L’Enchaînement des choses/Chapitre 4

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L’Enchaînement des choses
Traduction par Henry Egmont.
Contes fantastiques d’Hoffmann, Texte établi par Perrotin, Perrotintome III et IV (p. 345-362).
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IV

Retour d’Euchar. — Scènes d’un parfait bonheur conjugal. — Conclusion de l’histoire.


Il pouvait s’être écoulé deux ans, lorsqu’un matin une élégante berline de voyage, pesamment chargée, s’arrêta à la porte de l’Ange d’or, l’hôtel le plus distingué de W.... Il en descendit un jeune homme, une dame voilée et un vieux monsieur. Ludwig passait précisément par là, il s’arrêta, et ne se lassait point d’examiner, à travers son lorgnon, les nouveaux venus et leur équipage. En ce moment, le jeune homme s’étant retourné de son côté, vint se précipiter dans ses bras en s’écriant : « Ludwig ! mon bon Ludwig, sois mille fois le bienvenu ! »

Ludwig ne fut pas médiocrement surpris de revoir son ami Euchar d’une manière aussi inattendue. Car c’était Euchar lui-même qui venait de descendre de la berline de voyage. « Mon excellent ami, dit Ludwig, qui est la dame voilée que tu accompagnes, et le vieux monsieur ? J’éprouve une telle surprise… Et mais, voilà encore une voiture de bagages qui arrive, et j’aperçois au milieu d’eux… Le ciel me soit en aide ! — Mes yeux me trompent-ils ? — »

Euchar prit Ludwig sous le bras, l’emmena quelques pas plus loin, et lui dit : « Tu sauras tout en temps et lieu, mon bon ami ; mais, pour le moment. donne-moi d’abord de tes nouvelles, je t’en conjure Tu es pâle comme un déterré, le feu de tes yeux est éteint ; je te le dis franchement, tu es devenu plus vieux de dix ans. Aurais-tu fait une grave maladie ? un chagrin fatal pèse-t-il sur toi ?…

— Mon Dieu non ! répliqua Ludwig. Je suis au contraire l’homme le plus fortuné du monde, et je mène une véritable vie de cocagne, toute consacrée à l’amour et au plaisir. Car apprends, mon ami, que depuis plus d’un an la céleste Victorine m’a accordé sa chère et gracieuse main. — Vois cette belle maison là-bas aux vitres resplendissantes, c’est ma résidence : et ce que tu as de mieux à faire en ce moment, c’est de venir tout de suite avec moi visiter mon paradis terrestre. — Combien ma chère femme sera aise de te revoir ! comme nous allons la surprendre ! » —Euchar demanda seulement le temps de changer de vêtements, et promit de se rendre ensuite chez son ami Ludwig, qui devait l’instruire de quelle manière s’était accompli son heureux mariage.

Ludwig reçut son ami au bas de l’escalier, et le pria de monter aussi doucemeut que possible ; car Victorine, lui dit-il, était souvent sujette et en proie en ce moment même à des douleurs de tête nerveuses qui lui causaient une telle irritation, qu’elle entendait retentir les pas les plus légers dans la maison, bien que son appartement fût situé dans le bâtiment en aile le plus reculé. Tous deux avancèrent alors tout doucement sur les marches recouvertes d’une thibaude, ils traversèrent avec les mêmes précautions un long corridor, et entrèrent enfin dans la chambre de Ludwig. Après de familiers épanchements, inspirés par le plaisir de se revoir, Ludwig tira brusquement la sonnette ; mais il s’écria aussitôt : « Ah mon Dieu ! — mon Dieu ! qu’ai-je fait ? — Malheureux ! » Et il se cacha la figure dans les mains comme un homme désespéré. L’effet suivit de près la cause, et l’on vit tout à coup s’élancer dans la chambre une petite chipie de femme de chambre qui s’écria d’un ton commun et glapissant en s’adressant à Ludwig : « Monsieur le baron, que faites-vous donc ? Voulez-vous donc tuer la pauvre madame la baronne, qui déjà est en convulsions ?

