L’Encyclopédie/1re édition/ESCADRON
ESCADRON, s. m. (Art milit.) agmen equestre, turma equestris. Dans la premiere origine on disoit agmen quadratum, d’où il est aisé de conclure que du mot italien quadro, les François ont fait celui de scadron, comme on disoit il n’y a pas encore cent ans :
Aux scadrons ennemis on a vu sa valeur
Peupler les monumens.
Ducange le fait venir de scara, mot de la basse latinité.
Bellatorum acies quas vulgari sermone scaras vocamus.
<poem>Scaram quam nos turmam vel cuneum appellare consuevimus.
Les Espagnols disent escadro, per avar forma quadrada ; les Allemans appellent l’escadron, schwadron, geswader ou reuter schaar, qui veut dire bande de reistres.
Escadron est un assemblage de gens à cheval destinés pour combattre ; le nombre des hommes, celui des rangs & des files, ainsi que la forme qu’on doit donner aux escadrons, a varié de tous les tems, & n’est point encore déterminée ; l’espece de gens à cheval, la quantité qu’on en a, les occurrences, & plus encore l’opinion de ceux qui commandent, ont jusqu’à présent fait la loi à cet égard.
Les deux plus anciens livres que nous ayons, l’un sacré, & l’autre prophane, ne nous disent rien de l’ordre dans lequel on faisoit servir la cavalerie ; Moyse nous apprend seulement qu’avant lui l’usage de monter à cheval étoit connu ; & Homere ne nous enseigne rien de la maniere dont les Grecs & les Troyens se servoient de leur cavalerie dans la guerre qu’ils eurent ensemble. Voyez Equitation. Ainsi nous parlerons de celle des tems moins reculés, comme on se l’est proposé par le renvoi du mot cavalerie à celui d’escadron : & après avoir dit quelque chose de son utilité, de ses services, des succès qu’elle a procurés, &c. on expliquera les différentes formes qu’on a donné à la cavalerie, comprise sous le nom d’escadron.
Les plus grands capitaines ont toûjours fait un cas particulier de la cavalerie ; les services qu’ils en ont tirés, le grand nombre de succès décisifs, dûs principalement à ce corps dans les occasions les plus importantes dont l’histoire ancienne & moderne nous a transmis le détail ; enfin le témoignage unanime des auteurs que nous regardons comme nos maîtres dans l’art de la guerre, sont autant de preuves indubitables que la cavalerie est non-seulement utile, mais d’une nécessité absolue dans les armées.
Polybe attribue formellement les victoires remportées par les Carthaginois à Cannes & sur les bords du Tessin, celles de la Trébie & du lac de Thrasymenne, à la supériorité de leur cavalerie. « Les Carthaginois, dit-il, (liv. III. ch. xxjv.) eurent la principale obligation de cette victoire, aussi-bien que des précédentes, à leur cavalerie, & par-là donnerent à tous les peuples qui devoient naître après eux, cette importante leçon, qu’il vaut beaucoup mieux être plus fort en cavalerie que son ennemi, même avec infanterie moindre de moitié, que d’avoir même nombre que lui de cavaliers & de fantassins ».
La réputation dont joüit Polybe depuis près de vingt siecles, d’être l’écrivain le plus consommé dans toutes les parties de la guerre, semble mettre son opinion hors de doute ; il n’a d’ailleurs écrit que ce qui s’est passé pour ainsi dire sous ses yeux, & il a pour garans de son précepte tous les faits dont son histoire est remplie, les victoires d’Annibal aussi-bien que sa défaite à Zama ; & l’on peut regarder la seconde guerre punique, comme la véritable époque de l’établissement de la cavalerie dans les armées ; avant ce tems les Grecs & les Romains en avoient très-peu, parce qu’ils en ignoroient l’usage, & que d’ailleurs les Grecs n’eurent long-tems à combattre que les uns contre les autres, & dans des pays stériles où la cavalerie n’auroit pû trouver à subsister, & qui étoient coupés de montagnes impraticables pour elle. La fameuse retraite des dix mille n’est pas un exemple qui prouve que les Grecs sûssent se passer de cavalerie ; il n’y a qu’à les écouter, pour s’assûrer qu’ils étoient au contraire très-convaincus qu’elle leur auroit été d’un grand secours : « les Grecs, dit Xénophon en parlant de cette retraite dont il fut un des principaux chefs, s’affligeoient beaucoup quand ils considéroient que faute de cavalerie la retraite leur devenoit impossible au cas qu’ils fussent battus, & que vainqueurs ils ne pouvoient ni poursuivre les ennemis, ni profiter de la victoire ; au lieu que Tissapherne, & les autres généraux qu’ils avoient à combattre, mettoient facilement leurs troupes en sûreté toutes les fois qu’ils étoient repoussés ». Ce passage prouve bien que si les Grecs n’eurent pas de cavalerie dans les tems de la guerre des Perses, c’est qu’ils n’avoient pas les moyens d’en avoir. Les uns étoient pauvres, & regardoient la pauvreté comme une loi de l’état, parce qu’elle étoit un rempart contre la mollesse & contre tous les vices qu’introduit l’opulence, aussi dangereuse dans les petits états qu’elle est nécessaire dans les grands. Les autres plus riches furent obligés de tourner leurs principales vûes du côté de la mer, & l’entretien de leur flote absorboit les fonds militaires, qui auroient pû servir à se procurer de la cavalerie.
