L’Encyclopédie/1re édition/PERE DE L’ÉGLISE

La bibliothèque libre.
◄  PERE
PEREAN  ►

Pere de l’Église, (Hist. ecclésiast.) on nomme peres de l’Eglise les écrivains ecclésiastiques grecs & latins, qui ont fleuri dans les six premiers siecles du Christianisme.

On en compte vingt-trois, savoir S. Ambroise, S. Athanase, Athénagore, S. Augustin, S. Basile, S. Chrysostôme, Clément d’Alexandrie, S. Cyprien, S. Cyrille d’Alexandrie, S. Cyrille de Jérusalem, S. Gregoire de Naziance, S. Gregoire de Nysse, S. Gregoire le grand, S. Hilaire, S. Jérôme, S. Irénée, S. Justin, Lactance, S. Léon, Minutius Felix, Origene, Tertullien & Théodoret. On leur joint S. Bernard qui a fleuri dans le xij siecle. Mais nous parlerons de chacun suivant l’ordre des tems.

Ces hommes célebres à tant d’égards méritent bien que nous discourions d’eux dans ce dictionnaire avec beaucoup de recherche, à cause de leur foi, de leur piété, de leur gloire, de leurs vertus, de leur zele pour les progrès de la religion & de leurs ouvrages dont nous pouvons tirer de grandes lumieres ; cependant, comme en matieres de morale, de dogmes & sur quelque sujet que ce soit, il n’y a point d’hommes, ni de société d’hommes infaillibles ici-bas ; comme on ne doit aucune déférence aveugle à quelque autre autorité humaine que ce soit, en fait de sciences & de religion, il doit être permis d’apporter dans l’examen des écrits des peres la même méthode de critique & de discussion qu’on emploie dans tout autre auteur humain. Le respect même qui n’est dû qu’à l’autorité divine suppose toujours le discernement de la droite raison, afin de ne point prendre pour elle ce qui n’en a que l’apparence, & d’éviter de rendre à l’erreur un hommage qui n’est dû qu’à la vérité éternelle.

Justin martyr (Saint) étoit de Naplouse en Palestine. Il fit honneur au Christianisme par sa science & par la pureté de ses mœurs, & confirma sa doctrine par sa constance dans la foi dont il fut martyr l’an 167. Il nous reste de lui deux apologies pour les Chrétiens, un dialogue avec le juif Tryphon, deux écrits adressés aux Gentils, & un traité de l’unité de Dieu, &c. Les meilleures éditions sont celles de Robert Etienne en 1551 & 1571, en grec ; celle de Commelin en 1593, en grec & en latin ; celle de Morel en 1656, greque & latine ; & enfin celle de dom Prudent Maran, bénédictin, en 1742, in fol.

Il paroît que S. Justin a eu le premier sur le célibat & la continence des idées telles qu’elles lui ont fait regarder le mariage comme ayant par lui-même quelque chose d’impur ; du-moins ses expressions à ce sujet donnerent lieu depuis à Tatien son disciple de traiter nettement le mariage de débauche & de fornication réelle.

Irénée (Saint), célebre évêque de Lyon, né dans la Grece vers l’an 120 de Jesus-Christ, fut disciple de Papias & de S. Polycarpe. Il devint le chef des églises des Gaules, & les gouverna avec zele jusqu’à l’an 202, qu’il finit ses jours sous l’empire de Severe. Il avoit écrit en grec plusieurs ouvrages ; il ne reste qu’une version latine assez barbare des cinq livres qu’il composa contre les hérétiques ; quelques fragmens grecs rapportés par divers auteurs, & une lettre du pape Victor sur le jour de la célébration de la Pâque qu’on trouve dans Eusebe ; les meilleures éditions de ses œuvres sont celles d’Erasme en 1526, de Grabe en 1702, & du P. Massuet en 1710, mais il y faut joindre les curieuses dissertations que Dodwela composées sur les écrits de S. Irénée pour en faciliter l’intelligence, Dissertationes in Irenæum, imprimées à Oxford en 1689, in-8°. Ces dissertations ne sont pourtant que les prolégomenes d’un ouvrage étendu que ce savant projettoit de publier sur la nature des hérésies qui se formerent dans l’Eglise primitive.

Photius prétend que ce pere a corrompu, par des raisonnemens étranges & peu solides, la simplicité & l’exacte vérité des dogmes de l’Eglise. Nos critiques desireroient qu’il eût traité les vérités de la religion avec toute la gravité qui leur convient, & qu’il eut communément appuyé les dogmes de notre foi sur des fondemens plus solides que ceux dont il fait usage. Ses livres contre les hérésies ne sont pas toujours remplis de raisonnemens vrais & concluans. S. Irénée embrassa l’opinion des Millénaires : il avoit sur le tems de la mort de Jesus-Christ un sentiment tout particulier, prétendant que notre Seigneur étoit âgé de plus de 40 ans quand il commença de prêcher l’Evangile. Il a posé une maxime qui a été adoptée par plusieurs autres peres ; c’est que toutes les fois que l’Ecriture sainte rapporte quelque action des patriarches ou des prophetes sans la blâmer, quelque mauvaise qu’elle nous paroisse d’ailleurs, il ne faut pas la condamner, mais y chercher un type. Enfin il a jetté les semences d’une opinion dangereuse, soutenue dans la suite ouvertement par S. Augustin, c’est que tout appartient aux fideles & aux justes.