— Ah, mon Dieu, dit Ludwig d’un ton lamentable, ma bonne Annette, dans l’excès de ma joie je n’y ai pas songé ! Regarde : voilà monsieur le baron, mon meilleur, mon plus cher ami, qui vient d’arriver, que je n’avais pas vu depuis plusieurs années, — un ancien et intime ami de ta maîtresse ! — prie-la, supplie-la de permettre qu’il lui soit présenté. Fais cela, bonne Nette ! » Ludwig lui glissa de l’argent dans la main, et elle quitta la chambre en marmottant d’un air de dédain : « Je verrai ce qu’il y aura à faire. »

Euchar, qui pressentait une scène comme il n’en arrive que trop fréquemment dans la vie privée, et dont naturellement la peinture se représente dans cent romans et comédies, réfléchit à part lui sur le parfait bonheur domestique dont s’était vanté son ami. Il compatit intérieurement à sa triste destinée, et il chercha à diriger l’entretien sur des choses indifférentes. Mais Ludwig, loin de s’y prêter, revint au contraire sur les événements singulièrement remarquables, dit-il, qui s’étaient passés depuis l’absence d’Euchar, et dont il fallait absolument qu’il lui fit le récit.

« Tu te rappelles sans doute, commença-t-il, cette soirée chez la présidente Veehs, où tu racontas les aventures en Espagne de ton ami Edgar. Tu te rappelles aussi quel violent accès de jalousie s’empara de Victorine, et comment elle me dévoila sa brûlante passion pour moi. Et moi, fou que j’étais, tu sais que je devins en même temps éperdûment amoureux de la petite danseuse espagnole, qui me laissait lire à merveille dans ses regards à quel point je pouvais me bercer du plus doux espoir. Tu auras peut-être remarqué qu’à la fin de son fandango, lorsqu’elle rassembla avec le pied ses œufs en forme de pyramide, la pointe de cette pyramide était dirigée vers moi, placé précisément au milieu du cercle, derrière le fauteuil de madame Veehs. Pouvait-elle, je te le demande, exprimer plus clairement combien je l’intéressais ? Dès le lendemain, je me mis à la recherche de ce cher bijou ; mais il n’était pas dans l’enchaînement des choses que je la retrouvasse. Bref, j’avais oublie presque complètement la petite danseuse, lorsque le hasard…

— L’enchaînement des choses, interrompit Euchar.

— Eh bien oui, poursuivit Ludwig, l’enchaînement des choses me fit passer quelques jours après en me promenant devant le même cabaret où nous vîmes la petite Espagnole pour la première fois. L’hôtesse se précipita aussitôt ; car tu ne saurais croire combien la bonne femme qui m’avait donné du vinaigre et de l’eau pour mon genou blessé, avait gardé d’affection pour moi ; — oui, elle se précipita aussitôt vers moi, et s’informa très instamment de ce qu’étaient devenus la danseuse et son vieux compagnon, qui lui avaient procuré tant d’afflueuce, et qui, depuis plusieurs semaines, n’avaient plus reparu. — Je résolus de m’assurer moi-même, le jour suivant, si elle était encore ici ou non ; mais l’enchaînement des choses s’opposa à l’exécution de ce dessein. Mon cœur se repentit même alors de la folie que je voulais faire, et se dévoua de nouveau tout entier à la céleste Victorine. Mais mon délit d’infidélité avait causé une impression si profonde sur son naturel trop irritable, qu’elle refusa absolument de me voir et même d’entendre parler de moi. Le brave Cochenille m’assura qu’elle était tombée dans une sombre mélancolie, qu’elle avait déjà failli plus d’une fois être étouffée par ses sanglots, et qu’elle ne cessait point de répéter avec des gémissements lamentables : “Je l’ai perdu ! je l’ai perdu !” — Tu peux t’imaginer quel effet cela fit sur moi, de quelle douleur je fus pénétré, navré par suite de ce fatal malentendu ! Enfin, Cochenille m’offrit son aide, il me promit d’instruire adroitement la jeune comtesse de mes veritables sentiments, de lui peindre mon désespoir, de lui dire que je n’étais plus le même, que je dansais tout au plus quatre fois dans le courant d’un bal, qu’au théâtre je promenais des regards distraits dans les coulisses, que je négligeais ma toilette, et ainsi de suite. Je le gratifiai généreusement de mes pièces d’or, et en revanche il me consolait chaque matin par une nouvelle lueur d’espérance. Enfin, Victorine reparut à mes yeux : ah, qu’elle était belle ! ô Victorine ! mon trésor, ma chère, ma délicieuse femme ! la douceur, la bonté même !… »

