L’Empoisonneuse/2/5

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G. Charpentier (p. 245-269).

V

PRISONNIÈRE


Il est midi. La récréation vient de sonner dans la maison d’arrêt.

Le préau est tout aussitôt envahi.

Les prisonnières se groupent presque toutes autour d’une surveillante qui porte, comme elles, l’habit des détenues.

Elle est grande, mince et pâle. Sa robe de bure aux plis raides a de la grâce ; sa pose, une distinction native où l’on sent comme un reflet du monde.

Sous sa coiffe de lin, d’une éclatante blancheur, ses yeux brillent plus profonds, plus doux, plus beaux que jamais.

Autour d’elle, chacune s’empresse et toutes se bousculent. Les unes pressent ses mains ; les autres, craignant de ne pas entendre sa voix, s’emparent de son tablier de cotonnade et marchent à reculons, comme font dans les couvents les petites filles autour d’une religieuse plus aimée que les autres.

Marianne, car c’est elle, les appelle toutes par leur nom. Elle leur demande ce qu’elles ont fait de leur matinée, si leur tâche a été consciencieusement remplie ; elle les gronde, les encourage, et, de sa voix grave, leur montre le but à atteindre : la réhabilitation !

Oui, un jour, il y a déjà longtemps de cela, elle était arrivée dans ce triste milieu silencieuse, mourante, désespérée. Derrière elle il y avait Jacques et Marguerite, ses deux amours abandonnés, et devant elle, quoi ?…

Vingt ans d’isolement, de honte, de découragements. Dans vingt ans, que d’événements bouleversent la vie, que de changements, que d’oublis, que d’herbe poussée sur les tombes du cimetière et sur les tombes bien plus tristes encore que creusent l’absence et les séparations !

Malgré tout le courage dont elle avait fait preuve durant sa dernière entrevue avec M. de Boutin, Marianne était brisée.

Le voyage dans une voiture cellulaire avait été pour elle une torture pire que la mort.

Tout le temps la figure pâle de Jacques, criant vers elle, revenait devant ses yeux et lui causait un supplice au-dessus de ses forces.

Mais Marianne était une vaillante créature. En touchant le seuil de la prison elle se raidit.

— Il le faut, murmura-t-elle, c’est le devoir, allons !

Lentement elle tourna ses regards vers Roqueberre.

— Mon amour, ma fille, adieu ! fit-elle.

Elle essuya quelques larmes, les dernières, puis, comme si ses douleurs s’étaient subitement évanouies, elle entra ferme et courageuse, vers l’obscurité misérable qui l’attendait.

Les grandes portes de la maison centrale s’ouvrirent, puis se refermèrent sur elle. Une religieuse la prit des mains du directeur et la conduisit vers une grande pièce où, dans des casiers préparés tout exprès, des paquets étaient entassés pêle-mêle les uns avec les autres.

La sœur était jeune, de l’âge de Marianne à peu près. Au-dessus de sa guimpe blanche les crêpes bleus de son voile s’envolaient comme les ailes diaphanes des belles demoiselles qui voltigent l’été sur les eaux des lacs. Sa figure, un peu hautaine, était adoucie par des yeux rêveurs et tristes, elle avait l’habitude de commander, on le devinait à ses gestes, au son de sa voix.

— Déshabillez-vous, dit-elle à la prévenue, il vous faut quitter vos habits pour revêtir ceux de la maison, c’est la règle.

Marianne s’inclina et, simplement, se mit à faire ce qu’on lui demandait.

Un à un, ses vêtements tombèrent à ses pieds ; chastement, elle les remplaça par ceux que lui présentait la sœur. Lorsqu’elle eut enlevé son corsage la religieuse aperçut un bout de cordon noir qui tranchait sur la blancheur mate de ses épaules.

— C’est un médaillon sans doute, interrogea-t-elle, un souvenir, peut-être ? Remettez-le moi, vous ne devez pas le garder.

Le calme de Marianne se troubla.

— On me l’avait laissé jusqu’à présent, murmura-t-elle.

Les lèvres de la religieuse tremblèrent légèrement.

— Il le faut, insista-t-elle.

Tristement Marianne enleva de son sein l’objet demandé, et, avant de s’en séparer elle le couvrit de baisers et de larmes.

— Adieu, murmura-t-elle, adieu, je te quitte parce que j’ai été fidèle.

Elle tendit la main, la sœur prit la relique : mais à peine l’eut-elle regardée qu’elle devint plus pâle que la prisonnière.

— Ah ! cette croix d’honneur ! s’écria-t-elle, malheureuse enfant, est-ce donc un souvenir si précieux pour vous ?

Marianne ferma les yeux.

— Il m’est plus cher que la vie, répondit-elle mourante. Je ne compte plus mes sacrifices, emportez-le.

Mais la sœur chancelait.

— Vous aviez un fiancé, peut-être ! balbutia-t-elle.

La jeune fille fit signe que oui.

— Et… il n’est plus ?… Et cette croix lui appartenait ?

