L’Empoisonneuse/2/6

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G. Charpentier (p. 269-278).

VI

MÈRE ET FILLE


Le matin même du jour où Jacques avait trouvé Marguerite sanglotant sur un banc de pierre de la terrasse, madame de Sauvetat avait fait prier sa fille de la rejoindre dans sa chambre.

Assise devant un secrétaire où elle arrangeait quelques papiers, elle était évidemment préoccupée, car elle ne vit pas le front de l’enfant qui se penchait vers elle et sollicitait la caresse quotidienne.

Au bout de quelques instants de silence, elle se retourna vers Marguerite étonnée de cette réception.

— Ma fille, dit-elle brusquement et en parlant un peu vite, il est temps de reprendre les projets que la mort de ton père et les terribles catastrophes qui ont suivi sont venues si brusquement interrompre.

La voix de la veuve parut s’étrangler dans l’émotion, tandis que du bout de son mouchoir elle essuyait une larme ou un semblant de larme.

Marguerite devint pâle comme un lis.

C’était la première fois, depuis la mort de M. de Sauvetat que sa mère allait lui parler de Georges Larroche.

Elle l’avait reçu dans sa maison, il est vrai ; tacitement, elle avait paru accepter et servir les projets de celui qui n’était plus ; lorsque Marguerite, rougissante et émue, parlait de Georges et associait son nom à des pensées d’avenir et de bonheur, la veuve souriait, mais jamais elle n’avait dit à sa fille : Aime-le ; et la fête des fiançailles dont avait parlé M. de Sauvetat n’avait pas eu lieu.

Cependant, Marguerite ne s’était pas préoccupée de ce mutisme. Au contraire : un peu concentrée, un peu froide, avec un fond de réserve pudique qu’un rien froissait, la jeune fille savait presque gré à sa mère de lui laisser savourer, seule, sans la profaner, l’enivrante douceur de ses premières amours.

Elle avait bien une fois parlé de son secret à Jacques, oui ; mais Jacques était pour elle un être à part, celui qui lui représentait à la fois son père et Marianne.

À ces deux ombres sacrées que pouvait-elle cacher ?

Et puis, le jeune homme avait un regard, une voix qui savaient trouver le chemin de son cœur ; tandis que Blanche, au contraire, intimidait sa fille et glaçait toutes confidences sur les lèvres de la pauvre petite.

Mais si Marguerite se taisait et gardait ses impressions, comme un avare son trésor, elle avait vu bien des choses.

Ils sont si fins les yeux d’une amoureuse de seize ans.

Mademoiselle Gaste, sa meilleure amie, une belle petite blonde de son âge, ne lui avait-elle pas appris du reste que ce qu’une femme doit surtout comprendre, c’est ce qu’on ne lui dit pas ?

Eh bien, Marguerite avait écouté ces leçons-là, et elle en avait profité.

Ainsi, un jour, pendant l’automne, tout à fait au commencement des visites de Georges à l’hôtel, alors qu’elle était encore malade et nerveuse, Marguerite, enivrée de sa présence, ouvrait son cœur, malgré elle, à son rêve d’amour.

Mais en descendant au fond de son âme, elle s’en voulait de ce sentiment qui lui semblait la profanation de son récent malheur ; et, silencieuse, elle pleurait.

Tout à coup, une voix doucement affectueuse l’éveilla sa méditation.

— Souffrez-vous davantage ? lui demanda-t-elle.

En même temps, la personne qui lui parlait saisit sa main qui pendait inerte le long du fauteuil où elle était étendue, et la serra légèrement.

Elle leva les yeux et étouffa un cri pendant qu’une rougeur charmante, toute pleine de mystérieux aveux, couvrait ses joues.

Georges était près d’elle.

Embarrassée, elle retira sa main.

— Merci, murmura-t-elle tout bas, je ne souffre pas ; mais hélas ! je pense et je me souviens !… Je ne reverrai plus ceux qui m’aimaient.

