « Dans la conception d’un enfant, dit encore une de leurs poésies manuscrites, ce n’est plus du Dieu créateur, c’est du diable que vient l’âme humaine. »

Une société puissante par l’industrie et la fortune ne pouvait toujours maintenir de pareilles opinions. Quelques communautés, comme les monintsy, se détachèrent du cimetière de Préobrajenski pour en revenir au mariage. Une classe plus nombreuse s’ingénia à conserver les joies de la vie conjugale, sans perdre dans la secte le titre de célibataire. Les hommes réduits à ce triste compromis vivaient avec une femme qu’ils traitaient dans la maison en épouse, et dont ils élevaient les enfants comme leurs enfants légitimes. À ces honteux restaurateurs du mariage, les stricts théodosiens donnèrent le nom de novojeny, c’est-à-dire de néo-mariés. Les sévères gardiens du célibat et les parrains du libertinage fermèrent la porte de leurs oratoires à ces faibles novojeny ; ils refusaient même de boire ou de manger avec eux. Ces rigueurs ne pouvaient toujours durer ; entre les deux partis s’est opéré un rapprochement.

Jusque chez l’inflexible théodosien, il s’est fait une évolution conire l’ascétisme en faveur de la nature et de la famille. Comme la plupart des « sans-mariage », ce qu’il exige sous le nom de célibat, ce n’est qu’un célibat civil qui n’exclue nullement la cohabitation avec une femme. Parmi ces hommes qui semblent condamner la Russie à n’être plus qu’un immense monastère, la réaction est telle que les théodosiens de Moscou en sont venus, il y a quelques années, à rejeter le monachisme aussi bien que le sacerdoce[4], disant que sans prêtres il ne peut plus y avoir de moines et de consécration monastique. En vertu de ce nouveau principe, tel ou tel de leurs moines les plus en vue, le P. Joasaph et le P. Joanniky, ont jeté le froc pour prendre une ménagère ou, comme ils disent dans le jargon de la secte, une cuisinière, striapoukha, car c’est sous ce vocable tout pratique qu’un théodosien désigne la compagne qui lui tient lieu d’épouse. À en juger par ce nom, il semblerait que la femme a peu gagné aux doctrines des « sans-mariage ». On en pourrait dire autant des enfants, la grande difficulté de tout système de ce genre. Pour eux, les bezbratchniki n’ont rien trouvé de mieux que des maisons d’orphelins auxquelles les parents sont libres de confier leur progéniture. Aussi ne nous paraît-il point qu’ils aient résolu d’une manière satisfaisante le problème de l’union libre. En fait, ils vivent dans le concubinat, tout comme nombre d’ouvriers de nos villes d’Occident. Toute la différence, c’est qu’à travers les aberrations de l’esprit de secte, la plupart de ces « sans-mariage » ayant gardé une foi religieuse et une morale positive, ces unions révocables ont chez eux, sinon plus de garanties, du moins plus de décence, plus de chances de paix et de durée. Si l’utopie de la famille libre, sans lien légal, pouvait impunément entrer dans les mœurs, ce serait encore à couvert de la religion. Au foyer d’un croyant il reste Dieu, le témoin invisible, pour protéger la femme et l’enfant.

Sur cette question de la vie conjugale et de la famille, comme sur celle du règne de l’Antéchrist et de la soumission à l’État, la bezpopovstchine s’est adoucie et comme apprivoisée. Ses écarts lui sont communs avec des gens qui ne tiennent en rien à la vieille foi. Le sans-prêtre moderne répudie les farouches doctrines de ses prédécesseurs ; il en conteste l’authenticité ou l’interprétation, il recourt au besoin à la presse ou à la justice pour repousser ce qu’il appelle les calomnies de ses adversaires. Ce ne sont plus aujourd’hui les chefs du schisme qui proclament ces maximes attentatoires à la morale, ce sont ses ennemis qui vont les déterrer dans les livres ou les manuscrits des docteurs de la secte pour s’en servir contre elle. Que leurs adversaires théologiques reprochent aux sans-prêtres d’être inconséquents, plus d’un culte n’a dû l’existence qu’à des inconséquences de cette sorte. Si le sauvage génie de l’ancienne beipopovstchine n’est point mort, il ne vit plus que dans quelques sectes extrêmes, dans une secte bizarre en particulier, les errants ou stranniki.


