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L’Empoisonneuse/2/9

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G. Charpentier (p. 302-313).

IX

DERNIÈRE ENTREVUE


M. de Boutin était parti sans dire où il allait. M. et madame Larroche quittèrent Auvray définitivement pour passer l’hiver à Roqueberre.

Le jour même de son arrivée, Marguerite envoya chercher son tuteur.

— Te souviens-tu, Jacques, lui demanda-t-elle, d’une promesse que tu m’as faite ?

— Laquelle ? ma fille, je ne sais pas ; mais dans tous les cas, dis, je suis tout prêt à la tenir.

— Tu m’as assuré à Auvray que tu n’aurais jamais plus d’autre volonté que la mienne, est-ce toujours vrai ?

— Toujours ; mais voilà bien des préambules ; ne vas-tu pas encore me faire entreprendre quelque folie, sous prétexte de je ne sais plus quelles absurdités, dévouement ou autres ?

Elle sourit finement.

— Folie, absurdité, nous allons voir, dit-elle.

Elle avait repris ses couleurs, ses yeux brillaient, Jacques, presque rassuré sur sa santé, l’embrassa longuement.

— Parle, ma chérie, dit-il.

— Je veux voir Marianne.

Le jeune homme tressaillit, ses yeux s’agrandirent.

— Tu veux voir Marianne ? répéta-t-il. Que veux-tu dire ? Mais c’est impossible.

— Non, il doit y avoir un moyen, n’importe lequel ; je veux la revoir, lui parler, l’embrasser, je le veux ; Jacques, cherche ; si tu me refuses, tu me tueras.

— Miséricorde ! mais comment faire !…

— Comme tu voudras, je veux la voir ! Ce n’est pas tout. Il faut que tu me donnes ta parole d’honneur de ne pas assister à notre entrevue, car tu m’accompagneras ; et si, par impossible, tu la rencontres, tu ne lui parleras ni du mariage de ma mère, ni de mes syncopes, ni… de rien, ajouta-t-elle plus bas.

Et, comme Jacques semblait hésiter, elle entoura son cou de ses bras.

— C’est bien dur ce que je te demande, ami, reprit-elle, mais est-ce plus fort que ton affection pour moi ? Je ne veux pas la désoler en lui apprenant que mon pauvre père est déjà oublié ici, et sa vue me guérira, j’en suis sûre. Crois-tu, Jacques, qu’elle-même ne reverra pas sa Grigri avec joie !…

Et comme Marguerite pâlissait, le jeune homme, effrayé, secoua l’émotion qui le gagnait, il fit taire son intelligence qui flairait un mystère nouveau et consentit à tout ce que voulait sa pupille.

Il pensa tout aussitôt à cette sympathique madame Marie, qui l’avait reçu là-bas, qui lui avait si longuement parlé de sa fiancée, et devant laquelle tout obstacle semblait s’abaisser.

— Il me faut quelques jours, Marguerite, dit-il à l’enfant qui attendait anxieuse sa réponse ; je ne peux pas de prime abord t’emmener à Cadillac, sans savoir si on te permettra de l’approcher, de lui parler comme tu le désires, mais je vais tenter les démarches nécessaires, et peut-être réussirai-je.

— Je te le demande ! fit-elle en portant les deux mains à son cœur, avec son geste involontaire et habituel.

Sa voix était douce, profonde, suppliante ; elle avait de ces accents auxquels on ne résiste pas.

Quelques jours après, madame Marie-Aimée, dans sa cellule, dépouillait son courrier qu’on lui remettait intact ; car c’était là une condition exigée par elle lors de son entrée au couvent.

Au milieu de toutes ses missives, elle prit une lettre timbrée de Roqueberre et elle la relut à plusieurs reprises, de grosses larmes inondaient sa figure, ses mains tremblaient.

Elle resta plusieurs minutes ainsi, en proie à une violente émotion, mais qui, cependant, ne l’empêchait pas de réfléchir.

Enfin, elle se leva, et essuyant ses yeux :

— Vous avez eu raison de compter sur moi, monsieur Descat, dit-elle, et de vous en rapporter à mon amitié.

Puis, plus bas, avec un nouvel attendrissement :

— Pauvre Gri-Gri ! soupira-t-elle.

Un quart d’heure après, elle entrait dans le cabinet de la supérieure.

