L’Encyclopédie/1re édition/CYNIQUE

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* CYNIQUE, secte de philosophes anciens. (Hist. de la Philosophie.) Le Cynisme sortit de l’école de Socrate, & le Stoïcisme de l’école d’Antisthene. Ce dernier dégoûté des hypotheses sublimes que Platon & les autres philosophes de la même secte se glorifioient d’avoir apprises de leur divin maître, se tourna tout-à-fait du côté de l’étude des mœurs & de la pratique de la vertu, & il ne donna pas en cela une preuve médiocre de la bonté de son jugement. Il falloit plus de courage pour fouler aux piés ce qu’il pouvoit y avoir de fastueux & d’imposant dans les idées Socratiques, que pour marcher sur la pourpre du manteau de Platon. Antisthene, moins connu que Diogene son disciple, avoit fait le pas difficile.

Il y avoit au midi d’Athenes, hors des murs de cette ville, non loin du Lycée, un lieu un peu plus élevé, dans le voisinage d’un petit bois. Ce lieu s’appelloit Cynosarge. La superstition d’un citoyen allarmé de ce qu’un chien s’étoit emparé des viandés qu’il avoit offertes à ses dieux domestiques, & les avoit portées dans cet endroit, y avoit élevé un temple à Hercule, à l’instigation d’un Oracle qu’il avoit interrogé sur ce prodige. La superstition des anciens transformoit tout en prodiges, & leurs oracles ordonnoient toûjours ou des autels ou des sacrifices. On sacrifioit aussi dans ce temple à Hébé, à Alcmene, & à Iolas. Il y avoit aux environs un gymnase particulier pour les étrangers & pour les enfans illégitimes. On donnoit ce nom, dans Athenes, à ceux qui étoient nés d’un pere Athénien & d’une mere étrangere. C’étoit là qu’on accordoit aux esclaves la liberté, & que des juges examinoient & décidoient les contestations occasionnées entre les citoyens par des naissances suspectes ; & ce fut aussi dans ce lieu qu’Antisthene fondateur de la secte cynique s’établit & donna ses premieres leçons. On prétend que ses disciples en furent appellés Cyniques, nom qui leur fut confirmé dans la suite, par la singularité de leurs mœurs & de leurs sentimens, & par la hardiesse de leurs actions & de leurs discours. Quand on examine de près la bisarrerie des Cyniques, on trouve qu’elle consistoit principalement à transporter au milieu de la société les mœurs de l’état de nature. Ou ils ne s’apperçurent point, ou ils se soucierent peu du ridicule qu’il y avoit à affecter parmi des hommes corrompus & délicats, la conduite & les discours de l’innocence des premiers tems, & la rusticité des siecles de l’Animalité.

Les Cyniques ne demeurerent pas long tems renfermés dans le Cynosarge. Ils se répandirent dans toutes les provinces de la Grece, bravant les préjugés, prêchant la vertu, & attaquant le vice sous quelque forme qu’il se présentât. Ils se montrerent particulierement dans les lieux sacrés & sur les places publiques. Il n’y avoit en effet que la publicité qui pût pallier la licence apparente de leur philosophie. L’ombre la plus legere de secret, de honte, & de ténebres, leur auroit attiré dès le commencement des dénominations injurieuses & de la persécution. Le grand jour les en garantit. Comment imaginer, en effet, que des hommes pensent du mal à faire & à dire ce qu’ils font & disent sans aucun mystere ?

Antisthene apprit l’art oratoire de Gorgias le sophiste, qu’il abandonna pour s’attacher à Socrate, entraînant avec lui une partie de ses condisciples. Il sépara de la doctrine du philosophe ce qu’elle avoit de solide & de substantiel, comme il avoit démêlé des préceptes du rhéteur ce qu’ils avoient de frappant & de vrai. C’est ainsi qu’il se prépara à la pratique ouverte de la vertu & à la profession publique de la philosophie. On le vit alors se promenant dans les rues l’épaule chargée d’une besace, le dos couvert d’un mauvais manteau, le menton hérissé d’une longue barbe, & la main appuyée sur un bâton, mettant dans le mépris des choses extérieures un peu plus d’ostentation peut-être qu’elles n’en méritoient. C’est du moins la conjecture qu’on peut tirer d’un mot de Socrate, qui voyant son ancien disciple trop fier d’un mauvais habit, lui disoit avec sa finesse ordinaire : Antisthene, je t’apperçois à-travers un trou de ta robe. Du reste, il rejetta loin de lui toutes les commodités de la vie : il s’affranchit de la tyrannie du luxe & des richesses, & de la passion des femmes, de la réputation & des dignités, en un mot de tout ce qui subjugue & tourmente les hommes ; & ce fut en s’immolant lui-même sans réserve qu’il crut acquérir le droit de poursuivre les autres sans ménagement. Il commença par venger la mort de Socrate ; celle de Mélite & l’exil d’Anyte furent les suites de l’amertume de son ironie. La dureté de son caractere, la sévérité de ses mœurs, & les épreuves auxquelles il soûmettoit ses disciples, n’empêcherent point qu’il n’en eût : mais il étoit d’un commerce trop difficile pour les conserver ; bien-tôt il éloigna les uns, les autres se retirerent, & Diogene fut presque le seul qui lui resta.