Les Grecs une fois enrichis des dépouilles de la Perse, crurent ne devoir faire un meilleur usage des thrésors de leurs ennemis, qu’en augmentant leurs armées de cavalerie. Ils en avoient à la bataille de Leuctres, & celle des Thébains contribua beaucoup à la victoire. On leur compte aussi cinq mille chevaux sur cinquante mille hommes à la bataille de Mantinée, & ce fut à sa cavalerie qu’Epaminondas dut en grande partie la victoire. C’est à sa sage prévoyance que les Thébains durent chez eux cet utile établissement, qui doit être regardé comme l’époque du rôle le plus brillant qu’ils ayent joüé sur la terre. Ce général, le plus grand homme peut-être que la Grece ait produit, entendoit trop bien l’art de la guerre pour en négliger une partie aussi essentielle. Dès ce moment les Grecs ne se tiennent plus sur la défensive ; on les voit porter la guerre jusqu’aux extrémités de l’Orient : dessein que jamais Alexandre n’eut sans doute osé concevoir, si son armée n’avoit été composée que d’infanterie. On sait que les Thessaliens ayant imploré le secours de Philippe contre leurs tyrans, il les défit, & qu’il s’attacha par-là ce peuple dont la cavalerie étoit alors la meilleure du monde ; ce fut elle qui jointe à la phalange macédonienne, fit remporter tant de victoires à Philippe & à son fils : c’est cette cavalerie que Tite-Live appelle Alexandri fortitudo. Quant aux Romains, il est encore vrai que dans leur premier tems ils n’eurent que très-peu de cavalerie. L’histoire nous apprend que Romulus n’avoit dans les armées les plus florissantes de son regne, que mille chevaux sur quarante-six mille hommes de pié : ce qu’on en peut conclure, c’est que Romulus n’étoit pas fort riche ; la dépense qu’il eût été obligé de faire pour s’en procurer davantage & pour l’entretenir, auroit de beaucoup excédé ses forces, dans un tems sur-tout où il avoit tant d’autres établissemens à faire : d’ailleurs les environs de Rome, le seul pays qu’il possédoit & ceux d’Italie en général, étoient peu propres pour la guerre : enfin les premieres guerres des Romains furent contre leurs voisins, qui comme eux n’étoient pas en état de s’en fournir, & dans ce cas les choses étoient égales de part & d’autre. Les conquêtes & les alliances que firent par la suite les Romains, leur donnerent les moyens d’augmenter leur cavalerie ; celle que les peuples, devenus sujets ou alliés de Rome, entretenoient pour elle à leurs dépens, étoit en ce genre la principale force des armées romaines : mais cette cavalerie étoit mal armée. Les Romains ignorerent long-tems l’art de s’en servir avec avantage ; & c’est cette inexpérience qu’on peut regarder comme le principe de tous les malheurs qu’ils essuyerent dans les deux premieres guerres puniques : dans la premiere, Regulus est entierement défait par la cavalerie carthaginoise ; & dans la seconde, comme on l’a déjà dit, Annibal bat les Romains dans toutes les occasions. La cavalerie faisoit au moins le cinquieme de ses troupes ; aussi Fabius n’est pas plûtôt à la tête des armées romaines, qu’il prend le sage parti d’éviter le combat ; & que pour n’avoir rien à souffrir de la cavalerie carthaginoise, il est obligé de ne plus conduire ses légions que sur le pié des montagnes.
Les Carthaginois firent enfin sentir aux Romains l’obligation d’être forts en cavalerie, ils le leur apprirent à leurs dépens, & les Romains ne commencerent à respirer que lorsque des corps entiers de cavalerie numide eurent passé de leur côté : ces desertions qui affoiblissoient d’autant l’ennemi, leur procurerent insensiblement la supériorité sur les Carthaginois. Annibal obligé d’abandonner l’Italie pour aller au secours de Carthage, n’avoit plus cette formidable cavalerie avec laquelle il avoit remporté tant de victoires : à son arrivée en Afrique, il fut joint par deux mille chevaux ; mais un pareil renfort ne l’égaloit pas à beaucoup près à Scipion, dont la cavalerie s’étoit augmentée par des recrues faites dans l’Espagne nouvellement conquise, & par la jonction de Masinissa roi des Numides, qui avoit appris des Grecs à bien armer sa cavalerie, & à la bien faire servir : ce fut cette supériorité qui, au rapport de tous les historiens, décida de la bataille de Zama. « La cavalerie, dit M. de Montesquieu (cause de la grandeur & de la décadence des Romain.), gagna la bataille & finit la guerre ». Les Romains triompherent en Afrique par les mêmes armes qui tant de fois les avoient vaincus en Italie.
Les Parthes firent encore sentir aux Romains avec quel avantage on combat un ennemi inférieur en cavalerie.
« La force des armées romaines, dit l’auteur ci-dessus cité, consistoit dans l’infanterie la plus ferme, la plus forte, & la mieux disciplinée du monde ; les Parthes n’avoient pas d’infanterie, mais une cavalerie admirable, ils combattoient de loin & hors la portée des armes romaines, ils assiégeoient une armée plûtôt qu’ils ne la combattoient, inutilement poursuivis, parce que chez eux fuir c’étoit combattre : ainsi ce qu’aucune nation n’avoit pas encore fait (d’éviter le joug), celle des Parthes le fit, non comme invincible, mais comme inaccessible ». On peut dire plus, les Parthes firent trembler les Romains ; & c’est sans doute le péril où cette puissante rivale mit plus d’une fois leur empire en Orient, qui les força d’augmenter considérablement la cavalerie dans leurs armées. Cette augmentation leur devenoit d’autant plus nécessaire, que leurs frontieres s’étant fort étendues, ils n’auroient pû sans des troupes nombreuses en ce genre, arrêter les incursions des Barbares : d’ailleurs, le relâchement de la discipline militaire leur fit insensiblement perdre l’habitude de fortifier leurs camps, & dès lors leurs armées auroient couru de grands risques, sans une cavalerie capable de résister à celle de leurs ennemis ; enfin l’on peut dire que presque toutes les disgraces essuyées, ainsi que la plûpart des avantages remportés par les Romains, ont été l’effet, les unes de leur infériorité, les autres de leur supériorité en cavalerie.
Si l’on veut lire avec attention les commentaires de César, on y verra que ce grand homme qui dut ses principaux succès à son inimitable célérité, se servoit si utilement de sa cavalerie, qu’on peut en quelque sorte regarder ses écrits comme la meilleure école que nous ayons en ce genre.
Quand il seroit vrai que les anciens se fussent passés de cavalerie, il n’en résulteroit pas qu’on dût aujourd’hui n’en point faire usage : autant vaudroit-il prétendre qu’on fît la guerre sans canon, ces deux propositions seroient d’une nature toute semblable ; ce sont des systèmes qu’on ne pourra faire approuver que lorsque toutes les nations guerrieres seront convenues entr’elles d’abolir en même tems l’usage de la cavalerie & du canon.
Pour ne parler que de nos tems & de nos plus grands généraux (les Turenne & les Condé), on sait que M. de Turenne dut la plûpart de ses succès, pour ne pas dire tous, à la cavalerie : ce général sans doute comparable aux plus grands personnages de l’antiquité, avoit pour maxime de travailler l’ennemi par détail, maxime qu’il n’auroit pû pratiquer s’il n’eût eu beaucoup de cavalerie ; aussi ses armées furent-elles composées presque toûjours d’un plus grand nombre de gens de cheval, que de gens de pié.
La célebre bataille de Rocroi nous apprend le cas que faisoit le grand Condé de la cavalerie, & combien il savoit la faire servir avec avantage. Cette victoire fixe l’époque la plus florissante de la nation françoise : c’est elle qui commence le regne de Louis le Grand.
