L’Encyclopédie/1re édition/ENCRE SYMPATHIQUE
Encre sympathique, (Physiq. Chim.) on appelle encres sympathiques, toutes liqueurs avec lesquelles on trace des caracteres auxquels il n’y a qu’un moyen secret qui puisse donner une couleur autre que celle du papier. On les distribue de la maniere suivante.
Faire passer une nouvelle liqueur, ou la vapeur d’une nouvelle liqueur sur l’écriture invisible. Exposer la premiere écriture à l’air, pour que les caracteres se teignent. Passer legerement sur l’écriture une matiere colorée réduite en poudre subtile. Exposer l’écriture au feu.
Pour faire la premiere liqueur, prenez une once de litharge ou de minium plus ou moins, que vous mettrez dans un matras, versant dessus cinq ou six onces de vinaigre distillé ; faites digérer à froid pendant cinq ou six jours, ou sept ou huit heures au bain de sable, le vinaigre dissoudra une partie de la litharge ou du minium, & s’en saoulera : après quoi vous filtrerez par le papier, & le garderez dans une bouteille. Cette dissolution est connue en Chimie sous le nom de vinaigre de Saturne.
Pour préparer la seconde liqueur, prenez une once d’orpiment en poudre, deux onces de chaux vive ; mettez les ensemble dans un matras, ou tel autre vase de verre convenable ; versez par-dessus une chopine d’eau commune ; faites digérer le tout à une chaleur douce l’espace de sept ou huit heures, agitant de tems en tems le mêlange, une partie de l’orpiment, & une partie de la chaux s’uniront & formeront avec l’eau une liqueur jaunâtre, connue dans l’art sous le nom de foie d’arsenic. Vous pouvez filtrer cette liqueur, ou bien la laisser clarifier d’elle même par le repos, la décanter & l’enfermer dans une bouteille.
Si vous versez un peu de cette seconde liqueur sur une petite quantité de la premiere, ces deux liqueurs de claires & de limpides qu’elles étoient, se troubleront & deviendront d’un noir-brun foncé : c’est cette propriété du foie d’orpiment qui le rend propre à découvrir les vins lithargirés. Voyez Vin.
Mais ces deux liqueurs nous présentent un phénomene beaucoup plus surprenant. Prenez une plume neuve, écrivez avec la premiere liqueur sur du papier ; les caracteres que vous aurez formés ne paroîtront pas, ou du moins ne paroîtront que comme si on eût écrit avec de l’eau, c’est-à-dire que le papier sera mouillé par-tout où la plume aura passé : vous pouvez le laisser sécher de lui-même, ou le présenter au feu, marquant seulement l’endroit où vous aurez passé la plume. Couvrez l’écriture de deux ou trois feuilles de nouveau papier, & passez legerement avec la barbe d’une plume ou une petite éponge, un peu de la seconde liqueur sur la feuille de papier la plus éloignée de celle où vous avez tracé les caracteres, à l’endroit qui répond aux caracteres formés avec l’autre liqueur ; sur le champ les caracteres d’invisibles qu’ils étoient paroîtront très-bien, & seront presque aussi noirs que s’ils eussent été formés avec de l’encre ordinaire. Bien plus, si vous enfermez le papier écrit avec la premiere liqueur entre plusieurs mains de papier, que vous frotiez la feuille avec la seconde liqueur, & que vous mettiez ces mains de papier à la presse sous quelque gros livre, quelque tems après vous pouvez retirer votre papier dont les caracteres seront devenus noirs. Deux cents feuilles de papier interposées entre elles, ne sont pas capables d’empêcher leur effet ; elles ne font que le retarder.
Autre exemple de la premiere classe. On fait dissoudre dans de l’eau régale tout l’or qu’elle peut dissoudre, & l’on affoiblit cette dissolution par cinq ou six fois autant d’eau commune. On fait dissoudre à part de l’étain fin dans de l’eau régale : lorsque le dissolvant en est bien chargé, on y ajoûte une mesure égale d’eau commune.
Ecrivez avec la dissolution d’or sur du papier blanc ; laissez-le sécher à l’ombre, & non au Soleil ; l’écriture ne paroîtra pas, du moins pendant les sept ou huit premieres heures. Trempez un pinceau dans la dissolution d’étain, & passez ce pinceau sur l’écriture d’or, dans le moment elle paroîtra de couleur pourpre. On peut effacer la couleur pourpre de l’écriture d’or, en la mouillant d’eau régale. On la fera reparoître une seconde fois, en repassant dessus la solution d’étain.
Les caracteres qui ont été écrits avec une matiere qui a perdu sa couleur par être dissoute, reparoissent en trouvant le précipitant de ce qui l’a dissoute ; car alors elle se révivifie, renaît, & se rencontre avec sa couleur. Le dissolvant la lui avoit ôtée, le précipitant la lui rend.
Sur cela est fondé un jeu d’encre sympathique qui a dû surprendre, quand il a été nouveau, il étoit bien imaginé pour écrire avec plus de mystere & de sûreté. Sur une écriture invisible, on met une écriture visible, & l’on fait disparoître l’écriture visible & fausse, & paroître l’invisible & vraie.
La seconde classe comprend les encres sympathiques dont l’écriture invisible devient colorée, en l’exposant à l’air. Ajoûtez, par exemple, à une dissolution d’or dans l’eau régale, assez d’eau pour qu’elle ne fasse plus de taches jaunes sur le papier blanc ; ce que vous écrirez avec cette liqueur, ne commencera à paroître qu’après avoir été exposé au grand air pendant une heure ou environ ; l’écriture continuera à se colorer lentement, jusqu’à ce qu’elle soit devenue d’un violet foncé presque noir.
