L’Encyclopédie/1re édition/OPERA

La bibliothèque libre.
◄  OPATOW
OPÉRATEUR  ►

OPERA, s. m. (Belles lett.) espece de poëme dramatique fait pour être mis en musique, & chanté sur le théâtre avec la symphonie, & toutes sortes de décorations en machines & en habits. La Bruyere dit que l’opéra doit tenir l’esprit, les oreilles & les yeux dans une espece d’enchantement : & Saint-Evremont appelle l’opéra un chimérique assemblage de poésie & de musique, dans lequel le poëte & le musicien se donnent mutuellement la torture. L’anglois porte cramp. Voyez Poeme lyrique.

Nous avons reçu l’opéra des Vénitiens, parmi lesquels il fait le principal amusement du carnaval. Voyez Comédie.

Tandis que le théâtre tragique & comique se formoit en France & en Angleterre, l’opéra prit naissance à Venise. L’abbé Perrin, introducteur des ambassadeurs auprès de Gaston, duc d’Orléans, fut le premier qui tenta ce spectacle à Paris, & il obtint à cet effet un privilege du roi en 1669. L’opéra ne fut pas long-tems à passer de France en Angleterre.

L’auteur du spectateur (Adisson) observe que la musique françoise convient beaucoup mieux à l’accent & à la prononciation françoise que la musique angloise ne convient à l’accent & à la prononciation angloise, & qu’elle est même plus convenable à l’humeur gaie de la nation françoise. Voyez Récitatif.

Il est certain que le spectacle que nous nommons opéra, n’a jamais été connu des anciens, & qu’il n’est, à proprement parler, ni comédie, ni tragédie. Quoique Quinault & Lully, & depuis plusieurs autres poëtes & musiciens en aient donné de fort beaux : on n’en peut citer qu’un très-petit nombre dans lesquels se trouvent tout-à-la-fois réunis les merveilleux des machines, la magnificence des décorations, l’harmonie de la musique, le sublime de la poésie, la conduite du théâtre, la régularité de l’action, & l’intérêt soutenu pendant cinq actes. Il est rare que quelqu’une de ces parties ne se démente. D’ailleurs les ballets sont composés d’entrées dont les sujets sont différens, n’ont souvent qu’un rapport arbitraire & très-éloigné, & dont on peut dire avec Despreaux,

Que chaque acte en la piece est une piece entiere.


Cette irrégularité si palpable fait penser que le nom de poëme dramatique ne convient pas à l’opéra, & qu’on s’exprimeroit beaucoup plus exactement en l’appellant un spectacle : car il semble qu’on s’y attache plus à enchanter les yeux & les oreilles, qu’à contenter l’esprit.

Il y a à Rome une espece d’opera spirituel, qu’on donne fréquemment pendant le carême. Il consiste en dialogue, duo, trio, ritournelles, chœurs, &c. Le sujet en est toujours pris ou de l’Ecriture, ou de la vie de quelque saint : en un mot, de quelque matiere édifiante. Les Italiens l’appellent oratorio ; les paroles sont souvent en latin, & quelquefois en Italien.

Je desire qu’on me permette d’ajouter quelques réflexions sur ce spectacle lyrique. Un opéra est, quant à la partie dramatique, la réprésentation d’une action merveilleuse. C’est le divin de l’épopée mis en spectacle. Comme les acteurs sont des dieux ou des héros demi-dieux, ils doivent s’annoncer aux mortels par des opérations, par un langage, par une inflexion de voix qui surpasse les lois du vraissemblable ordinaire. Leurs opérations ressemblent à des prodiges. C’est le ciel qui s’ouvre, le chaos qui se dissipe, les élemens qui succedent, une nuée lumineuse qui apporte un être céleste ; c’est un palais enchanté qui disparoît au moindre signe, & se transforme en désert, &c.

Mais comme on a jugé à propos de joindre à ces merveilles le chant & la musique, & que la matiere naturelle du chant musical est le sentiment, les artistes ont été obligés de traiter l’action pour arriver aux passions, sans lesquelles il n’y a point de musique, plutôt que les passions pour arriver à l’action ; & en conséquence il a fallu que le langage des acteurs fût entierement lyrique, qu’il exprimât l’extase, l’enthousiasme, l’ivresse du sentiment, afin que la musique pût y produire tous ses effets.