Les plus choquantes aberrations des premiers sans-prêtres ont encore été professées en plein dix-neuvième siècle par les errants. Appelés aussi les fuyants (bégouny), ces fanatiques se donnent le nom de pèlerins. Un déserteur du nom d’Ephime, devenu moine dans un des skytes théodosiens, fut leur premier apôtre. L’errantisme est sorti, à la fin du dix-huitième siècle, d’une sorte de réveil, de revival de la bezpopovstchine. La croyance au règne actuel de Satan est la pierre angulaire de l’enseignement des errants. Repoussant comme une apostasie toutes les concessions ou les inconséquences des sans-prêtres modernes, l’errant n’admet aucun compromis avec cette sombre doctrine. Il cesse tout commerce avec les représentants de Satan, c’est-à-dire avec l’État et les autorités constituées. À l’instar des anciens prophètes, il se retire dans la solitude, il s’enfonce dans les forêts, où n’ont point encore pénétré les serviteurs de l’Antéchrist. Il fuit particulièrement les villes, ces maudites Babylones où résident les ministres du Prince des ténèbres. La devise du strannik est cette parole de l’Évangile : « Abandonne ton père et ta mère, prends ta croix et suis-moi ». Avec le vieux réalisme moscovite, avec le réalisme habituel au raskol, il prend ce conseil à la lettre, quittant son champ et sa famille, mettant sa piété à n’avoir pas de foyer sous les cieux.

Il faut dire que cette singulière secte paraît moins étrange en Russie qu’ailleurs. Elle est à coup sûr bien russe, elle semble née de la nature du pays et des penchants du peuple. On sait le goût du moujik pour la vie itinérante, et ce que l’on a souvent appelé ses instincts nomades : l’infini de la terre russe, les larges et bas horizons de ses plaines natales semblent le provoquer à des courses sans fin. De la profondeur de ses forêts lui viennent de lointains et mystérieux appels. La forêt comme la mer semble avoir ses sirènes. En peu de contrées, l’homme est plus fortement tenté de quitter la demeure fixe, l’étroite prison de la vie civilisée pour la vie libre et sauvage de l’état de nature. Comment s’étonner qu’en un pareil pays il se soit trouvé de rustiques docteurs pour condamner la vie sédentaire et ériger le vagabondage en idéal de sainteté ? Où l’homme se sent-il plus près de Dieu que dans la solitude des bois et sous le tabernacle du ciel ? On a remarqué que l’errantisme avait la plupart de ses adeptes dans la région des forêts et les gouvernements du nord, là où les métiers errants ont de tout temps été en honneur, où beaucoup de paysans passent une moitié de l’année hors de leur village, abandonnant leur izba et leur famille, pour chercher du travail en des contrées plus fertiles. Les habitudes locales prédisposaient à la propagande du strannik. Le centre de l’errantisme est ainsi dans le gouvernement de Iaroslavl et les régions voisines[5].

Pour le strannik, il n’y a de salut que dans l’isolement et dans la fuite. Il quitte sa maison, sa femme, ses enfants, il quitte le village et la commune où il est légalement inscrit, ne voulant avoir ni famille ni domicile. En signe de rupture avec la société, les pèlerins rejettent les passeports et tous les actes pouvant établir leur identité ; c’est la première condition de l’entrée parmi les vrais chrétiens. Au lieu de passeport. l’errant porte des papiers avec des maximes de la secte ou simplement une croix avec des sentences de ce genre : « Ceci est le vrai passeport visé à Jérusalem ». Il y a des errants de l’un et l’autre sexe. Ils pratiquent une sorte de communisme, nient toutes les distinctions sociales et regardent tous les hommes comme égaux. Ils se considèrent comme moines et se donnent les noms de frère et de sœur. Avec les plus rigides bezpopovtsy, ils proscrivent le mariage, qui, suivant eux, ne sert qu’à couvrir le péché. À la vie conjugale ils préfèrent les relations illicites, sous prétexte que l’homme marié se voue éternellement au mal, tandis que, chez les célibataires, les faiblesses des sens trouvent leur punition et leur purification dans la condamnation des hommes. Il en est qui s’adonnent en fait à la polygamie, ayant des maîtresses en divers villages, ou traînant avec eux des femmes qui partagent leur vie nomade. Sans moyens réguliers d’existence, les errants ont parfois recours au vol, se justifiant toujours par ce principe, que, le monde étant sous la loi de Satan, toute attaque contre la société est une protestation contre la domination de l’enfer[6].