Athénagore, philosophe chrétien d’Athènes, se distingua dans le ij. siecle par son zele pour la foi & par sa science. On a de lui une apologie pour les Chrétiens, adressée à Marc-Aurele Antonin & à Lucius-Aurele Commode l’an 179, si nous en croyons Baronius, ou l’an 168, si nous en croyons Dodwel. Son autre ouvrage est sur la résurrection des morts. Ces deux écrits se trouvent dans la bibliotheque des peres, & à la fin des éditions de S. Justin. Les Œuvres d’Athénagore ont été imprimés à Oxford en 1682, par les soins de l’évêque Fell, en grec & en latin, avec des notes : on les réimprima à Leipsick en 1684 & 1686. Il faut y joindre la dissertation du P. Nourry, qui est la troisieme du second tome de son Apparatus ad bibl. veter. patrum.

Athénagoras n’est pas bien purgé de toute hétérodoxie, selon l’opinion de plusieurs critiques. Ils trouvent qu’il est rempli d’idées platoniciennes. Il abandonne la providence particuliere de toutes choses aux, anges que Dieu a établis sur chacune, & laisse à l’Etre suprème une providence générale ; cette opinion vient en effet des principes de la philosophie de Platon. Il admet aussi deux sortes de mauvais anges : l’une comprend ceux que Dieu créa, & qui s’acquitterent mal de la commission qu’ils avoient reçue de gouverner la matiere ; l’autre renferme ceux qu’ils engendrerent par le commerce qu’ils eurent avec les femmes. Athénagore n’a pas bien appliqué le passage de l’Evangile qui blâme ceux qui répudient une femme pour en épouser une autre ; car il s’en sert à condamner les secondes nôces, qu’il traite sans détour d’honnête adultere. Je ne dirai rien des fausses idées qu’on lui reproche au sujet de la Trinité ; on peut lire sur cet article les originianæ de M. Huet, l. II. c. iij. Quant au style de ce philosophe chrétien, il est pur & bien attique, mais un peu trop chargé d’hyperbates & de parenthèses.

On a quelque raison d’être surpris que ce pere de l’Eglise ait été inconnu à Eusebe, à S. Jérôme, & à presque tous les autres écrivains ecclésiastiques ; car on ne le trouve cité que dans un ouvrage d’Epiphanes.

M. Huet parle amplement d’un roman qui a paru sous le nom d’Athénagoras, & qu’il conjecture être de Philander ; ce roman dont on ne connoît qu’une traduction françoise est intitulé : « Du vrai & parfait amour ; écrit en grec par Athénagoras, philosophe athénien, contenant les amours honnêtes de Théogone & de Charide, de Phérécidès & de Mélangénie. Paris 1599 & 1612, in-12».

Clément d’Alexandrie (Saint), après avoir étudié dans la Grece, en Italie & en Orient, renonça aux erreurs du Paganisme, & fut prêtre & catéchiste d’Alexandrie en 190. Il mourut vers l’an 220 : il nous reste de lui plusieurs ouvrages en grec, qui ont été traduits en latin : ils sont remplis de beaucoup d’érudition. Les principaux sont les stromates, l’exhortation aux gentils, & le pédagogue. On a perdu un de ses ouvrages divisé en huit livres, & intitulé, les hypotyposes ; Hervet a traduit le premier ces traités de grec en latin. Heinsius en a donné une édition à Leyde en 1616, & ensuite en 1629, in-fol. C’est la meilleure de toutes. L’edition de Paris en 1641 est moins correcte & moins belle.

Tous les critiques ne sont pas également remplis d’admiration pour S. Clement d’Alexandrie. M. Dupin étoit d’avis de retrancher tous les endroits du pédagogue, où il est parlé de péchés contraires à la chasteté. M. Buddeus observe, d’après lui, que ce pere a transporté dans le Christianisme plusieurs choses des dogmes & des expressions de la philosophie stoïcienne. Il représente son gnostique (ou l’homme chrétien) comme un homme entierement exempt de passions. On desireroit de l’ordre dans les livres des stromates, ainsi que dans l’ouvrage du pédagogue : le style en est aussi trop négligé, & manque d’une gravité convenable. S. Clement fait profession de n’y point garder de méthode ; cependant en matiere de morale, la liaison des pensées & l’ordre des sujets qu’on traite ne sont pas des choses indifférentes.