Annette entra et déclara à Ludwig que madame la baronne était surprise au dernier point des idées singulières qui offusquaient ce jour-là l’esprit de monsieur le baron : que d’abord il avait sonné comme si le feu était à la maison, et qu’ensuite il avait la déraison de solliciter de madame la baronne, mortellement malade, qu’elle admit des visites importunes ; qu’elle ne pouvait recevoir personne ce jour-là, et qu’elle présentait ses excuses au monsieur étranger. En disant cela, Annette regarda fixement Euchar dans le blanc des yeux, le toisa de la tête aux pieds, et puis quitta la chambre.

Ludwig baissa les yeux, et, après un moment de silence, poursuivit quelque peu déconcerté : « Tu ne saurais jamais croire avec quelle froideur presque moqueuse Victorine me traita. Si les gages antérieurs de son ardent amour ne m’eussent dûment convaincu que cette conduite était une feinte de sa part, une vengeance qu’elle voulait exercer, j’aurais pu réellement concevoir des doutes fâcheux ; mais, à la fin, la dissimulation lui devint trop à charge, et ses procédés i mon égard de plus en plus affectueux, jusqu’à ce qu’un soir elle me confia son châle dans un bal. Mon triomphe fut alors décidé. J’arrangeai pour la seconde fois cette fatale contredanse à seize, je la dansai à ravir avec elle, avec elle la bien-aimée ! et je lui glissai à l’oreille, en balançant sur la pointe du pied droit, et en entourant de mon bras sa taille délicieuse : “Ravissante, divine comtesse ! je vous aime d’un amour inexprimable, je vous adore : soyez à moi, ange de lumière !” — Victorine me rit au nez, mais cela ne m’empêcha pas de me présenter le lendemain chez elle à une heure convenable, c’est à dire à une heure après midi, de me procurer accès auprès d’elle par l’entremise de mon ami Cochenille, cl de la supplier de m’accorder sa main.

» Elle me regarda en face silencieusement, je me jetai à ses pieds, je saisis cette main qui devait devenir mienne, et je la couvris de baisers brûlants. Elle me laissa faire, mais, je dois en convenir, son regard fixe et sérieux, qui me semblait pour ainsi dire dénué de puissance visuelle et appartenir à une image inanimée, me fit éprouver une étrange sensation. À la fin pourtant, deux grosses larmes coulèrent de ses yeux, elle me serra la main, et avec tant de force que je fus sur le point de crier, ayant précisément alors un doigt malade, puis elle se leva et quitta la chambre son mouchoir sur les yeux.

» Mon bonheur ne pouvait me paraître équivoque, je me rendis auprès du comte, et je lui demandai la main de sa fille. “Bien ! très bien ! délicieux ! mon excellent baron, dit le comte en souriant avec complaisance ; mais avez-vous déjà fait quelque démarche significative près de la comtesse ? êtes-vous aimé ? Moi, comme un véritable fou, je suis excessivement partisan de l’amour !” — Je racontai au comte comment la chose s’était passée pendant la contredanse. Ses yeux étincelaient de plaisir : “C’est charmant ! délicieux, en vérité ! s’écria-t-il coup sur coup. — Montrez-moi un peu cette passe, cher baronetto, ajouta-t-il un moment aprés, je vous en prie.” Je figurai la passe et je me posai dans la position que j’ai déjà décrite. “Charmant ! mon divin ami, tout à fait charmant sur ma parole !” s’écria le comte extasié. Il sonna sur-le-champ, et cria par la porte : “Cochenille ! Cochenille !”

