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L’Empoisonneuse/2/10

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G. Charpentier (p. 313-322).

X

LA COURONNE D’ÉPINES


Marguerite, revenue à Roqueberre, se trouva beaucoup plus malade.

Les couleurs de son teint disparurent peu à peu, l’amaigrissement augmenta chaque jour ; la première quinzaine de novembre n’était pas écoulée, qu’elle n’était plus que l’ombre d’elle-même.

Ce changement si subitement arrivé effraya Jacques, il ne vivait plus, il se désespérait, il maudissait presque le voyage de Cadillac, il lui semblait que Marguerite était allé demander à Marianne la permission de mourir.

Il suppliait sa pupille de lui laisser appeler M. Chérac.

La jeune fille, à la voix de son tuteur, secouait la sombre torpeur dans laquelle elle restait plongée des journées entières, mais elle refusait impitoyablement de voir tout médecin étranger.

— N’insiste pas disait-elle à Jacques, et surtout ne me désobéis pas, tu me tuerais.

Et avec un sourire navrant, elle ajoutait son éternel refrain :

— M. Delorme affirme que ce n’est rien.

Ce dernier, en effet, traitait Marguerite par l’hydrothérapie, sa manie du moment, il plaisantait toujours et menaçait madame Larroche de ne plus remettre les pieds chez elle, si elle lui faisait l’injure d’appeler un autre médecin en consultation.

Blanche se rassurait alors, et, malgré ses taches brunes toujours plus apparentes, elle dansait et recevait à Roqueberre comme elle l’avait fait à Auvray.

Marguerite parlait peu à sa mère, jamais à Georges, et, en toute occasion, témoignait à ce dernier une répulsion qui ressemblait étrangement à de la haine.

Une après-midi qu’elle s’était assoupie dans son fauteuil de malade, auprès de la fenêtre ouverte, Georges entra sur la pointe des pieds.

Il la regarda longtemps, malheureux de ces angoisses et de ces douleurs, qui augmentaient constamment. Au bout d’un instant, il prit la main brûlante de la jeune fille et la retint dans les siennes. Mais à ce contact, Marguerite s’éveilla subitement du sommeil pénible, plein de spasmes et d’oppression dans lequel elle était engourdie ; elle fixa sur le jeune homme des yeux effrayants et brillants de fièvre.

Pendant un instant, elle le tint ainsi, sous la domination d’une pensée intense, qui allumait comme une torche au fond de ses prunelles agrandies ; puis, ayant l’air de le reconnaître soudain, elle le repoussa avec un geste de si violent dégoût, que les yeux de Georges se remplirent tout aussitôt de larmes.

— Vous ici, à côté de moi ! s’écria-t-elle. Qui vous a permis de me toucher ? Ah ! ne me laisserez-vous donc point mourir en paix ? Et n’y a-t-il pas moyen d’être débarrassée de vous ?

Après cette apostrophe, M. Larroche, navré, quitta la chambre de la jeune fille.

Son état empirait d’heure en heure.

Jacques était la seule personne dont elle supportât la présence.

M. de Boutin était toujours absent de Roqueberre, il s’était fait remplacer au tribunal pour quelque temps ; nul ne savait où il était allé.

Le mois de décembre fut peut-être encore plus beau, cette année-là, que les deux ou trois mois précédents.

Le froid n’arrivait pas ; seules les feuilles jaunies se détachaient une à une ; l’air était tiède et doux.

La Beyre sautait toujours par dessus la passerelle du moulin, avec son bruit charmant et mélancolique ; le soleil, qui s’éteignait dans des nuages de pourpre, illuminait de ses rayons mourants les coteaux à peine dépouillés ; c’était encore l’automne, l’automne sans pareil du Midi, avec ses prés verts, ses fleurs aux parfums pénétrants, ses roses toujours belles.

Ce jour-là, Marguerite voulut descendre sur la terrasse ; d’après ses ordres, Bertrand roula son fauteuil auprès du banc de pierre.

Depuis quelque temps, la jeune fille avait repris ses habits de deuil, qu’elle avait un instant quittés.

Au milieu de ses rubans de crêpe, et de sa longue robe noire, sa pâleur ressortait plus effrayante.

Jacques arriva, venant faire sa visite quotidienne.

— Comment vas-tu, ma fille ? demanda-t-il en l’embrassant.

— Merci, pas plus mal. Tu m’as dit que si je t’aimais, j’accepterais les avis d’un médecin étranger ; fais venir qui bon te semblera ; aujourd’hui je veux t’obéir, je sens que je le peux, ajouta-t-elle avec un mystérieux sourire.

— Vraiment, tu me permets d’écrire à M. Chérac. Oh ! je vais de suite lui envoyer une dépêche.

Marguerite sourit encore plus tristement que la première fois.

— M. Chérac est très occupé, dit-elle, ne m’as-tu pas assuré qu’il était une des gloires de la jeune École de médecine ?

— Oui, eh bien ?

— Il fera peut-être trop attendre sa visite, et il court risque de ne plus trouver sa malade.