La secte cynique ne fut jamais si peu nombreuse & si respectable que sous Antisthene. Il ne suffisoit pas pour être cynique de porter une lanterne à sa main, de coucher dans les rues ou dans un tonneau, & d’accabler les passans de vérités injurieuses. « Veux-tu que je sois ton maître, & mériter le nom de mon disciple, disoit Antisthene à celui qui se présentoit à la porte de son école : commence par ne te ressembler en rien, & par ne plus rien faire de ce que tu faisois. N’accuse de ce qui t’arrivera ni les hommes ni les dieux. Ne porte ton desir & ton aversion que sur ce qu’il est en ta puissance d’approcher ou d’éloigner de toi. Songe que la colere, l’envie, l’indignation, la pitié, sont des foiblesses indignes d’un philosophe. Si tu es tel que tu dois être, tu n’auras jamais lieu de rougir. Tu laisseras donc la honte à celui qui se reprochant quelque vice secret, n’ose se montrer à découvert. Sache que la volonté de Jupiter sur le cynique, est qu’il annonce aux hommes le bien & le mal sans flaterie, & qu’il leur mette sans cesse sous les yeux les erreurs dans lesquelles ils se précipitent ; & sur-tout ne crains point la mort, quand il s’agira de dire la vérité ».

Il faut convenir que ces leçons ne pouvoient guere germer que dans des ames d’une trempe bien forte. Mais aussi les Cyniques demandoient peut-être trop aux hommes, dans la crainte de n’en pas obtenir assez. Peut-être seroit-il aussi ridicule d’attaquer leur philosophie par cet excès apparent de sévérité, que de leur reprocher le motif vraiment sublime sur lequel ils en avoient embrassé la pratique. Les hommes marchent avec tant d’indolence dans le chemin de la vertu, que l’aiguillon dont on les presse ne peut être trop vif ; & ce chemin est si laborieux à suivre, qu’il n’y a point d’ambition plus loüable que celle qui soutient l’homme & le transporte à-travers les épines dont il est semé. En un mot ces anciens philosophes étoient outrés dans leurs préceptes, parce qu’ils savoient par expérience qu’on se relâche toûjours assez dans la pratique ; & ils pratiquoient eux-mêmes la vertu, parce qu’ils la regardoient comme la seule véritable grandeur de l’homme ; & voilà ce qu’il a plû à leurs détracteurs d’appeller vanité ; reproche vuide de sens & imaginé par des hommes en qui la superstition avoit corrompu l’idée naturelle & simple de la bonté morale.

Les Cyniques avoient pris en aversion la culture des Beaux-Arts. Ils comptoient tous les momens qu’on y employoit comme un tems dérobé à la pratique de la vertu & à l’étude de la Morale. Ils rejettoient en conséquence des mêmes principes, & la connoissance des Mathématiques & celle de la Physique, & l’histoire de la Nature ; ils affectoient surtout un mépris souverain pour cette élégance particuliere aux Athéniens, qui se faisoit remarquer & sentir dans leurs mœurs, leurs écrits, leurs discours, leurs ajustemens, la décoration de leurs maisons ; en un mot dans tout ce qui appartenoit à la vie civile. D’où l’on voit que s’il étoit très-difficile d’être aussi vertueux qu’un cynique, rien n’étoit plus facile que d’être aussi ignorant & aussi grossier.

L’ignorance des Beaux-Arts & le mépris des décences furent l’origine du discrédit où la secte tomba dans les siecles suivans. Tout ce qu’il y avoit dans les villes de la Grece & de l’Italie de boufons, d’impudens, de mendians, de parasites, de gloutons, & de fainéans (& il y avoit beaucoup de ces gens-là sous les empereurs) prit effrontément le nom de cyniques. Les magistrats, les prêtres, les sophistes, les poëtes, les orateurs, tous ceux qui avoient été auparavant les victimes de cette espece de philosophie, crurent qu’il étoit tems de prendre leur revanche ; tous sentirent le moment ; tous éleverent leurs cris à la fois ; on ne fit aucune distinction dans les invectives, & le nom de cynique fut universellement abhorré. On va juger par les principales maximes de la morale d’Antisthene, qui avoit encore dans ces derniers tems quelques véritables disciples, si cette condamnation des Cyniques fut aussi juste qu’elle fut générale.

Antisthene disoit : La vertu suffit pour le bonheur. Celui qui la possede n’a plus rien à desirer, que la persévérance & la fin de Socrate.

L’exercice a quelquefois élevé l’homme à la vertu la plus sublime. Elle peut donc être d’institution & le fruit de la discipline. Celui qui pense autrement ne connoît pas la force d’un précepte, d’une idée.

C’est aux actions qu’on reconnoît l’homme vertueux. La vertu ornera son ame assez, pour qu’il puisse négliger la fausse parure de la Science, des Arts, & de l’Eloquence.