» Quand Cochenille fut arrivé, il fallut que je lui chantasse l’air de la seize que j’avais composé moi-même. “Prenez votre flageolet, Cochenille, dit le comte, et jouez ce que monsieur le baron vient de chanter.” Cochenille exécuta assez bien ce qu’on lui ordonnait. Il me fallut alors jouer le rôle de la dame et danser avec le comte, qui voltigeait avec une légèreté dont je ne l’aurais jamais cru capable à son âge, et qui, au moment décisif, balançant avec coquetterie sur la pointe du pied droit, me murmura à l’oreille : “Ô le plus exquis des barons, ma fille Victorine est à vous !”

» La charmante Victorine faisait la coquette, comme c’est du reste l’habitude des jeunes filles. Elle restait silencieuse et grave, ne disant ni oui ni non, et même ses manières à mon égard détruisirent peu à peu toutes mes premières espérances. J’appris en outre à cette époque que le jour où, en dansant la seize, j’avais engagé par mégarde la cousine de Victorine au lieu d’elle, les jeunes filles avaient concerté cette mauvaise plaisanterie pour me mystifier d’une manière horrible. Je devins effectivement tout triste, et j’imaginai presque qu’il dépendait de l’enchaînement des choses que je me laissasse mener par le nez. — Craintes futiles ! — Au moment où je m’y attendais le moins, d’une façon tout à fait inopinée, précisément lorsque j’étais accablé de la plus extrême douleur, le céleste oui sortit en tremblant des lèvres les plus douces ! — Je compris alors seulement quelle contrainte Victorine s’était si long-temps imposée ; car on ne l’avait jamais vue si gaie, si joyeuse qu’elle le devint alors. Si elle me refusait encore la caresse la plus innocente, si j’osais à peine me hasarder à lui baiser la main, il fallait ne s’en prendre assurément qu’à un excès de pudeur de sa part. Quelques-uns de mes amis, il est vrai, voulaient me fourrer mille sottes préventions dans la tête ; mais le jour qui précéda mon mariage devait dissiper pleinement les derniers doutes de mon âme. — De grand matin, j’accourus chez ma fiancée. Elle n’était pas dans sa chambre ; mais sur sa table de travail se trouvaient des papiers. J’y jette un coup d’œil, et je reconnais l’écriture si nette et si gentille de ma Victorine. — Je lis : c’est un journal… Ô ciel ! ô vous, dieux protecteurs ! — Chaque note, chaque ligne me fournit une nouvelle preuve de l’ardeur inexprimable avec laquelle Victorine m’a toujours aimé. La plus petite circonstance est mentionnée, et partout se retrouvent ces phrases : “Tu ne sais donc pas lire dans ce cœur… homme insensible ! Faut-il que, dans le délire du désespoir, et abjurant toute honte, je me jette à tes pieds pour te dire que sans ton amour la vie pour moi n’a plus de charmes et ressemble à la nuit du tombeau ?…” Et ainsi de suite à chaque page. À la date du jour où je m’étais épris d’un amour passionné pour la petite Espagnole, je trouve ces mots : “Tout est perdu !… il l’aime, rien n’est plus certain. Insensé ! Ne sais-tu pas que le regard de la femme qui aime peut surprendre les plus intimes sensations du cœur ?…”

» Je lisais cela à haute voix. En ce moment, Victorine parait. Son agenda à la main, je me précipite à ses pieds, et je m’écrie : “Non, non ! je n’ai jamais aimé cette petite folle : toi, toi seule as toujours été l’idole de mon cœur !” Victorine me regarde alors fixement, et s’écrie d’une voix perçante qui résonne encore à mes oreilles : “Malheureux ! ce n’est pas de toi qu’il est question.” Et, s’élançant avec précipitation, elle court s’enfermer dans une autre chambre. — Te serais-tu imaginé que la pruderie féminine pût aller aussi loin ? » —

Annette revint en ce moment, et s’informa, au nom de madame la baronne, pourquoi donc monsieur le baron ne conduisait pas auprès d’elle l’étranger dont on lui avait annoncé la visite et qu’elle attendait en vain depuis une demi-heure. « Femme excellente, incomparable ! s’écria le baron avec émotion ; elle se sacrifie à mes désirs. » Euchar ne fut pas médiocrement surpris de trouver la baronne entièrement habillée et presque parée.