Jacques n’entendit pas les derniers mots que la jeune fille avait murmurés plutôt que prononcés.

— N’importe, répondit-il, Jules Chérac est un de mes amis d’enfance ; pour moi il quittera tout.

— Bien. C’est aujourd’hui mardi, écris-lui alors d’arriver jeudi ; ma mère sera à la campagne ; je veux être seule avec toi durant cette consultation.

Jacques s’inclina et baisa le front de sa pupille, presque heureux de cet acquiescement tardif.

— Oui, M. Chérac la sauvera, se disait-il avec conviction.

Le génie doublé par le cœur, tel était celui que le jeune homme appelait. Simple médecin à Bordeaux, M. Chérac était un jour parti pour Paris, sans s’ouvrir de son projet à personne. En arrivant, il avait concouru pour une place de chef de clinique dans un des hôpitaux les plus importants, et sans relations, sans protection, il avait eu le no 1 au concours.

Son talent et un travail sérieux n’avaient pas tardé à lui faire une réputation qui avait dépassé le cercle des intimes. Nommé membre de l’Académie et officier de la Légion d’honneur, après plusieurs ouvrages importants sur le rôle réservé à l’électricité dans certaines maladies, M. Chérac avait, après huit ans d’efforts et d’études, une des plus belles clientèles de Paris.

On citait de lui des cures merveilleuses.

Pourquoi Marguerite ne lui devrait-elle pas la vie ? À son âge il y a tant de ressources ; et puis pouvait-elle mourir, elle pour qui Marianne s’était sacrifiée ? Jacques se répétait tout cela.

La voix faible de Marguerite arriva jusqu’à lui, comme il allait franchir le seuil du vestibule.

— Reviens, lui dit-elle.

Le jeune homme se retourna vers sa pupille.

Elle avait réuni toutes ses forces pour attirer jusqu’à elle une des branches sèches d’un buisson d’églantiers.

Elle l’avait cassée pour la séparer du tronc, et après bien des efforts sans doute, elle était parvenue à réunir et à nouer ensemble les deux extrémités, avec le ruban de deuil qui retenait ses cheveux. Vu ainsi, le rosier sauvage desséché était devenu une couronne d’épines rattachée par un crêpe.

— Tiens, dit-elle à Jacques en la lui donnant, tu la mettras sur ma tombe.

Et, comme il la regardait stupéfait, muet de douleur, cherchant à deviner sa pensée, elle mit ses doigts amaigris sur ses lèvres pâles :

— Je te défends de comprendre encore, mon ami, dit-elle avec une singulière autorité ; vas écrire à M. Chérac.

Le surlendemain, le jeune praticien arriva.

En descendant de voiture, Jacques le conduisit chez mademoiselle de Sauvetat.

À la vue de celle-ci pâle, le nez pincé, un large cercle de bistre entourant des yeux brillants de fièvre, la main sèche et brûlante, le docteur sentit un frisson passer en lui ; mais habitué à prononcer journellement des arrêts de mort, il ne laissa rien soupçonner de ses impressions intimes.

Il fit à la jeune fille quelques questions.

— Voulez-vous me permettre de vous ausculter, Mademoiselle ? demanda-t-il ensuite.

— Volontiers.

Elle tendit sa poitrine oppressée au savant qui, minutieusement, la physionomie impassible et muette, les yeux à demi fermés, comme pour mieux voir ce qui se passait dans ce pauvre cœur brisé, demeura ainsi longtemps, écoutant, palpant, cherchant le mal.

Enfin il se releva ; il était aussi pâle que sa malade, mais il souriait.

— Oh ! les jeunes filles ! fit-il en la menaçant doucement du doigt, elles sont bien toutes les mêmes !… Une petite contrariété, moins que cela, un rêve, et voilà ces pauvres cœurs qui courent la poste et battent la chamade. Mais vous allez être bien sage, maintenant, n’est-ce pas ? Mademoiselle, et suivre mon ordonnance. M. Delorme a raison, ce ne sera rien.

Marguerite avait encore sur les lèvres son mystérieux sourire. Le docteur écrivit une longue pancarte de remèdes qu’il laissa sur la table.

— Adieu, Mademoiselle, fit-il en s’inclinant, n’oubliez pas mes recommandations.

Elle lui tendit la main.

— Merci, dit mademoiselle de Sauvetat, en l’attirant doucement vers elle, vous êtes bon, mais c’est inutile, je sais à quoi m’en tenir.

Le docteur pâlit encore ; il appuya ses lèvres sur le front brûlant de l’enfant, et, sans prononcer une parole, il sortit à la hâte du salon, suivi de Jacques.

— C’est bien grave, n’est-ce pas ? demanda ce dernier d’une voix tremblante.

La physionomie du praticien était devenue sombre.

— Elle est perdue, répondit-il avec un geste de découragement. Le temps qui lui reste à vivre ne peut plus se compter que par jours, peut-être par heures !…

Jacques eut besoin de s’appuyer sur le docteur ; la vie l’abandonnait.