Une pareille doctrine ne peut exiger de chacun l’application immédiate de ses maximes. Comme toutes les sectes dont les dogmes font violence à la nature humaine, les stranniki ont dû se partager en deux classes, en deux ordres d’adeptes. Ainsi nos Albigeois qui, eux aussi, croyaient au règne de Satan, proscrivaient le mariage et repoussaient l’Église comme une institution démoniaque ; ils admettaient deux degrés d’affiliation : les parfaits, astreints à toute la rigueur du code cathare, et les simples croyants, autorisés à vivre de la vie ordinaire, à condition de rester en communion avec les parfaits[7]. Les stranniki ont une organisation analogue. Ils se divisent en deux catégories, les errants proprement dits, les pèlerins ou coureurs, qui mènent la vie en fuite, et les domiciliés, les sédentaires ou mondains, qui demeurent dans le siècle, payent les impôts et au besoin fréquentent l’Église. La mission de ces derniers est de donner asile à leurs frères plus avancés, ce qui leur a valu le nom d’hébergeurs ou hospitaliers, strannopriimtsy. De ces deux classes d’adhérents, les uns sont les initiés de la secte ou les profès de la communauté, les autres en sont les catéchumènes ou les novices.

Les premiers seuls reçoivent le baptême de l’errant, baptême qui se donne de nuit, dans des lieux déserts, et oblige ceux qui l’ont reçu à mener la vie des saints, la vie de pèlerin. Dans leur répugnance pour la société et la nature extérieure, qu’ils considèrent comme également maudites de Dieu, certains stranniki n’admettent pour le baptême que l’eau de la pluie du ciel ou l’eau des marais écartés, sous prétexte que les rivières sont souillées par les adhérents de l’Antéchrist. Chacun de ces pèlerins, homme ou femme, a son écuelle et sa cuiller de bois comme son image de métal ; ils ne prient ni ne mangent avec les profanes, pas même avec les frères qui leur donnent asile. Ils n’ont ni église ni chapelle, mais célèbrent leurs ofBces dans des retraites secrètes, ou, le plus souvent, dans les forêts, autour d’images qu’ils suspendent aux arbres. Aux hébergeurs on permet, à cause de leur faiblesse, de remettre leur entrée dans la vie parfaite, comme, aux premiers siècles, les prosélytes de la foi chrétienne retardaient souvent le baptême jusqu’à leurs derniers jours. Les donneurs d’asile n’ont du reste qu’un sursis ; avant de quitter cette terre, ils doivent faire acte de vrais chrétiens, abandonner tout lien temporel, quitter maison, femme, enfants. Pris de maladies graves et sentant les approches de la mort, ils se font porter dans les forêts ou les landes écartées, ou au moins dans une demeure étrangère, pour y recevoir le baptême et expirer en pèlerins, en errants. Pendant leur vie mondaine, les receleurs ont souvent, dans leurs izbas, des retraites dissimulées où se retirent les errants de passage. Leurs maisons, disposées de façon à dérouter les recherches de la police, ont plusieurs portes et plusieurs sorties. Les deux classes d’adeptes se reconnaissent à certaines formules, à certains signes. Parfois l’hébergeur loge le pèlerin sans l’interroger, sans lui parler, presque sans le voir. Grâce à cette complicité, les apôtres de la fuite peuvent parcourir d’immenses espaces, prêchant sur leur chemin l’abandon du monde, trouvant partout des asiles sûrs, menant même parfois, à l’abri de leur fanatisme, une vie plantureuse. La dévotion de leurs receleurs les entretient si généreusement que, pour profiter de cette hospitalité, des charlatans et des repris de justice se vouent à la vie de prophètes ambulants[8].