Celui qui sait être vertueux n’a plus rien à apprendre ; & toute la Philosophie se résout dans la pratique de la vertu.

La perte de ce qu’on appelle gloire est un bonheur ; ce sont de longs travaux abrégés.

Le sage doit être content d’un état qui lui donne la tranquille joüissance d’une infinité de choses, dont les autres n’ont qu’une contentieuse propriété. Les biens sont moins à ceux qui les possedent, qu’à ceux qui savent s’en passer.

C’est moins selon les lois des hommes que selon les maximes de la vertu, que le sage doit vivre dans la république.

Si le sage se marie, il prendra une femme qui soit belle, afin de faire des enfans à sa femme.

Il n’y a, à proprement parler, rien d’étranger ni d’impossible à l’homme sage.

L’honnête homme est l’homme vraiment aimable.

Il n’y a d’amitié réelle qu’entre ceux qui sont unis par la vertu.

La vertu solide est un bouclier qu’on ne peut ni enlever, ni rompre. C’est la vertu seule qui répare la différence & l’inégalité des sexes.

La guerre fait plus de malheureux qu’elle n’en emporte. Consulte l’œil de ton ennemi ; car il appercevra le premier ton défaut.

Il n’y a de bien réel que la vertu, de mal réel que le vice.

Ce que le vulgaire appelle des biens & des maux, sont toutes choses qui ne nous concernent en rien.

Un des arts les plus importans & les plus difficiles, c’est celui de desapprendre le mal.

On peut tout souhaiter au méchant, excepté la valeur.

La meilleure provision à porter dans un vaisseau qui doit périr, c’est celle qu’on sauve toûjours avec soi du naufrage.

Ces maximes suffisent pour donner une idée de la sagesse d’Antisthene ; ajoûttons-y quelques-uns de ses discours sur lesquels on puisse s’en former une de son caractere. Il disoit à celui qui lui demandoit par quel motif il avoit embrassé la Philosophie, c’est pour vivre bien avec moi ; à un prêtre qui l’initioit aux mysteres d’Orphée, & qui lui vantoit le bonheur de l’autre vie, pourquoi ne meurs-tu donc pas ? aux Thébains enorgueillis de la victoire de Leuctres, qu’ils ressembloient à des écoliers tout fiers d’avoir battu leur maître : d’un certain Ismenias dont on parloit comme d’un bon flûteur, que pour cela même il ne valoit rien ; car s’il valoit quelque chose, il ne seroit pas si bon flûteur.

D’où l’on voit que la vertu d’Antisthene étoit chagrine. Ce qui arrivera toûjours, lorsqu’on s’opiniâtrera à se former un caractere artificiel & des mœurs factices. Je voudrois bien être Caton ; mais je crois qu’il m’en coûteroit beaucoup à moi & aux autres, avant que je le fusse devenu. Les fréquens sacrifices que je serois obligé de faire au personnage sublime que j’aurois pris pour modele, me rempliroient d’une bile âcre & caustique qui s’épancheroit à chaque instant au-dehors. Et c’est-là peut-être la raison pour laquelle quelques sages & certains dévots austeres sont si sujets à la mauvaise humeur. Ils ressentent sans cesse la contrainte d’un rôle qu’ils se sont imposé, & pour lequel la nature ne les a point faits ; & ils s’en prennent aux autres du tourment qu’ils se donnent à eux-mêmes. Cependant il n’appartient pas à tout le monde de se proposer Caton pour modele.

Diogene disciple d’Antisthene nâquit à Sinope ville de Pont, la troisieme année de la quatre-vingt-onzieme olympiade. Sa jeunesse fut dissolue. Il fut banni pour avoir rogné les especes. Cette avanture fâcheuse le conduisit à Athenes où il n’eut pas de peine à goûter un genre de philosophie qui lui promettoit de la célébrité, & qui ne lui prescrivoit d’abord que de renoncer à des richesses qu’il n’avoit point. Antisthene peu disposé à prendre un faux monnoyeur pour disciple, le rebuta ; irrité de son attachement opiniâtre, il se porta même jusqu’à le menacer de son bâton. Frappe, lui dit Diogene, tu ne trouveras point de bâton assez dur pour m’éloigner de toi, tant que tu parleras. Le banni de Sinope prit, en dépit d’Antisthene, le manteau, le bâton & la besace : c’étoit l’uniforme de la secte. Sa conversion se fit en un moment. En un moment il conçut la haine la plus forte pour le vice, & il professa la frugalité la plus austere. Remarquant un jour une souris qui ramassoit les miettes qui se détachoient de son pain ; & moi aussi, s’écria-t-il, je peux me contenter de ce qui tombe de leurs tables.