La voix du jeune homme devint encore plus tendre :

— Vous êtes injuste, Marguerite, dit-il ; de grandes et légitimes affections ont, en effet, disparu de votre vie, mais elles ne vous ont pas toutes été enlevées. Ne remplissez-vous pas tout entière le cœur de votre mère ? Et d’autres liens ne viendront-ils pas, bientôt peut-être, vous attacher de plus près encore à ceux qui ne sont aujourd’hui que vos amis ?

En disant ces mots, il osa appuyer ses lèvres sur le front de l’enfant qui ne respirait plus.

Blanche arrivait ; elle avait entendu les dernières paroles de Georges, la jeune fille surprit sur ses lèvres, un sourire singulier.

Depuis ce jour, combien de fois Marguerite n’avait-elle pas vu sa mère attacher sur celui qu’elle regardait comme son fiancé, de par la volonté expresse de son père, de longs regards pleins d’affection et d’intérêt !

Le soir, lorsqu’il restait après tout le monde, et que madame de Sauvetat lui laissait prendre ses mains qu’il pressait longuement, les yeux de Georges ne disaient-ils pas ce mot adorable : Ma mère ! tandis que sous les longues paupières de Blanche, plus languissantes que jamais, Marguerite croyait lire ce qu’elle lui répondait :

— Oui, je le sais, vous rendrez ma fille heureuse.

Aussi mademoiselle de Sauvetat, tremblante à l’idée de ces premières explications à échanger avec sa mère, rougissait-elle de parler de son secret ; mais sûre de son bonheur, forte de cet amour qu’avait béni celui qui n’était plus, elle ne craignait rien, elle n’appréhendait rien.

Toutes ces réflexions s’étaient présentées à l’esprit de la jeune fille, aussi rapides que la pensée, durant les quelques instants d’hésitation et de silence que Blanche avait laissés s’écouler après ses premières paroles.

— Ton père m’a fait promettre de te marier le plus tôt possible, reprit-elle enfin, mais toujours sans regarder sa fille ; je n’ai pas cru que cela pût se faire avant aujourd’hui, surtout après le double deuil qui nous a frappées.

— Ma mère, dit l’enfant profondément troublée, vous connaissez les convenances ; ce que vous décidez est toujours bien.

— N’est-ce pas ? reprit la veuve avec une certaine vivacité. Eh bien, par convenance aussi, je dois te dire que ton père avait désiré vivement ton mariage, mais sans attacher une importance particulière à celui qui avait demandé le premier ta main, je veux parler de M. Larroche.

Aujourd’hui, un parti inespéré se présente, le comte de Birac sollicite notre alliance, et c’est lui que j’accepte.

Marguerite se leva toute droite à ces derniers mots. Ses doigts, appuyés au dossier d’une chauffeuse, se crispèrent et éraillèrent le satin, la pâleur du marbre envahit ses joues. Éveillée en pleine assurance de bonheur, cette nature droite et sérieuse recevait un coup terrible.

Elle lança à sa mère un regard si doux, si navré, mais si chargé de reproches, que Blanche en tressaillit. En même temps, sans prononcer un mot, sans laisser échapper un gémissement ou un sanglot, les yeux de la jeune fille se fermèrent, ses mains se détendirent, tandis que son beau corps s’affaissait inerte sur le tapis, comme une fleur brisée qui tombe sur le sol.

Blanche n’appela pas.

Elle releva elle-même sa fille sans le moindre signe d’émotion ; seule, elle dégrafa sa robe, frictionna ses tempes et épia son retour à la vie avec une sorte de haine concentrée et farouche.

L’évanouissement dura peu, au bout d’un quart d’heure environ, Marguerite revint à elle.

Blanche la regardait fixement, hautaine, presque cruelle.

L’enfant comprit qu’elle ne la fléchirait pas ; mais bravement, cependant, elle accepta la lutte.

Quelque chose de plus fort que la réflexion et la volonté la poussait à connaître à tout prix la pensée de sa mère.

— Voyons, Marguerite, dit sèchement madame de Sauvetat, ces comédies ne sont pas de mon goût, tu le sais. Le temps est passé où les filles s’évanouissaient lorsqu’on leur présentait un mari. Est-ce que celui que je te propose n’est pas digne de ton choix ? Vingt-sept ans, beau garçon, intelligent, instruit, comte et millionnaire, que te faut-il de plus ?