Puisque le plaisir de l’oreille devient le plaisir du cœur, de-là est née l’observation qu’on aura faite, que les vers mis en chant affectent davantage que les paroles seules. Cette observation a donné lieu à mettre ces recits en musique ; enfin l’on est venu successivement à chanter une piece dramatique toute entiere, & à la décorer d’une grande pompe ; voilà l’origine & l’exécution de nos opéra, spectacle magique,

Où dans un doux enchantement
Le citoyen chagrin oublie
Et la guerre, & le parlement,
Et les impôts, & la patrie,
Et dans l’ivresse du moment
Croit voir le bonheur de sa vie.

Dans ce genre d’ouvrages le poëte doit suivre, comme ailleurs, les loix d’imitation, en choisissant ce qu’il y a de plus beau & de plus touchant dans la nature. Son talent doit encore consister dans une heureuse versification qui intéresse le cœur & l’esprit.

On veut dans les décorations une variété de scenes & de machines ; tandis qu’on exige du musicien une musique savante & propre au poëme. Ce que son art ajoute à l’art du poëte, supplée au manque de vraissemblance qu’on trouve dans des acteurs qui traitent leurs passions, leurs querelles, & leurs intérêts en chantant, puisqu’il est vrai que la peine & le plaisir, la joie, & la tristesse s’annoncent toujours ici par des chants & des danses ; mais la musique a tant d’empire sur nous, que ses expressions commandent à l’esprit, & lui font la loi.

L’intelligence des sons est tellement universelle, qu’elle nous affecte de différentes passions, qu’ils représentent aussi fortement, que s’ils étoient exprimés dans notre langue maternelle. Le langage humain varie suivant les diverses nations. La nature plus puissante, & plus attentive aux besoins & aux plaisirs de ses créatures, leur a donné des moyens généraux de les peindre, & ces moyens généraux sont imités merveilleusement par des chants.

S’il est vrai que des sons aigus expriment mieux le besoin de secours dans une crainte violente, ou dans une douleur vive, que des paroles entendues dans une partie du monde, & qui n’ont aucune signification dans l’autre ; il n’est pas moins certain que de tendres gémissemens frappent nos cœurs d’une comparaison bien plus efficace, que des mots, dont l’arrangement bisarre fait souvent un effet contraire. Les sons vifs & légers de la musique ne portent-ils pas inévitablement dans notre ame un plaisir gai, que le récit d’une histoire divertissante n’y fait jamais naître qu’imparfaitement ?

Mais, dira-t-on, il est fort étrange qu’un homme vienne nous assurer en vers qu’il est accablé de malheurs, & que bientôt après il se tue lui-même en chantant. Je pourrois répondre, que l’idée qu’on se fait du chant & l’habitude où l’on est dès le bas âge de le regarder comme l’enfant unique du plaisir, & de la joie, cause en partie cette prévention. Elle se dissiperoit si l’on considéroit le chant dans son essence réelle, c’est-à-dire, si l’on réflechissoit que le chant n’est précisement qu’un arrangement de tons différens ; alors il ne paroîtroit pas plus extraordinaire que les tons d’un héros fussent mesurés à l’opéra, que d’entendre à la comédie un prince parler en vers à son conseil sur des matieres importantes.

Supposons pour un moment que le roi de France envoyât les acteurs & les actrices de l’opéra peupler une colonie déserte, & qu’il leur ordonnât de ne se demander les choses les plus nécessaires, & de ne converser ensemble que comme ils se parlent sur le théâtre ; les enfans qui naîtroient au bout de quelque-tems dans cette île bégayeroient des airs, & toutes les inflexions de leur voix seroient mesurées. Les fils des danseurs marcheroient toujours en cadence, pour se rendre en quelque lieu que ce fût ; & si cette postérité chantante & dansante venoit jamais dans la patrie de ses peres, ses oreilles seroient choquées de la dissonnance qui regne dans les tons de notre conversation, & ses yeux seroient blessés de notre façon de marcher.