Dans cette fameuse journée, les manœuvres de cavalerie furent exécutées avec autant d’ordre, de précision, & de conduite, qu’elles pourroient l’être dans un camp de discipline par des évolutions concertées ; jamais l’antiquité dans une affaire générale n’offrit des traits de prudence & de valeur tels que ceux qui ont signalé cette victoire ; elle rassemble dans ses circonstances tous les évenemens singuliers qui distinguent les autres batailles, & qui caractérisent les propriétés de la cavalerie. « Jamais bataille, dit M. de Voltaire, n’avoit été pour la France ni plus glorieuse, ni plus importante ; elle en fut redevable à la conduite pleine d’intelligence du duc d’Anguien qui la gagna par lui-même, & par l’effet d’un coup-d’œil qui découvrit à la fois le danger & la ressource ; ce fut lui qui à la tête de la cavalerie attaqua par trois différentes fois, & qui rompit enfin cette infanterie espagnole jusque-là invincible ; par lui le respect qu’on avoit pour elle fut anéanti, & les armes françoises dont plusieurs époques étoient fatales à leur réputation, commencerent d’être respectées ; la cavalerie acquit sur-tout en cette journée la gloire d’être la meilleure de l’Europe ».
Il n’est point étonnant que les plus grands hommes ayent pensé d’une maniere uniforme sur la nécessité de la cavalerie ; il ne faut que suivre pié à pié les opérations de la guerre pour se convaincre de l’importance dont il est, qu’une armée soit pourvûe d’une bonne & nombreuse cavalerie.
A examiner le début de deux armées, on verra que la plus forte en cavalerie doit nécessairement imposer la loi à la plus foible, soit en s’emparant des postes les plus avantageux pour camper, soit en forçant l’autre par des combats continuels à quitter son pays, ou celui dont elle auroit pû se rendre maîtresse.
Alexandre dans son passage du Granique, & Annibal dans son début en Italie par le combat du Tessin, nous fournissent deux exemples, qui donnont à cette proposition la force de l’évidence.
Or deux victoires dont tout l’honneur appartient à la cavalerie, & l’influence qu’elles ont eu l’une & l’autre sur les évenemens qui les ont suivis, prouvent combien ce secours est essentiel aux premieres opérations d’une campagne. Si l’on en veut des traits plus modernes & analogues à notre maniere de faire la guerre, la derniere nous en offre dans presque chacun de nos succès, ainsi que dans les circonstances malheureuses.
Dans les détails de la guerre, il y a quantité de manœuvres, toutes fort essentielles, qui seroient impraticables à une armée destituée de cavalerie ; s’il s’agit de couvrir un dessein, de masquer un corps de troupes, un poste, c’est la cavalerie qui le fait. M. de Turenne fit lever le siége de Cazal en 1640, en rassemblant toute la cavalerie sur un même front ; les ennemis trompés par cette disposition, perdirent courage, prirent la fuite : jamais victoire ne fut plus complete pour les François, dit l’auteur de l’histoire du vicomte.
A la journée de Fleurus, M. le maréchal de Luxembourg fit faire à sa cavalerie un mouvement à-peu-près semblable, sur lequel M. de Valdec prit le change ; ce qui lui fit perdre la bataille (1690). C’est, dit M. de Feuquieres, une des plus belles actions de M. de Luxembourg.
La supériorité de la cavalerie donne la facilité de faire de nombreux détachemens, dont les uns s’emparent des défilés, des bois, des ponts, des débouchés, des gués ; tandis que d’autres, par de fausses marches, donnent du soupçon à l’ennemi, & l’affoiblissent en l’obligeant à faire diversion.
Une armée qui se met en campagne est un corps composé d’infanterie, de cavalerie, d’artillerie, & de bagage ; ce corps n’est parfait qu’autant qu’il ne lui manque aucun de ses membres ; en retrancher un, c’est l’affoiblir, parce que c’est dans l’union de tous que réside toute sa force, & que c’est cette union qui respectivement fait la sûreté & le soûtien de chaque membre. Dans la comparaison que fait Iphicrate d’une armée avec le corps humain, ce général athénien dit que la cavalerie lui tient lieu de pié, & l’infanterie legere de main ; que le corps de bataille forme la poitrine, & que le général en doit être regardé comme la tête. Mais sans s’arrêter à des comparaisons, il suffit d’examiner comment on dispose la cavalerie lorsqu’on veut faire agir, pour sentir l’étroite obligation d’en être pourvû. C’est elle dont on forme la tête, la queue, les flancs ; elle protege, pour ainsi dire, toutes les autres parties, qui sans elle courroient risque à chaque pas d’être arrêtées, coupées, & même enveloppées ; s’il est question de marcher, c’est la cavalerie qui assûre la tranquillité des marches, c’est à elle qu’on confie la sûreté des camps, laquelle dépend de ses gardes avancées ; plus elle sera nombreuse, & plus ses gardes seront multipliées : de-là les patrouilles pour le bon ordre & contre les surprises en seront plus fréquentes, & les communications mieux gardées ; les camps qui en deviendront plus grands, en seront plus commodes pour les nécessités de la vie ; ils pourront contenir des eaux, des vivres, du bois, & du fourrage, qu’on ne sera pas obligé de faire venir à grands frais avec beaucoup de peine & bien des risques.
On peut considérer que de deux armées, celle qui sera supérieure en cavalerie sera l’offensive, elle agira toûjours suivant l’opportunité des tems & des lieux, elle aura toûjours cette ardeur dont on est animé quand on attaque ; l’autre obligée de se tenir sur la défensive, sera toûjours contrainte par la nécessité des circonstances, qu’une grosse cavalerie fera naître à son desavantage à chaque moment ; le soldat sera toûjours surpris, découragé, il n’aura sûrement pas la même confiance que l’attaquant. Lorsqu’une armée sera pourvûe d’une nombreuse cavalerie, les détachemens se feront avec plus de facilité ; tous les jours sortiront de nouveaux partis, qui sans cesse obsédant l’ennemi, le gêneront dans toutes ses opérations, le harceleront dans ses marches, lui enleveront ses détachemens, ses gardes, & parviendront enfin à le détruire par les détails, ce qu’on ne pourra jamais espérer d’une armée foible en cavalerie quelque forte qu’elle soit d’ailleurs : au contraire réduite à se tenir enfermée dans un camp d’où elle n’ose sortir, elle ignore tous les projets de l’ennemi, elle ne sauroit joüir de l’abondance que procurent les convois fréquens, on les lui enleve tous ; ou s’il en échappe quelques-uns, ils n’abordent qu’avec des peines infinies. C’est la cavalerie qui produit l’abondance dans un camp ; sans elle point de sûreté pour les convois : il faut qu’à la longue une armée manque de tout ; vivres, fourrages, recrues, thrésors, artillerie, rien ne peut arriver, si la cavalerie n’en assûre le transport.