La jeune fille s’était relevée, et avait dans les yeux une flamme qui rappelait à Blanche un autre regard :

— Il me faut accomplir strictement la volonté de mon père, répondit-elle, en accentuant chacun de ses mots.

— Qu’est-ce à dire ? riposta la veuve impérieusement.

— Mon père m’a désigné et presque imposé un mari ; j’épouserai celui-là, pas un autre. Ce choix de mon père, vous même l’avez approuvé devant moi…

Madame de Sauvetat fit un brusque mouvement ; elle ouvrit la bouche.

— Oh ! ne niez pas, continua Marguerite blanche comme un cierge, mais résolue, je m’en souviens ; c’était le dernier jour que j’ai vu mon père !…

Et tandis que la veuve tressaillait, un sanglot monta aux lèvres de la jeune fille ; mais, se contenant, elle reprit :

— Oui, vous consentiez alors. Depuis, n’avez-vous pas encouragé cette affection, ne m’avez-vous pas approuvée ? Vous receviez chaque jour M. Larroche, pourquoi ? N’était-ce pas pour m’apprendre à le connaître ? Je l’ai cru, et…

— Et…, interrompit madame de Sauvetat prête à éclater.

— Et, reprit Marguerite de son accent ferme, je serai sa femme, ou je ne me marierai jamais.

Un éclair d’effroyable colère passa dans les yeux sombres de Blanche.

— Je vous dis, fit-elle violente et emportée, que M. de Birac a ma parole, et… que vous la tiendrez.

La jeune fille s’inclina.

— C’est ce que nous verrons, répondit-elle à son tour presque avec défi.

Et plus bas :

— Jacques est là !…

La veuve bondit à ce mot, elle ne se possédait plus. Elle lança à sa fille un regard de fureur.

Puis, s’approchant tout près d’elle, la voix sifflante et la figure décomposée :

— Une dernière explication vous décidera peut-être, dit-elle.

M. Larroche vous aime comme une petite fille, c’est évident, mais vouloir de vous pour femme… Quelle plaisanterie !…

Elle avait à dessein laissé tomber ses paroles une à une ; comme du plomb fondu elles avaient brûlé le cœur de Marguerite.

La pauvre enfant chancela de nouveau et porta les deux mains à sa poitrine.

Mais la lutte n’était pas finie, elle le comprit, et, au bout d’un instant de silence, elle reprit de sa voix triste et ferme :

— Alors, ma mère, vous avez donc trompé mon père, lorsque vous lui avez affirmé que M. Larroche vous avait demandé ma main ?

Blanche devint très pâle, ses fins sourcils se rapprochèrent ; mais se contenant encore :

— Je n’ai jamais trompé personne, dit-elle ; il y a eu méprise de ma part : M. Larroche m’a en effet demandé la main de ma fille, et c’est dans ce sens que j’ai parlé à ton père, c’est pour cette raison que je lui ai ouvert plus tard ma maison fermée à tous.

Sommé par moi de s’expliquer, il y a quelques jours à peine, il m’a frappée d’étonnement en me déclarant qu’il entendait alors parler de Marianne, qu’il considérait comme ma fille aînée.

— De Marianne ? s’écria Marguerite. Et Jacques ?

— Il supposait que Jacques, évincé, au vu et au su de tout le monde, s’était définitivement retiré.

La jeune fille secoua la tête. Sa physionomie un peu hautaine devint plus sévère et fit comprendre à madame de Sauvetat qu’elle ne la croyait pas.

Ses yeux clairs regardèrent Blanche jusqu’au fond de l’âme.

Sous ce regard honnête, profond, inquisiteur, la veuve se sentit mal à l’aise ; elle voulut parler encore, peut-être pour cacher sous une explication l’embarras qui la gagnait :

— Du reste, reprit-elle, M. Larroche éprouve ce que beaucoup de jeunes gens ressentent ; il a la plus grande peur d’avoir sa femme à former ; une enfant pour compagne de sa vie lui fait éprouver une frayeur étrange, c’est pour lui une responsabilité qu’il ne se sent pas la force d’assumer. Il veut une femme sérieuse pour diriger sa maison.