« Je t’amène ici notre cher Euchar, nous le tenons de nouveau ! » s’écria Ludwig. Mais Euchar s’étant approché de la baronne, et ayant saisi sa main, un tremblement convulsif s’empara d’elle, et avec une exclamation étouffée, elle tomba évanouie dans son fauteuil.

Euchar, incapable de maîtriser sa pénible émotion, s’empressa de s’éloigner. « Pauvre Ludwig ! se dit-il en lui-même, non, ce n’était pas de toi qu’il s’agissait ! » Il vit alors clairement la condition déplorable dans laquelle les étranges illusions de la plus aveugle fatuité avaient précipité son ami Ludwig ; il comprit enfin à qui s’adressait l’amour brûlant de Victorine, et son cœur en fut singulièrement troublé.

Ce fut alors seulement que s’éclaircirent à ses yeux maintes circonstances du passé auxquelles, dans sa naïve modestie, il n’avait pas jusque-là pris garde ; alors seulement il lut au fond du cœur passionné de Victorine, et il concevait à peine comment il n’avait pas deviné plus tôt la vérité. Ces mille occasions où l’amour de Victorine se manifestait presque sans aucune réserve lui revinrent clairement en mémoire, et il dut s’avouer qu’alors même une antipathie singulière et inexplicable contre cette belle et gracieuse jeune fille lui inspirait toujours une humeur chagrine et maussade. Maintenant, cette humeur se tournait amèrement contre lui-même, pénétré qu’il était d’une profonde compassion pour la pauvre enfant, victime des suggestions décevantes d’un mauvais génie.

Le soir de ce jour-là, les mêmes personnes devant qui Euchar avait raconté, deux années auparavant, les aventures d’Edgar en Espagne, se trouvaient de nouveau réunies chez la présidente Veehs. Euchar y fut accueilli avec la joie et les acclamations les plus vives, mais il ressentit comme une secousse électrique à l’aspect de Victorine, qu’il ne s’attendait nullement à trouver là. Aucune trace de maladie ne se remarquait en elle, ses yeux étincelaient du même feu qu’à l’ordinaire, et une toilette pleine de goût et de recherche rehaussait ses grâces et sa beauté. Euchar, peiné de sa présence, paraissait, contrairement à son habitude, confus, embarrassé. Victorine sut adroitement se rapprocher de lui ; elle saisit tout à coup sa main, le tira à part, et lui dit d’un ton calme et sérieux :

« Vous connaissez le système de mon mari sur l’enchaînement des choses. Moi je pense que le véritable enchaînement de notre vie consiste dans nos fautes et nos erreurs, où nous retombons toujours après nous en être en vain repentis ; de sorte que l’existence humaine ressemble à une fantasmagorie qui nous enveloppe de ses folles illusions, et ne cesse de nous abuser qu’à l’heure de la mort, dernier résultat de ce jeu ironique et cruel ! — Euchar ! je sais tout, je sais qui je verrai encore ce soir, je sais que c’est depuis aujourd’hui seulement que vous avez lu dans mon cœur. — Ce n’est pas vous, non, ce fut un mauvais génie qui m’a plongée dans cette douleur amére et insensée ! Le démon a cédé au moment où je vous ai revu !… Paix et repos sur nous, Euchar !

— Oui, répliqua Euchar attendri, oui, Victorine, paix et repos sur nous ! La puissance céleste ne laisse jamais une belle âme méconnue veuve de consolation et d’espérance.