— Non, mon fiancé m’attend, cette croix est la seule chose qui me reste de mon père mort.

Deux larmes roulèrent sur ses joues, comme deux perles de cristal sur les traits de marbre d’une statue. Sa taille s’était relevée en prononçant ces simples mots, son accent était grave, profond, recueilli.

La sœur la considéra un instant, puis elle s’approcha, prit sa main et plongea son regard clair dans les yeux noirs de Marianne, comme si elle avait voulu lire au plus profond de son cœur.

Peu à peu la rigidité hautaine de sa physionomie s’assouplit, un rayon humide et attendri vint éclairer son grand œil bleu :

— Toi, dit-elle tout à coup, on t’a méconnue ou tu t’es sacrifiée !…

Marianne tressaillit des pieds à la tête.

— Qu’en savez-vous ? demanda-t-elle.

— Ah ! fit la religieuse en portant les deux mains à sa poitrine qui se soulevait violemment, j’ai trop souffert pour n’avoir pas appris à lire dans les âmes. La vôtre est noble et pure, j’en suis convaincue.

La prisonnière avait terminé sa toilette.

Ses vêtements soigneusement pliés attendaient leur numéro matricule pour aller remplir la case qui leur était destinée.

La sœur tenait toujours la croix dans ses mains, elle fit un mouvement pour la glisser dans le paquet fermé ; mais se ravisant aussitôt :

— Non, dit-elle, ici, dans cette salle commune, au milieu de ces anciennes livrées du crime, de la débauche ou du vice, non, tu ne dormiras pas, relique chère, souvenir de gloire et d’honneur. Je vous la garderai, ma fille, ajouta-t-elle avec un accent recueilli, et si jamais votre découragement devient trop fort, je vous la montrerai.

Marianne était blanche comme un suaire.

— Pensez à la sœur Marie-Aimée, reprit la religieuse, ce sera une amie.

La détenue prit la main qui se tendait vers elle.

— Merci, fit-elle simplement, votre souvenir ne me quittera jamais.

À partir de ce jour, elle sembla s’être tracée une règle de conduite dont elle ne se départit pas un seul instant.

Sa vie était calme, exemplaire, surtout silencieuse. Elle ne recherchait ni n’évitait personne. Elle répondait lorsqu’on lui parlait, et, chose étrange, quand on l’interrogeait sur sa condamnation, elle ne protestait pas de son innocence.

Si on la pressait sur les détails, elle relevait légèrement la tête, et, avec son grand air qui glaçait toute question sur les lèvres, elle répondait simplement :

— Sans doute, je devais être coupable, puisque les juges l’ont déclaré.

Rien de plus. Il était impossible de découvrir en elle un mouvement de révolte ou une parole d’amertume ; grave, sérieuse, elle demeurait impénétrable dans sa froide sérénité.

Elle était un problème vivant pour tous ceux qui l’approchaient ; et les autorités de la maison se demandaient avec de certaines appréhensions s’ils étaient en présence d’une de ces criminelles célèbres dont l’histoire retient le nom, ou s’ils n’avaient pas devant eux la victime d’une erreur judiciaire quelconque.

Seule, la sœur Marie-Aimée n’hésitait pas. Aux questions de la supérieure, elle souriait étrangement.

— C’est une brebis dans la tanière de nos louves, disait-elle quelquefois.

Elle avait demandé à être chargée exclusivement de la détenue, et on le lui avait accordé.

Du reste, on lui refusait peu de chose. Madame Marie-Aimée appartenait à une des familles les plus riches du pays. Elle avait été mariée à un grand personnage de vingt ans plus âgé qu’elle. On assurait qu’elle avait beaucoup et dignement souffert durant les six ou sept ans qu’avait duré cette union.

Veuve à vingt-deux ans, elle avait droit d’espérer tout bonheur, lorsque subitement, sans raison connue, elle avait tout quitté pour entrer au couvent.

— Le suicide est une lâcheté, dit-elle pour toute explication à ses amis, je ne veux plus vivre, et je ne peux pas me tuer ; mieux vaut cette mort que l’autre, elle est plus proche.

Au monastère on avait accueilli son grand nom et son immense fortune avec une indulgence des plus grandes. Elle portait l’habit religieux, mais ne subissait aucune règle ; ses désirs étaient des lois, ce qu’elle avait décidé était parole d’évangile.

Elle allait où elle voulait dans la maison, triste, silencieuse, elle paraissait en proie à un désespoir dont elle n’avait jamais parlé.

Jusqu’à l’arrivée de Marianne, elle n’avait semblé s’intéresser à rien autour d’elle. Mais depuis le jour où elle avait emporté la croix d’honneur, on la surprenait attachant sur la prévenue des regards chargés d’intérêt et même de sympathie.

Elle avait voulu savoir l’histoire de sa condamnation, on l’avait demandée pour elle. Elle avait lu le compte rendu des débats.

Quand elle était arrivée, au moment où Jacques éperdu ne voulait pas la voir partir après le jugement, elle s’était écriée :

— Quel courage !… Ah ! je l’avais bien deviné !