Les escortes du général & de ses lieutenans sont aussi de son ressort, & c’est elle seule qui doit être chargée de cette partie du service. La guerre se fait à l’œil. Un général qui veut reconnoître le pays & juger par lui-même de la position des ennemis, risqueroit trop de se faire escorter par de l’infanterie ; outre qu’il ne pourroit aller ni bien loin ni bien vîte, il se mettroit dans le danger de se faire couper & enlever, avant d’avoir apperçû les troupes de cavalerie ennemie chargées de cette opération. Le seul parti qu’ait à prendre un général, s’il manque de cavalerie, c’est de ne pas passer les gardes ordinaires : or que peut-on attendre de celui qui ne pouvant connoître par lui-même la disposition de l’ennemi, ne sauroit en juger que par le rapport des espions ? & le moyen que ses opérations puissent être bien dirigées, si faute de cavalerie il ne peut ni prendre langue, ni envoyer à la découverte, ni reconnoître les lieux ?
La vîtesse, comme le remarque Montecuculli, est bonne pour le secret, parce qu’elle ne donne pas le tems de divulguer les desseins ; c’est par-là qu’on saisit les momens, & c’est cette qualité qui distingue particulierement la cavalerie ; prompte à se porter par-tout où son secours est nécessaire, on l’a vû souvent rétablir par sa célérité des affaires que le moindre retardement auroit pû rendre desespérées. La vivacité la met dans le cas de profiter des moindres desordres ; & si elle n’a pas toûjours l’avantage de vaincre, elle a en se retirant celui de n’être jamais totalement vaincue. La victoire, lorsqu’elle est l’ouvrage de la cavalerie, est toûjours complete ; celle que remporte l’infanterie seule, ne l’est jamais.
La guerre est pleine de ces occasions, dans lesquelles on ne sauroit sans risque accepter le combat. Il en est d’autres, au contraire, où l’on doit y forcer, & c’est par la cavalerie qu’on est le maître du choix.
Une armée ne peut se passer de vivres, d’hôpitaux, d’artillerie, d’équipages ; il faut du fourrage pour les chevaux destinés à ces différens usages, il en faut pour ceux des officiers généraux & particuliers ; & s’il n’y a point de cavalerie qui soit chargée du soin d’y pourvoir, l’infanterie ne pourra seule aller un peu loin faire ces fourrages, elle n’ira pas interrompre ceux de l’ennemi, lui enlever ses fourrageurs ; la chaîne qu’elle formeroit ne seroit ni assez étendue pour embrasser un terrein suffisant, ni assez épaisse pour soûtenir l’impétuosité du choc de la cavalerie ennemie.
Pour peu que l’on considere la variété des opérations d’une armée, & l’étendue de ses besoins, on ne peut dire que l’infanterie soit seule en état d’y suffire.
Dans la guerre de plaine & dans toutes les occasions, par exemple, qui exigent un peu de célérité, & qui sont assûrément très-fréquentes, peut-on s’empêcher de convenir qu’elle ne soit d’une grande nécessité ? Est-il question de traverser une riviere à la nage ou à gué ? c’est la cavalerie qui facilite le passage en rompant la rapidité de l’eau par la force de ses escadrons, ou parce que chaque cavalier peut porter en croupe un fantassin. Si l’on veut présenter un grand front, si l’on veut déborder l’ennemi, l’envelopper, c’est par le moyen de la cavalerie qu’on le fait, c’est en détachant souvent des troupes de cavalerie qu’on maintient le bon ordre si nécessaire à une armée ; elles empêchent les deserteurs, les maraudeurs de sortir du camp ; ce sont elles qui veillent à ce qu’il n’y entre point d’espions ou autres gens aussi dangereux, & qui procurent aux paysans la sûreté chez eux, & la liberté d’apporter des vivres au camp.
Si l’on excepte les siéges qui sont des opérations auxquelles on ne peut procéder que lentement, & pour ainsi dire pié à pié, on ne trouvera peut-être point d’autres occasions à la guerre qui ne demande de la diligence, & conséquemment pour laquelle les services de la cavalerie ne soient très-avantageux : & d’ailleurs personne n’ignore que dans les siéges, la cavalerie n’ait un service qui lui soit uniquement affecté ; on l’a vû au dernier siége de Berg-op-zoom faire ses fonctions, & partager même celles de l’infanterie. Ce n’est pas le seul exemple qui prouve qu’elle est capable de servir utilement en mettant pié à terre.
Le premier service de la cavalerie dans les siéges, & le plus important, est celui de l’investissement de la ville qu’on veut assiéger avant que l’ennemi ait pû y faire entrer du secours ; veut-on, au contraire, secourir une ville menacée d’un siége, ou même qui est assiégée ? c’est au moyen de la cavalerie. Le grand Condé nous en fournit un exemple dans le service qu’elle lui a rendu en pareille occasion ; il s’agissoit de faire entrer du secours dans Cambrai que M. de Turenne tenoit assiégé, le tems pressoit : le prince de Condé rassemble à la hâte dix-huit escadrons, se met à leur tête, force les gardes, se fait jour jusqu’à la contrescarpe, il oblige M. de Turenne de lever le siége. Ce fut un seul détachement de cent chevaux qui en quelque sorte a donné lieu au dernier siége de Berg-op-zoom, siége à jamais glorieux pour les armes du Roi, & pour le général qui y a commandé ; car il est à présumer que le siége eût été différé, ou que peut-être on ne l’eût pas entrepris, si les grandes gardes de cavalerie qu’avoient en avant les ennemis, eussent tenu assez de tems pour leur donner celui d’envoyer leur cavalerie, & ensuite le reste de leur armée qui étoit de l’autre côté, s’établir entre la ville & notre camp : mais ces gardes firent peu de résistance ; une partie fut enlevée, & le reste prit la fuite.
La cavalerie n’est pas moins nécessaire pour la défense d’une place ; si des assiégés en manquoient, ils ne pourroient faire de sorties, ou leur infanterie courroit risque en sortant de se faire couper par la cavalerie des ennemis.
Un état dépourvû de cavalerie, pourroit peut-être garder pour un tems ses places avec sa seule infanterie ; mais combien en ce cas ne lui en faudroit-il pas ? & que lui serviroient ses places si l’ennemi, au moyen de sa cavalerie, pénetroit jusque dans le cœur du royaume ?