On trouve encore que les raisonnemens de ce pere de l’Eglise sont d’ordinaire vagues, obscurs, fondés ou sur de pures subtilités, ou sur de vaines allégories, ou sur de fausses explications de passages de l’Ecriture. On lui reproche d’avoir cherché à étaler une érudition mal-placée ; d’avoir jetté sur le papier sans d’assez mûres réflexions tout ce qui lui venoit dans l’esprit ; enfin d’avoir débité quelquefois des maximes ou visiblement fausses ou fort outrées. Il est vrai qu’en condamnant séverement les mœurs de son siecle, il distingue rarement l’usage légitime des choses indifférentes de leur nature d’avec l’abus le plus criminel ; mais il seroit aisé de défendre l’opinion qu’il avoit sur le salut des Païens, regardant la Philosophie comme le moyen que Dieu leur avoit donné pour y parvenir.

Tertullien (Quintus Septimius Floreus Tertullianus), prêtre de Carthage & l’un des hommes célebres que l’Afrique ait produits, étoit fils d’un centenier dans la milice. Il se fit chrétien, & se maria après son baptême : il prit ensuite la prêtrise, & alla à Rome. Il se sépara de l’Eglise catholique au commencement du iij. siecle, & se fit montaniste, se laissant séduire par des révélations ridicules. Il parvint à une extrème vieillesse, & mourut sous le regne d’Antonin Caracalla vers l’an 216. Les meilleures éditions de ses œuvres sont celles de Rigault & de Venise en 1746, in-folio.

On remarque dans ses écrits un génie austere, une imagination allumée, un style énergique & impétueux, mais dur & obscur. Ses plus grands admirateurs conviennent que les raisonnemens de Tertullien n’ont pas toute la justesse & la solidité que demanderoient les matieres importantes qu’il discute. Le P. Ceillier & M. Dupin avouent que Tertullien a débité, étant encore dans le sein de l’Eglise, des regles de morale excessivement outrées, & qu’il a fait paroître des ses premiers ouvrages beaucoup de penchant aux sentimens les plus rigides. En effet, qu’on lise les écrits de ce pere de l’Eglise avant qu’il donnât dans le montanisme, tout y respire ce tour d’esprit austere, qui ne sait pas garder un juste milieu dans ses jugemens ; cette imagination africaine qui grossit les objets, cette impétuosité qui ne laisse pas le tems de les considérer avec attention.

Dans le traité de l’idolâtrie qu’il écrivit avant d’être montaniste, il condamne tout métier, toute profession qui regardoit les choses dont les païens pouvoient faire quelque abus par des actes d’idolatrie, quand même on n’auroit pas d’autres moyens pour subsister. Il déclame contre toutes sortes de couronnes, & principalement contre celles de laurier, comme ayant du rapport à l’idolâtrie. Il blâme la recherche & l’exercice des emplois publics, il enseigne qu’il est absolument défendu aux Chrétiens de juger de la vie & de l’honneur des homme ; ce qui, dit M. Nicole, est manifestement contre la doctrine & contre la pratique de l’Eglise. Il se déclare vivement contre les secondes noces, sur-tout dans ses livres de la monogamie. Enfin il regarde comme incompatible la qualité d’empereur & celle de chrétien.

Origene, l’un des plus savans écrivains ecclésiastiques de la primitive Eglise au iij. siecle, naquit à Alexandrie l’an 185 de Jesus-Christ ; il eut pour maître S. Clément d’Alexandrie, & lui succéda dans la place de catéchiste. Il mourut à Tyr l’an 254 à 69 ans. Ses ouvrages sont fort connus : les principaux qui nous restent sont, 1° un traité contre Celse, dont Spencer a donné une bonne édition en grec & en latin, avec des notes ; 2° des homélies avec des commentaires sur l’Ecriture-sainte ; 3° la philocalie ; 4° des fragmens de ses héxaples, recueillis par le P. Montfaucon, en deux volumes in-folio ; 5° le livre des principes, dont nous n’avons plus qu’une version latine. La plus ample édition de toutes les œuvres d’Origene est celle du P. de la Rue, bénédictin, en grec & en latin.

Son traité de la priere qui n’avoit jamais été imprimé, le fut en grec & en latin à Oxford l’an 1686. Sa réponse au philosophe Celsus, qui est un des meilleurs livres de ce célebre écrivain, a été publié en françois en 1700 : c’est M. Bouhereau qui est l’auteur de cette version.

M. Dupin a discuté fort au-long tout ce qui regarde la vie & les ouvrages de ce pere de l’Eglise. Il n’est pas le seul, il faut lui joindre 1° M. de la Motthele-Vayer, vie de Tertulien & d’Origene, Paris 1675, in-8° ; 2° l’histoire des mouvemens arrivé, dans l’Eglise au sujet d’Origene & de sa doctrine. Le P. Doucin jésuite est l’auteur de ce dernier ouvrage imprimé à Paris en 1700 ; il contient aussi un abrégé de la vie d’Origene.