L’opéra est si brillant par sa magnificence, & si surprenant par ses machines, qui font voler une homme aux cieux, ou le font descendre aux enfers, & qui dans un instant placent un palais superbe où étoit un désert affreux, que si les peuples sauvages voisins de l’île où dans ma supposition j’ai rélégué l’opéra, venoit à ce spectacle, loin de le trouver ridicule, je ne doute guere qu’il n’admirassent le génie des acteurs, & qu’ils ne les regardassent comme des intelligences célestes.

Dans nos pays éclairés sur les ressorts qui meuvent toutes les divinités de l’opéra, les sens même sont si flattés par le chant des récits, par l’harmonie qui les accompagne, par les chœurs, par la symphonie, par le spectacle entier, que l’ame qui se laisse facilement séduire à leur plaisir, veut bien être enchantée par une fiction, dont l’illusion est, pour ainsi dire, papable.

Il s’en faut pourtant beaucoup que les décorations, la musique, le choix des pieces, leur conduite, & les acteurs qui les jouent soient sans défauts. Ajoutez que les salles où l’on représente ces sortes de pieces merveilleuses, sont si petites, si négligées, si mal placées, qu’il paroît que le gouvernement protege moins ce spectacle, qu’il ne le tolere.

Quant à la versification de nos opéras, elle est si prosaïque, si monotone, si dénuée du style de la poésie, qu’on n’en peut entreprendre l’éloge. Quinaut lui-même, souvent très-heureux dans les pensées, ne l’est pas toujours dans l’expression. Ses plus belles images sont foibles, comparées à celles de nos illustres poëtes dramatiques. Je ne choisis point ses moindres vers, lorsque je prends ceux-ci pour exemple.

C’est peut-être trop tard vouloir plaire à vos yeux,
Je ne suis plus au tems de l’aimable jeunesse,
Mais je suis roi, belle princesse,
Et roi victorieux.
Faites grace à mon âge en faveur de ma gloire.

Mithridate plein de la même idée, la rend dans Racine par ces images toutes poétiques.

Jusqu’ici la fortune, & la victoire même,
Cachoient mes cheveux blancs sous trente diadêmes ;
Mais ce tems-la n’est plus ; je regnois, & je fuis.
Mes ans se sont accrus, mes honneurs sont détruits ;
Et mon front dépouillé d’un si noble avantage,
Du tems qui l’a flétri, laisse voir tout l’outrage.

Ne voit-on pas tomber tant de couronnes de la tête de Mithridate vaincu, ses cheveux blancs, ses rides paroître, & ce roi a qui sa disgrace fait songer à sa vieillesse, honteux de parler d’amour ? (D. J.)

Opéra des bamboches, (Spectacle françois.) l’opéra des bamboches, de l’invention de la Grille, fut établi à Paris vers l’an 1674, & attira tout le monde durant deux hivers. Ce spectacle étoit un opéra ordinaire, avec la différence que la partie de l’action s’exécutoit par une grande marionette, qui faisoit sur le théâtre les gestes convenables aux récits que chantoit un musicien, dont la voix sortoit par une ouverture ménagée dans le plancher de la scene : ces sortes de spectacles ridicules réussiront toujours dans ce pays.

Opéra comique, (Spectacle françois.) ce spectacle est ouvert à Paris durant les foires de S. Laurent & de S. Germain. On peut fixer l’époque de l’opéra comique en 1678, & c’est, en effet, cette année que la troupe d’Alard & de Maurice vint représenter un divertissement comique, en trois intermedes, intitulé les forces de l’amour & de la magie. C’étoit un composé bisarre de plaisanteries grossieres, de mauvais dialogues, de sauts périlleux, de machines & de danses.

