L’Encyclopédie/1re édition/HISTOIRE NATURELLE

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Briasson, David l’aîné, Le Breton, Durand (Tome 8p. 225-230).

Histoire Naturelle. L’objet de l’Histoire naturelle est aussi étendu que la nature ; il comprend tous les êtres qui vivent sur la terre, qui s’élevent dans l’air, ou qui restent dans le sein des eaux, tous les êtres qui couvrent la surface de la terre, & tous ceux qui sont cachés dans ses entrailles. L’Histoire naturelle, dans toute son étendue, embrasseroit l’univers entier, puisque les astres, l’air & les météores sont compris dans la nature comme le globe terrestre ; aussi l’un des plus grands philosophes de l’antiquité, Pline, a donné une histoire naturelle sous le titre de l’histoire du monde, historia mundi. Mais plus on a acquis de connoissances, plus on a été porté, & même nécessité, à les diviser en différens genres de Science. Cette division n’est pas toujours exacte, parce que les Sciences ne sont pas si distinctes qu’elles n’ayent des rapports les unes avec les autres ; qu’elles ne s’allient & ne se confondent en plusieurs points, soit dans les généralités, soit dans les détails.

L’Astronomie, qui paroît fort éloignée de l’Histoire naturelle, suivant les idées que l’on a aujourd’hui de ces deux sciences, y tient cependant par la théorie de la terre, & s’en rapprocheroit davantage, si le télescope & les autres lunettes de longue vue pouvoient produire un aussi grand effet que le microscope ; cet instrument merveilleux qui nous fait appercevoir des choses aussi peu à la portée de notre vue par leur petitesse infinie, que celles qui sont à des distances immenses. Enfin, si l’on parvenoit jamais à voir les objets qui composent les planettes assez distinctement pour juger de leur figure, de leur mouvement, de leur changement, de leur forme, &c. on auroit bien-tôt les rudimens de leur histoire naturelle ; elle seroit sans doute bien différente de celle de notre globe, mais les connoissances de l’une ne seroient pas infructueuses pour celles de l’autre. Il suffit d’avoir indiqué les rapports que l’Histoire naturelle peut avoir avec l’Astronomie, ce seroit s’occuper d’une chimere que d’insister sur ce sujet : ne sortons pas de notre globe, il a donné lieu à bien d’autres sciences qui tiennent de plus près que l’Astronomie à l’Histoire naturelle, & il n’est pas si aisé de reconnoître les limites qui les en séparent.

Les animaux, les végétaux & les minéraux constituent les trois principales parties de l’Histoire naturelle ; ces parties font l’objet de plusieurs sciences qui dérivent de l’Histoire naturelle, comme les branches d’un arbre sortent du tronc. Observons cet arbre scientifique, & voyons quel degré de force la tige donne à chacune de ses branches.

La description des productions de la nature fait la base de son histoire ; c’est le seul moyen de les faire reconnoître chacune en particulier, & de donner une idée juste de leur conformation. Il y a deux sortes de descriptions ; les unes sont incomplettes, & les autres sont complettes. Dans les premieres, on n’a pour but que de caractériser chaque chose au point de la faire distinguer des autres : cette description n’est qu’une dénomination, le plus souvent fort équivoque, quelque art que l’on emploie pour exprimer les caracteres distinctifs de chaque objet. Les productions de la nature sont trop nombreuses & trop variées ; la plûpart ne different entr’elles que par des nuances si peu sensibles, que l’on ne doit pas espérer de les peindre dans une phrase, ce portrait est le plus souvent infidele. Pour s’en convaincre, il suffit de jetter les yeux sur les systèmes de nomenclature qui ont été faits en Histoire naturelle ; ils sont tous fautifs. Cependant si l’on parcourt la liste des auteurs de ces systèmes, on ne doutera pas qu’ils n’en eussent fait d’exacts, s’il eût été possible de parvenir à ce point de perfection dans les descriptions qui n’ont pour but que la nomenclature, & qui n’embrassent que quelques parties de chaque objet. Les descriptions complettes expriment tous les objets en entier ; & non seulement elles les font reconnoître sans équivoque, mais elles indiquent les rapports qui se trouvent entre leurs parties constituantes.