On ne peut le lire, dit Bayle, sans déplorer le sort bisarre de l’esprit humain. Les mœurs d’Origene étoient d’une pureté admirable ; son zele pour l’Evangile étoit très-ardent ; affamé du martyr, il soutint avec une constance incroyable les tourmens dont les persécuteurs de la foi se servirent contre lui ; tourmens d’autant plus insupportables qu’on les faisoit durer long-tems, en évitant avec soin qu’il n’expirât dans la torture. Son esprit fut grand, beau, sublime ; son savoir & sa lecture très-vaste, & néanmoins il tomba dans un prodigieux nombre d’hérésies, dont il n’y en a aucune qui ne soit monstrueuse ; ce sont les termes du P. Doucin ; & apparemment il n’y tomba qu’à cause qu’il avoit tâché de sauver de l’insulte des païens les vérités du Christianisme, & de les rendre même croyables aux philosophes, ce qu’il desiroit avec une ardeur extrème, ne doutant pas qu’avec eux il ne convertit l’univers. Tant de vertus, tant de beaux talens, un motif si plein de zele, n’ont pu le garantir des erreurs dans les matieres de la foi !

On ne s’imagine pas ordinairement que les erreurs de ce rare génie ayent quelque liaison, elles semblent être la production d’un esprit vague & irrégulier ; cependant il paroît, après un peu d’examen, qu’elles coulent d’une même source, & que ce sont des faussetés de systèmes qui forment une chaîne de conséquences. C’est dans ses trois livres des principes qu’il a développé & établi ses hérésies, tellement liées qu’on les voit toutes naître d’un même principe.

L’Origénisme charnel ne dura guere, & fut plus aisé à détruire que l’Origénisme spirituel qui étoit une maniere de Quiétisme. Le charnel fut abhorré de tout le monde, ceux-même qui en étoient infectés n’oserent produire aux yeux des hommes une doctrine de cette espece ; mais l’Origénisme spirituel dont les sectateurs, selon S. Epiphane, étoient irreprochables du côté de la pureté, ne put être éteinte qu’après plus de deux siecles, & ce n’a pas été pour toujours.

Cyprien (Saint), natif de Carthage, y enseigna la rhétorique avant que d’être chrétien. Après sa conversion, arrivée en 246, il prit le nom de Cécile, & fut déclaré évêque de Carthage en 248. Il eut la tête tranchée dans la persécution de Valérien en 258. Les meilleures éditions de ses œuvres sont celles de Pamelius en 1568, de Rigault en 1648, d’Oxford en 1682, & finalement celle de M. Baluze, avec une préface de dom Prudent Maran bénédictin. M. Lambert Ponce a publié les œuvres de S. Cyprien en françois, & dom Gervais ancien abbé de la Trappe a écrit sa vie.

La seconde naissance du nouvel homme dans ce pere de l’Eglise hâta ses progrès dans la piété, sans le mettre à l’abri des erreurs humaines. Il se trompa dans son opinion de la défense de soi-même en la condamnant même pour sauver sa vie contre les attaques d’un injuste aggresseur. Il outra les idées de la religion dans ses louanges du célibat, de la continence, de l’aumône & du martyre ; mais il est fort excusable, n’ayant goûté de tels principes que dans le dessein de porter les hommes à des vertus dont ils ne franchissent guere les limites. Ainsi le défaut de justesse dans son jugement est en quelque sorte compensé par la droiture de son intention ; au reste, quoique ce soit un des peres qui ait le mieux écrit en latin, M. de Fénelon a remarqué que son style & sa diction sentent l’enflure de son tems & la dureté africaine. Il ajoute qu’on y trouve encore des ornemens affectés, & particulierement dans l’épître à Donat, que S. Augustin cite néanmoins comme une piece d’éloquence.

Minutius Felix naquit, à ce qu’on croit, en Afrique au commencement du iij. siecle. Nous avons de lui un dialogue intitulé, Octavius, dans lequel il introduit un chrétien & un payen qui disputent ensemble. M. Rigault a publié en 1643 une bonne édition de ce dialogue : on l’a fondue depuis dans celle des œuvres de S. Cyprien en 1666 ; mais l’édition la plus recherchée est celle de Jean Davies, à Cambridge en 1678, & réimprimée à Londres en 1711. M. Perrot d’Ablancourt a aussi mis au jour une traduction françoise de Minutius Félix.

Je souscris volontiers aux éloges que Lactance & S. Jérôme ont faits du dialogue de Minutius Félix, quoique l’auteur me paroisse avoir trop effleuré son sujet ; mais on peut moins le justifier sur d’autres reproches plus importans. Il semble faire regarder les secondes noces comme un véritable adultere ; il condamne sans aucune exception l’usage des couronnes de fleurs ; enfin, séduit par la force de son imagination, il ne se contente pas de louer le signe de la croix que faisoient les chrétiens en mémoire de la crucifixion de notre Sauveur, il prétend que ce signe est naturel à tous les hommes, & qu’il entroit même dans la religion des payens. Apolog. c. xxjx.

Lactance étoit africain, selon Baronius ; & selon d’autres, étoit natif de Fermo dans la Marche d’Ancone. Il fleurissoit au commencement du jv. siecle, étudia la Rhétorique sous Arnobe, & fut choisi par l’empereur Constantin pour être précepteur de son fils Crispe César. La plus ample édition de ses œuvres est celle de Paris 1748, en deux volumes in-4°.