— Ma révérende mère, dit-elle, il y a quelques mois vous me demandiez des fonds pour soutenir votre maison de Maupas ; j’ai reçu ce matin des nouvelles de mon notaire, je peux mettre cent mille francs à votre disposition, en sus des revenus que j’abandonne chaque année à votre ordre.

— Chère enfant, répondit la supérieure très émue, que de bien vous allez faire avec cet argent-là ! Dieu vous bénira, ma fille, pour vos bonnes intentions.

Aimée eut sur les lèvres un sourire de sphinx.

La supérieure ne voulut pas le remarquer ; elle continua :

— Quand voulez-vous signer l’acte de donation ?

— Le plus tôt possible.

— Bien, ce sera prêt demain.

— À propos, ma révérende mère, j’aurais une faveur à vous demander.

— Parlez, chère fille, n’êtes-vous pas mon enfant gâtée ? Que puis-je vous refuser ?

— J’ai une singulière : je voudrais garder Marianne toute une journée dans ma cellule sans ses habits de détenue.

— Bizarre idée, en effet. À qui donc voulez-vous la montrer ainsi ?

À une jeune fille qui viendra chez moi le même jour, et qui ne doit pas voir Marianne sous ses vêtements d’infamie.

— Ne s’appelle-t-elle pas mademoiselle de Sauvetat, cette jeune fille attendue par vous ?

Madame Marie rougit.

— Peut-être, dit-elle.

— Heu ! heu ! c’est bien grave ce que vous me demandez là, ma fille. Une détenue enlevée tout un jour au service de la maison, abandonnant son costume, libre enfin, c’est tout-à-fait contraire au règlement, le savez-vous ?

— Oui, mais je sais aussi que si vous voulez me procurer ce bonheur-là vous le pouvez.

— J’essaierai… je verrai ! Mais, dites-moi, ma fille, c’est bien peu cent mille francs pour Maupas. C’est une nouvelle fondation, les besoins sont grands et les temps si durs. Ne pourriez-vous pas ajouter une cinquantaine de mille francs ?

— Les rentrées se font si mal… je réfléchirai.

— Quand voulez-vous votre amie dans les conditions que vous demandiez tout à l’heure ?

— Mardi prochain, dans quatre jours.

— Bien, vous pouvez écrire à Roqueberre, je vous l’accorde.

— Chère mère, murmura la jeune femme, que je vous remercie ! Vous pourrez faire ajouter les cinquante mille francs sur l’acte ; je le signerai mercredi.

La supérieure attira Aimée dans ses bras.

— Au lieu de vous embarrasser par l’administration de cette grande fortune, ma fille, dit-elle de sa voix la plus câline, pourquoi donc n’en chargez-vous pas notre révérend père général ?… Il a des capacités remarquables, et il vous rendrait des comptes si fidèles !…

Madame Marie se releva.

— N’insistez pas, chère mère, répondit-elle de son accent le plus ferme. Voilà bien longtemps déjà que vous agitez cette question, mais je vous répète que c’est inutile. Je donne soixante-quinze mille francs par an à votre ordre pour avoir le droit de demeurer dans votre maison. J’entends garder la propriété et la jouissance du reste de ma fortune. J’en disposerai plus tard comme je l’entendrai ; si cela ne vous agrée pas, dites-le ; je trouverai bien un autre monastère qui me recevra aux mêmes conditions.

— Là, là, méchante enfant, ne nous fâchons pas. Voyez-vous cette petite tête qui se monte et dénature les meilleures intentions. Ce que j’en disais était pour vous éviter des préoccupations.

— Grand merci, chère mère, ces préoccupations-là me distraient. Et puis, ajouta Aimée avec un sourire fin, c’est mal à vous de vouloir m’enlever le plaisir de vous faire de temps en temps des surprises.

La sœur Saint-Jean, qui savait madame Marie inflexible sur certains chapitres, n’insista pas. Dissimulant alors son dépit sous un air d’affectueuse indulgence, elle appuya ses lèvres sur le front de la comtesse.

— Notre règle nous défend ces marques extérieures de tendresse, dit-elle, mais je vous aime tant, chère fille !… C’est vous qui êtes cause de la plus grande partie de mes péchés véniels ! Priez pour m’aider à les racheter.

Le mardi suivant, de grand matin, Aimée alla chercher Marianne à l’ouvroir.

— Vite, lui murmura-t-elle à l’oreille, viens chez moi, tu m’appartiens tout entière aujourd’hui.