Dans cette vue, les descriptions comprennent les parties intérieures de chaque objet comme les parties extérieures ; elles expriment, autant qu’il est possible, les proportions de la figure & du poids, les dimensions de l’étendue & toutes les qualités qui peuvent donner une idée juste de la conformation des principales parties de chaque chose. Par de telles descriptions, on peut comparer un objet à un autre, & juger de la ressemblance & de la différence qui se trouvent dans leur conformation ; on peut reconnoître les différens moyens que la nature emploie pour produire le même effet, & l’on parvient à des résultats généraux, qui sont les faits les plus précieux pour l’Histoire naturelle.

Le naturaliste ne considere une chose que pour la comparer aux autres ; il observe par préférence dans chaque chose les caracteres qui la distinguent des autres, & il fait tous ses efforts pour voir la marche de la nature dans ses productions. L’anatomiste au contraire contemple chaque chose en elle-même ; il développe chacune de ses parties pour découvrir les moins apparentes, & il emploie tout son art, afin de reconnoître les premiers agens matériels, & tous les ressorts que la nature emploie pour faire mouvoir les corps animés.

Jusqu’à présent l’Anatomie n’a guere eu d’autre objet que l’homme, c’est sans doute le principal ; mais le corps humain ne renferme pas tous les modeles du méchanisme de l’économie animale. Il y a dans les animaux des conformations bien différentes de celles de l’homme, ils ont des parties plus développées ; en les comparant les uns aux autres, & en les rapportant tous à l’homme, on connoîtra mieux l’homme en particulier & la méchanique de la nature en général. Ce grand objet est celui de l’Anatomie comparée, qui a un rapport plus immédiat à l’Histoire naturelle que l’Anatomie simple, parce que l’on ne peut tirer de celle-ci que des observations de détail, tandis que l’autre donne des résultats & des faits généraux qui font le corps de l’histoire naturelle des animaux.

La Medecine est une branche de l’Histoire naturelle, qui tire aussi de l’Anatomie une partie de sa substance. L’on n’aura jamais une bonne théorie en Medecine, que l’on ne soit parvenu à faire un corps d’Histoire naturelle, parce que l’on ne connoîtra jamais l’économie animale de l’homme, si l’on ne connoît les différentes conformations des animaux ; & l’on feroit dans la Medecine-pratique des progrès bien plus rapides que l’on n’en a fait jusqu’à présent, en établissant sur les animaux une Medecine comparée, & une Chirurgie comparée comme une Anatomie comparée.

La Botanique est une des principales branches & des plus étendues de l’Histoire naturelle ; mais en parcourant les ouvrages des Botanistes, on voit cette branche amaigrie par un rameau excessif qui lui enleve presque toute sa substance. La nomenclature des plantes, qui n’est qu’une petite partie de leur Histoire naturelle, semble avoir été le principal objet des Botanistes ; ils ne se sont appliqués pour la plûpart, qu’à faire des dénominations. Voyez Botanique. La signification des noms, & l’explication des termes, sont les préliminaires de toutes les sciences, & ces préliminaires sont peut-être plus nécessaires en Botanique, qu’en toute autre science, parce que le nombre des plantes est si grand, que sans cette précaution, il y auroit nécessairement de l’équivoque & de l’erreur dans l’application de leurs noms. Il seroit donc nécessaire d’avoir en Botanique un vocabulaire qui contînt les noms & les descriptions complettes de toutes les plantes connues, & qui servît d’interprete pour tous les auteurs. Quelque méthode que l’on employât pour l’arrangement d’un tel ouvrage, il seroit plus utile que tous les systèmes qui ont jamais été faits pour la distribution méthodique des plantes. Par le moyen des descriptions complettes que contiendroit ce vocabulaire, l’on seroit assuré d’y trouver le nom de toutes les plantes que l’on auroit sous les yeux ; ce que l’on n’a pas encore pû faire par les méthodes de nomenclature, parce qu’elles ne contiennent que des descriptions incomplettes qui ne suffisent pas pour faire reconnoître toutes les plantes indiquées par ces méthodes. Peut-être aussi ce vocabulaire une fois établi, feroit renoncer les Botanistes à la prétention chimérique de suivre dans leurs systèmes l’ordre inintelligible de la nature, qui ne peut être conçû que par le Créateur.