Les institutions divines en sept livres, sont le principal ouvrage de Lactance. S. Jérôme trouve qu’il renverse mieux les erreurs des payens, qu’il n’est habile à établir les dogmes des chrétiens. Il lui reproche de n’être pas exempt de fautes, & de s’être plus appliqué à l’Eloquence & à la Philosophie, qu’à l’étude de la Théologie. Quoi qu’il en soit, c’est de tous les anciens auteurs ecclésiastiques latins, celui qui a le mieux écrit dans cette langue. Il évita le mauvais tour d’expressions de Tertullien & de S. Cyprien, préférant la netteté du style à l’enflûre & au gigantesque ; mais adoptant les idées de ses prédécesseurs, il condamne absolument la défense de soi-même contre tout aggresseur, & regarde le prêt à usure comme une espece de larcin.

On lui a attribué le traité de la mort des persécuteurs, que Baluze a donné le premier au public ; mais quelques savans doutent que ce traité soit de Lactance, & le P. Nourry prétend qu’il est de Lucius Cœcilius, qui vivoit au commencement du vj. siecle.

Hilaire, S. evêque de Poitiers, lieu de sa naissance, & docteur de l’Eglise, quitta le Paganisme, & embrassa la religion chrétienne avec sa femme & sa fille. Il mourut en 368, après avoir mené une vie agitée de troubles & de disputes qu’il eut sans cesse avec les Ariens. Cependant il a fait plusieurs ouvrages : outre un traité sur le nombre septenaire qui s’est perdu, il a écrit douze livres sur la Trinité, & des commentaires sur l’Ecriture. Les Bénédictins ont publié le recueil de ses œuvres en 1686, & le comte Scipion Maffey en a mis au jour à Vérone en 1730, une nouvelle édition fort augmentée.

Saint Jérôme appelle saint Hilaire le rhône de l’éloquence latine, latinæ eloquentiæ rhodanus. Je laisse à expliquer cette épithète ; je dirai seulement que les commentaires de l’évêque de Poitiers sur l’Ecriture, sont une simple compilation d’Origène, dont il se faisoit lire les écrits par Héliodore.

Anastase, Saint, patriarche d’Alexandrie, étoit égyptien ; il assista au concile de Nicée en 325, & obtint l’année suivante le siége d’Alexandrie, dont il fut dépossédé en 335. Il éprouva plusieurs fois pendant le cours de sa vie les faveurs & les disgraces de la fortune. Enfin, après avoir été tantôt exilé, tantôt rappellé par divers empereurs qui se succéderent, il mourut le 3 Mai 373. Il n’est point l’auteur du symbole qui porte son nom.

Ses ouvrages roulent principalement sur la défense des mysteres de la Trinité, de l’Incarnation, de la divinité du Verbe & du saint-Esprit. Nous en avons trois éditions estimées, celle de Commelin en 1600, celle de Pierre Naunius en 1627, & enfin celle du P. Montfaucon. M. Hermant a donné la vie de S. Athanase en françois.

Ce pere de l’Eglise paroît ne s’être attaché qu’à la défense des dogmes du Christianisme : il y a peu de principes de morale dans ses ouvrages ; & ceux qui s’y rencontrent, si vous en exceptez ce qui regarde la fuite de la persécution & de l’épiscopat, n’y sont pas traités dans l’étendue qu’ils méritent : c’est le jugement qu’en porte M. Dupin.

Cyrille, Saint, patriarche d’Alexandrie, succéda à Théophile son oncle, le 6 Octobre 412. Après avoir fait des commentaires sur l’évangile de saint Jean, & sur plusieurs autres livres de l’Ecriture, il mourut en 444. Jean Aubert, chanoine de Laon, publia ses ouvrages en grec & en latin en 1638, en six tomes in-folio.

Les critiques les trouvent obscurs, diffus & pleins de subtilités métaphysiques. Nous avons sa réponse à l’empereur Julien, qui reprochoit aux Chrétiens le culte de leurs reliques. S. Cyrille lui répond que ce culte étoit d’origine payenne, & que par conséquent l’empereur avoit tort de le blâmer. Cyrill. contra Julian. lib. X. p. 336. Dans le fond, cette coutume réduite à ses justes bornes, pouvoit avoir alors un usage fort utile. Il seroit plus difficile de justifier la faute que fit Cyrille d’Alexandrie, en érigeant en martyr un moine nommé Ammonius, qu’on avoit condamné pour avoir insulté & blessé Oreste, gouverneur romain, au rapport de Socrate, dans son histoire ecclésiastique. Je passe à S. Cyrille de Jérusalem, que j’aurois dû nommer le premier.

Cyrille, S. patriarche de Jérusalem, succéda à Maxime en 350 ; & après bien des révolutions qu’il éprouva sur son siége, il mourut le 18 Mars 386. Il nous reste de ce pere de l’Eglise 18 catechèses adressées aux cathécumènes, & cinq pour les nouveaux baptisés. On a encore de lui une lettre écrite à l’empereur Constance, sur l’apparition d’une croix lumineuse qui fut vue sur la ville de Jérusalem. La meilleure édition des œuvres de saint Cyrille, est celle du P. Touttée, en grec & en latin. M. Grancolas, docteur de Sorbonne, les a traduites en françois avec des notes. Tout le monde peut les lire ; & si elles ne paroissent pas composées suivant les regles de l’art, il n’en faut point blâmer l’auteur, puisqu’il avoue lui-même en quelque maniere les avoir faites à la hâte & sans beaucoup de préparation.