La prisonnière, étonnée, suivit madame de Ferreuse. À son arrivée dans la cellule, Marie l’embrassa à plusieurs reprises :

— Ma chérie, lui dit-elle, veux-tu me rendre très heureuse ?

— Parlez, vous savez bien que je suis toute à vous.

— D’abord nous sommes sœurs, le vous n’est pas admis ici.

Marianne sourit tristement.

— Je suis condamnée, dit-elle avec des larmes dans la voix.

— Non, pas pour moi. Nous sommes deux éprouvées de la vie : l’une qui supporte l’épreuve parce qu’elle ne peut pas l’éviter, l’autre parce qu’elle le veut de sa volonté librement réfléchie ; la plus méritante n’est certainement pas la première.

Marianne, à son tour, lui rendit ses baisers.

— Tu es trop bonne, Aimée, fit-elle avec émotion, et j’apprécie bien profondément ton amitié, crois-le. Que veux-tu de moi ?

— Que tu sois exclusivement tout aujourd’hui. La supérieure le permet. Nous dînerons ici, nous parlerons du passé à cœur ouvert. Sans distraction étrangère, nous nous réfugierons dans nos souvenirs, comme deux amies. Mais pour cela je veux que tu quittes ces horribles vêtements.

Marianne jeta un regard sur sa robe de bure, aux grandes manches.

— Ce sont les miens, dit-elle.

— Allons donc, ne me dis pas ces choses-là. Mais, dans tous les cas, je veux te voir une fois, une seule fois, dans tout l’éclat de ta beauté ; je veux après, en fermant les yeux, pouvoir te suivre dans le passé telle que tu étais jadis, telle que tu seras plus tard.

Tiens, j’ai pensé à tout cela, vois plutôt.

Elle entr’ouvrit les rideaux de sa couchette. Sur le petit lit toute une toilette noire élégante et simple, belle et sévère, était étalée.

— Enfant ! murmura Marianne.

— Je t’en supplie, insista Aimée pendant que ses deux bras caressants se nouaient autour du cou de son amie.

Résister à la petite comtesse lorsqu’elle employait certains accents, c’était une chose que Marianne ignorait. Du reste, soit vérité, soit illusion, elle retrouvait dans son grand œil bleu, tour à tour triste ou caressant, quelque chose d’un autre regard qui la remuait jusqu’au plus profond de son âme, et, à ce regard-là, elle était heureuse de céder.

Elle revêtit donc la robe aux longs plis mats, sa taille élégante se cambra sous le fin corsage, son bras blanc se dégagea des flots de dentelle, ses splendides cheveux, simplement relevés comme autrefois, firent une couronne d’ébène à son grand front pensif.

— Que tu es belle !… que tu es belle ! répétait Aimée ravie ; je comprends bien qu’il ne t’oubliera jamais, celui à qui tu as permis de t’aimer.

— Qui sait ?… soupira Marianne.

Au même instant, on gratta doucement à la porte de la cellule ; Marianne voulut disparaître dans un petit cabinet voisin.

— Reste, dit madame Marie avec une étrange autorité, et… sois forte.

— Entrez, ajouta-t-elle plus haut.

La prisonnière s’était levée, les dernières paroles de la comtesse faisaient battre son cœur à éclater.

— Manne !… Manne chérie ! cria en même temps une voix entrecoupée de sanglots.

Elle ouvrit ses bras en devenant pâle comme une morte. Marguerite était sur son cœur.

Le visage de l’enfant était baigné de larmes, elle renversa sa tête sur l’épaule de Marianne et murmura ces seuls mots :

— Ma mère !

Mais tout ce que l’amour ardent, la tendresse infinie, l’affection profonde peuvent contenir de plus vrai et de meilleur était dans l’accent de Marguerite.

Marianne, mourante, la couvrit follement de baisers.

— Toi ici, ma fille, mon trésor, mon adorée, est-ce possible ?

Pendant un instant, on n’entendit que des mots indistincts, des bruits de larmes et de caresses.

— Enfin, je te revois ! disait Marguerite.

— Tu m’aimes donc encore ?

— Oh ! oui ! toujours !…

Madame Marie voulait les laisser.

— Nous ne devons pas nous quitter d’aujourd’hui, Aimée, fit Marianne avec un doux sourire, c’est toi qui l’as dit.