En réduisant la nomenclature des plantes à ses justes limites, relativement au reste de la Botanique, on verra que le plus difficile & le plus important de cette science n’est pas de nommer les plantes, mais de connoître leurs propriétés, de savoir cultiver les plantes utiles & de détruire celles qui sont nuisibles, d’observer leur conformation & toutes les parties qui concourent à l’économie végétale ; voilà jusqu’où s’étendent la Botanique & l’Histoire naturelle des plantes. Ainsi la Botanique contient une grande partie de la matiere médicale qui est renfermée en entier dans l’Histoire naturelle générale, puisque cette science comprend non-seulement les plantes, mais tous les animaux & tous les minéraux qui ont des vertus medicinales. Ces propriétés sont si précieuses, que les Naturalistes doivent réunir toutes leurs connoissances à celles des Medecins pour les découvrir. Jusqu’à présent, le hazard y a eu plus de part que les lumieres de l’esprit humain ; mais en faisant des tentatives sur les animaux, en les soumettant à l’effet de certaines plantes, on trouveroit dans ces plantes des propriétés utiles aux hommes ; & cette découverte seroit bien moins difficile, si l’on avoit seulement les élémens d’une medecine comparée établie sur les animaux considérés en état de santé & en état de maladie. Que de nouvelles propriétés n’auroit-on pas encore découvert dans les plantes relativement aux Arts, si les Botanistes avoient employé à les éprouver le tems qu’ils ont passé à les nommer ! Les choses dont les propriétés sont connues, ne peuvent manquer de noms ; les gens de la campagne savent les noms de toutes les plantes qui leur servent ou qui leur nuisent, & ils les connoissent mieux que les Botanistes ; ils sont aussi presque les seuls qui s’occupent de leur culture.

Les premieres idées que l’on a eues de l’Histoire naturelle ont sans doute été celles de l’Agriculture & de l’éducation des animaux ; on a commencé par cultiver les plantes & par élever les animaux qui pouvoient servir d’alimens. Après s’être pourvu du nécessaire, on s’est appliqué à des recherches qui ont fait naître les sciences ; à force de travaux & de méditations, & à l’aide des siecles, on les a élevées à un haut degré de perfection. Il est surprenant qu’au milieu de tant de découvertes en différens genres, l’Agriculture ait eu peu d’avancement. Voyez Botanique. On laboure & on seme à peu-près de la même façon depuis plusieurs siecles ; cependant on ne peut pas douter qu’il n’y ait des moyens de labourer & de semer plus fructueusement. L’art de peupler les forêts n’a été bien connu que de nos jours. Quelles recherches peuvent donc être plus importantes que celles qui contribuent à rendre la terre plus féconde, & à multiplier les choses les plus nécessaires aux hommes ! Ces objets sont les plus dignes des Naturalistes, des savans de tout genre, & des bons citoyens ; aussi ne peut on pas trop applaudir aux travaux de ceux qui s’appliquent à rechercher la nature des terres, à perfectionner la charrue, à conserver les grains, à purifier ou à préserver les semences de la contagion, à élever des forêts, à naturaliser des arbres étrangers, &c.