Ses autres impressions, nul n’avait pu les connaître. On n’insista pas, mais la supérieure remarqua qu’une tristesse plus grande l’envahit peu à peu.

Un jour, dans une des salles de la maison d’arrêt, après une scène de mutinerie que quelques paroles de Marianne apaisèrent subitement, Marie-Aimée conseilla à la prisonnière de s’occuper de ses tristes compagnes.

— Le mystère qui vous entoure, lui dit-elle, votre dignité silencieuse, votre bonté pour ces malheureuses femmes les intéresse et les bouleverse. Profitez de cette sympathie ; il y a là beaucoup de bien à faire, et à coup sûr une œuvre digne de vous à tenter. C’est ma tâche actuelle, mais vous la remplirez peut-être mieux que moi.

— Vous me jugez trop bien, ma sœur, fit Marianne confuse.

— Pas encore autant que vous valez, répondit la religieuse.

Marianne suivit ses conseils et essaya d’user de son influence sur tout ce qui l’entourait. Elle réussit pleinement.

Avec une persévérance et un courage de tous les instants, elle mit au service de son œuvre nouvelle ce charme pénétrant et infini qui n’appartenait qu’à elle.

Rien ne la rebutait : elle cherchait partout la note vibrante, le coin resté pur dans l’âme la plus gangrenée, elle s’étudiait à faire du bien, de la manière la plus intelligente et la plus élevée.

Elle s’associa alors à la vie de madame Marie-Aimée, qui, ne croyant plus au bonheur, voulait encore être utile en rendant à la société des femmes honnêtes à la place des créatures perverses que la justice envoyait dans le triste milieu où elle avait enseveli son désespoir.

Toutes deux se comprirent ainsi, sans se parler le plus souvent, et entre la grande dame brisée par la douleur et la misérable condamnée, ployée sous sa honte, il y eut un échange de sympathie et d’estime d’abord, plus tard d’ardente et silencieuse amitié, qui plus d’une fois adoucit les heures découragées de leur vie solitaire.

Soit par l’influence de la sœur, soit par toute autre raison, au bout d’un certain temps, le directeur nomma Marianne contre-maîtresse d’atelier.

Dans ce nouveau poste, elle se dévoua plus que jamais, donnant l’exemple du travail, gardant pour elle le plus ingrat, finissant la tâche des inhabiles ou des paresseuses, se faisant adorer par tout ce qui l’entourait.

On l’avait autorisée à dire son nom, et au lieu d’être un numéro quelconque, on l’appelait mademoiselle Marianne.

Grave, calme, indulgente, elle ne ressemblait guère, au milieu des autres détenues, à une condamnée subissant sa peine et chassée honteusement de la société. On l’aurait bien plutôt prise pour une créature exceptionnellement grande et dévouée, consacrant sa vie à un apostolat admirable, en un mot pour la compagne et l’amie de la petite sœur aux yeux bleus si tristes.

Ce dévouement, qui prenait une force nouvelle dans les occasions plus fréquentes de se manifester, fut raconté par madame Marie-Aimée à un très grand personnage qui était venu la voir.

Il demanda quelques détails sur la vie antérieure de la prisonnière, et intéressé au dernier point, il proposa d’obtenir pour elle des lettres de grâce.

Pour la première fois, Marianne sortit de son impassibilité, ses traits prirent la rigidité du marbre ; dans ses yeux, un sentiment de hauteur indéfinissable alluma comme une étincelle. Ce fut avec une sorte de fierté farouche, qu’elle repoussa les offres de M. de Riancourt.

— Qui vous assure que ma conduite présente n’est pas une expiation ? dit-elle au directeur qui la blâmait.

— Alors, répondit M. Renaud, c’est donc le crime d’un autre que vous expiez ?

Elle pâlit et s’éloigna sans ajouter un mot.

M. de Riancourt, blessé de cet étrange refus, n’insista pas.

Cela se passait un an environ après sa condamnation.

À quelque temps de là, le directeur lui annonça que M. de Boutin demandait l’autorisation de la voir.

— Je l’ai accordée immédiatement, dit-il, il vous attend.

C’étaient les premières nouvelles qui allaient lui arriver du dehors.

Malgré elle ses lèvres murmurèrent l’éternel refrain de sa pensée et de son cœur.

— Jacques, Marguerite !…

Un instant elle demeura silencieuse, appuyée contre le mur du cabinet de M. Renaud, pâle, froide, sans force, n’ayant plus le courage de repousser l’enivrante tentation qui s’offrait à elle.

Elle allait donc savoir ce que devenait Marguerite, si elle n’avait pas oublié son nom, si son bonheur, ce bonheur si chèrement payé par elle, était près d’éclore ou de se consolider.

Et Jacques, son Jacques, son unique amour, la lumière de sa vie misérable… l’aimait-il toujours ?

Le doute, l’indifférence ne l’avaient-ils pas effleuré de leurs ailes glacées ?

Depuis un an pas un mot de lui, il tenait bien son serment !… Qu’allait-elle apprendre ?