Le règne de l’empereur Nicolas a été l’époque la plus florissante de l' errantisme. Les poursuites n’en faisaient qu’accroître la vogue. Pour recrues, le strannik pouvait compter sur les serfs fugitifs, sur les forçats évadés de Sibérie, sur les déserteurs, alors que le service militaire, durant plus de vingt ans, équivalait à une mort civile. La secte se propageait dans les régiments et dans les prisons ; elle trouvait des néophytes et des missionnaires dans cette nombreuse classe de brodiagi, de vagabonds sans passeport, si rudement pourchassés par la police. C’est surtout dans cette branche extrême de la bezpopovsichine que le raskol se montrait l’expression des résistances populaires aux vexations de l’état social, au long service militaire, à la bureaucratie allemande, au servage. En certains gouvernements du nord-est, on arrêtait chaque année des centaines d’errants. Alors s’établissaient entre eux et la police des dialogues de ce genre[9]. « As-tu un passeport ? — Oui. » Et le pèlerin présentait une feuille rédigée dans un jargon apocalyptique avec des maximes comme celle-ci : « Celui qui te persécute se prépare une place dans l’enfer. » « D’où tiens-tu ce passeport ? demandait l’agent du gouvernement. — Il vient du Roi des cieux, du tout-puissant monarque de l’univers, répondait le pèlerin. — Tu n’as pas de passeport légal ? — Non. — Pourquoi cela ? — Parce que ces feuilles de la police portent le sceau de l’Antéchrist. (Les errants désignent ainsi les armes impériales.) — Tu veux aller en prison ? reprenait l’interrogateur. — Je suis prêt à tout souffrir, les tourments ne m’effrayent pas. Je ne crains ni les bêtes féroces, ni les ministres de Satan. » Et, dans son exaltation, le strannik continuait sur ce ton, imitant à son insu, devant l’ispravnik, le langage des chrétiens des Acta martyrum devant le proconsul. Plus on en condamnait, plus il apparaissait de ces forcenés, la persécution étant pour beaucoup l’attrait de ces sombres doctrines. Aujourd’hui même l’errantisme n’est pas mort. On entend parfois encore signaler le passage de ses prophètes. Vers la fin du règne d’Alexandre II, un certain Nikonof, ancien déserteur comme le fondateur de la secte, prêchait ainsi le vagabondage aux paysans du gouvernement d’Olonets. La police l’arrêtait en 1878 ; elle avait déjà mis deux fois la main sur cet apôtre de la fuite ; mais, la première fois, il s’était échappé ; la seconde, il avait été délivré par les moujiks du voisinage. Pour s’en emparer dans son asile, il fallut profiter d’un moment où les paysans étaient occupés à leurs travaux. On en vient rarement aujourd’hui à de pareilles extrémités. S’il donne toujours des signes de vie, l’errantisme semble, lui aussi, en train de se transformer. Le farouche pèlerin qui personnifiait toutes les aberrations des énergumènes de la bezpopovstchine tend, à son tour, à s’humaniser. Les vues de ces intransigeants du schisme se sont curieusement modifiées. Certains de leurs apôtres inclinent, assure-t-on, à une sorte de mysticisme empreint de rationalisme. Ils réduisent le dogme et l’Écriture en allégories, rejetant les fêtes, les jeûnes et tout le culte extérieur. Ce n’est pas là un phénomène unique dans l’histoire du raskol. Cette sorte de volte-face de l’extrême gauche des vieux-croyants est plus marquée encore chez une ou deux autres sectes. Cela vaut la peine qu’on s’y arrête.


Entre les hérésies issues du schisme du dix-septième siècle, nous mentionnerons encore les muets, les nieurs, les non-priants. Les muets ou silencieux, moltchalniki, ont été signalés, à une époque récente, en Bessarabie, sur le bas Volga, en Sibérie. De cette secte l’on sait peu de chose, et cela se comprend. Pour elle, la première condition du salut est le silence. Les moltchalniki renoncent à la parole, prenant peut-être, eux aussi, à la lettre certains conseils des Écritures. Haxthausen[10] raconte que, sous Catherine II, un gouverneur de la Sibérie, du nom de Pestel, s’était en vain amusé à les mettre à la torture pour leur ouvrir la bouche. Il avait eu beau leur faire bâtonner la plante des pieds et verser sur le corps de la cire brûlante, il n’avait pu leur arracher une parole. Les tribunaux modernes n’ont guère été plus heureux. Sous Alexandre II, en 1873, des silencieux des deux sexes se laissaient condamner à la déportation par le tribunal de Saratof, sans répondre un seul mot à aucune question, assistant à toute la procédure en spectateurs indifférents. Peut-être ces muets ne sont-ils qu’une variété d’errants. Se taire est encore une manière de se retrancher du monde et de rompre avec le siècle. Parmi les sectaires du bas Volga, désignés par le clergé sous le nom de Montanistes, il s’en trouvait, vers 1855, qui avaient fait vœu de silence, errant dans la campagne en contrefaisant les muets ou les idiots[11].