Quelque chose d’horrible se fit jour tout à coup dans le cerveau de Marguerite ; il lui sembla que son cœur se broyait dans un étau de fer.

— Alors, fit-elle avec un éclair dans les yeux, il attend Marianne ?

Madame de Sauvetat, à ces mots, se laissa emporter par la haine qu’elle nourrissait contre la prisonnière.

— Il a horreur des empoisonneuses ! s’écria-t-elle hors d’elle-même, l’écume aux lèvres.

Marguerite protesta par un violent geste de dénégation.

Blanche, honteuse, essaya de se ressaisir ; elle n’avait pas fini, du reste ; le plus dur n’était pas encore sorti de ses lèvres.

— Ce que désire M. Larroche, continua-t-elle plus doucement, c’est une femme expérimentée, que la douleur ait mûrie.

Elle hésita ; Marguerite pâlissait toujours.

— Enfin, demanda-t-elle, il vous a dit le nom de celle qui lui agrée ? Voyons, ne me faites plus souffrir.

— Eh bien, puisque tu veux le savoir à tout prix, apprends-le donc. C’est moi qu’il aime, moi qu’il demande, et… j’accepte son nom !

— Vous !… ma mère, vous ! balbutia Marguerite éperdue, vous ! ah ! Dieu du ciel !…

Et pendant que l’enfant se tordait les bras de désespoir :

— Vois, continua Blanche impitoyable, si tu veux encore me le disputer, et devenir sa femme malgré moi, malgré lui !…

Marguerite essaya de se raidir. Effort inutile ! Malgré elle, la haine, la vengeance bouillonnaient dans son âme. Un instant, elle eut l’idée de courir vers Jacques, de lui tout raconter, de lui crier :

— Toi, qui connais les gens et les choses, qui as souffert et qui as aimé, aie pitié de moi, démêle ce nouveau mystère d’infamie que je ne comprends pas, mais qui va me tuer !…

Elle releva ses yeux remplis de colère ; elle étendit la main ; toute prête à laisser sortir la menace et la malédiction de sa bouche ; mais, au moment où ses lèvres s’entr’ouvraient, son regard s’arrêta sur ce beau portrait de M. de Sauvetat, que la veuve n’avait pas encore enlevé de sa chambre.

Elle revit son père adoré mort, inanimé, étendu dans sa bière, ayant à ses côtés cette Marianne si aimée d’elle, l’ange gardien de son enfance, lui disant, en lui montrant celui qui ne l’entendait plus :

— C’est pour le devoir et l’honneur qu’il est mort !… ne l’oublie pas !…

— L’honneur !… le devoir  !… Ne serait-ce pas pour quelque sublime devoir, ignoré d’elle, qu’elle était partie, cette mère adoptive, sa meilleure amie, et qu’elle souffrait dans la honte ?…

Le devoir ! n’était-il pas pour Marguerite, pauvre atome abandonné et sacrifié, de se taire comme l’une, de mourir comme l’autre ?

Elle le crut. Et généreuse plus qu’on ne peut l’être, elle résolut de tout accepter, et de se soumettre. Toute la journée, retirée dans la chambre de Marianne, elle s’affermit dans sa résolution, et se crut désormais assez calme et assez forte pour se taire devant tous.

Le soir, à la tombée de la nuit, le parfum de poésie triste qui se dégage de la nature au moment où elle se repose et s’endort, avait rouvert les sources de ses larmes qu’elle croyait taries sous l’effort viril de sa volonté. Elle s’était alors jetée dans les bras de Jacques et n’avait pu résister à l’âpre bonheur de pleurer un instant sur ce cœur qu’elle savait lui être si dévoué. Mais la courageuse enfant avait vite repris possession d’elle-même, et nous avons vu comment elle avait eu la force de tromper le jeune homme et de l’envoyer vers Marianne, parce qu’elle comprenait que la présence de Jacques était inopportune à Roqueberre.