Elle ferma les yeux, la vie l’abandonnait. Non, elle ne devait pas tenter de telles épreuves ; elle devait consommer le sacrifice entièrement, généreusement, sans retour vers le passé.

— Monsieur le directeur, dit-elle, M. de Boutin a-t-il quelque chose de particulièrement grave à me communiquer ?

— Je ne crois pas, il veut savoir si vous persistez dans vos résolutions. Il m’a chargé de vous dire cela seulement.

— Je persiste ; l’heure de le revoir n’a pas encore sonné pour moi, répondit-elle. Priez-le d’ajouter à toutes ses bontés, celle de ne pas insister.

Son accent était ferme et doux en apparence, elle s’inclina devant le directeur et sortit.

M. de Boutin, qui était dans une pièce voisine, entra par autre porte.

— Cette fille-là, dit-il au directeur, est le remords de mes jours et de mes nuits. Jamais, jamais je ne réparerai l’erreur que la justice a commise envers elle !…

— Ou que Marianne elle-même lui a fait commettre ! répondit spontanément l’autre.

M. de Boutin étonné regarda le directeur, et après une minute d’hésitation, il lui tendit la main, que le geôlier serra vivement sans parler.

Les deux hommes s’étaient compris.

Le soir, Marianne ne resta pas au milieu des autres détenues. L’air était tiède après une journée accablante de chaleur. La clarté décroissante du jour baignait de flots de pourpre un petit coin du préau où elle allait s’asseoir.

On respectait ses heures de solitude, lorsqu’elle se dirigeait de ce côté.

Madame Marie-Aimée la suivit. Un grand rideau de chèvrefeuilles et de vignes vierges cachait ce bout d’allée à tous les regards.

Elle la vit tomber sur un petit tertre gazonné et cacher sa tête dans ses mains.

La jeune religieuse vint s’asseoir à ses côtés, tout doucement, elle enlaça sa taille :

— Ma sœur chérie, murmura-t-elle.

Marianne devina la présence de son amie, elle s’abandonna, et renversa sa belle tête sur l’épaule d’Aimée :

— Ah ! s’écria-t-elle au milieu de rauques sanglots, l’absence !… l’oubli !… quelle torture.

L’autre la regarda un instant avec une profonde émotion.

— Va, crois-moi, que l’absence ne t’effraie pas, tu n’as pas à craindre l’oubli, dit-elle lentement. Jacques t’aime toujours. Hélas ! la mort seule est irréparable.

Elle chancela sous l’empire de ses souvenirs, tandis que Marianne reprenait en pleurant toujours.

— Je suis lâche, je l’ai voulu, c’était le devoir !… J’ai brisé son âme, je l’ai quitté, j’ai exigé qu’il ne cherchât pas à me revoir ; et aujourd’hui, je le maudis de tenir sa promesse, il me semble que son cœur ne m’appartient plus, je meurs loin de lui.

Ses sanglots redoublèrent.

— Pauvre Marianne, dit la petite sœur, que de tempêtes sous ta sérénité !… Et cependant tout bonheur n’est pas perdu pour toi !…

— Oh ! taisez-vous, taisez-vous ! que parlez-vous bonheur, à moi l’avilie, la déshonorée, l’empoisonneuse !… moi que tout le monde méprise et oublie.

— Excepté Jacques, excepté M. de Boutin, excepté Marguerite, excepté tous ceux qui savent comprendre et voir, qui savent se dévouer et aimer !…

Pauvre nature humaine !… Son amie lui disait qu’elle n’était pas oubliée et son cœur commençait à s’apaiser.

— Oui, reprit la sœur, aimer c’est le seul bonheur, le seul but de la vie !… Tu es aimée et tu le seras toujours. Jacques n’est pas de ceux qui reprennent leur cœur ! Qui sait ce qui peut arriver, qui t’arrachera d’ici et te rendra à lui ; tant que l’espérance brille au loin, on peut vivre ; hélas ! il n’y a que la mort qui brise tout !

À ces mots que Marie murmurait pour la deuxième fois, Marianne releva la tête.

— Vous avez donc aimé aussi, demanda-t-elle, vous avez donc souffert, que vous êtes si bonne et savez trouver de si douces paroles pour sécher les larmes ?

La nuit arrivait, une nuit de juillet lumineuse et douce comme une nuit des pays d’Orient.

Dans la clarté indistincte du soir, le profil régulier de la sœur s’estompait suave comme un camée antique, ses coiffes blanches étaient moins pures que sa joue pâle, ses grands yeux apparaissaient encore noyés dans les pleurs que ses souvenirs faisaient couler.

— Oui, j’ai aimé, murmura-t-elle, beaucoup aimé. C’est une triste histoire, mais ce secret de mon cœur que je n’ai jamais voulu dire, je vais te le confier ; parce que tu es la seule femme capable de me comprendre.

Marianne serra sa main ; elle se sentait prête à oublier sa douleur pour celle de son amie.

