L’Encyclopédie/1re édition/JETTON

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Briasson, David l’aîné, Le Breton, Durand (Tome 8p. 530-531).
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JETTON, s. m. (Littérat. anc. & mod.) j’appelle de ce nom tout ce qui servoit chez les anciens à faire des calculs sans écriture, comme petites pierres, noyaux, coquillages, & autres choses de ce genre.

L’on a donné dans le recueil de l’acad. des Belles-Lettres, l’extrait d’un mémoire instructif dont je vais profiter, sur l’origine & l’usage des jettons. Ils sont peut-être aussi anciens que l’Arithmétique même, pourvû qu’on ne les prenne pas pour ces pieces de métal fabriquées en guise de monnoie, qui sont aujourd’hui si communes. De petites pierres, des coquillages, des noyaux, suffisoient au calcul journalier de gens qui méprisoient, ou qui ne connoissoient pas l’or & l’argent. C’est ainsi qu’en usent encore aujourd’hui la plûpart des nations sauvages ; & la maniere de se servir de ces coquillages ou de ces petites pierres, est au fond trop simple & trop naturelle pour n’être pas de la premiere antiquité.

Les Egyptiens, ces grands maîtres des arts & des sciences, employoient cette sorte de calcul pour soulager leur mémoire. Hérodote nous dit, qu’outre la maniere de compter avec des caracteres, ils se servoient aussi de petites pierres d’une même couleur, comme faisoient les Grecs ; avec cette différence que ceux-ci plaçoient & leurs jettons & leurs chiffres, de la gauche à la droite, & ceux-là de la droite à la gauche. Chez les Grecs, ces petites pierres qui étoient plates, polies & arrondies, s’appelloient ψῆφοι ; & l’art de s’en servir dans les calculs, ψηφοφορία. Ils avoient encore l’usage de l’ἄϐαξ, en latin abacus. Voyez Abaque.

Ces petites pierres que je dis avoir été nommées ψῆφοι par les Grecs, furent appellées calculi par les Romains. Ce qui porte à croire que ceux-ci s’en servirent long-tems, c’est que le mot lapillus est quelquefois synonyme à celui de calculus.

Lorsque le luxe s’introduisit à Rome, on commença à employer des jettons d’ivoire ; c’est pourquoi Juvenal dit sat. xj. v. 131.

Adeò nulla uncia nobis
Est eboris nec Tessalæ, nec calculus ex hâc
Materiâ

Il est vrai qu’il ne reste aujourd’hui dans les cabinets des curieux, aucune piece qu’on puisse soupçonner d’avoir servi de jettons ; mais cent expressions qui tenoient lieu de proverbes, prouvent que chez les Romains, la maniere de compter avec des jettons étoit très-ordinaire : de-là ces mots ponere calculos, pour désigner une suite de raisons ; hic calculus accedat, pour signifier une nouvelle preuve ajoutée à plusieurs autres ; calculum detrahere, lorsqu’il s’agissoit de la suppression de quelques articles ; voluptatum calculos subducere, calculer, considérer par déduction la valeur des voluptés ; & mille autres qui faisoient allusion à l’addition ou à la soustraction des jettons dans les comptes.

C’étoit la premiere Arithmétique qu’on apprenoit aux enfans, de quelque condition qu’ils fussent. Capitolin parlant de la jeunesse de Pertinax, dit, puer calculo imbutus. Tertulien appelle ceux qui apprenoient cet art aux enfans, primi numerorum arenarii ; les Jurisconsultes les nommoient calculones, lorsqu’ils étoient ou esclaves, ou nouvellement affranchis ; & lorsqu’ils étoient d’une condition plus relevée, on leur donnoit le nom de calculatores ou numerarii. Ordinairement il y avoit un de ces maîtres pour chaque maison considérable, & le titre de sa charge étoit a calculis, a rationibus.

On se servoit de ces sortes de jettons faits avec de petites pierres blanches ou noires, soit pour les scrutins, soit pour spécifier les jours heureux ou malheureux. De là vient ces phrases, signare, notare aliquid albo nigrove lapillo, seu calculo, calculum album adjicere errori alterius, approuver l’erreur d’une personne.

Mais les jettons, outre la couleur, avoient d’autres marques de valeur, comme des caracteres ou des chiffres peints, imprimés, gravés ; tels étoient ceux dont la pratique avoit été établie par les loix pour la liberté des suffrages, dans les assemblées du peuple & du sénat. Ces mêmes jettons servoient aussi dans les calculs, puisque l’expression omnium calculis, pour désigner l’unanimité des suffrages, est tirée du premier emploi de ces sortes de jettons, dont la matiere étoit de bois mince, poli, & froté de cire de la même couleur, comme Cicéron nous l’apprend.

On en voit la forme dans quelques médailles de la famille Cassia ; & la maniere dont on les jettoit dans les urnes pour le scrutin, est exprimée dans celles de la famille Licinia. Les lettres gravées sur ces jettons, étoient V. R. uti rogas, & A. antiquo. Les premieres marquoient l’approbation de la loi, & la derniere signifioit qu’on la rejettoit. Enfin, les juges qui devoient opiner dans les causes capitales, en avoient de marqués à la lettre A pour l’absolution, absolvo ; à la lettre C. pour la condamnation, condemno ; & à celles-ci N. L. non liquet, pour un plus amplement informé.