L’Agriculture a des parties de détail qui méritent l’attention des Botanistes, & qu’ils peuvent perfectionner par les connoissances générales qu’ils ont sur les plantes, avec plus de succès, que les gens qui n’ont que des connoissances bornées chacun dans leur art. La culture des légumes & des arbres fruitiers, l’art des greffes, sont dignes des soins des Botanistes, parce qu’il est possible de varier ces productions, & d’augmenter par la culture, le fonds de nos richesses en ce genre. On peut changer les qualités des légumes au point de les rendre meilleurs & différens d’eux-mêmes à quelques égards ; on peut former des fruits qui n’auront jamais paru sur la terre. Les nomenclateurs de Botanique diront : la laitue de Batavia n’est qu’une variété de la laitue sauvage ; la poire cressane n’est qu’une variété de la poire sauvage. Mais ces variétés sont des biens réels dont nous devons être très-reconnoissans envers les hommes laborieux & inventifs qui nous les ont procurés ; tandis que la dénomination caractéristique d’une plante inutile n’est en elle-même qu’une vaine connoissance, & que la définition d’un nouveau genre de plante n’est qu’une chimere.

La culture des fleurs & des arbres d’agrément appartient à la Botanique, comme les autres parties de l’Agriculture, & peut avoir son genre d’utilité réelle indépendamment de l’innocent amusement qu’elle nous procure. Les Fleuristes savent distinguer parmi des tulipes de différentes couleurs, celles dont les semences produiront des tulipes panachées, & ils prévoient les changemens de couleurs qui se feront chaque année dans ces panaches. Si l’on avoit bien réfléchi sur cet ordre successif de teintes naturelles dans les fleurs, si on l’avoit bien observé sur les feuilles du houx & des autres arbres qui ont des feuilles panachées, on pourroit en tirer de nouvelles lumieres pour le mélange des couleurs dans les arts, pour le changement de ces couleurs, la dégradation de leurs teintes, &c. de telles connoissances seroient d’autant plus sures, qu’elles seroient d’accord avec les opérations de la nature. La culture des fleurs exige des soins très-assidus ; il faut être attentif à la nature de chaque plante pour prévenir les maladies auxquelles elle est sujette, & pour l’empêcher de dégénérer ; ainsi l’on est à portée de reconnoître pour ainsi dire, les différentes qualités de leur tempérament, leurs maladies héréditaires, & d’autres particularités de l’économie végétale.

La connoissance de cette économie est le but le plus élevé de la Botanique ; pour y parvenir il a fallu commencer par l’examen détaillé de toutes les parties des plantes ; c’est une sorte d’anatomie plus simple que celle des animaux, mais qui demande des recherches aussi fines & des opérations aussi délicates. De grands observateurs y ont fait des progrès rapides ; l’invention du microscope leur a donné le moyen de découvrir les parties les moins apparentes des végétaux. Par l’exposition anatomique de toutes les plantes, ou au moins de celles qui different entre elles par leur conformation, on répandroit de nouvelles lumieres sur le méchanisme de la végétation. On a deja fait de grandes découvertes sur le développement des germes sur l’accroissement des plantes, sur la succion des racines & des feuilles, le cours & l’évaporation de la seve, la reproduction des végétaux, &c. mais il y a encore beaucoup de connoissances à desirer dans toutes les parties de la Botanique. Il faut qu’elles concourrent toutes à l’avancement de la science de l’économie végétale ; quoiqu’elle soit moins compliquée que l’économie animale, elle n’a pas encore été mieux développée. Plus ces deux sciences seront avancées, plus on y trouvera de rapport ; on sait déja que les os sont formés par le périoste comme le bois par l’écorce ; on peut comparer la seve des plantes au sang des animaux, ou au moins à la liqueur qui en tient lieu dans ceux qui n’ont point de sang ; les plantes prennent leur nourriture par la succion des racines & des feuilles, comme les animaux par la bouche ou par les suceoirs qui leur servent de bouche ; il se fait dans les plantes des digestions, des sécrétions, des évacuations, &c. elles ont des sexes très-distincts par les organes propres à former, à féconder & à nourrir les embryons qui sont les germes des plantes ; enfin le polype a autant d’analogie avec les plantes qu’avec les animaux.