— Je n’ai pas connu ma mère, commença Aimée, mon père lancé dans les grandes affaires m’avait confiée à une tante qui m’a élevée dans ce pays-ci, avec ses enfants, un fils et une fille. Mon cousin Henry avait cinq ans de plus que moi ; juste l’âge voulu pour me protéger et veiller sur moi ; du plus loin que je me souviens, il ne faisait d’autre différence entre sa sœur et moi que celle de me céder plus souvent ou de me donner toujours raison dans nos querelles d’enfants.

Un jour il entra à Saint-Cyr, il devait en sortir officier. Avec les brillantes relations de notre famille, une belle carrière s’ouvrait devant lui.

La même année, mon père me maria au comte de Ferreuse. Il avait vingt-cinq ans de plus que moi ; mais on ne me demanda pas si cela me plaisait ou non. Mes deux millions de dot devaient redorer le blason qu’il m’apportait ; mon père faisait restaurer superbement l’hôtel du faubourg Saint-Germain, qui avait appartenu à sa famille. Appeler sa fille comtesse et la voir à la cour, était le rêve de ce pauvre père.

À quinze ans, quel que soit le caractère que doit avoir plus tard une femme, elle ne pense ni ne réfléchit sérieusement encore. Elle accepte, elle subit, c’est tout. M. de Ferreuse est mort, paix à sa tombe !… Mais ce qu’a été ma vie auprès de lui, nul ne le saura ni ne le comprendra jamais ; il est donc inutile de constater des blessures si profondes, qu’après bien des années écoulées elles saignent encore.

Nous habitions Paris ; au milieu de mon isolement, de mes désespoirs, de mon ennui de vivre, Henry revint. Il était attaché à l’état-major de la place, il avait pas mal d’instants libres.

Nos anciennes relations, surtout nos liens étroits de parenté, l’autorisaient à fréquenter assidûment ma maison. Quel jour, à quelle époque de notre vie l’amitié fraternelle de notre jeunesse s’est-elle changée en un amour ardent, exclusif, infini ? Je ne puis pas le dire, je ne le sais pas.

Seulement une fois, il assista à une scène de violence telle, que la honte au front je ne savais que courber la tête ; il se leva pâle, les dents serrées, et s’avançant sur M. de Ferreuse : — Un mot de plus, dit-il, et je vous tue !

Et pendant que l’autre ricanait :

— J’ai le droit de vous parler ainsi, continua-t-il avec une si haute dignité qu’il le fit taire ; mon oncle est mort, et Aimée est ma sœur ; la maison de ma mère lui est toujours ouverte.

M. de Ferreuse craignant de voir échapper la fortune avec la femme, fit des excuses.

Henry, à cette époque, était un garçon froid, résolu, n’hésitant jamais, irrévocable dans ses décisions, entier dans ses affections comme dans ses haines.

Il demeura deux jours sans me parler de la singulière scène qu’il avait fait cesser.

Le troisième, comme j’étais seule, il entra chez moi. Il était blanc comme un suaire ; les battements précipités de mon cœur me firent deviner ce qu’il avait à me dire. Il venait me proposer de partir avec lui, d’aller en Amérique où il prendrait du service.

— Tu porteras mon nom qui est le tien, me dit-il, tu seras partout et toujours ma femme honorée et respectée, veux-tu ?

Non, je ne voulus pas, le devoir me clouait là ; je ne pouvais pas le déserter.

Je demeurai, et il me soutint de sa présence, de son autorité, de son affection.

Cet amour, dont nous ne parlions jamais, était notre force et notre vie. En dehors de nous, rien n’existait. Et cependant, je suis restée sa sœur ; jamais sa main n’a pressé ma main ; jamais ses lèvres n’ont effleuré les miennes.

— Le jour de la délivrance sera celle du bonheur, disions-nous tout bas, sans même nous l’avouer.

Elle arriva enfin, cette délivrance que la rigidité de nos lois implacables nous forçait à désirer.

Dans un an, je devais porter son nom ; tu as aimé, Marianne, tu dois comprendre mon bonheur.

Il y avait encore quelque mois à attendre, lorsque la guerre d’Italie éclata, Henry dut suivre l’état-major dont il faisait partie ; il avait vingt-sept ans, il était capitaine.

Quelques semaines après, je recevais un ruban bleu qui attachait mes cheveux lorsque j’étais enfant, et une croix d’honneur entourée d’un crêpe.

Elle tira de sa poitrine une croix dont l’émail était écaillé par le passage d’une balle.

— Voilà dit-elle, lentement, tout ce qui me reste de lui. L’ambition folle d’un homme, une balle perdue, et mon bonheur a fui !… Rien, plus rien !…

À son tour Marianne l’embrassa.

— Tu te trompes, Aimée, dit-elle de sa voix grave, la mort vaut mieux que l’oubli !…

Elles restèrent sans parler un instant.

— J’étais si désespérée que je voulais mourir pour le rejoindre, reprit la sœur. Une nuit où je luttais contre ces idées de suicide, je me souvins d’une visite que nous avions faite ensemble, lui et moi, dans une maison centrale de femmes : c’était celle-ci. Faire remonter à la lumière ce qui reste de bon au fond de ces créatures, m’avait-il dit ce jour-là, quelle admirable tâche, et qu’elle est peu comprise !