Basile le grand, S. naquit à Césarée en Cappadoce vers l’an 328. Il alla achever ses études à Athenes, où il lia une étroite amitié avec S. Grégoire de Nazianze. Il fut élu évêque de Césarée en 369, & travailla à la réunion des églises d’Orient & d’Occident qui étoient divisées au sujet de Méluc & de Paulin, deux évêques d’Antioche. Ensuite il écrivit contre Apollinaire & contre Eustathe de Sébaste. Il mourut en 379. La meilleure édition de ses œuvres est celle du P. Garnier, en grec & en latin, Paris 1751, trois volumes in-fol. M. Herman, docteur de Sorbonne, a donné sa vie, avec une traduction des ascétiques de ce pere de l’Eglise.

Erasme faisoit un grand cas de l’éloquence de saint Basile ; son style est pur & ses expressions élégantes. Ses lettres sur la discipline ecclésiastique, sont très instructives ; & l’on trouve en général dans ses ouvrages beaucoup d’érudition. Mais il s’est fait, comme ses prédécesseurs, des idées outrées de la patience chrétienne. Il établit que tout laïque qui s’est défendu contre des brigands, doit être suspendu de la communion, & déposé s’il est du clergé. Il pensoit aussi qu’il n’est pas permis à un chrétien d’avoir de procès, pas même pour les vêtemens qui lui sont nécessaires pour couvrir son corps. Moral. régul. XLIX. cap. j. p. 453. tom. II.

Grégoire de Naziance, S. naquit dans le bourg d’Arianze, près de Naziance en Cappadoce, vers l’an 328. Il acheva ses études à Athènes avec S. Basile, qui fut le plus cher de ses amis. Il devint évêque de Constantinople en 379, & mourut dans sa patrie le 9 Mai 391. Ses ouvrages, qui consistent en 55 discours ou sermons, en plusieurs pieces de poésie, & en un grand nombre de lettres, ont été imprimés en grec & en latin en 1609, 2 volumes in-fol. avec des notes.

La piété de ce pere n’est pas douteuse, mais l’on s’apperçoit que son ardente passion pour la retraite le rendit d’une humeur triste & chagrine ; c’est ce qui le fit aller au-delà des justes bornes dans le zele qu’il témoigne contre les hérétiques. Le renoncement aux biens de ce monde, lorsqu’on ne peut les conserver sans préjudice du salut, semble être plûtôt un vrai commandement qu’un simple conseil, à quoi Grégoire de Naziance paroît néanmoins le rapporter. A l’égard de son style, il s’est peu châtié, quelquefois dur, & presque toujours excessivement figuré.

M. Dupin a remarqué que ce pere de l’Eglise affecte trop les allusions, les comparaisons & les antitheses : Erasme trouve aussi qu’il aime les pointes & les jeux de mots. Les études d’Athenes étoient fort déchûes quand S. Grégoire de Naziance & S. Basile y allerent : le raffinement d’esprit avoit prévalu ; ainsi les peres instruits par les mauvais rhéteurs de leur tems, étoient nécessairement entraînés dans le préjugé universel.

Mais il connut par expérience les menées, les cabales, les intrigues & les abus qui regnent dans les synodes & dans les conciles : on en peut juger par sa réponse à une invitation pressante qu’on lui fit d’assister à un concile solemnel d’évêques qui devoit se tenir à Constantinople. « S’il faut, répondit-il, vous écrire franchement la vérité, je suis dans la ferme résolution de fuir toute assemblée d’évêques, parce que je n’ai jamais vu synode ni concile qui ait eu un bon succès, & qui n’ait plutôt augmenté que diminué le mal. L’esprit de dispute & celui de domination (croyez que j’en parle sans fiel) y sont plus grands que je ne puis l’exprimer ».

Il falloit bien qu’alors le mal fût grand dans les assemblées ecclésiastiques, car on lit les mêmes protestations & les mêmes plaintes de saint Grégoire, répétées ailleurs avec encore plus de force. « Jamais, dit-il dans un de ses autres ouvrages, jamais je ne me trouverai dans aucun synode : on n’y voit que divisions, que querelles, que mysteres honteux qui éclatent avec des hommes que la fureur domine ». Quoi, des évêques assemblés pour la religion, & dominés par la fureur ! Quel cas doit-on faire de leurs statuts & de leurs décisions, puisque l’esprit de l’Evangile ne les animoit point ? Remarquez que les termes grecs qu’emploie saint Grégoire, sont beaucoup plus énergiques que ma foible traduction.

Grégoire de Nysse, S. naquit en Cappadoce vers l’an 331 ; il étoit frere de saint Basile, fut élu évêque de Nysse en 372, & mourut le 9 Mars 396. Le P. Fronton du Luc a donné une édition de ses œuvres en 1605.