La levée & l’entretien d’un corps de cavalerie entraînent de la dépense ; mais les contributions qu’elle impose au loin, les vivres, les fourrages qu’elle en tire, la sûreté des convois qu’elle procure, & tant d’autres services qu’elle seule est en état de rendre, ne dédommagent-ils pas bien avantageusement de la dépense qu’elle occasionne ? D’ailleurs la cavalerie étant d’une utilité plus générale pour les opérations de la guerre, on ne sauroit dire qu’elle soit plus à charge à l’état que l’infanterie, puisque la levée d’un escadron n’est pas d’une dépense plus grande que celle d’un bataillon, & que l’entretien de celui-ci est bien plus considérable.
Enfin si l’on s’en rapporte aux plus grands capitaines, on sera forcé de convenir que l’avantage sera toûjours le plus grand pour celui des deux ennemis qui sera supérieur en cavalerie.
Cyrus, Alexandre, Annibal, Scipion, joüissent depuis plus de vingt siecles d’une réputation qu’ils doivent aux succès que leur a procuré leur cavalerie. Cyrus & Annibal avoient une cavalerie très-nombreuse ; Alexandre est celui des Grecs qui, à proportion de ses forces, en a eu le plus ; & l’on ne voit pas que les Grecs sous ce prince, non plus que les Perses & les Carthaginois du tems de Cyrus, ayent été sur leur déclin ; il sembleroit, au contraire, que la vie de ces grands hommes pourroit être regardée comme l’époque la plus florissante de leur nation.
Si les Romains, après avoir été vaincus par la cavalerie des Carthaginois, triomphent enfin d’eux, c’est que ceux-ci furent abandonnés de leur cavalerie, que leur enleva Scipion par ses alliances & ses conquêtes ; & cette guerre qui avoit commencé par être honteuse au peuple romain, finit par l’époque la plus florissante pour lui.
Les suffrages des auteurs modernes qui ont le mieux écrit de l’art militaire, se réunissent avec l’autorité des plus grands capitaines & des meilleurs écrivains de l’antiquité. Il sembloit au brave la Noue, que sur quatre mille lances il suffisoit de 2500 hommes d’infanterie : « Personne ne contredira, ajoûte cet auteur, qu’il ne faille toûjours entretenir bon nombre de gendarmerie ; mais d’infanterie, aucuns estiment qu’on s’en peut passer en tems de paix ». Mais on doit considérer que la Noue écrivoit dans un tems (1587) où l’infanterie étoit comptée pour peu de chose ; parce que les principales actions de guerre consistoient moins alors à prendre des places, qu’en des affaires de plaine campagne, où l’infanterie ne tenoit pas contre la cavalerie. Sa réflexion ne peut manquer de tomber sur la nécessité qu’il y a d’exercer pendant la paix la cavalerie, qui ne peut être bonne à la guerre si elle est nouvellement levée.
Un auteur fort estimé & en même tems grand officier (M. le maréchal de Puysegur), qui connoissoit sans doute en quoi consiste la force des armées, dont il avoit rempli les premiers emplois pendant cinquante-six ans, propose dans ses projets de guerre plus de moitié de cavalerie sur une fois autant d’infanterie.
Santa-Cruz veut qu’une armée soit toûjours composée d’une forte cavalerie ; il soûtient même qu’elle doit être une fois plus nombreuse que l’infanterie, suivant les circonstances : par exemple, si les ennemis la craignent davantage, ou si votre nation est plus propre à agir à cheval qu’à pié ; la nature du pays où l’on fait la guerre est une distinction qu’il a oublié de faire. « Un pays plain, dit M. de Turenne, est très-favorable à la cavalerie ; il lui laisse toute la liberté nécessaire à son service, & lui donne beaucoup d’avantage sur l’infanterie ». Ce grand général, dont les maximes font des lois, avoit toûjours, comme on l’a déjà dit, dans ses armées au moins autant de cavalerie que d’infanterie, & on l’a vû quelquefois avec un plus grand nombre de cavalerie.
Enfin Montécuculli, le Vegece de nos jours, estime que la cavalerie pesante doit au moins faire la moitié de l’infanterie, & la legere le quart au plus de la pesante : les sentimens de ces grands généraux de nations différentes, ceux des anciens & des plus grands capitaines, la raison & l’expérience, les opérations les plus importantes de la guerre, & tous les besoins d’une armée, sont autant de témoignages de la nécessité de la cavalerie.
C’est sans doute à cause de l’importance des services de la cavalerie en campagne, que de tout tems on a jugé que dans les occasions où il se trouve mêlange des deux corps, l’officier de cavalerie commanderoit le tout, parce que les opérations de la cavalerie exigent une expérience particuliere que ne peut avoir l’officier d’infanterie ; & l’on peut dire que si celle-ci attend la mort avec fermeté, l’autre y vole avec intrépidité.
On a prouvé de tout tems que des cavaliers épars n’auroient aucune solidité ; c’est ce qui a obligé d’en joindre plusieurs ensemble, & c’est cette union, comme on l’a déja dit, qu’on nomme escadron.
Bien des peuples formoient leurs escadrons en triangle, en coin, en quarré de toutes especes : le losange étoit l’ordonnance la plus généralement reçue, mais l’expérience a fait sentir qu’elle seroit vicieuse, & a fait prendre à toutes les nations la forme des escadrons quarrés. Les Turcs seuls se servent encore du losange & du coin ; ils pensent, comme les anciens, que cette forme est la plus propre pour mettre la cavalerie en bataille sur toutes sortes de terrein, & la faire servir avantageusement aux différentes opérations de la guerre d’autant plus facilement, qu’il y a un officier à chacun de ses angles : d’ailleurs comme cet escadron se présente en pointe, ils croyent qu’il lui est aisé de percer par un moindre intervalle ; que n’occupant pas un grand espace, il a plus de vivacité dans ses mouvemens, & qu’enfin il n’est pas sujet, lorsqu’il veut faire des conversions, à tracer de grands circuits comme l’escadron quarré, qui est contraint dans ce cas de parcourir une grande portion de cercle. Mais si les escadrons en losange ont effectivement ces avantages, ils ont aussi les défauts de ne présenter qu’un très-petit nombre de combattans ; les parties intérieures en sont inutiles, & la gauche n’en peut combattre avec avantage. Cet escadron, pris par un autre, formé sur un quarré long qui se recourbe de droite & de gauche, est immanquablement enveloppé sans avoir la liberté de se défendre ; & lorsqu’il est une fois rompu, il ne lui est plus possible de se reformer : ainsi il ne peut tout-au-plus être bon que pour une petite troupe servant de garde, & plûtôt faite pour avertir & se retirer que pour combattre. Voici en deux mots qu’elles étoient les différentes manieres de former ces escadrons en triangle.
