L’Encyclopédie/1re édition/OPÉRATEUR

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OPERATEUR, s. m. (Chirurgie.) celui qui opere de la main sur le corps de l’homme, pour lui conserver ou lui rétablir la santé. L’opération étant le caractere distinctif de la partie de l’art de guérir, connu sous le nom de chirurgie, l’on n’a souvent cherché dans le chirurgien que la qualité d’opérateur. Nous avons démontre au mot Chirurgie, l’erreur de ceux qui en auroient une si fausse idée. On peut cependant considerer par abstraction, le chirurgien comme opérateur, & déterminer quelles qualités il doit avoir pour exercer avec habileté les opérations, & comment il peut acquerir ces qualités.

Suivant Celse, qui a fait de la Chirurgie le plus bel éloge, les fonctions de cet art ne seroient dévolues qu’à de jeunes gens. Il faut, dit-il expressément, que le chirurgien soit jeune, ou du moins peu avancé en âge, ce qui ne doit sans doute s’entendre que des éleves : car Hippocrate qui a cultivé la Chirurgie avec tant de soins & de succès, & tous ceux qui dans l’antiquité l’ont enrichie de leurs découvertes, n’étoient sûrement pas dans la premiere jeunesse, lorsqu’ils s’immortalisoient en contribuant par leurs travaux aux progrès d’une science & d’un art qui exige tant d’expérience & d’études. Le chirurgien, continue Celse, doit avoir la main ferme, adroite & jamais tremblante ; qu’il se serve de la gauche comme de la droite ; qu’il ait la vûe claire, perçante ; qu’il soit courageux, & ne s’abandonne point à la compassion, animo intrepidus, immisericors. Les interpretes ont souvent mal rendu ce dernier terme, en le traduisant par ceux d’impitoyable & d’insensible. Un chirurgien ne peut assez adoucir, par la sensibilité qu’il marque au malade, les douleurs qu’il est obligé de lui faire sentir. Celse, cet auteur si élégant, & qui a écrit avec tant de précision, semble avoir prévu le mauvais sens qu’on pouvoit prêter à son expression ; car il l’a commentée par deux ou trois phrases dont le résultat est de dire que le chirurgien doit opérer sans s’émouvoir, & comme si les plaintes du malade ne faisoient aucune impression sur lui, ce que ne rendent point les termes d’insensible ou d’impitoyable.

Pour envisager la Chirurgie du côté des opérations, nous distinguerons deux sortes d’opérations : 1°. les opérations reglées qu’on peut apprendre sur les cadavres ; & secondement celles que nous appellons cas de Chirurgie, qui sont toutes des opérations singulieres ; telles sont toutes celles dont le hasard fournit les occasions, qu’on n’apprend point par le même exercice, & qu’on n’est en état de pratiquer que par les lumieres de l’esprit acquises par l’étude. Les premieres, c’est-à-dire les opérations qu’on peut essayer sur les cadavres, sont en très-petit nombre ; telles sont le trépan, l’amputation des membres, la lithotomie, l’empyeme, & quelques autres. Le tems qu’il faut pour acquérir la facilité d’exercer ces opérations sur les corps morts, est fort borné. Un chirurgien qui a appris l’Anatomie, & qui sait diriger un scalpel pour dégraisser un muscle, chose qui est très-facile, a beaucoup plus d’adresse qu’il n’en faut pour faire une amputation ou toute autre opération. N’y a-t-il pas des paysans, des manœuvres grossiers, qui font avec la plus grande dextérité sur des animaux, des opérations qui passent pour les plus délicates, & qui le sont en effet ? Celles qu’on estime les plus difficiles, ne sont qu’une dissection grossiere & fort aisée, en ne les regardant que du côté du manuel, & de la dextérité qu’on requiert pour les pratiquer. Ce n’est pas par l’exercice continuel qu’on devient bon opérateur ; les mains sont toujours suffisamment disposées pour exécuter ce que l’intelligence prescrit. Il seroit ridicule de penser qu’un habile chirurgien qui, par exemple, n’auroit pas fait l’opération du trépan depuis 4 ans, fût moins en état de la faire, qu’un médiocre qui l’auroit pratiquée depuis 3 mois. On sait que les grandes opérations ne sont pas journalieres hors des hôpitaux ; & dans les hôpitaux mêmes, on n’est pas surpris d’être plusieurs années sans trouver l’occasion d’en pratiquer la plus grande partie. De plus, quand les opérations seroient plus fréquentes dans les hôpitaux, on sait qu’il n’y a qu’un très-petit nombre de spectateurs qui puissent voir l’opérateur, souvent en l’incommodant beaucoup, & toujours en s’incommodant eux-mêmes, & s’empêchant mutuellement de rien voir distinctement.