Il n’eut pendant quelque tems aucune demeure fixe ; il vêcut, reposa, enseigna, conversa, par-tout où le hasard le promena. Comme on différoit trop à lui bâtir une cellule qu’il avoit demandée, il se réfugia, dit-on, dans un tonneau, espece de maisons à l’usage des gueux, long-tems avant que Diogene les mît à la mode parmi ses disciples. La sévérité avec laquelle les premiers cénobites se sont traités par esprit de mortification, n’a rien de plus extraordinaire que ce que Diogene & ses successeurs exécuterent pour s’endurcir à la Philosophie. Diogene se rouloit en été dans les sables brûlans ; il embrassoit en hyver des statues couvertes de neige ; il marchoit les piés nuds sur la glace ; pour toute nourriture il se contentoit quelquefois de brouter la pointe des herbes. Qui osera s’offenser après cela de le voir dans les jeux isthmiques se couronner de sa propre main, & de l’entendre lui-même se proclamer vainqueur de l’ennemi le plus redoutable de l’homme, la volupté ?

Son enjoüement naturel résista presque à l’austérité de sa vie. Il fut plaisant, vif, ingénieux, éloquent. Personne n’a dit autant de bons mots. Il faisoit pleuvoir le sel & l’ironie sur les vicieux. Les Cyniques n’ont point connu cette espece d’abstraction de la charité chrétienne, qui consiste à distinguer le vice de la personne. Les dangers qu’il courut de la part de ses ennemis, & auxquels il ne paroît point qu’Antisthene son maître ait jamais été exposé, prouvent bien que le ridicule est plus difficile à supporter que l’injure. Ici on répondoit à ses plaisanteries avec des pierres ; là on lui jettoit des os comme à un chien. Par-tout on le trouvoit également insensible. Il fut pris dans le trajet d’Athenes à Egine, conduit en Crete, & mis à l’encan avec d’autres esclaves. Le crieur public lui ayant demandé ce qu’il savoit : commander aux hommes, lui répondit Diogene ; & tu peux me vendre à celui qui a besoin d’un maître. Un corinthien appellé Xeniade, homme de jugement sans doute, l’accepta à ce titre, profita de ses leçons, & lui confia l’éducation de ses enfans. Diogene en fit autant de petits Cyniques ; & en très-peu de tems ils apprirent de lui à pratiquer la vertu, à manger des oignons, à marcher les piés nuds, à n’avoir besoin de rien, & à se moquer de tout. Les mœurs des Grecs étoient alors très-corrompues. Libre de son métier de précepteur, il s’appliqua de toute sa force à réformer celles des Corinthiens. Il se montra donc dans leurs assemblées publiques ; il y harangua avec sa franchise & sa véhémence ordinaires ; & il réussit presque à en bannir les méchans, si non à les corriger. Sa plaisanterie fut plus redoutée que les lois. Personne n’ignore son entretien avec Alexandre ; mais ce qu’il importe d’observer, c’est qu’en traitant Alexandre avec la derniere hauteur, dans un tems où la Grece entiere se prosternoit à ses genoux, Diogene montra moins encore de mépris pour la grandeur prétendue de ce jeune ambitieux, que pour la lâcheté de ses compatriotes. Personne n’eut plus de fierté dans l’ame, ni de courage dans l’esprit, que ce philosophe. Il s’éleva au-dessus de tout évenement, mit sous ses piés toutes les terreurs, & se joüa indistinctement de toutes les folies. A peine eut-on publié le decret qui ordonnoit d’adorer Alexandre sous le nom de Bacchus de l’Inde, qu’il demanda lui à être adoré sous le nom de Serapis de Grece.

Cependant ses ironies perpétuelles ne resterent point sans quelque espece de represaille. On le noircit de mille calomnies qu’on peut regarder comme la monnoie de ses bons mots. Il fut accusé de son tems, & traduit chez la postérité comme coupable de l’obscénité la plus excessive. Son tonneau ne se présente encore aujourd’hui à notre imagination prévenue qu’avec un cortége d’images deshonnêtes ; on n’ose regarder au fond. Mais les bons esprits qui s’occuperont moins à chercher dans l’histoire ce qu’elle dit, que ce qui est la vérité, trouveront que les soupçons qu’on a répandus sur ses mœurs n’ont eu d’autre fondement que la licence de ses principes. L’histoire scandaleuse de Laïs est démentie par mille circonstances ; & Diogene mena une vie si frugale & si laborieuse, qu’il put aisément se passer de femmes, sans user d’aucune ressource honteuse.

Voilà ce que nous devons à la vérité, & à la mémoire de cet indécent, mais très-vertueux philosophe. De petits esprits, animés d’une jalousie basse contre toute vertu qui n’est pas renfermée dans leur secte, ne s’acharneront que trop à déchirer les sages de l’antiquité, sans que nous les secondions. Faisons plûtôt ce que l’honneur de la philosophie & même de l’humanité doit attendre de nous : reclamons contre ces voix imbécilles, & tâchons de relever, s’il se peut, dans nos écrits les monumens que la reconnoissance & la vénération avoient érigés aux philosophes anciens, que le tems a détruits, & dont la superstition voudroit encore abolir la mémoire.