Ce ne fut qu’en 1715 que les comédiens forains ayant traité avec les syndics & directeurs de l’acad. royale de musique, donnerent à leur spectacle le titre d’opéra comique. Les pieces ordinaires de cet opéra, étoient des sujets amusans mis en vaudevilles, mêlés de prose, & accompagnés de danses & de ballets. On y représentoit aussi les parodies des pieces qu’on jouoit sur les théâtres de la comédie françoise, & de l’académie de musique. M. le Sage est un des auteurs qui a fourni un plus grand nombre de jolies pieces à l’opéra comique ; & l’on peut dire en un sens, qu’il fut le fondateur de ce spectacle, par le concours de monde qu’il y attiroit.

Les comédiens françois voyant avec déplaisir que le public abandonnoit souvent leur théâtre, pour courir à celui de la foire, firent entendre leurs plaintes, & valoir leur privilege. Ils obtinrent que les comédiens forains ne pourroient faire des représentations ordinaires. Ceux-ci ayant donc été réduits à ne pouvoir parler, eurent recours à l’usage des cartons sur lesquels on écrivoit en prose, ce que le jeu des acteurs ne pouvoit rendre. A cet expédient on en substitua un meilleur, ce fut d’écrire des couplets sur des airs connus, que l’orchestre jouoit, que des gens gagés, répandus parmi les spectateurs, chantoient, & que le public accompagnoit souvent en chorus : cette idée donnoit au spectacle une gaieté qui en fit long-tems le mérite. Enfin l’opéra comique, à la sollicitation des comédiens françois, fut tout-à-fait supprimé.

Les comédiens italiens qui, depuis leur retour à Paris en 1716, faisoient une recette médiocre, imaginerent, en 1721, de quitter pour quelque tems leur théâtre de l’hôtel de Bourgogne, & d’en ouvrir un nouveau à la foire : ils y jouerent trois années consécutives pendant la foire seulement ; mais comme la fortune ne les favorisa point dans ce nouvel établissement, ils l’abandonnerent.

On vit encore reparoître l’opéra commique en 1724, mais en 1745, ce spectacle fut entierement aboli. L’on ne jouoit plus à la foire que des scenes muettes & des pantomimes.

Enfin le sieur Monet a obtenu la permission de rétablir ce spectacle à la foire S. Germain de l’année 1752. Il ne consiste que dans le choix d’un sujet qui produise des scenes bouffonnes, des représentations assez peu épurées, & des vaudevilles dont le petit peuple fait ses délices.

Opéra italien, (Spectacle moderne) ce spectacle fut inventé au commencement du xvij. siecle à Florence, contrée alors favorisée de la fortune comme de la nature, & à laquelle on doit la réproduction de plusieurs arts anéantis pendant des siecles, & la création de quelques-uns. Les Turcs les avoient chassés de la Grece, les Médicis les firent revivre dans leurs états. Ce fut en 1646 que le cardinal Mazarin fit représenter en France pour la premiere fois des opéras italiens exécutés par des voix qu’il fit venir d’Italie.

Mais nos premiers faiseurs d’opéra ne connurent l’art & le génie de ce genre de poëme dramatique qu’après que le goût des François eut été élevé par les tragédies de Corneille & de Racine. Aussi nous ne saurions plus lire aujourd’hui sans dédain l’opéra de Gilbert & la Pomone de l’abbé Perrin. Ces pieces écrites depuis 90 ans nous paroissent des poëmes gothiques, composés cinq ou six générations avant nous. Enfin M. Quinault, qui travailla pour notre théâtre lyrique, après les auteurs que j’ai cités, excella dans ce genre ; & Lully, créateur d’un chant propre à notre langue, rendit par sa musique aux poëmes de Quinault l’immortalité qu’elle en recevoit. (D. J.)

Opéra, est aussi un mot consacré en musique pour distinguer les différens ouvrages d’un même auteur. On dit l’opera octava de Corelli, l’opera terza de Vivaldi, &c. On traduit ce mot en françois par œuvre. Voyez Œuvre. L’un & l’autre sont principalement en usage pour la symphonie. (S)

Opéra, terme de jeu ; c’est le repic & le capot au piquet. Celui qui essuie ce coup est opéra. Les quatre coups pic, repic, blanche & capot, repic & capot, dans le même coup, s’appelle grand opéra.