Il y avoit encore une autre espece de bulletins, qu’on peut ranger au nombre des jettons. C’étoient ceux dont on se servoit dans les jeux publics, & par lesquels on décidoit du rang auquel les athletes devoient combattre. Si par exemple ils étoient vingt, on jettoit dans une urne d’argent vingt de ces pieces, dont chaque dixaine étoit marquée de numéros depuis 1 jusqu’à 10 ; chacun de ceux qui tiroient étoit obligé de combattre contre celui qui avoit le même numéro. Ces derniers jettons étoient nommés calculi athletici.

Si nous passons maintenant aux véritables jettons, ainsi nommés proprement dans notre langue, lesquels sont d’or, d’argent, ou de quelque autre métal, c’est je crois en France que nous en trouverons l’origine, encore n’y remonte-t-elle pas au-delà du xiv. siecle. On n’oseroit en fixer l’époque au regne de Charles VII. quoique ce soit le nom de ce prince avec les armes de France qui se voit sur le plus ancien jetton d’argent du cabinet du roi.

Les noms qu’on leur donna d’abord, & qu’ils portent sur une de leurs faces, sont ceux de gettoirs, jettouers, getteurs, giets, gets, & giétons, & depuis plus d’un siecle & demi, celui de jettons. Or il paroît que tous ces noms, ou pour parler plus juste, ce nom, varié seulement par les changemens arrivés dans la langue & dans l’orthographe, devoit son étymologie à l’action de compter, ou de jetter, à jactu, comme le pense Ménage.

Les jettons les plus anciens de cette derniere espece, que Saumaise a latinisé en les nommant jacti, ou jaclones, n’offroient dans leurs inscriptions que le sujet pour lequel ils avoient été faits, savoir pour les comptes, pour les finances. On lit sur quelques-uns de ceux qui ont été frappés sous le regne de Char les VIII, entendez bien & loyaument aux comptes ; sous Anne de Bretagne, gardez-vous de mès-compter ; sous Louis XII, calculi ad numerandum reg. jussu Lud. XII ; & sous quelques rois suivans, qui bien jettera, son compte trouvera.

L’usage des jettons pour calculer étoit si fort établi, que nos rois en farsoient fabriquer des bourses pour être distribuées aux officiers de leur maison qui étoient chargés des états des comptes, & aux personnes qui avoient le maniement des deniers publics.

La nature de ces comptes s’exprimoit ainsi dans les légendes ; pour l’écurie de la royne, sous Anne de Bretagne ; pour l’extraordinaire de la guerre, sous François l ; pro pluteo domini Delphini, sous François II. Quelquefois ces légendes portoient le nom des cours à l’usage desquelles ces jettons étoient destinés : pour les gens des comptes de Bretagne, gettoirs aux gens de finances ; pro camerâ computorum Bressiæ. Quelquefois enfin, on y lit le nom des officiers même à qui on les destinoit. Ainsi nous en avons sur lesquels se trouvent ceux de Raoul de Refuge, maître des comptes de Charles VII ; de Jean de Saint-Amadour, maître d’hôtel de Louis XII ; de Thomas Boyer, général des finances sous Charles VIII ; de Jean Testu, conseiller & argentier de François I ; & d’Antoine de Corbie, contrôleur sous Henri II.

Les villes, les compagnies & les seigneurs en firent aussi fabriquer à leur nom, & à l’usage de leurs officiers. Les jettons se multiplierent par ce moyen, & leur usage devint si nécessaire pour faire toutes sortes de comptes, qu’il n’y a guere plus d’un siecle qu’on employoit encore dans la dot d’une fille à marier, la science qu’elle avoit dans cette sorte de calcul.

Les états voisins de la France goûterent bientôt la fabrique des jettons de métal ; il en parut peu de tems après en Lorraine, dans les pays bas, en Allemagne, & ailleurs, avec des légendes françoises, pour les gens des comptes de Bar, de Bruxelles, &c.

Dans le dernier siecle, on s’est appliqué à les perfectionner, & finalement on en a tourné l’usage à marquer les comptes du jeu. On y a mis au revers du portrait du prince, des devises de toutes especes. Les rois de France en reçoivent d’or pour leurs étrennes ; on en donne dans ce royaume aux cours supérieures & à différentes personnes qualifiées par leur naissance ou par leurs charges. Enfin le monarque en gratifie les gens de lettres dans les académies, dont il est le protecteur.

Voilà l’histoire complette des jettons, depuis que de petites pierres employées aux calculs, ils se sont métamorphoses en pieces d’or ou d’argent, de même forme que la monnoie courante ; mais de quelque nature qu’ils soient, ils peuvent également servir aux mêmes usages ; sur quoi Charron dit avec esprit, que les rois font de leurs sujets comme des jettons, & les font valoir ce qu’ils veulent, selon l’endroit où ils les placent. (D. J.)

Jetton, est un petit instrument de cuivre ou de fer mince, à l’usage des Fondeurs de caracteres d’Imprimerie, & fait partie d’un autre instrument aussi de fer ou de cuivre, appellé justification. L’un & l’autre servent à s’assurer si les lettres sont bien en ligne, c’est-à-dire de niveau les unes avec les autres, en posant le jetton horisontalement sur l’œil des lettres ; le jetton qui a un de ses côtés bien dressé & bien droit en forme de regle, se pose aussi perpendiculairement sur plusieurs lettres qui sont dans la justification. Si ce jetton touche également toutes ces lettres, c’est une marque qu’elles sont égales en hauteur, & bien par conséquent. Le contraire se fait sentir lorsque ce jetton pose sur les unes & non sur les autres ; on s’assure également de la justesse du corps avec le même instrument. Voyez Justification, Planche & figures.

Jettons, Rejettons, (Jard) Voyez Tailles.