On y trouve beaucoup d’allégories, un style affecté, des raisonnemens abstraits, & des opinions singuiieres. On attribue tous ces défauts à son attachement pour les livres d’Origène.

Ambroise, S. fils d’Ambroise préfet ou prétoire des Gaules, naquit, selon la plus commune opinion, à Arles, vers l’an 340. Anicius Probus l’envoya en qualité de gouverneur, dans l’Emilie & la Ligurie ; il devint ensuite évêque de Milan en 374, convertit saint Augustin, & mourut en 397 âge de 57 ans. La meilleure édition de ses œuvres est celle de Paris, donnée par les Bénédictins en 1691, en 2 vol. in-fol. Paulin, prêtre de Milan, qu’il ne faut pas confondre avec saint Paulin, a écrit sa vie.

Saint Ambroise est le premier, & presque le seul des Peres, qui a entrepris de donner une espece d’abrégé d’une partie considérable de la Morale, dans ses trois livres des offices. On doit lui savoir gré d’avoir rompu la glace, en rassemblant dans cet ouvrage quantité de bonnes & excellentes choses, dont la pratique ne peut que rendre les hommes vertueux. Il est vrai que le traité de ce pere de l’Eglise est bien au-dessous du chef-d’œuvre de l’orateur de Rome, qu’il s’est proposé d’imiter, soit pour l’élégance du style, soit pour l’économie de l’ouvrage & l’arrangement des matieres, soit pour la solidité des pensées & la justesse des raisonnemens. Il est encore vrai que les exemples & les passages de l’Ecriture, qui font la principale partie de ce livre chrétien, n’y sont pas toujours heureusement appliqués ou expliqués. Enfin, S. Ambroise a semé dans cet ouvrage & dans ses autres écrits, les idées outrées de ses prédécesseurs sur l’étendue de la patience chrétienne & le mérite du célibat. Il a même adopté la fausse légende du martyre de sainte Thecle, pour en tirer un argument en faveur de l’excellence de la virginité.

Au milieu de ces idées portées trop loin contre le mariage, il semble en avoir eu d’autres sur l’adultere entierement opposées à ses principes ; du-moins il s’est exprimé sur ce crime d’une façon qui donne lieu à la critique. En parlant du patriarche Abraham & d’Hagar, il dit qu’avant la loi de Moïse & celle de l’Evangile, l’adultere n’étoit point défendu : il entend peut-être par adultere le concubinage ; ou bien le sens de saint Ambroise est qu’avant Moïse l’adultere n’étoit point défendu par une loi écrite qui décernât quelque peine contre ceux qui le commettoient. Mais on pourroit répliquer qu’Abraham n’avoit nul besoin de la loi écrite pour savoir que l’adultere est illicite. Il faut donc avouer que S. Ambroise, S. Chrysostome, & d’autres peres de l’Eglise, s’étant persuadés à tort que les saints personnages dont il est fait mention dans l’Ecriture, étoient exempts de tous défauts, ont excusé ou même loué des choses qui ne pouvoient ni ne devoient être louées ou excusées.

Chrysostome (Saint Jean), naquit à Antioche vers l’an 347. Il étudia la Rhétorique sous Libanius, & la Philosophie sous Andragathe. Il fut élu patriarche de Constantinople en 397, & mourut en 407, à 60 ans. Les meilleures éditions de ses œuvres, sont celle de Henri Savile à Oxford, en 1613, 8 tom. in-fol. tout en grec ; celle de Commelin & de Fronton, du Duc, en grec & en latin, 10 vol. in-fol. & enfin celle du pere Montfaucon en grec & en latin, avec des notes, Paris 1718, in-fol. en 13 vol. M. Herman, docteur de Sorbonne, a écrit sa vie : il est bien difficile de la connoître au bout de treize siecles.

Tous les ouvrages où S. Chrysostôme traite de morale, sont remplis de beaucoup de bonnes & de belles choses ; mais il faut se souvenir que c’est un orateur qui parle, & qu’il est excusable s’il n’est pas toujours exact dans ses expressions, ou dans ses pensées : l’imagination échauffée des orateurs, les porte bien davantage à émouvoir les passions, qu’à établir solidement la vérité ; c’est ainsi qu’en louant ce que firent Abraham & Sara, d’après le récit de la Genèse, c. xx. v. 1. & suiv. S. Chrysostôme s’est laissé trop entraîner à son génie. Il se sert, dit le pere Ceillier, d’expressions très-fortes & très-dures, pour peindre le danger auquel Abraham exposa Sara. En effet, rempli d’idées confuses sur ce sujet important, il s’est exprimé non seulement d’une maniere peu propre à éclairer, mais encore capable de faire de fâcheuses impressions sur l’esprit de ses auditeurs & de ses lecteurs. Il a donné de fausses idées de Morale, en voulant justifier l’expédient dont Abraham se servit pour empêcher qu’on attentât à sa vie, s’il étoit reconnu pour mari de Sara ; en un mot, il semble avoir ignoré qu’il n’est pas permis de sauver ses jours, ni ceux d’un autre, par un crime.