Les animaux & les végétaux ont beaucoup plus de rapports les uns aux autres, qu’ils n’en ont aux minéraux. La structure de ceux-ci est plus simple, leur substance est moins composée, ainsi il est plus facile de les décrire & de les distinguer les uns des autres pour former le plan de leur Histoire naturelle. Le corps de cette Histoire consiste dans l’explication de la formation des minéraux, & il est inséparable de la théorie de la terre, puisque nous devons le nom de minéral à toutes les parties dont ce globe est composé. L’Histoire naturelle des minéraux comprend encore l’énumération de leurs usages & de leurs propriétés ; mais leur définition exacte ne peut se faire que par le moyen de la Chimie.

Cette science commence au point où l’Histoire naturelle se termine. Le naturaliste recherche toutes les productions de la nature dans son propre sein ; il leve avec précaution le voile qui les couvre ; il les observe d’un œil attentif sans oser y porter une main téméraire ; s’il est obligé de les toucher, il est toujours dans la crainte de les déformer ; s’il est forcé de pénétrer dans l’intérieur d’un corps, il ne le divise qu’à regret, il n’en rompt l’union que pour en mieux connoître les liens, & pour avoir une idée complette de la structure intérieure aussi-bien que de la forme extérieure. Le chimiste au contraire ne voit les opérations de la nature que dans les procédés de l’art ; il décompose toutes les productions naturelles ; il les dissout, il les brise ; il les soumet à l’action du feu pour déplacer jusqu’aux plus petites molécules dont elles sont composées, pour découvrir leurs élémens & leurs premiers principes.

Heureux le siecle où les sciences sont portées à un assez haut point de perfection pour que chacune des parties de l’Histoire naturelle soit devenue l’objet d’autres sciences qui concourrent toutes au bonheur des hommes ; il y a lieu de croire que l’Histoire naturelle a été le principe de toutes ces sciences, & qu’elle a été commencée avant elles ; mais son origine est cachée dans la nuit des tems.

Dans le siecle présent la science de l’Histoire naturelle est plus cultivée qu’elle ne l’a jamais été ; non seulement la plûpart des gens de lettres en font un objet d’étude ou de délassement, mais il y a de plus un goût pour cette science qui est répandu dans le public, & qui devient chaque jour plus vif & plus général. De tous ceux qui travaillent à l’Histoire naturelle, ou qui s’occupent de ces matériaux, les uns observent les productions de la nature & méditent sur leurs observations : leur objet est de perfectionner la science & de connoître la vérité ; les autres recueillent ces mêmes productions de la nature & les admirent : leur objet est d’étaler toutes ces merveilles, & de les faire admirer. Ceux-ci contribuent peut-être autant à l’avancement de l’Histoire naturelle que les premiers, puisqu’ils rendent les observations plus faciles en rassemblant les productions de la nature dans ces cabinets qui se multiplient de jour en jour, non-seulement dans les villes capitales, mais aussi dans les provinces de tous les états de l’Europe.

Le grand nombre de ces cabinets d’Histoire naturelle prouve manifestement le goût du public pour cette science ; on ne peut les former que par des recherches pénibles & par une dépense considérable, car le prix des curiosités naturelles est actuellement porté à un très-haut point. Un tel emploi du tems & de l’argent suppose le desir de s’instruire en Histoire naturelle, ou au moins de montrer pour cette science un goût qui se soutient par l’exemple & par l’émulation. Dans le siecle dernier & au commencement de notre siecle, il y avoit beaucoup plus de cabinets de médailles qu’à présent ; aujourd’hui on forme des cabinets d’Histoire naturelle par préférence aux cabinets de machines de Physique expérimentale. Si ce goût se soutient, peut-être bien des gens aimeront-ils mieux avoir des cabinets d’Histoire naturelle que de grandes bibliotheques. Mais tout a ses vicissitudes, & l’empire de la mode s’étend jusques sur les sciences. Le goût pour les sciences abstraites a succédé au goût pour la science des antiquités ; ensuite la Physique expérimentale a été plus cultivée que les sciences abstraites ; à présent l’Histoire naturelle occupe plus le public que la Physique expérimentale & que toute autre science. Mais le regne de l’Histoire naturelle aura-t-il aussi son terme ?