Ces paroles me semblèrent un ordre. Au lieu de mourir, je suis venue m’ensevelir ici, le pleurant, l’aimant toujours, ne rêvant qu’après l’heure qui nous réunira.

La sœur avait terminé ses confidences, la nuit était tout à fait arrivée. La main dans la main, les deux jeunes femmes remontaient la pente de leurs souvenirs et pleuraient toutes deux :

— Aimée, dit enfin Marianne, il est mort en emportant ton souvenir vénéré et attendri, ta chère image est restée dans son cœur jusqu’au dernier moment, sans un doute possible, pure, radieuse, immaculée ; s’il pouvait se relever de sa tombe, il te retrouverait fidèle, consacrant ta vie à une de ses pensées, et tu ne trouves pas dans tout cela une suprême consolation ! Quelle différence pour moi !… Il vit, et tout nous sépare ! J’ai refusé des lettres de grâce, me diras-tu ? Est-ce que j’en veux, moi, de cette grâce incomplète qui laisserait un soupçon autour de moi ? Est-ce que je subirai jamais une réhabilitation problématique, qui tiendrait mon honneur en suspicion. Non, mieux vaut rester ici, méprisée, oubliée !…

— Jamais Jacques ne t’oubliera. Tu demeures pour lui éternellement la dévouée, entourée de l’auréole du martyr.

— Hélas !… Et dans dix ans, et dans quinze ans, cette affection ardente ne sera-t-elle pas affaiblie ?… L’âge, l’absence, l’habitude, n’auront-ils pas glacé son cœur ? Et dans vingt ans, les sentiers de notre vie, un instant croisés en leur route, ne seront-ils pas si profondément éloignés que nos yeux se reverront, mais que nos âmes ne se reconnaîtront plus ?

La grande cloche de la prison sonnait le coucher, Marianne dut rentrer surveiller son dortoir.

À partir de ce jour, l’amitié des deux jeunes femmes devint très grande. Marie-Aimée aurait voulu relever le courage abattu de Marianne ; mais elle dut constater que ses efforts n’étaient pas couronnés de succès.

En effet, les yeux de la prisonnière se cernèrent sensiblement, sa pâleur augmenta, ses pas devinrent chancelants.

La supérieure s’aperçut du changement qui s’opérait chez Marianne, et elle lui offrit une place d’infirmière. Elle espérait ainsi apporter une diversion dans sa vie, en lui donnant l’occasion d’un dévouement plus grand.

Une terrible épidémie sévissait : la fièvre typhoïde remplissait les salles, l’emploi était plein de dangers, Marianne accepta avec joie.

Il y avait, à cette époque, à Cadillac, un docteur, dont tout le monde se souvient encore.

Depuis longues années, il était médecin en chef de la maison centrale. Il avait vu arriver madame Marie-Aimé ; il avait soigné sa famille, et elle-même, lorsque, enfant, elle habitait chez sa tante, aux environs de Cadillac, et il avait conservé pour elle une profonde affection.

Que de fois, comme un autre Lavater, ne l’avait-il pas aidée à lire et à découvrir les passions, les vices, voire même les vertus à l’état latent sur les dures physionomies qui passaient devant eux !

— Voyez-vous, ma fille, lui disait-il dans son langage familier ; la misère et l’abandon sont de tristes maîtres, et bien souvent ils changent en mauvais instincts les meilleurs germes. Il ne faut pas trop leur en vouloir, à ces pauvres créatures, il y en a pour lesquelles la vie a été si rude !

Aussi, avec quelle joie et quelle sagesse ne distribuait-il pas l’argent qu’elle lui donnait pour faciliter leur retour au bien après leur sortie de prison !

Elle n’avait pas de secrets pour lui. Sa sympathie pour Marianne lui fut vite confiée.

Il attendit pour se prononcer de l’avoir vue de près, et d’avoir pu l’étudier attentivement.

Madame Marie lui en fournit l’occasion aussi souvent qu’il le voulut.

La limpidité de ce grand œil profond et doux où, sous l’énergie de la femme, il y avait parfois la naïveté étonnée de l’enfant ; la pureté de cette bouche à l’expression tendre et bonne dans le repos ; enfin, une réserve, une dignité qu’il n’avait pas l’habitude de rencontrer, tout cela l’eut vite fixé.

Il demanda à madame Marie-Aimée les détails qu’elle ne lui avait pas encore donnés sur la condamnation de Marianne.

Quand la religieuse eut terminé, le docteur était extrêmement ému.

— C’est votre sœur, ma fille, lui dit-il ; elle a sacrifié sa vie par dévouement, elle est aussi pure que vous : vous êtes dignes de vous comprendre toutes deux.

Malgré les prévenances que lui suggérait son affectueuse tendresse, la jeune religieuse ne s’étonna pas, après le départ de M. de Boutin, de voir la tristesse de Marianne augmenter.