Diogene mourut à l’âge de quatre-vingts-dix ans. On le trouva sans vie, enveloppé dans son manteau. Le ministere public prit soin de sa sépulture. Il fut inhumé vers la porte de Corinthe, qui conduisoit à l’Isthme. On plaça sur son tombeau une colonne de marbre de Paros, avec le chien symbole de la secte ; & ses concitoyens s’empresserent à l’envi d’éterniser leurs regrets, & de s’honorer eux-mêmes, en enrichissant ce monument d’un grand nombre de figures d’airain. Ce sont ces figures froides & muettes qui déposent avec force contre les calomniateurs de Diogene ; & c’est elles que j’en croirai, parce qu’elles sont sans passion.

Diogene ne forma aucun système de Morale ; il suivit la méthode des philosophes de son tems. Elle consistoit à rappeller toute leur doctrine à un petit nombre de principes fondamentaux qu’ils avoient toûjours présens à l’esprit, qui dictoient leurs réponses, & qui dirigeoient leur conduite. Voici ceux du philosophe Diogene.

Il y a un exercice de l’ame, & un exercice du corps. Le premier est une source seconde d’images sublimes qui naissent dans l’ame, qui l’enflamment & qui l’élevent. Il ne faut pas négliger le second, parce que l’homme n’est pas en santé, si l’une des deux parties dont il est composé est malade.

Tout s’acquiert par l’exercice ; il n’en faut pas même excepter la vertu. Mais les hommes ont travaillé à se rendre malheureux, en se livrant à des exercices qui sont contraires à leur bonheur, parce qu’ils ne sont pas conformes à leur nature.

L’habitude répand de la douceur jusque dans le mépris de la volupté.

On doit plus à la nature qu’à la loi.

Tout est commun entre le sage & ses amis. Il est au milieu d’eux comme l’Être bien-faisant & suprême au milieu de ses créatures.

Il n’y a point de société sans loi. C’est par la loi que le citoyen joüit de sa ville, & le républicain de sa république. Mais si les lois sont mauvaises, l’homme est plus malheureux & plus méchant dans la société que dans la nature.

Ce qu’on appelle gloire est l’appas de la sottise, & ce qu’on appelle noblesse en est le masque.

Une république bien ordonnée seroit l’image de l’ancienne ville du Monde.

Quel rapport essentiel y a-t-il entre l’Astronomie, la Musique, la Géométrie, & la connoissance de son devoir & l’amour de la vertu ?

Le triomphe de soi est la consommation de toute philosophie.

La prérogative du philosophe est de n’être surpris par aucun évenement.

Le comble de la folie est d’enseigner la vertu, d’en faire l’éloge, & d’en négliger la pratique. Il seroit à souhaiter que le mariage fût un vain nom, & qu’on mît en commun les femmes & les enfans.

Pourquoi seroit-il permis de prendre dans la Nature ce dont on a besoin, & non pas dans un Temple ?

L’amour est l’occupation des desœuvrés.

L’homme dans l’état d’imbécillité ressemble beaucoup à l’animal dans son état naturel.

Le médisant est la plus cruelle des bêtes farouches, & le flatteur la plus dangereuse des bêtes privées.

Il faut résister à la fortune par le mépris, à la loi par la nature, aux passions par la raison.

Aye les bons pour amis, afin qu’ils t’encouragent à faire le bien ; & les méchans pour ennemis, afin qu’ils t’empêchent de faire le mal.

Tu demandes aux dieux ce qui te semble bon, & ils t’exauceroient peut-être, s’ils n’avoient pitié de ton imbécillité.

Traite les grands comme le feu, & n’en sois jamais ni trop éloigné, ni trop près.

Quand je vois la Philosophie & la Medecine, l’homme me paroît le plus sage des animaux, disoit encore Diogene ; quand je jette les yeux sur l’Astrologie & la Divination, je n’en trouve point de plus fou ; & il me semble, pouvoit-il ajoûter, que la superstition & le despotisme en ont fait le plus misérable.

Les succès du voleur Harpalus (c’étoit un des lieutenans d’Alexandre) m’inclineroient presque à croire, ou qu’il n’y a point de dieux, ou qu’ils ne prennent aucun souci de nos affaires.

Parcourons maintenant quelques-uns de ses bons mots. Il écrivit à ses compatriotes : « Vous m’avez banni de votre ville, & moi je vous relegue dans vos maisons. Vous restez à Sinope, & je m’en vais à Athenes. Je m’entretiendrai tous les jours avec les plus honnêtes gens, pendant que vous serez dans la plus mauvaise compagnie ». On lui disoit un jour : on se moque de toi, Diogene ; & il répondoit, & moi je ne me sens point moqué. Il dit à quelqu’un qui lui remontroit dans une maladie qu’au lieu de supporter la douleur, il feroit beaucoup mieux de s’en débarrasser en se donnant la mort, lui surtout qui paroissoit tant mépriser la vie : « Ceux qui savent ce qu’il faut faire & ce qu’il faut dire dans le monde, doivent y demeurer ; & c’est à toi d’en sortir qui me parois ignorer l’un & l’autre ». Il disoit de ceux qui l’avoient fait prisonnier : « Les lions sont moins les esclaves de ceux qui les nourrissent, que ceux ci ne sont les valets des lions ». Consulté sur ce qu’on feroit de son corps après sa mort : « Vous le laisserez, dit-il, sur la terre ». Et sur ce qu’on lui représenta qu’il demeureroit exposé aux bêtes féroces & aux oiseaux de proie : « Non, repliqua-t-il, vous n’aurez qu’à mettre auprès de moi mon bâton ». J’omets ses autres bons mots qui sont assez connus.