Cette science durera nécessairement autant que les sciences physiques, puisqu’elle en est la base & qu’elle donne la connoissance de leurs matériaux. Son objet est aussi curieux qu’important ; l’étude de la nature est aussi attrayante que ses productions sont merveilleuses. L’Histoire naturelle est inépuisable ; elle est également propre à exercer les génies les plus élevés, & à servir de délassement & d’amusement aux gens qui sont occupés d’autres choses par devoir, & à ceux qui tâchent d’éviter l’ennui d’une vie oisive ; l’Histoire naturelle les occupe par des recherches amusantes, faciles, intéressantes & variées, & par des lectures aussi agréables qu’instructives. Elle donne de l’exercice au corps & à l’esprit ; nous sommes environnés des productions de la nature, & nous en sommes nous-mêmes la plus belle partie. On peut s’appliquer à l’étude de cette science en tout tems, en tout lieu & à tout âge. Avec tant d’avantages, l’Histoire naturelle une fois connue, doit être toujours en honneur & en vigueur, plus on s’y appliquera, plus son étude sera séduisante ; & cette science fera de grands progrès dans notre siecle, puisque le goût du public y est porté, & que l’exemple & l’émulation se joignent à l’agrément & à l’utilité de l’Histoire naturelle pour assurer son avancement.

Dans les sciences abstraites, par exemple en Métaphysique, un seul homme doué d’un génie supérieur peut avancer à grands pas sans aucun secours étranger, parce qu’il peut tirer de son propre fond les faits & les résultats, les principes & les conséquences qui établissent la science ; mais dans les sciences physiques, & sur-tout en Histoire naturelle, on n’acquiert les faits que par des observations longues & difficiles ; le nombre des faits nécessaires pour cette science surpasse le nombre immense des productions de la nature. Un homme seul est donc incapable d’un si grand travail ; plusieurs hommes durant un siecle, ou tous les contemporains d’une nation entiere n’y suffiroient pas. Ce n’est que par le concours de plusieurs nations dans une suite de siecles, qu’il est possible de rassembler les matériaux de l’Histoire de la nature. Pendant qu’une foule d’observateurs les entassent à l’aide des tems, il paroît quelques grands génies qui en ordonnent la disposition ; mais ils ne se succedent qu’après de longs intervalles. Ces grands hommes sont trop rares ! heureux le siecle qui en produit un dans son cours ! encore le succès de ses méditations dépend-il de la valeur des faits acquis par les observateurs qui l’ont précédé, & le mérite de ses travaux peut être effacé par les observations qui se font dans la suite. Le chef d’œuvre de l’esprit humain est de combiner les faits connus, d’en tirer des conséquences justes, & d’imaginer un système conforme aux faits. Ce système paroît être le système de la nature, parce qu’il renferme toutes les connoissances que nous avons de la nature ; mais un fait important nouvellement découvert change les combinaisons, annulle les conséquences, détruit le système précédent, & donne de nouvelles idées pour un nouveau système, dont la solidité dépend encore du nombre ou de l’importance des faits qui en sont la base. Mais il ne faut pas croire que l’on n’aura jamais de système vrai, parce que l’on n’acquerra jamais tous les faits ; les principaux suffisent pour garantir la vérité d’un système, & pour assurer sa durée.