— L’effort a été trop grand, dit-elle au docteur, elle plie sous le faix.

Ce jour-là, M. Rivière et madame Marie demeurèrent longtemps en conférence. Lorsqu’ils se quittèrent, ils avaient tous deux un air de mystérieuse entente.

Cependant l’épidémie ne diminuait pas d’intensité, toutes les infirmières n’en pouvaient plus : Marianne seule résistait.

Nuit et jour sur pied, on l’aurait dite d’acier. Rien ne lassait son dévouement ; toujours grave et indulgente, triste et empressée, on n’entendait que des paroles de consolation s’échapper de ses lèvres.

Cependant, un matin que la supérieure visitait les salles, elle surprit Marianne assise dans un coin, l’œil perdu dans le vague, la figure empreinte d’un découragement sans nom.

Devant cette vivante image du désespoir, ce que les mesquineries de la superstition ou de la bigoterie avaient laissé de cœur dans sa vieille poitrine tressaillit :

— Docteur, dit-elle à M. Rivière qui l’accompagnait, est-ce que vous allez laisser mourir Marianne ? Il me semble cependant que madame Marie-Aimée et vous, deviez la guérir.

Le médecin, soucieux et préoccupé, ne répondit pas.

— Prenez-y garde, continua la religieuse, ce serait une vraie perte pour nous. Elle en a encore pour dix-huit ans, et jamais nous ne retrouverons une semblable surveillante. Elle remplace au moins trois de nos sœurs.

En présence de ce naïf et monstrueux égoïsme, le docteur eut un mouvement de révolte.

— Ainsi, dit-il, vous supposez que Marianne s’en va mourir de désespoir ? Et d’elle tout ce que vous regretterez, ce sera la peine qu’elle vous évite ?

La supérieure leva les yeux au ciel ; cependant comme son habileté ne lui permettait pas de répondre à la dernière phrase, elle répartit :

— Dame, docteur, regardez-la, elle devient diaphane. Je vais faire commencer pour elle une neuvaine à Notre-Dame-de-Verdelais ; peut-être Dieu exaucera-t-il nos prières !

— Dieu ! Notre-Dame ! grogna le vieux sceptique ; fameux remèdes que tout cela !… heureusement que je vais en essayer une prière, moi aussi, et nous verrons laquelle des deux réussira !…

— Vous, docteur, vous allez prier ! Ah ! quelle joie vous nous ferez ! Il y a si longtemps que nous demandons au ciel votre conversion !

— Demandez, ma sœur, demandez ; si cela ne fait pas de bien, ça ne fait pas de mal ; mais, pour cette fois-ci, ne chantez pas encore victoire ; ce n’est pas à Verdelais que je vais chercher le cierge qui sauvera votre infirmière.

Et, tout pensif, M. Rivière quitta la sœur Saint-Jean, la laissant curieuse et intriguée du remède qui allait guérir Marianne.

Environ quatre ou cinq jours après cette conversation, M. Rivière vint faire sa visite quotidienne dans les salles de la maison d’arrêt.

Il n’était pas seul ; un jeune homme le suivait.

— Monsieur, dit-il en le présentant à la supérieure, est déjà un praticien consommé. Il a habité longtemps Paris, où il a fait ses études ; je désire avoir son avis sur les traitements employés par moi.

— Votre science, docteur, n’a pas besoin de s’appuyer sur autrui, répondit la sœur Saint-Jean.

Et, par côté, elle regardait de travers le médecin étranger auquel elle trouvait trop de distinction et surtout trop de jeunesse.

— Eh ! eh !… ma sœur, reprit M. Rivière, vous me reprochez souvent mon entêtement, mais vous voyez bien que je ne suis pas aussi absolu que vous le dites. Ma vieille routine s’incline devant la science nouvelle à l’occasion. Je suis persuadé que monsieur guérira quelqu’une de nos malades, vous verrez.

Et la pointe de malice, qui depuis trente ans s’allumait dans les yeux du docteur, lorsque la vieille supérieure lui parlait des miracles et des saints, de Verdelais et de Lourdes, paraissait ce matin-là plus pétillante que jamais.

La religieuse laissa les deux médecins continuer leur visite. Madame Marie-Aimée les accompagnait.

La consultation commença. Marianne, occupée à l’autre extrémité de la salle, n’avait pas encore levé les yeux.

Que lui importaient les visages nouveaux ou les distractions étrangères ? C’était au fond de son souvenir et de son cœur que sa pensée constamment absorbée se repliait sans cesse. À part son devoir, le reste n’existait pas pour elle.

Cependant, à mesure que les formes noires qu’elle entrevoyait du coin de l’œil, s’avançaient de son côté, une agitation inconnue faisait battre son cœur et trembler ses mains.

Tout à coup, il lui sembla que la vie l’abandonnait.

Une voix bien connue, grave, profonde, mais légèrement tremblante, avait parlé tout près d’elle.

— De quoi souffrez-vous, ma fille ? demandait le jeune médecin.