Ceux-ci suffisent pour montrer que Diogene avoit le caractere tourné à l’enjoüement, & qu’il y avoit plus de tempérament encore que de philosophie dans cette insensibilité tranquille & gaie, qu’il a poussée aussi loin qu’il est possible à la nature humaine de la porter, « C’étoit, dit Montagne dans son style énergique & original qui plaît aux personnes du meilleur goût, lors même qu’il paroît bas & trivial, une espece de ladrerie spirituelle, qui a un air de santé que la Philosophie ne méprise pas ». Il ajoûte dans un autre endroit : « Ce cynique qui baguenaudoit à part soi & hochoit du nez le grand Alexandre, nous estimant des mouches ou des vessies pleines de vent, étoit bien juge plus aigre & plus poignant que Timon, qui fut surnommé le haïsseur des hommes ; car ce qu’on hait, on le prend à cœur : celui-ci nous souhaitoit du mal, étoit passionné du desir de notre ruine, fuyoit notre conversation comme dangereuse ; l’autre nous estimoit si peu, que nous ne pouvions ni le troubler, ni l’altérer par notre contagion ; s’il nous laissoit de compagnie, c’étoit pour le dedain de notre commerce, & non pour la crainte qu’il en avoit ; il ne nous tenoit capables ni de lui bien ni de lui mal faire ».

Il y eut encore des Cyniques de réputation après la mort de Diogene. On peut compter de ce nombre :

Xéniade, dont il avoit été l’esclave. Celui-ci jetta les premiers fondemens du Scepticisme, en soûtenant que tout étoit faux, que ce qui paroissoit de nouveau naissoit de rien, & que ce qui disparoissoit retournoit à rien.

Onésicrite, homme puissant & considéré d’Alexandre. Diogene Laërce raconte qu’Onésicrite ayant envoyé le plus jeune de ses fils à Athenes où Diogene professoit alors la Philosophie, cet enfant eut à peine entendu quelques-unes de ses leçons, qu’il devint son disciple ; que l’éloquence du philosophe produisit le même effet sur son frere aîné, & qu’Onésicrite lui-même ne put s’en défendre.

Ce Phocion, que Démosthene appelloit la coignée de ses périodes, qui fut surnommé l’homme de bien, que tout l’or de Philippe ne put corrompre, qui demandoit à son voisin, un jour qu’il avoit harangué avec les plus grands applaudissemens du peuple, s’il n’avoit point dit de sottises.

Stilpon de Megare, & d’autres hommes d’état.

Monime de Syracuse, qui prétendoit que nous étions trompés sans cesse par des simulacres ; système dont Malbranche n’est pas éloigné, & que Berkley a suivi. Voyez Corps. Cratès de Thebes, celui qui ne se vengea d’un soufflet qu’il avoit reçu d’un certain Nicodromus, qu’en faisant écrire au bas de sa joue enflée du soufflet : « C’est de la main de Nicodrome,  » ; allusion plaisante à l’usage des Peintres. Cratès sacrifia les avantages de la naissance & de la fortune à la pratique de la Philosophie cynique. Sa vertu lui mérita la plus haute considération dans Athenes. Il connut toute la force de cette espece d’autorité publique, & il en usa pour rendre ses compatriotes meilleurs. Quoiqu’il fût laid de visage & bossu, il inspira la passion la plus violente à Hipparchia, sœur du philosophe Métrocle. Il faut avoüer à l’honneur de Cratès qu’il fit jusqu’à l’indécence inclusivement tout ce qu’il falloit pour détacher une femme d’un goût un peu délicat, & à l’honneur d’Hipparchia que la tentative du philosophe fut sans succès. Il se présenta nud devant elle, & lui dit, en lui montrant sa figure contrefaite & ses vêtemens déchirés : voilà l’époux que vous demandez, & voilà tout son bien. Hipparchia épousa son cynique bossu, prit la robe de philosophe, & devint aussi indécente que son mari, s’il est vrai que Cratès lui ait proposé de consommer le mariage sous le portique, & qu’elle y ait consenti. Mais ce fait, n’en déplaise à Sextus Empiricus, à Apulée, à Théodoret, à Lactance, à S. Clément d’Alexandrie, & à Diogene Laërce, n’a pas l’ombre de la vraissemblance ; ne s’accorde ni avec le caractere d’Hipparchia, ni avec les principes de Cratès, & ressemble tout-à-fait à ces mauvais contes dont la méchanceté se plaît à flétrir les grands noms, & que la crédulité sotte adopte avec avidité, & accrédite avec joie.