Nous avons en Histoire naturelle d’assez bons ouvrages de descriptions, d’observations & de systèmes, pour fournir à une étude profonde de cette science ; mais il y a beaucoup de choix à faire dans les livres, & il est fort avantageux de suivre une bonne méthode dans l’étude que l’on veut faire, tant par la lecture des livres, que par l’inspection des productions de la nature. On ne connoîtra jamais une nation par la lecture de la meilleure histoire que l’on en puisse faire, aussi-bien que si l’on avoit vécu parmi cette nation, que l’on eût observé par soi-même son génie & ses mœurs, & que l’on eût été témoin de la conduite de son gouvernement. Il en est de même pour l’Histoire naturelle ; les descriptions les plus exactes, les observations les plus fines, les systèmes les plus ingénieux ne donnent pas une idée aussi juste des productions de la nature que la présence des objets réels : mais on ne peut pas tout voir, tout observer, tout méditer. Les Philosophes y suppléent, ils nous guident, ils nous éclairent par des systèmes fondés sur les observations particulieres, & élevés par la force de leur génie. Pour entendre & pour juger ces systèmes, pour en connoître l’erreur ou la vérité, pour s’y représenter le tableau de la nature, il faut avoir vû la nature elle-même. Celui qui la regarde pour la premiere fois avec les yeux du naturaliste, s’étonne du nombre immense de ses productions, & se perd dans leur variété. Qui oseroit entreprendre de visiter toute la surface de la terre pour voir les productions de chaque climat & de chaque pays ? qui pourroit s’engager à descendre dans les profondeurs de toutes les carrieres & de toutes les mines, à monter sur tous les pics les plus élevés, & à parcourir toutes les mers ? De tels obstacles décourageroient les plus entreprenans, & les feroient renoncer à l’étude de l’Histoire naturelle.

Mais on a trouvé le moyen de raccourcir & d’applanir la surface de la terre en faveur des Naturalistes ; on a rassemblé des individus de chaque espece d’animaux & de plantes, & des échantillons des minéraux dans les cabinets d’Histoire naturelle. On y voit des productions de tous les pays du monde, & pour ainsi dire un abregé de la nature entiere. Ses productions s’y présentent en foule aux yeux de l’observateur ; il peut approcher sans peine & sans crainte les animaux les plus sauvages & les plus féroces ; les oiseaux restent immobiles ; les dépouilles des fleuves & des mers sont étalées de toutes parts ; on apperçoit jusqu’aux plus petits insectes ; on découvre la conformation intérieure des animaux en considérant les squelettes & d’autres parties internes de leur corps ; on voit en même tems les racines, les feuilles, les fleurs, les fruits & les semences des plantes ; on a tiré les mineraux du sein de la terre pour les mettre en évidence. Quiconque est animé du desir de s’instruire, doit à cet aspect se trouver heureux de vivre dans un siecle si favorable aux sciences, & il se sentira pénétrer d’une nouvelle ardeur pour l’Histoire de la nature.

On peut prendre les premieres notions de cette science dans les cabinets d’Histoire naturelle ; mais on n’y acquerra jamais des connoissances complettes, parce que l’on n’y voit pas la nature vivante & agissante. Quelque apprêt que l’on donne aux cadavres des animaux ou à leurs dépouilles, ils ne sont plus qu’une foible représentation des animaux vivans. Peut-on comparer des plantes desséchées à celles qui font l’ornement de nos campagnes par la beauté de leurs feuillages, de leurs fleurs & de leurs fruits ? Les minéraux se soutiennent mieux dans les cabinets que les végétaux & les animaux ; mais il n’y a qu’une si petite portion de chaque minéral que l’on ne peut pas juger du volume immense des pierres, des terres, des matieres métalliques, &c. ni de leur position, ni de leur mélange. Le naturaliste ne peut donc voir dans les cabinets d’Histoire naturelle qu’une esquisse de la nature ; mais elle suffit pour lui donner des vues, & lui indiquer les objets de ses recherches. Après les avoir considérés dans les cabinets, il est à propos de lire dans un ouvrage choisi leur description & leur histoire avant que d’aller observer chaque objet dans le sein de la nature ; cette étude préliminaire facilite l’observation, & fait appercevoir bien des choses qui échapperoient à une premiere vue. Lorsque l’on a observé quelques objets dans leur entier & dans le lieu qui leur est propre, il faut reprendre les livres, & lire une seconde fois les articles qui ont rapport aux choses que l’on vient de voir ; à cette seconde lecture, on est plus en état d’entendre le vrai sens des endroits qui paroissoient obscurs ou équivoques. Ensuite, en rentrant dans les cabinets, on acquiert encore de nouvelles lumieres sur les mêmes choses ; on peut les y voir présentées ou préparées de façon à faire appercevoir des qualités qui ne sont pas apparentes dans l’état naturel & dans le lieu originaire. Enfin, c’est ce lieu qu’il faut fréquenter par préférence le plus souvent qu’il sera possible, pour voir la même chose en différens tems, sous différens aspects, & avec des vues différentes relativement à la chose que l’on a pour objet, & à celles qui y sont mêlées, ou qui l’environnent.