Les nieurs sont un peu mieux connus. Ils soutiennent que, depuis Nikone et le rejet du sacerdoce, il n’y a sur terre plus rien de sacré : tout, disent-ils, a été emporté au ciel. Ils arrivent ainsi à la négation de tout culte extérieur, repoussant les cérémonies, les sacrements, les images, n’admettant que le recours direct au Sauveur, d’où ils sont aussi nommés Confrérie du Sauveur.

Les instincts négatifs en germe dans la bezpopovstchine se déploient librement chez les non-priants, némoliaki. Ici on voit le raskol, parvenu au dernier terme de son évolution, aboutir aux antipodes de son point de départ. Le fondateur des non-priants est, croit-on, un cosaque du Don, nommé Zimine, passé des popovtsy aux sans-prêtres. C’était un brave soldat, décoré de la croix de Saint-Georges ; son enseignement lui valut d’être expédié au Caucase, en 1837. On ne sait ce qu’il y devint. Sa doctrine repose sur une conception originale, celle des quatre âges ou saisons du monde. Ces quatre âges sont : le printemps ou l’âge anté-paternel, de la création à Moïse ; l’été ou l’âge du Père, de Moïse au Christ ; l’automne ou l’âge du Fils, du Christ à l’an 1666 ; l’hiver ou l’âge de l’Esprit, qui a commencé avec l’hérésie nikonienne pour continuer jusqu’à la fin des temps. Ce calendrier théologique dérive manifestement de l’idée de maints raskolniks que le règne de l’Antéchrist forme une des grandes époques de l’histoire humaine ; ce qu’il a de particulier, c’est que, pour les non-priants, l’ère de l’Antéchrist devient l’âge de l’Esprit.

La hiérarchie ayant laissé s’éteindre le flambeau de la foi, le culte ancien est abrogé. Le salut ne peut plus être obtenu à l’aide de rites matériels. Toutes les cérémonies extérieures ayant perdu leur vertu. Dieu ne doit plus être adoré qu’en esprit, il n’accepte qu’un culte spirituel. Les prières de nos lèvres ont cessé de lui plaire ; Dieu n’a que faire des oraisons lues dans les livres ou apprises de mémoire. La seule prière qui lui agrée est celle qui sort du cœur et est prononcée en esprit. Et encore, à quoi sert-il de rien demander à Dieu ? Notre Père céleste ne sait-il pas, sans que nous le lui demandions, tout ce dont nous avons besoin ? Poussant leur principe jusqu’à ses dernières conséquences, les non-priants repoussent les fêtes, les jeûnes, les reliques, les images, et jusqu’à la croix devenue inutile sous le règne de l’Esprit. Ils ont renoncé au baptême, aussi bien qu’aux autres sacrements. Ils se marient sans prières ni cérémonies, disant qu’il suffit du consentement des époux et des parents. Ils condamnent les rites des funérailles comme une sorte d’impiété, soutenant que le corps qui appartient à la terre doit simplement être rendu à la terre.

Le principe du culte de l’Esprit, ils l’appliquent aux Écritures, affirmant qu’elles doivent être entendues dans un sens spirituel. Partant de cette maxime, ils ne voient que des allégories dans les dogmes du christianisme ou les faits évangéliques. La naissance, la passion, la mort, la résurrection du Christ ne sont pour eux que des symboles. Ainsi la vierge Marie est la vertu dont naît le Verbe divin. Ils interprètent de même le second avènement du Sauveur, le jugement dernier, la résurrection des morts, qui s’accomplit chaque jour par la conversion des pécheurs. Selon certains investigateurs, ils en seraient venus à nier l’immortalité future, disant qu’après la mort il n’y a rien[12].