— Quelle est sa maladie ?

— Une affection de cœur arrivée à sa dernière période. Cette enfant a eu un violent chagrin qu’elle a voulu surmonter, et elle en meurt, voilà tout. Pour quelle maladie l’a-t-on traitée jusqu’à ce jour ?

— Pour des crises nerveuses.

— M. Delorme est un singulier médecin de n’avoir remarqué ni l’enflure des jambes, ni l’anxiété des traits, aux battements de son cœur qui l’étouffent, ni la bizarrerie des syncopes ; tout cela pourtant était caractéristique.

— Et il n’y a plus de remèdes ?

— Aucun.

— Y en aurait-il eu un au début de la maladie ?

— En faisant cesser la cause de son désespoir, peut-être ; autrement, non, à coup sûr.

Jacques revint vers sa pupille, la désolation dans l’âme, mais essayant cependant de surmonter l’angoisse qui le dévorait, afin de ne pas effrayer la petite mourante. Désormais, il ne voulait plus quitter la maison.

— Ah ! quel désespoir pour Marianne ! se disait-il sans cesse. Et M. de Boutin qui n’est pas là !…

— Combien de temps me reste-t-il à souffrir, mon ami ? demanda-t-elle au jeune homme, en levant vers lui ses yeux clairs et doux.

Il sembla à Jacques qu’on le frappait en pleine poitrine.

— Mais peu de temps, dit-il. Le docteur assure qu’il te guérira si tu veux être raisonnable.

Elle remua doucement la tête.

— Que c’est mal de mentir ! fit-elle avec un sourire triste ; crois-tu donc que j’aurais consenti à voir M. Chérac si je n’avais été sûre de mourir ? Je dois en avoir pour deux jours, continua-t-elle avec cette effrayante intuition de certains malades qui pressentent d’avance le moment précis de leur mort.

Et comme Jacques la serrait convulsivement sur son cœur :

— Ne me plains pas, reprit-elle d’une voix à peine distincte, je dois mourir : j’ai tant souffert !

— Toi, mon ange, ma fille bien-aimée ! s’écria le jeune homme. Ah ! miséricorde ! tu ne m’as rien dit !…

— Hélas ! Jacques, que tu me connais mal ! Est-ce que je pouvais parler de ces choses-là ? À cette heure seulement, je veux tout t’avouer pour que tu me regrettes moins : j’ai été, je suis jalouse de…

Elle hésita à prononcer le nom ; mais, étendant la main vers un portrait où Blanche, représentée à dix-huit ans, souriait dans sa grâce et dans sa jeunesse :

— D’elle ! fit-elle avec une expression de désespoir indicible.

— D’elle ! exclama Jacques affolé… mais tu l’aimes donc toujours, ce Georges maudit ?…

Elle cacha son front dans la poitrine de l’avocat.

— Toujours, murmura-t-elle avec un soupir qui ressemblait à un sanglot.

— Nous n’oublions jamais, nous, reprit-elle lentement au bout de quelques minutes.

Et ses yeux mourants s’en allèrent du côté de Cadillac évoquer l’image de l’absente bien-aimée.

— Malheureuse enfant, répéta Jacques, tu m’as trompé ! Pourquoi n’avoir pas eu confiance en moi !

— Parce qu’elle m’a déclaré qu’elle le voulait à tout prix, que c’était elle qu’il aimait, que je n’étais rien, rien pour lui… Ah ! ce jour-là, j’ai compris que ma vie était finie. Et puis, protester contre elle, ma mère ! Oh ! non !… jamais !

Jacques se sentait devenir fou de rage et de douleur.

— Cependant, reprit Marguerite d’une voix entrecoupée, j’ai été vaillante, tu pourras le dire à Marianne ; j’ai bravement lutté, je me suis tue, je l’ai évité, lui, qui était tout pour moi !… Je n’ai jamais supporté son contact, à peine sa présence ; je suis devenue hautaine et mauvaise avec lui ; j’ai fait plus, j’ai essayé avec toute ma volonté d’effacer cette image de mon âme. Les racines étaient trop profondes, pour les arracher j’ai brisé mon cœur, et… je n’y ai pas réussi.

— Cruelle, cruelle enfant, dit Jacques, ta vie aurait dû être si belle !…

— Ne me plains pas, mon ami, j’ai reçu les derniers baisers de Marianne, ma vraie mère ; je ne devais plus vivre !… Tu ne sais pas tout !…

Sa figure avait revêtu une expression de profond désespoir, son accent était devenu tout à coup si amer, que Jacques, entrevoyant quelque chose d’horrible, tressaillit.

— Que veux-tu dire, Marguerite, s’écria-t-il. Ah ! malheureuse !…

Elle leva la main ; dans un geste sévère, elle l’étendit :

— J’avais deviné trop de choses, murmura-t-elle ; hélas !… que la mort semble douce après de pareilles tortures !…

Jacques tomba à genoux aux pieds de Marguerite.

Il sanglotait et ne répondit pas.