Les Thessaliens, chez qui l’art de combattre à cheval étoit connu bien avant la guerre de Troye, furent les premiers qui donnerent à leurs escadrons la forme d’un losange : on sait que parmi les Grecs cette cavalerie thessalienne étoit en fort grande réputation ; ce fut Iléon le thessalien qui le premier établit cet ordre, & dont il porte le nom d’ilé. Voyez la tactique d’Elien.
Celui qui commandoit l’escadron ou losange s’appelloit ilarque, il tenoit la pointe de la tête ; ceux qui fermoient les droites & les gauches du rang du milieu étoient les gardes-flancs, & celui de la queue se nommoit le serre-file.
Il y avoit quatre manieres de former l’escadron en losange ; la premiere avec des files & des rangs, la seconde sans rangs & sans files, la troisieme avec des files, mais sans rangs, & la quatrieme avec des rangs & point de files.
Les Macédoniens, les Scythes & les Thraces trouverent les escadrons en losange trop pesans ; ils en retrancherent la queue & formerent, moyennant cette réforme, ce qu’ils appellerent le coin. On assûre que Philippe fut l’auteur de cette ordonnance : quoi qu’il en soit il ne paroît pas que ce fût-là l’ordre qu’observerent le plus communément les Macédoniens, puisque Polybe (l. VI. ch. xij.) nous apprend que leur cavalerie se rangeoit pour l’ordinaire sur huit de hauteur ; c’est, dit-il, la meilleure méthode. Tacite nous apprend que les Germains formoient aussi en coin les différens corps de leur armée.
Les Siciliens & la plûpart des peuples de la Grece formerent de leur cavalerie des escadrons quarrés ; ils leur sembloient plus faciles à former, & devoir marcher plus unis & plus serrés : d’ailleurs dans cet ordre, le front se trouve composé d’officiers & de ce qu’il y a de meilleurs cavaliers, & le choc se faisant tout ensemble ; a plus de force & d’impétuosité. Le losange ou le coin, au contraire, ne présente qu’un seul combattant, lequel étant hors de combat cause infailliblement la perte de l’escadron.
Les Perses se servirent aussi des formes quarrées pour former leurs escadrons ; & comme ils avoient une nombreuse cavalerie, ils donnerent à ces escadrons beaucoup de profondeur : les files étoient de douze, quelquefois de seize cavaliers ; ce qui rendoit leurs escadrons si pesans, qu’ils furent presque toûjours battus, malgré la supériorité du nombre.
Les Romains formerent leurs escadrons ou leurs turmes sur une autre espece de quarré, les quarrés longs ; ils leur donnoient un front & une épaisseur beaucoup moins grands que les Grecs en général n’avoient fait : c’étoit l’usage reçu parmi les Romains pour la disposition de leurs escadrons ; mais ils n’y étoient pas tellement assujettis, que suivant les circonstances ils ne changeassent cet ordre. A la bataille de Pharsale nous voyons que Pompée, de beaucoup supérieur en cavalerie, joignit ensemble quatre turmes, & forma ses escadrons de quinze cavaliers de front sur huit de hauteur ; ce qui obligea César, qui n’avoit que trente-trois turmes, chacune de trente hommes, de les ranger sur dix de front & trois de hauteur, suivant l’usage ordinaire.
L’usage de ne faire combattre la cavalerie que sur un seul rang, abduré long-tems en Europe dans les premiers tems de notre monarchie ; l’espece de cavalerie, les armes offensives & défensives exigeoient cet ordre : il a duré jusqu’au milieu du regne d’Henri II. qui voyant les files de gendarmerie aisément renversées par les escadrons de lances & par ceux de reistres que l’empereur Charles V. avoit créés, donna à notre cavalerie la forme quarrée, mais avec une excessive profondeur. Cet usage, bien que sujet à mille inconvéniens, a subsisté en Europe depuis Henri II. jusqu’à Henri IV. sous lequel les escadrons de dix rangs qu’ils avoient auparavant furent réduits à huit, puis à six rangs. Alors les compagnies formoient autant d’escadrons ; elles étoient de quatre cents maîtres, & les capitaines qui vouloient combattre à la tête de leur compagnie, ne vouloient pas partager le commandement en la partageant : mais ces compagnies ayant depuis été mises à deux cents hommes, les escadrons eurent moins de front & moins de profondeur ; ils étoient encore trop lourds, & ne furent réduits à la proportion la plus convenable, que lorsqu’on les enrégimenta sous Louis XIII. en 1635. On les disposa sous trois ou quatre rangs de quarante ou de cinquante maîtres chacun ; c’est-là l’ordre que notre cavalerie observe encore aujourd’hui, & c’est en effet celui que l’expérience a prouvé être le meilleur. Les officiers les plus expérimentés estiment que l’escadron de cavalerie sur trois rangs, à quarante-huit maîtres chacun, est préférable à tout autre, étant le plus juste dans ses proportions ; celui de cent vingt, à quarante maîtres par rangs, peut être bon quand les compagnies sont foibles, parce qu’il comporte huit divisions égales : l’autre peut être divisé en seize.
Quelques personnes cependant se sont élevées contre la méthode de former nos escadrons sur trois rangs, & ont soûtenu qu’il seroit plus avantageux de leur en donner un quatrieme : quoique leur système puisse être appuyé de l’autorité des Gustaves & des Turennes, qui donnoient à leurs escadrons quatre, quelquefois même jusqu’à cinq rangs de profondeur, il faut croire que si l’usage de faire combattre les escadrons sur trois rangs n’étoit pas effectivement le meilleur, l’Europe entiere ne l’auroit pas adopté, ou ne l’eût pas au moins toûjours conservé depuis.
D’autres au contraire trouvent encore trop de profondeur aux escadrons disposés sur trois rangs, & prétendent que l’ordre des escadrons en bataille sur deux rangs est le plus avantageux à la cavalerie. Ceux qui sont prévenus de ce sentiment le soûtiennent, parce que l’ancienne cavalerie & la gendarmerie, qui ont fait si long-tems la principale force des armées de France, alloient à l’ennemi sur un seul rang. Mais que conclure de-là ? Dans ces tems reculés aucun peuple ne formoit sa cavalerie en escadrons, les ennemis n’avoient alors à cet égard aucun avantage sur nous ; d’ailleurs cette cavalerie étoit composée de l’élite de la noblesse françoise, hommes & chevaux étoient couverts d’une armure qui les rendoient presque invulnérables, & qui auroient donné une excessive pesanteur à des escadrons ainsi composés : leur arme offensive étoit la lance, qui ne permettoit pas non plus qu’ils combattissent en escadrons. N’auroit-ce pas été perdre sans nécessité d’excellens champions ; que de doubler de pareils rangs ? D’ailleurs on sait que cette cavalerie fut toûjours battue lorsqu’elle eut à faire contre une autre disposée sur plusieurs rangs de hauteur.