Les principaux faits de l’Histoire naturelle sont établis sur les rapports que les choses ont entre elles, sur les différences & sur les ressemblances qui se trouvent entre les productions de la nature. Le naturaliste doit les comparer les unes aux autres, en observant leurs propriétés & leur conformation ; les éloigner ou les rapprocher les unes des autres pour reconnoître la substance & la forme essentielle & caractéristique de chaque être matériel. Il ne peut atteindre à son objet qu’en faisant des combinaisons longues & difficiles, qui seront toujours fautives s’il n’y fait entrer pour élémens tous les rapports qu’une production de la nature a avec toutes les autres productions. Ces combinaisons font l’objet des méditations des Naturalistes, & déterminent la méthode particuliere que chaque auteur se prescrit dans la composition de ses livres, & l’ordre que l’on suit pour l’arrangement d’un cabinet d’Histoire naturelle. Mais cet art de combiner & cet ordre méthodique mal conçus, sont un écueil que les commençans évitent difficilement, & dont ils ne se retirent qu’à grande peine, lorsqu’ils s’y sont une fois engagés. Cet écueil a un puissant attrait ; on veut tracer dans un livre l’ordre de la nature & les nuances de ses productions ; en les distribuant dans un cabinet, on prétend suivre cet ordre, & se conformer au système naturel ; on se croit arrivé au plus haut point de perfection ; & en effet on y seroit parvenu, si ce système étoit vraiment conforme à celui de la nature. Je ne sais si l’esprit humain est capable d’une telle découverte, au moins elle paroît encore bien éloignée. On n’a fait jusqu’à présent qu’une très petite partie des observations qui doivent la précéder ; on s’est contenté de combiner les caracteres tirés des différences & des ressemblances qui se trouvent entre des productions de la nature considérées dans une seule de leurs parties constituantes ou de leurs propriétés, & on a fait en conséquence des divisions & des distributions méthodiques de toutes les productions de la nature, tandis qu’il faudroit observer chacun de ces êtres en entier & dans chacune de ses parties, les comparer entr’eux à tous égards, & faire toute la suite de combinaisons nécessaires pour avoir des résultats généraux qui embrasseroient & qui manifesteroient l’ordre de la nature. Voyez Méthode.

Toute division méthodique, qui n’est fondée que sur des résultats particuliers, est donc fautive, & peut être démentie par de nouvelles combinaisons plus étendues & par des résultats plus généraux. On ne peut pas trop s’en défier dans l’étude de l’Histoire naturelle, soit à la lecture des livres, soit à la vue des cabinets ; ils ne nous présentent qu’un tableau mal composé, puisque les objets de la nature y sont mal distribués. Cependant c’est déja un grand avantage de voir ces objets rassemblés ; & leur distribution, quoique mauvaise au fond, tient à des combinaisons & à des résultats qui apprennent les rapports que quelques parties de certaines productions de la nature ont entr’elles. D’ailleurs, ces divisions méthodiques soulagent la mémoire, & semblent débrouiller le cahos que forment les objets de la nature, lorsqu’on les regarde confusément ; mais il ne faut jamais oublier que ces systèmes ne sont fondés que sur les conventions arbitraires des hommes ; qu’ils ne sont pas d’accord avec les lois invariables de la nature. Si on les suivoit avec une confiance aveugle, ils induiroient en erreur à chaque pas ; ils ne sont que des guides infideles, dont on doit s’écarter dès que l’on a acquis assez de lumieres pour se conduire soi-même.