— Tout est passé, et à présent tout est bien, » dit Victorine. Elle essuya une larme dans ses yeux, et se rapprocha de la compagnie.

La présidente avait observé le couple, et elle murmura tout bas à l’oreille d’Euchar : « Je lui ai tout dit : ai-je bien fait ? — Ne faut-il pas, répliqua Euchar, que je me résigne à tout ? » —

Il y eut alors, comme on pouvait s’y attendre, un nouvel élan de joie et d’étonnement sur le retour inespéré d’Euchar, et chacun l’assaillit de questions sur les lieux où il était allé, et sur ce qui lui était arrivé dans cet espace de temps.

« En vérité, mesdames, dit Euchar, je ne suis venu que pour remplir l’engagement que j’ai pris vis à vis de vous, il y a deux ans, de vous raconter encore quelque chose des aventures de mon ami Edgar, d’arrondir en quelque sorte ma narration, et d’y mettre enfin la dernière pierre, le dénouement que regrettait alors monsieur le poète. Je puis assurer qu’il ne sera plus question désormais de caveaux ténébreux, de meurtres, ni d’autres choses semblables ; mais qu’au contraire, et conformément au désir des dames, il y aura une dose raisonnable d’amour romanesque. Je crois, d’après cela, pouvoir justement compter sur un succès flatteur. » Tout le monde applaudit avec vivacité, et le cercle se resserra étroitement. Euchar prit place au milieu, et commença sans autre préambule :

« Je n’entrerai dans aucun détail sur les expéditions guerrières, et à peine croyables, auxquelles Edgar prit part tant qu’il resta le compagnon d’armes des guérillas. Je dois dire seulement que le talisman qu’il avait reçu de don Rafael Marchez, au moment de leur séparation, consistait dans une petite bague avec des chiffres mystérieux, qui, devant le faire passer pour un initié intime des sociétés secrètes les plus mystérieuses, lui assurait partout la confiance absolue des confédérés, et le mettait tout à fait à l’abri d’un danger semblable à celui qu’il avait couru à Valence. Plus tard, il entra dans le corps d’armée anglais commandé par Wellington. Aucune balle ennemie ne vint plus compromettre ses jours, et après la cessation des hostilités, il retourna sain et sauf dans sa patrie. Quant à don Rafael Marchez, il ne l’avait point revu, et n’avait rien appris ultérieurement de ses destinées.

» Edgar était depuis longtemps dans sa ville natale, lorsqu’un jour la petite bague qu’il portait constamment au doigt lui fut dérobée d’une singulière manière. Le lendemain, de très bonne heure, un petit homme étrange entra dans sa chambre, lui présenta sa bague perdue, et lui demanda si elle ne lui appartenait pas. Sur la réponse affirmative que lui fit Edgar d’un air amical, cet homme s’écria avec transport en espagnol : “Ô don Edgar ! c’est vous, — oui, c’est vous, il n’y a plus aucun doute.” Alors Edgar se rappela les traits de ce visage, et reconnut le petit homme : c’était ce fidèle serviteur de don Rafael qu’il avait trouvé défendant la fille de son maître avec le courage du désespoir. “Au nom de tous les saints ! s’écria-t-il, vous êtes le serviteur de don Rafael Marchez ! je vous reconnais ; où est-il ? — Ah ! mes étranges pressentiments vont-ils se confirmer ?” Le petit homme, pour toute réponse, le supplia de le suivre sans délai.