La maison du roi combat sur trois rangs : comparable sans doute à tous égards à cette ancienne cavalerie, elle lui est de beaucoup supérieure pour la discipline ; & s’il y avoit un avantage réel de combattre sur deux rangs, il est aisé de penser que cet usage eût été établi dans ce corps, à qui une longue expérience a appris à toûjours vaincre, & dont deux rangs paroissent suffire pour cela. Le premier des trois rangs dans les escadrons des gardes-du corps est composé entierement d’officiers ; & quand il ne s’en trouve pas suffisamment pour le completer, on y admet les gardes qu’on nomme Carabiniers.
Si l’on veut comparer notre cavalerie avec la maison du roi, on se croira forcé de lui donner plûtôt six rangs que trois : ce sont bien les mêmes armes, mais ce ne sont pas les mêmes hommes ni les mêmes chevaux ; la nécessité oblige pendant la guerre d’ajoûter aux bons cavaliers des cavaliers médiocres, & même de mauvais, c’est-à-dire de jeunes gens ou de jeunes chevaux non exercés, dont il n’est pas possible de tirer un grand service. S’il est un moyen de remédier à ces défauts, ce ne peut être qu’en donnant à cette cavalerie la meilleure forme dont elle est susceptible ; elle doit être solide, mais en même tems facile à mouvoir : & pour cela il faut que la hauteur de l’escadron soit proportionnée à sa longueur, de maniere qu’il n’occupe ni trop ni trop peu de terrein. La disposition de l’escadron sur trois rangs est sans contredit la plus propre à réunir ces avantages : on espere le démontrer, en supposant toûjours que les escadrons doivent être de cent vingt à cent quarante-quatre hommes ; car s’ils étoient de cent & au-dessous de ce nombre, il seroit nécessaire de ne leur donner que deux rangs.
Le terrein qui dans un champ de bataille contient la cavalerie en escadrons disposés sur trois rangs, est déjà d’une étendue très-considérable. Si on ne donnoit plus que deux rangs à ces escadrons, on seroit obligé de prolonger la ligne d’un tiers ; cela est évident.
Qui ne voit d’un premier coup-d’œil combien une pareille disposition entraîne de difficulté ? car enfin quand il seroit possible de trouver pour toutes les occasions des plaines assez vastes pour sonner sur deux rangs deux lignes de cinquante escadrons chacune (nombre aujourd’hui le plus ordinaire dans les armées), que d’inconvéniens ne résulte-t-il pas de la trop grande étendue d’un champ de bataille, où le général ne pouvant juger de tout par lui-même, ne sauroit donner des ordres à propos[1] ? Les secours arrivent trop tard, les momens sont précieux à la guerre ; & d’ailleurs quelle apparence que des aîles composées d’escadrons formés sur deux rangs puissent tenir contre le choc d’autres escadrons plus forts d’un rang ? Ce sont les aîles qui, comme on sait, décident presque toûjours du sort des batailles ; dénuée de leur secours, l’infanterie est bien-tôt prise tout-à-la-fois en flanc & en queue par la cavalerie ennemie, & de front par l’infanterie ; on ne sauroit donc trop rapprocher des yeux du général la cavalerie ; & la meilleure maniere de le faire, est d’en former les escadrons sur trois rangs ; le poste qu’elle occupe n’en est déjà que trop éloigné : d’ailleurs ses combats sont vifs, de peu de durée, & presque toûjours décisifs. Le général seul par sa présence est en état de parer à mille accidens que toute la prudence humaine n’auroit pû prévoir.
La trop grande étendue d’un escadron rend sa marche flotante & inégale ; ses mouvemens sont moins legers & plus difficiles ; il est fort à craindre qu’il ne s’ouvre ou qu’il ne creve par quelque endroit ; alors un tel escadron est vaincu avant que d’avoir combattu. Sa véritable force consiste à être également serré de toutes parts, mais sans gêne ; l’union en doit être parfaite : car, comme le remarque Montecuculli, « tout l’avantage à la guerre consiste à former un corps solide, si ferme & si impénétrable, qu’en quelque endroit qu’il soit ou qu’il aille, il y arrête l’ennemi comme un bastion mobile, & se défende par lui-même ».
Les mouvemens de l’escadron sur deux rangs ne peuvent être que fort lents & fort difficiles à exécuter ; il ne faut pour l’arrêter, ou au moins pour retarder considérablement sa marche, qu’un fossé, un ravin, une haie, une hauteur ou un ruisseau, qui se rencontrent sur sa route ; plus l’espace de terrein qu’il doit parcourir sera étendue, & plus il y a lieu de présumer qu’il trouvera de ces obstacles à vaincre ; obstacles bien moins à craindre pour l’escadron sur trois rangs, qui peut plus aisément les éviter ou les vaincre par le peu d’étendue de son front.
Dans l’escadron sur trois rangs, le premier de ces rangs est composé de l’élite de toute la troupe ; ce ne sont que des officiers, des brigadiers, des carabiniers, ou au moins les anciens cavaliers, dont les exercices, la valeur & l’expérience sont garants de leur conduite ; elle sert d’exemple, & pique d’émulation les deux rangs qui suivent. Dans l’escadron ordonné sur deux rangs, ils sont l’un & l’autre d’un tiers plus nombreux ; & il est impossible que le premier rang de celui-ci soit aussi-bien composé que le premier rang de l’escadron sur trois ; on sera forcé d’y admettre des hommes de recrues qui n’auront point été exercés, des chevaux neufs, ou des chevaux rétifs, qui n’étant point faits au bruit de la guerre, rompront infailliblement l’escadron. Les officiers d’ailleurs dans un escadron sur deux rangs seroient trop éloignés les uns des autres ; & ce seroit perdre un des avantages les plus considérables des escadrons françois sur ceux de leurs ennemis, dont le nombre des officiers est moins grand, mais qui placés sur un front plus étroit & plus convenable, deviendroient à proportion plus forts que le nôtre, dispersés sur un front trop étendu.
Si le premier rang de l’escadron qui n’en a que deux, est une fois entamé, peut-on présumer que le second composé de ce qu’il y a de moindre en hommes & en chevaux, puisse opposer une grande résistance ? il n’en est pas ainsi de l’escadron sur trois rangs, les vuides du premier sont remplis par les cavaliers du second ; & ce qui manque à celui-ci se prend dans le troisieme rang.