D’ailleurs que peut-on apprendre en voyant opérer ? Si l’on y fait sérieusement réflexion, on réduira à peu de chose cet exercice des yeux. N’est-il pas hors de doute qu’aussitôt que l’instrument entre dans les chairs, il se dérobe à la vûe, & qu’il n’y a plus que celui qui le conduit qui sache précisement ce qu’il fait. Le spectateur qui ne seroit pas instruit par la théorie de tout ce qu’il y a à faire pour exécuter l’opération ; qui n’en connoîtroit pas les différens tems ; qui ne sauroit pas de quelle importance il est de ménager certaines parties ; qui n’auroit aucune notion sur les raisons qu’il y a d’en couper d’autres, que leur usage sembleroit devoir faire respecter, un tel spectateur est là comme un automate ; & celui qui est instruit des préceptes qui regardent la méthode d’opérer, peut seulement imaginer à-peu-près ce que fait l’opérateur dans les différens instans de l’opération. Voilà à quoi se réduit toute l’instruction que peut lui procurer la fonction de spectateur. Et comment reduiroit-il en acte, & imiteroit-il ce qu’il a vu, puisqu’il ne peut par cet exercice des yeux, acquérir les connoissances nécessaires ?

La Chirurgie, considerée même comme l’art d’opérer, ne peut être un art d’imitation, & où il ne s’agisse que d’avoir de l’adresse pour bien faire. On n’apprend essentiellement la méthode d’opérer que par la lecture refléchie des auteurs qui ont le mieux traité cette matiere. Il faut sans contredit, voir pratiquer les maîtres de l’art ; mais on ne les voit utilement, que lorsque l’esprit est muni des connoissances requises : les yeux ne voient rien, c’est l’esprit qui voit par les yeux. Il faut de même que ce soit l’esprit qui donne de l’adresse & de l’intelligence aux mains d’un chirurgien. Il y a quelques opérations dont on doit faire l’essai sur les cadavres ; mais l’exercice réiteré de ces essais ne supplée point à l’étude des principes : c’est ce qui fait que des gens naturellement très-adroits, font très-mal les opérations de Chirurgie ; & que d’autres gens qui ne se piqueroient pas de plus d’adresse que d’autres dans les choses ordinaires de la vie, font avec une habileté merveilleuse les opérations de la Chirurgie. Il n’y a que l’intelligence & le savoir qui puissent conduire le chirurgien dans la plûpart des opérations. Voyez ce que nous avons dit à ce sujet au mot Chirurgie.

Lanfranc de Milan, qui professoit la Chirurgie à Paris, sous le regne de Philippe-le-Bel, en 1295, parle des qualités naturelles, morales & scientifiques d’un chirurgien. Il n’en exige pas peu, & il les considere toutes relativement aux opérations ; il est court sur les qualités corporelles, il ne demande que la fermeté de la main & sa bonne conformation, avec des doigts grêles & longs. Mais du côté des connoissances de l’esprit, il requiert pour base de la Chirurgie, toute la théorie de la Médecine, prise dans sa plus grande étendue. En parlant de la nécessité de distinguer les tempéramens & les diverses complexions, il suppose deux hommes de même âge, qui au même lieu & à la même heure, reçoivent un coup d’épée au-travers du bras ; l’un est d’un tempérament chaud, & l’autre d’une complexion froide. Suivant l’opinion vulgaire, dit Lanfranc, la Chirurgie doit donner les mêmes secours à ces deux hommes. Mais la science des complexions apprendra à les traiter diversement ; elle nous enseigne ce que l’on doit en craindre dans la cure de l’un & de l’autre. L’un sera sujet à la fievre, au gonflement de la partie, à l’inflammation & aux abscès. Il faudra donc avoir égard à ce qui s’est passé ; on s’informera s’il a perdu beaucoup de sang par sa plaie, afin de le faire saigner, s’il est besoin, à proportion de son âge & de ses forces ; on le mettra à un régime très-leger : & l’autre ne sera pas saigné ; on regardera son sang comme le trésor de la vie ; on lui permettra des alimens pour le nourrir, & peut-être du vin pour soutenir ses forces. Ce n’est pas seulement le tempérament général du corps qu’il faut observer dans le traitement des maladies chirurgicales, la complexion particuliere des parties fournit au chirurgien des indications différentes. Le remede qui a à un très-haut degré la faculté astringente ou dessicative sur des chairs fermes & élastiques, ne produira pas ces effets au degré le plus foible sur des chairs molles & relâchées. Le même médicament qui résiste puissamment à la pourriture dans un cas, l’excite dans d’autres ; c’est donc par les connoissances physiques & expérimentales, par le raisonnement & le bon usage des observations, qu’on parviendra à bien diriger ses opérations : il y a nombre d’inductions à tirer du tems, du lieu, des saisons & des causes extérieures. Quoiqu’en général il faille réunir les plaies, sont-ce les mêmes opérations qui procureront la réunion d’une plaie par instrument tranchant, ou par un coup de pierre, ou par la morsure d’un animal ? N’y a-t-il pas une autre conduite à tenir si l’animal est enragé ou s’il ne l’est pas ? Lanfranc cite ces exemples ; & de tous les détails dans lesquels il est entré, sur les différens points de doctrine nécessaires au médecin, il conclut que le chirurgien n’en doit pas être moins instruit ; sans préjudice des connoissances qui lui sont particulieres : c’est le témoignage d’un médecin, il n’est pas suspect. (Y)