» Il conduisit Edgar dans un faubourg éloigné, et monta avec lui jusqu’au grenier d’une misérable maison. Quel spectacle ! Souffrant et épuisé, portant sur ses traits flétris les traces d’un chagrin dévorant, don Rafael Marchez gisait étendu sur une paillasse, devant laquelle était agenouillée une jeune fille, une enfant du ciel ! Lorsque Edgar entra, la jeune fille s’élança vers lui et l’entraina auprès du vieillard en s’écriant avec l’accent de la joie la plus vive : “Mon père ! — mon père, c’est lui, n’est-ce pas, c’est lui…”

» “Oui, dit le vieillard dont les yeux caves lancèrent un éclair passager, et qui leva avec peine vers le ciel ses mains jointes ; c’est lui, notre libérateur ! — Ô don Edgar, qui l’aurait pensé, que la flamme ardente que je nourrissais dans mon sein pour la liberté de ma patrie dût provoquer et éclairer ma propre ruine !” —

» Après les premiers transports d’une joie extrême mêlés à ceux de la plus profonde douleur, Edgar apprit que les ennemis de don Rafael, par leurs perfides manœuvres, avaient réussi, après le rétablissement de la paix, à le rendre suspect au gouvernement, qui avait prononcé contre lui un arrêt de bannissement et confisqué tous ses biens. Il s’était vu réduit à la plus profonde misère, et ne vivait que du produit de la danse et du chant de sa pieuse fille, assistée par son fidèle serviteur.

— C’est Émanuela ! c’est Biagio Cubas ! » s’écria Ludwig. Et tout le monde de répéter après lui : « Oui, oui, c’est Émanuela, c’est Cubas ! » La présidente réclama le silence, disant que le narrateur ne devait pas être interrompu avant la conclusion entière de son histoire, et quoiqu’il ne fût pas difficile d’en présager le dénouement. « Je crois deviner moi-même, ajouta-t-elle, qu’Edgar, à la première rencontre de la charmante Émanuela, s’éprit pour elle du plus ardent amour.

— C’est la vérité ! » reprit Euchar. Et à ces mots, une légère rougeur colora ses traits. « C’est la vérité. Même avant leur reconnaissance, il n’avait pu contempler cette merveilleuse enfant sans qu’un doux pressentiment fit palpiter son cœur, et le sentiment jusqu’alors ignoré de l’amour le plus passionné embrasait déjà tout son être ! — Edgar devait offrir ses services, et il les fit agréer. Il conduisit d’abord don Rafael avec Émanuela et le fidèle Cubas à la terre de son oncle, et je l’ai assisté moi-même dans cette mission.

» Bientôt l’étoile de don Rafael sembla vouloir briller en sa faveur d’un nouvel éclat ; car il reçut une lettre du bon père Eusebio qui lui mandait que les moines franciscains auxquels tous les secrets détours de sa maison étaient familiers, étaient parvenus à mettre en sûreté dans leur couvent le trésor assez considérable en or et en joyaux qu’il avait recélé avant sa fuite de Valence ; et il ne s’agissait plus que de l’envoyer chercher par une personne sûre. Edgar résolut à l’instant de partir pour Valence avec le fidèle Cubas. Il revit son honnête gardien, le père Eusebio, et le trésor de don Rafael fut remis entre ses mains. Mais il savait que don Rafael Marchez estimait son honneur plus que toutes les richesses du monde. Il se rendit donc à Madrid, et il parvint à prouver l’innocence complète de don Rafael au gouvernement qui cassa la sentence de son exil. »

En cet instant, les portes du salon s’ouvrirent, et l’on vit entrer une dame magnifiquement vêtue, suivie d’un homme âgé d’un extérieur noble et fier. La présidente alla au-devant d’eux, elle conduisit la dame au milieu du cercle, — chacun s’était levé de son siège, — et elle dit en les présentant : « Doña Émanuela Marchez, l’épouse de notre Euchar ; — don Rafael Marchez !

— Oui, dit Euchar, tandis que l’expression du plus complet ravissement éclatait dans son regard et colorait ses joues d’une vive rougeur, il ne me restait plus en vérité que cela à dire : cet Edgar dont je vous ai entretenu n’est autre que moi-même. »

Victorine tendit les bras à Émanuela, rayonnante d’amour et d’un charme incomparable, elle la pressa tendrement sur son cœur ; on eût dit que toutes deux se connaissaient déjà depuis longtemps. — Cependant, Ludwig disait, en jetant sur ce groupe un regard indécis : « Tout cela était dans l’enchaînement des choses. »