Métrocle, frere d’Hipparchia & disciple de Cratès. On fait à celui-ci un mérite d’avoir en mourant condamné ses ouvrages au feu ; mais si l’on juge de ses productions par la foiblesse de son esprit & la pusillanimité de son caractere, on ne les estimera pas dignes d’un meilleur sort.

Théombrote & Cléomene, disciples de Métrocle. Démétrius d’Alexandrie, disciple de Théombrote. Timarque de la même ville, & Echecle d’Ephese, disciples de Cléomene. Menedeme, disciple d’Echecle. Le Cynisme dégénera dans celui-ci en frénésie ; il se déguisoit en Tysiphone, prenoit une torche à la main, & couroit les rues, en criant que les dieux des enfers l’avoient envoyé sur la terre pour discerner les bons des méchans.

Ménédeme le frénétique eut pour disciple Ctésibius de Chalcis, homme d’un caractere badin & d’un esprit gai, qui, plus philosophe peut-être qu’aucun de ses prédécesseurs, sut plaire aux grands sans se prostituer, & profiter de leur familiarité pour leur faire entendre la vérité & goûter la vertu.

Ménippe, le compatriote de Diogene. Ce fut un des derniers Cyniques de l’école ancienne ; il se rendit plus recommandable par le genre d’écrire, auquel il a laissé son nom, que par ses mœurs & sa philosophie. Il étoit naturel que Lucien qui l’avoit pris pour son modele en Littérature, en fît son héros en Morale. Ménippe faisoit le commerce, composoit des satyres, & prétoit sur gage. Dévoré de la soif d’augmenter ses richesses, il confia tout ce qu’il en avoit amassé à des marchands qui le volerent. Diogene brisa sa tasse, lorsqu’il eut reconnu qu’on pouvoit boire dans le creux de sa main. Cratès vendit son patrimoine, & en jetta l’argent dans la mer, en criant : Je suis libre. Un des premiers disciples d’Antisthene auroit plaisanté de la perte de sa fortune, & se seroit reposé sur cet argent qui faisoit commettre de si vilaines actions, du soin de le vanger de la mauvaise foi de ses associés ; le cynique usurier en perdit la tête, & se pendit.

Ainsi finit le Cynisme ancien. Cette philosophie reparut quelques années avant la naissance de J. C. mais dégradée. Il manquoit aux Cyniques de l’école moderne les ames fortes, & les qualités singulieres d’Antisthene, de Cratès, & de Diogene. Les maximes hardies que ces philosophes avoient avancées, & qui avoient été pour eux la source de tant d’actions vertueuses ; outrées, mal entendues par leurs derniers successeurs, les précipiterent dans la débauche & le mépris. Les noms de Carnéade, de Musonius, de Demonax, de Démetrius, d’Œnomaüs, de Crescence, de Pérégrin, & de Salluste, sont toutefois parvenus jusqu’à nous ; mais ils n’y sont pas tous parvenus sans reproche & sans tache.

Nous ne savons rien de Carnéade le Cynique. Nous ne savons que peu de chose de Musonius. Julien a loüé la patience de ce dernier. Il fut l’ami d’Appollonius de Thyane, & de Démétrius ; il osa affronter le monstre à figure d’homme & à tête couronnée, & lui reprocher ses crimes. Néron le fit jetter dans les fers & conduire aux travaux publics de l’isthme, où il acheva sa vie à creuser la terre & à faire des ironies. La vie & les actions de Démétrius ne nous sont guere mieux connues que celles des deux philosophes précédens ; on voit seulement que le sort de Musonius ne rendit pas Démétrius plus réservé. Il vécut sous quatre empereurs, devant lesquels il conserva toute l’aigreur cynique, & qu’il fit quelquefois pâlir sur le throne. Il assista aux derniers momens du vertueux Thrasea. Il mourut sur la paille, craint des méchans, respecté des bons, & admiré de Séneque. Œnomaüs fut l’ennemi déclaré des prêtres & des faux cyniques. Il se chargea de la fonction de dévoiler la fausseté des oracles, & de démasquer l’hypocrisie des prétendus philosophes de son tems ; fonction dangereuse : mais Œnomaüs pensoit apparemment qu’il peut y avoir du mérite, mais qu’il n’y a aucune générosité, à faire le bien sans danger. Demonax vécut sous Hadrien, & put servir de modele à tous les philosophes ; il pratiqua la vertu sans ostentation, & reprit le vice sans aigreur ; il fut écouté, respecté, & chéri pendant sa vie, & préconisé par Lucien même, après sa mort. On peut regarder Crescence comme le contraste de Demonax, & le pendant de Pérégrin. Je ne sais comment on a placé au rang des philosophes un homme souillé de crimes & couvert d’opprobres, rampant devant les grands, insolent avec ses égaux, craignant la douleur jusqu’à la pusillanimité, courant après la richesse, & n’ayant du véritable Cynique que le manteau qu’il deshonoroit. Tel fut Crescence. Pérégrin commença par être adultere, pédéraste, & parricide, & finit par devenir cynique, chrétien, apostat, & fou. La plus loüable action de sa vie, c’est de s’être brûlé tout vif : qu’on juge par-là des autres. Salluste, le dernier des Cyniques, étudia l’éloquence dans Athenes, & professa la philosophie dans Alexandrie. Il s’occupa particulierement à tourner le vice en ridicule, à décrier les faux cyniques, & à combattre les hypotheses de la philosophie Platonicienne.