On peut encore se procurer d’autres grands avantages d’un troisieme rang, en ne le faisant pas participer au choc, & le faisant rester un peu derriere les deux premiers ; il sert en ce cas à fixer un point de ralliement ; & ce dernier objet mérite une grande considération, puisqu’un escadron, comme l’on sait, lorsqu’il est une fois rompu, ne se rallie qu’avec beaucoup de peine. Ce troisieme rang peut encore dans le même cas se rompre à droite & à gauche, par le centre, & se porter sur les flancs & les derrieres de l’escadron ennemi, ou s’opposer à de pareilles petites troupes qu’il détacheroit pour la même opération.
Les seuls avantages que présente l’escadron sur deux rangs, c’est que plus de gens y combattent à la fois, & qu’il peut espérer de déborder celui de l’ennemi par la plus grande étendue de son front, sans craindre d’être débordé lui-même ; mais ces avantages, à les examiner de près, ne sont point si réels qu’ils paroissent ; car enfin on veut qu’il embrasse, & que même il déborde le front de l’escadron qui lui est opposé : mais que deviendra son centre attaqué par un ennemi, dont l’escadron plus leger dirigeant toute son action dans cette partie, l’aura infailliblement ouvert, avant qu’il ait eu le tems de courber ses flancs ? que lui servira-t-il alors d’avoir débordé l’ennemi, & que deviendront ses aîles debordantes après la déroute de leur centre ? Ces prétendus avantages ne séduisent jamais que les gens accoûtumés à juger des choses sur les apparences & dans le cabinet ; pour les gens du métier que l’habitude continuelle des exercices rend seuls juges compétens de cette matiere, ils ne s’y laisseront point surprendre ; ils pensent tous que de toutes les formes à donner à un escadron de cavalerie, celle des trois rangs à quarante-huit cavaliers est sans contredit la meilleure. On ne doit cependant pas pour cela négliger d’exercer les escadrons de cavalerie sur deux rangs ; car comme dans cet ordre ils sont plus difficiles à manier, cette méthode rendra plus aisée les évolutions de l’escadron sur trois rangs. L’intention du Roi expliquée par l’instruction du 14 Mai 1754, est que toute la cavalerie soit exercée, tantôt sur deux rangs, tantôt sur trois, & qu’elle sache combattre de ces deux manieres.
Tout ce qui vient d’être dit touchant l’obligation de former les escadrons sur trois rangs, ne doit cependant s’entendre que de ceux qui auront un front assez étendu, c’est-à-dire de quarante ou de quarante-huit maîtres ; car pour ceux qui ne pourroient avoir que trente-deux cavaliers de front, il faut, pour qu’ils ayent une juste proportion, qu’ils soient sur deux rangs de quarante-huit chacun.
Aujourd’hui, suivant l’instruction du 14 Mai 1754, les escadrons de cavalerie se forment sur deux ou trois rangs, à proportion de la force des compagnies, & comme l’ordonne celui qui commande. Ils sont chacun de quatre compagnies : la premiere d’un régiment composé de douze compagnies faisant trois escadrons, forme la droite du premier escadron ; la seconde, la droite du second ; & la troisieme, celle du troisieme ; la quatrieme prend la gauche du premier escadron ; la cinquieme, celle du second, & la sixieme, celle du troisieme : la septieme se met à la gauche de la premiere compagnie au premier escadron ; la huitieme à la gauche de la deuxieme au second escadron, & la neuvieme à la gauche de la troisieme au troisieme escadron ; la dixieme se place entre la septieme & la quatrieme ; la onzieme entre la huitieme & la cinquieme, enfin la douzieme entre la neuvieme & la sixieme.
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Quand le régiment est plus fort ou plus foible, on suit le même ordre, en plaçant alternativement les compagnies suivant leur ancienneté[2] dans chaque escadron. Le commandant de chaque escadron se tient seul en avant du premier rang vis-à-vis le centre, entre la troisieme & la quatrieme compagnie de l’escadron ; en suivant l’ordre ci-dessus, le commandant du premier escadron est en avant de l’intervalle entre la septieme & la dixieme compagnie du régiment, & ainsi dans les autres.
Les majors & aides-majors n’ont point de place fixe ; ils se divisent & se tiennent à portée des commandans, pour recevoir leurs ordres.
Les capitaines & lieutenans sont dans le premier rang : savoir les deux capitaines des compagnies de la droite à la droite de leur compagnie, & les deux de la gauche à la gauche ; les deux lieutenans des compagnies de la droite à la gauche de leur compagnie, & ceux de la gauche à la droite ; les uns & les autres sont couverts sur la droite de deux brigadiers, & sur la gauche de deux carabiniers, ceux-ci devant fermer les gauches des premiers rangs de chaque compagnie.
Les maréchaux-des-logis se tiennent en serre-file derriere le centre du dernier rang.
Les deux étendards se placent au premier rang à la cinquieme file, lorsque l’escadron est sur trois rangs ; mais s’il est sur deux, on le met à la septieme.
Les quatre trompettes sont sur un rang à la droite de l’escadron, & les timballes derriere les trompettes du premier escadron.
a, commandant. | gggg, maréchaux des logis. |
bb, capitaines de la droite. | hhhhhhhh, brigadiers. |
cc, capitaines de la gauche. | jjjjjjjj, carabiniers. |
dd, lieutenans de la droite. | llll, trompettes. |
ee, lieutenans de la gauche. | m, timballiers. |
ff, cornettes avec les étendards. | ooooo, cavaliers. |
A l’égard des escadrons de dragons, hussards, & des autres troupes legeres, leur maniere de combattre étant différente de celle de la cavalerie, chacun de leur rang formant autant de troupes détachées, pour entretenir le combat, & pouvoir attaquer de toutes parts ; il seroit fort bon qu’ils fussent plûtôt sur quatre rangs que sur trois.
Il faut de plus que ces rangs soient également mêlés d’anciens & de nouveaux, contre ce qui se pratique dans la cavalerie, dont le premier rang est toûjours composé des meilleurs & plus anciens cavaliers.
Georges Rasta, le gouvernement de la cavalerie legere. A Rouen, 1616. in-folio.
Jean Jacques de Wallhauzen, art militaire à cheval. Zutphen, 1620, in-folio.
Hermanus Hugo, de militiâ equestri antiquâ & novâ. Antuerpiæ, 1630.
Lecocque-Madeleine, service de la cavalerie. Paris, in-12. 1720.
De Langais, devoir des officiers de cavalerie. Paris, 1725, in-12.
Cet article est de M. d’Authville, Commandant de bataillon, qui se propose de faire imprimer incessamment des mémoires qui auront pour titre, essai sur la cavalerie. Voyez Equitation.