Sans avoir conscience de ce qu’elle faisait, Marianne se trouva debout. De ses deux mains elle contenait les battements de son cœur ; ses yeux pleins de larmes ne distinguaient plus ; pâle, blanche, mourante, elle murmurait ces mots que Marie-Aimée comprenait :

— Lui !… lui !… Jacques ici !…

Elle dut s’appuyer au dossier du lit qui se trouvait devant elle.

Les malades préoccupées de cette consultation anormale, ne remarquaient pas son trouble ; le docteur Rivière, depuis un instant, se mouchait avec un bruit de tempête ; les yeux tristes d’Aimée semblaient répéter :

— N’avais-je pas raison ? Hélas ! tu le vois bien, il n’y a que la mort qui soit sans remèdes et sans consolations !…

Seul, Jacques conservait son impassibilité au milieu de cette scène muette ; il était impossible de deviner ses impressions.

— Vous allez me guérir, n’est-ce pas, mon bon monsieur ? disait la malade que le docteur Rivière examinait. Ah ! si vous saviez, je dois être libre dans un mois, il me tarde tant !…

— Pour recommencer vos exploits ? grommela le vieux médecin, d’autant plus amer qu’il s’en voulait davantage de l’émotion qui le tenait. C’est bien nécessaire !

— Non, répondit la malade, il me tarde au contraire de faire le bien. J’ai quatre petits enfants qui m’attendent, il faut que je leur apprenne ce que mademoiselle Marianne m’a enseigné. Si je les retrouve j’en ferai des femmes vertueuses et d’honnêtes ouvrières ; si je meurs, ils m’oublieront !…

M. Rivière grognait et protestait de plus belle. La froideur de Jacques disparut sous une indescriptible émotion.

— Vous avez raison, ma fille, dit-il, faites le bien, sacrifiez-vous, soyez vaillante et généreuse, c’est le moyen de ne jamais être oubliée.

Sa voix grave avait des inflexions attendries qui remuaient le cœur de Marianne jusque dans ses moindres fibres.

— Voilà pour vos enfants, continua-t-il.

Et il glissa un billet de banque sous l’oreiller de la malade.

La visite était terminée.

Marianne, sans forces, ne quitta pas sa place, mais elle suivit avec toute son âme celui qui s’éloignait.

Au moment de franchir le seuil de la porte, Jacques se retourna.

Il chercha l’infirmière des yeux, et l’ayant aperçue, il se découvrit. Pendant un instant, tout ce que le regard d’un homme peut contenir d’amour ardent, de passion exclusive, de respect sans bornes, de regrets, d’attendrissement, apparut dans l’œil bleu de Jacques.

Marianne, éblouie, chancela ; mourante, elle voulut s’élancer vers lui, crier follement son nom, lui dire de l’emporter, de ne plus la quitter : la vision bénie, en disparaissant, lui rendit sa raison.

Elle raidit ses mains tremblantes, et essaya d’apaiser le trouble qui l’envahissait ; elle y parvint, car au bout de quelques instants, elle traversa la pièce de son pas ordinaire, calme et lent.

À l’entrée de la salle, il y avait une petite cellule où les sœurs et les infirmières de garde allaient se reposer durant la nuit.

Marianne, espérant n’y rencontrer personne à cette heure de la journée, y entra.

La porte ne s’était pas refermée que deux bras caressants la pressaient, et qu’une voix mouillée de larmes murmurait à son oreille :

— N’es-tu pas la plus heureuse ! Vas-tu encore manquer de courage ? Est-ce qu’il t’oubliera jamais ?

— Ô Aimée ! Aimée ! que je t’aime, et que tu es bonne ! répondit Marianne en lui rendant ses baisers.

À quelques jours de là, le docteur Rivière montrait Marianne à la supérieure.

Derrière les lits où les malades commençaient à guérir, la surveillante se reprenait à la vie.

C’était bien toujours la prisonnière pensive et sérieuse ; mais dans ses grands yeux profonds le courage avait rallumé son étincelle ; sur ses traits purs, l’amer découragement avait fait place à une expression de sereine énergie.

— Eh bien, ma sœur, que dites-vous de notre infirmière ? demanda-t-il à la religieuse, il me semble qu’elle entre en convalescence.

— Notre neuvaine est terminée depuis deux jours, docteur, répondit celle-ci, ayez encore le triste courage de nier la puissance de Dieu et de ne pas croire aux miracles !…

Le médecin sourit doucement.

— Chère sœur, dit-il, au dieu qui a fait ce miracle-là, je crois de toute mon âme ; il est aussi vieux que le monde, et il en fera bien d’autres.

— Enfin, vous voilà presque converti ! vous l’avouez !

— Oh ! je n’ai jamais cessé de reconnaître la puissance infinie de cette religion-là, je vous le répète. Et cependant, hélas ! et à mon très grand regret, il y a bien longtemps que son culte m’est interdit…

Et il s’éloigna en riant, pendant que la sœur Saint-Jean ne le comprenait plus du tout, et assurait que sa vieille cervelle déménageait.