Si au lieu de l’exposer à l’air, on la garde dans une boîte fermée ou dans du papier bien plié, elle restera invisible pendant deux ou trois mois ; mais à la fin elle se colorera, & prendra la couleur violette obscure.
Tant que l’or reste uni à son dissolvant, il est jaune ; mais l’acide de son dissolvant étant volatil, la plus grande partie s’en évapore, & il n’en reste que ce qu’il en faut pour colorer la chaux d’or qui est demeurée sur le papier.
La dissolution de l’argent fin dans de l’eau-forte, qu’on a affoiblie ensuite par l’eau de pluie distillée comme on a affoibli celle de l’or, fait aussi une écriture invisible, qui tenue bien enfermée, ne devient lisible qu’au bout de trois ou quatre mois ; mais elle paroît au bout d’une heure si on l’expose au Soleil, parce qu’on accélere l’évaporation de l’acide. Les caracteres faits avec cette solution sont de couleur d’ardoise ; parce que l’eau-forte est un dissolvant toûjours un peu sulphureux, & que tout ce qui est sulphureux noircit l’argent. Cependant comme ce sulphureux est volatil, il s’évapore ; & dès qu’il est entierement évaporé, les lettres reprennent la véritable couleur de l’argent, sur-tout si celui qu’on a employé dans l’expérience est extrèmement fin, & si l’expérience se fait dans un endroit exempt de vapeurs.
On peut mettre encore dans cette classe plusieurs autres dissolutions métalliques, comme du plomb dans le vinaigre, du cuivre dans l’eau-forte, &c. mais elles rongent & percent le papier.
La troisieme classe est celle des encres sympathiques dont l’écriture invisible paroît en la frotant avec quelque poudre brune ou noire. Cette classe comprend presque tous les sucs glutineux & non-colorés, exprimés des fruits & des plantes, le lait des animaux, ou autres liqueurs grasses & visqueuses. On écrit avec ces liqueurs ; & quand l’écriture est seche, on fait passer dessus legerement & en remuant le papier, quelque terre colorée réduite en poudre subtile, ou de la poudre de charbon. Les caracteres resteront colorés, parce qu’ils sont formés d’une espece de glu qui retient cette poudre subtile.
Enfin la quatrieme classe est celle de ces écritures qui ne sont visibles qu’en les chauffant. Cette classe est fort ample, & comprend toutes les infusions & toutes les dissolutions dont la matiere dissoute peut se brûler à très-petit feu, & se réduire en une espece de charbon. En voici un exemple qui suffira.
Dissolvez un scrupule de sel ammoniac dans deux onces d’eau pure ; ce que vous écrirez avec cette solution ne paroîtra qu’après l’avoir échauffé sur le feu, ou après avoir passé dessus un fer un peu chaud. Il y a grande apparence que la partie grasse & inflammable du sel ammoniac, se brûle & se réduit en charbon à cette chaleur, qui ne suffit pas pour brûler le papier. Au reste cette écriture étant sujette à s’humecter à l’air, elle s’étend, les lettres se confondent, & au bout de quelque tems elles ne sont plus distinguées ou séparées les unes des autres.
Quand l’écriture invisible a une fois paru par un de ces quatre moyens, elle ne disparoît plus, à moins qu’on ne verse dessus une liqueur nouvelle, qui fasse une seconde dissolution de la matiere précipitée.
L’encre sympathique de M. Hellot après avoir paru, disparoît & reparoît ensuite de nouveau tant que l’on veut, sans aucune addition, sans altération de couleur, & pendant un très-long tems, si elle a été faite d’une matiere bien conditionnée. C’est en l’exposant au feu & en lui donnant un certain degré de chaleur, qu’on la fait paroître ; refroidie elle disparoît, & toûjours ainsi de suite.
Cette encre n’a la singularité de disparoître après avoir paru, que quand on ne l’a exposée au feu que le tems qu’il falloit pour la faire paroître, ou un peu plus ; si on l’y tient trop long-tems, elle ne disparoît plus en se refroidissant, tout ce qui faisoit le jeu des alternatives d’apparition & de disparition a été enlevé : elle rentre donc alors dans la classe des encres sympathiques communes qui se rapportent au feu. Cette encre est susceptible d’une poussiere colorée, & enfin il y a une liqueur ou une vapeur qui agit sur elle. Quand elle est dans sa perfection, elle est d’un verd mêlé de bleu, d’une belle couleur de lilas : alors cette couleur est fixe, c’est-à-dire toûjours la même de quelque sens qu’on la regarde, quelque soit la position de l’œil par rapport à l’objet & à la lumiere. Mais il y a des cas où cette couleur est changeante, selon que l’œil est différemment posé ; tantôt elle est lilas sale, tantôt feuille morte ; & ce qui prouve que cela doit être compté pour une imperfection & non pour un agrément, c’est que l’encre à couleur changeante ne pourra paroître ou disparoître, que quinze ou seize fois : au lieu que celle de couleur fixe soûtiendra un bien plus grand nombre de pareilles alternatives.
Si l’on veut que cette encre devienne de la classe qui se rapporte à l’air, alors il faudra tenir l’écriture exposée à l’air pendant huit ou dix jours ; elle sera de couleur de rose. On altérera aussi le plus souvent sa couleur, en la faisant passer dans les autres classes ; mais il paroît que ces deux couleurs extrèmes ou les plus différentes, sont celle de lilas & celle de rose. M. Hellot qui vit de cette encre pour la premiere fois entre les mains d’un artiste allemand, trouva dans les minéraux de bismuth, de cobolt, & d’arsenic, qui contiennent de l’azur, la matiere colorante qui étoit son objet ; & l’on croira sans peine, comme le dit M. de Fontenelle, que M. Hellot a tiré de cette matiere tout ce qu’elle a de plus caché. Article de M. le Chevalier de Jaucourt.