Tel est le dernier terme du raskol. Après avoir, durant plus de deux siècles, poussé des branches en tout sens, cet arbre touffu, qui a ses racines dans la superstition, a pour dernier fruit le rationalisme ; sur cette tige arrosée du sang des martyrs, la fleur suprême est le déisme. Si peu de sans-prêtres vont aussi loin que les non-priants, beaucoup en religion inclinent également à une sorte de radicalisme. L’absence de toute hiérarchie, les controverses des sectes, la libre interprétation de l’Écriture, demeurée la seule autorité debout parmi les bezpopovtsy, les acheminent sur les routes du rationalisme. Des vieux livres qu’ils s’obstinent à garder, ils tirent peu à peu des idées nouvelles, qui eussent singulièrement scandalisé leurs premiers pères. Ces héritiers des défenseurs de la lettre protestent de plus en plus contre le littéralisme. Le plus choquant de leurs dogmes, le règne actuel de l’Antéchrist, est devenu, pour beaucoup, le principe d’un renouvellement spirituel. L’entendant d’une manière allégorique, ils ont étendu la même méthode à d’autres croyances. Dans leurs polémiques avec les orthodoxes, il n’est pas rare d’entendre des cosaques raskolniks dire que « nous vivons sous de nouveaux cieux », idée qui ouvre un large champ aux nouveautés et aux hardiesses de toute sorte. Au rebours de leurs ancêtres qui regardaient la religion comme un tout immuable, auquel nul ne pouvait changer un iota, ils en viennent à lui appliquer l’idée moderne la plus opposée à la vieille foi, l’idée d’évolution. Plusieurs soutiennent que ce qui était bon à un autre âge, pour les chrétiens enfants, ne convient plus au nôtre pour les chrétiens adultes. Les noms de vieux-croyants et de vieux-ritualistes, dont ils aimaient à se parer autrefois, beaucoup les rejettent pour s’intituler simplement chrétiens, disant que les vieux-croyants sont les gens de l’Église, ou encore ceux de l’ancienne loi, les juifs. Le reproche de faire consister la religion dans les cérémonies, nombre de sans-prêtres et même de popovtsy le renvoient avec dédain à la hiérarchie officielle. Les non-priants ne sont pas seuls à transformer les dogmes et les sacrements en symboles. Il s’en trouve d’autres pour dire que la vraie communion, c’est de se nourrir de la parole du Christ et de vivre selon sa loi. Quelques-uns vont, dans leurs controverses avec les orthodoxes, jusqu’à infirmer l’autorité de l’Écriture, prétendant qu’il faut croire avant tout à l’évangile écrit dans le cœur. L’extrême gauche du schisme aboutit aux mêmes conclusions que des sectes radicales parties du pôle opposé.

Si tout mysticisme n’a pas disparu de la bezpapovstchine, il s’y allie souvent avec un rationalisme ingénu. Cette combinaison de rationalisme et de mysticisme semble même un des traits du caractère religieux de la Russie moderne. La masse des raskolniks est assurément loin d’avoir dépouillé toutes les traditions et les préventions de l’ancienne foi ; mais, presque partout, s’insinuent chez eux des dées étrangères à leurs pères. Dans les vieilles outres fermente un vin nouveau qui risque de les faire éclater.



  1. Cet André Denissof et son frère Simon, aussi l’un des chefs du schisme, étaient des hommes cultivés et de haute naissance ; ils s’appelaient de leur nom princes Mychetsky. C’est là une exception qui ne se rencontre qu’au premier âge du raskol.
  2. K. Nadejdine, Spory bezpopovtsef… o braké. Vladimir 1877. Cf. J. Nilsk Semeinaïa Jizn v rousskom raskolé.
  3. Livanof, Raskolniki i Ostrojniki, t. I, p. 129, cite à ce propos une épigramme qui se peut traduire ainsi :

    Pharaon tuait les enfants
    Comme Hérode les inoocents ;
    Ce n’étaient là que peccadilles,
    Car tous deux faisaient grâce aux filles ;
    Nous tuons tous nos nourrissons,
    Les filles avec les garçons.

  4. Iousof. Rousskie Dissidenty, p. 100, 101.
  5. Par une rencontre qui mérite d’être signalée, ce gouvernement est à la fois un de ceux où la population est le plus lettrée ; où les sectaires, les sans-prêtres notamment, sont le plus nombreux, et où les mœurs sont le plus relâchées : sur quatre filles, il y a une fille mère. Voyez Besobrazof, Études sur l’économie nationale de la Russie, t. II (1886).
  6. Zapiska o strannitcheskoï eresi, Sbornik, t. II, p. 39 et suiv.
  7. Voy. Alb. Réville, les Albigeois (Revue des Deux Mondes, 1er mai 1874).
  8. La Russie errante. Vagabonds et Serviteurs du Christ : Otetchestvennyia Zapiski, juillet 1876.
  9. Livanof, Raskolniki i Ostrojniki, t. I, p. 6, 7.
  10. Studien, t. II, p. 346.
  11. Sbornik prav. sved. o rask., t. II. Sved. o Montanskoï sekté.
  12. Iousof, Rousskie Dissidenty, p. 88.