Concluons de cet abregé historique, qu’aucune secte de philosophes n’eut, s’il m’est permis de m’exprimer ainsi, une physionomie plus décidée que le Cynisme. On se faisoit académicien, éclectique, cyrénaïque, pyrrhonien, sceptique ; mais il falloit naître cynique. Les faux cyniques furent une populace de brigands travestis en philosophes ; & les cyniques anciens, de très-honnêtes gens qui ne mériterent qu’un reproche qu’on n’encourt pas communément : c’est d’avoir été des Enthousiastes de vertu. Mettez un bâton à la main de certains cénobites du mont Athos, qui ont déjà l’ignorance, l’indécence, la pauvreté, la barbe, l’habit grossier, la besace, & la sandale d’Antisthene ; supposez-leur ensuite de l’élévation dans l’ame, une passion violente pour la vertu, & une haine vigoureuse pour le vice, & vous en ferez une secte de Cyniques. Voyez Bruck. Stanl. & l’hist. de la Philos.

Cynique, (spasme) en Medecine, est une sorte de convulsion dans laquelle le malade imite les gestes, le grondement & les hurlemens d’un chien.

Freind, dans les trans. philos. décrit un spasme extraordinaire de cette sorte dont furent attaqués deux familles à Blactothorn, dans la province d’Oxford.

La nouveauté de cet évenement attira quantité de curieux à ce village, & entr’autres Willis, qui de bien loin entendit un bruit terrible d’aboyemens & de hurlemens. Dès qu’il fut entré dans la maison, il fut aussi-tôt salué par cinq filles qui crioient à qui mieux mieux, faisant en même tems de violens mouvemens de tête. Il ne paroissoit à leur visage d’autres marques de convulsion que des distorsions & des oscillations cyniques de la bouche ; leur pouls étoit parfaitement bien reglé ; les cris qu’elles faisoient ressembloient plûtôt à des hurlemens qu’à des abboyemens de chiens, si ce n’est qu’ils étoient fréquens & entrecoupés de profonds soupirs.

Ce spasme les avoit toutes prises de même ; la plus jeune des cinq n’avoit que six ans, & la plus âgée n’en avoit que quinze. Dans les intervalles du spasme elles avoient leur raison & leur connoissance toute entiere ; mais l’intervalle ne duroit pas longtems sans que quelqu’une d’elles se remît à heurler, jusqu’à ce que toutes à la fin tomboient en défaillance, se jettoient comme des épileptiques sur un lit qu’on avoit placé exprès au milieu de la chambre.

Elles s’y tenoient d’abord tranquilles & dans une posture décente ; mais un nouvel accès survenant, elles se mettoient à se battre & à se heurter l’une l’autre. Les deux plus jeunes revinrent à elles tandis que Willis y étoit encore, & elles laisserent leurs trois autres sœurs sur le lit : mais elles ne furent pas long-tems sans que le spasme les reprît.

Au mois de Juillet de l’année 1700, Freind lui-même vit une autre famille dans le même village où un garçon & trois filles avoient été attaqués de ce même spasme, sans qu’il y eût eu auparavant aucune cause précédente. Une des filles l’avoit été d’abord seule, à ce que rapporta la mere ; & le frere & les deux sœurs furent si frappés, qu’ils en furent eux-mêmes attaqués.

Lorsque Freind arriva ils étoient tous quatre devant leur porte à s’amuser, de fort bonne humeur, & ne songeant à rien moins qu’à leur état : mais à la longue la plus âgée des trois filles, qui avoit environ quatorze ans, tomba dans l’accès. Le seul symptome qui en marqua l’approche fut le gonflement de son estomac, qui montant par degrés jusqu’à la gorge, communiqua la convulsion aux muscles du larynx & à la tête. Ce symptome est dans ces sortes de gens une marque certaine de l’approche du paroxysme ; & s’ils le vouloient arrêter, l’enflure n’en auroit que plus d’intensité, & l’accès plus de durée.

Le bruit qu’ils faisoient étoit perpétuel & desagréable : ce n’étoit pourtant pas précisément des abboyemens ni des heurlemens de chien, comme on dit que font les personnes attaquées de ce spasme ; mais plûtôt une espece de chant consistant en trois notes ou tons qu’ils répétoient chacun deux fois, & qui étoit terminé par de profonds soupirs accompagnés de gestes & de branlemens de tête extraordinaires.

Freind ne trouve rien que de naturel à cette maladie, laquelle, selon lui, naît de la cause commune de toutes les convulsions, savoir de ce que les esprits animaux fluent d’une maniere irréguliere dans les nerfs, & causent aux muscles différentes contractions, selon les circonstances de l’indisposition. Voyez Spasme. Chambers.