Puis, abaissant les yeux sur sa robe élégante :

— Je comprends, ajouta-t-elle tout à coup, Marguerite ne devait pas me revoir autrement ! Ô Marie ! quelle exquise délicatesse est la tienne !

Et madame de Ferreuse eut sa part de baisers et d’affection.

— Qui t’a accompagnée ici, ma chérie ? demanda Marianne à l’enfant, lorsque le premier moment d’effusion fut passé.

— Jacques.

Marianne chancela.

— Je ne pouvais venir qu’avec lui, continua Marguerite. Il donnerait sa vie pour être à ma place, dit-il, mais il ne demande pas à te voir.

— Il a raison, murmura la prisonnière, tout bas ; tant de bonheur à la fois se paierait trop cher… après.

Tout le jour, elles restèrent toutes trois ensemble. Marianne n’en finissait pas de questions. Marguerite était-elle heureuse ? Sa vie ne devait-elle pas bientôt changer ? Madame de Sauvetat était-elle bonne pour elle ?

Avec un courage héroïque, la jeune fille répondait, détournant habilement l’attention de sa mère adoptive, lui parlant surtout de la tendresse paternelle de Jacques, de son affection à toute épreuve, de sa délicate et inépuisable sollicitude.

Et lorsque Marianne insistait :

— Je ne serai jamais heureuse sans toi, Manne adorée, affirmait Marguerite ; ma vie restera la même tant que tu ne seras pas là. Mais, un jour, tout cela changera, j’en suis sûre.

Marianne, ravie de ce souvenir ardent et fidèle, pressait dans ses bras cette enfant si chèrement aimée.

Elle ne cessait de la regarder, elle la trouvait belle, adorablement belle ; elle la faisait marcher devant elle dans l’étroite cellule ; à chacun de ces pas, elle avait de ces admirations profondes, de ces exclamations attendries que les mères seules connaissent.

Puis elle fermait les yeux, et, la revoyant enfant pendue à son cou, elle s’étonnait de la retrouver si différente d’alors, grande, souple, élégante, avec ses longs yeux clairs et doux, son petit air sévère.

— Elle te ressemble, affirmait madame Marie ; tiens, regarde-la de ce côté, vois si ce n’est pas le même profil, le même port de tête. À part la nuance du regard et des cheveux, deux sœurs ne seraient pas plus semblables.

— Chut ! faisait Marianne attendrie, Tais-toi, Aimée, ne dis pas cela devant elle.

Le soir, il fallut se quitter.

La détenue pleurait et ne pouvait pas se séparer de mademoiselle de Sauvetat.

— Pauvre Gri-Gri, mon trésor, aime-moi toujours, répétait-elle au milieu de ses larmes.

— Je t’aimerai plus que tout sur terre, Manne chérie, répondit la jeune fille.

Puis, devenant subitement sérieuse et presque recueillie, elle se dégagea des bras de Marianne.

Tout à coup, par un mouvement doux, mais empreint d’une grâce infinie, elle s’agenouilla devant elle :

— Ma mère, fit-elle avec un accent d’amour et de respect impossible à rendre, bénissez votre fille.

Marianne éclata en sanglots.

Marie-Aimée saisit les deux mains, et les appuyant sur la tête inclinée de Marguerite :

— Bénis-la, ma sœur, dit-elle ; si elle te le demande, c’est que tu dois le faire.

Marianne fit un suprême effort, elle laissa ses mains étendues :

— Au nom de ton père bien-aimé, murmura-t-elle, au nom de nos douleurs communes, au nom de mon amour pour toi, je te bénis, ma fille adorée. Je te bénis, et puisse tout mon bonheur, toutes mes souffrances, toutes mes larmes, te rendre aussi heureuse que je l’ai rêvé.

Marguerite se releva…

— Adieu, balbutia-t-elle, adieu, ma mère, adieu, ma sainte, mon innocente, ma pure martyre, adieu ! Va, ta fille t’a comprise, et jamais tu ne sauras ce qu’il y a eu pour toi dans son cœur d’amour sans bornes et de reconnaissance infinie.

Marianne chancelait, brisée par cette émotion sans nom.

Madame Marie-Aimée les sépara, et remit Marguerite entre les mains de Jacques qui attendait au parloir.

L’enfant, qui ne se contenait plus, était mourante.

— Merci, Jacques, dit-elle au jeune homme lorsque la voiture les emporta loin de Cadillac, grâce à toi, j’aurai reçu sa dernière bénédiction !…