Le meilleur auroit été d’avouer de bonne foi qu’il y avoit eu de la foiblesse dans le fait d’Abraham & de Sara. L’histoire sainte ne nous détaille pas ici, non plus qu’en une infinité d’autres endroits, toutes les circonstances du fait, qui seroient nécessaires pour juger surement du bien ou du mal qu’il peut y avoir. Ainsi l’équité & la bonne critique veulent également que l’on ne condamne pas des actions qui, quelque apparence d’irrégularité qu’elles ayent d’abord, sont telles qu’il est très-facile d’imaginer des circonstances qui, étant connues, justifieroient pleinement la conduite de ceux que l’on rapporte simplement avoir fait ceci ou cela, sans aucune marque de condamnation. Or, qu’est-ce que dit Moyse ? Abraham alloit en Egypte, pour se garantir de la famine qui regnoit & s’augmentoit de jour en jour dans le pays de Canaan ; car c’est une pure imagination que d’alléguer ici, comme fait S. Ambroise, un ordre de Dieu, qu’Abraham eût reçu, & auquel il ne put se dispenser d’obéir, au péril même de l’honneur de sa femme. Le patriarche, en approchant d’Egypte, fit réflexion que s’il y étoit reconnu pour mari de Sara qui, quoique dans un âge assez avancé, étoit encore d’une beauté à donner de l’amour, il courroit lui-même risque que quelque Egyptien n’attentât à sa vie, pour lever, en se défaisant de lui, l’obstacle qui s’opposoit à la possession de Sara.

Voilà tout ce qu’on peut inférer des termes de l’historien sacré. Il n’y a pas la moindre chose qui insinue qu’Abraham pensât à voir de ses propres yeux, sa femme entre les bras d’un autre ; ni, par conséquent, qu’il se passât dans son ame un combat entre la jalousie & la crainte de la mort, tel que le représente l’imagination de S. Chrysostôme. Au contraire, comme il est permis, & juste même de supposer que ce saint homme n’étoit ni indifferent sur le chapitre de l’honneur de sa femme, ni peu avisé, il y a tout lieu de croire qu’il avoit bien examiné la situation présente des choses, & projetté des mesures très-apparentes qui accordassent le soin de sa propre conservation avec celui de l’honneur de sa femme.

Ou il craignoit qu’on ne voulût lui enlever sa femme, pour en jouir par brutalité ; & en ce cas-là, on se seroit fort peu embarrassé qu’elle eût un mari ou non, sur-tout un mari étranger, qui par-là n’étoit nullement redoutable : ou il appréhendoit qu’on ne le tuât pour épouser Sara ; & c’est-là apparemment cette pensée qui seule lui fit prendre le parti, de concert avec elle, de se dire seulement son frere, afin qu’on inférât de là qu’il n’étoit point son mari, sur quel fondement qu’on dût croire que ces deux qualités ne pouvoient être réunies en une seule personne.

Or, dans cette supposition, il pouvoit espérer de rendre inutiles par quelque adresse, les desseins & les efforts de ceux qui seroient frappés de la beauté de Sara, en disant, par exemple, qu’elle avoit ailleurs un mari, ou qu’elle n’étoit pas en état de se marier pour quelqu’autre raison ; ou qu’elle demandoit du tems pour y penser, & autres ruses légitimes que les circonstances auroient fournies ; de sorte que par ces moyens ou il auroit éludé les sollicitations, ou il se seroit menagé la derniere ressource dans une retraite secrete.

Tout cela étoit d’autant plus plausible, qu’il comptoit sur l’assistance du Ciel, éprouvée tant de fois, & qui parut ici par l’événement. Est-il besoin d’aller chercher autre chose pour mettre la conduite d’Abraham, en cette occasion, à l’abri de tout reproche ? Mais S. Chrysostôme auroit perdu l’occasion de faire briller son éloquence & la subtilité de son esprit, en représentant l’agitation d’un cœur saisi de passions vives & opposées, & en prétant à ceux dont il parle, des pensées conformes à ces mouvemens.

Jérôme (Saint), naquit à Stridon, ville de l’ancienne Pannonie, vers l’an 340 de J. C. Il fit ses études à Rome, où il eut pour maître le grammairien Donat, célebre par ses commentaires sur Virgile & sur Térence. Il apprit l’hébreu à Jérusalem, vers l’an 376, & se rendit à Constantinople vers l’an 380, pour y entendre S. Grégoire de Naziance. Deux ans après il devint secrétaire du pape Damase, publia un livre contre Helvidius, & ensuite mit au jour sa défense de la virginité contre Jovinien. Ce fut dans le monastere de Béthléem qu’il écrivit contre Vigilance ; il eut aussi quelques disputes avec S. Augustin.

Il voyagea dans la Thrace, le Pont, la Bythinie, la Galatie & la Cappadoce ; il mourut l’an 420, âgé d’environ 80 ans. Ses œuvres ont d’abord été recueillies par les soins de Marianus Victorius. Il s’en fit une autre édition à Paris, en 1623, en 9 vol. in-fol. Le pere Martianay, bénédictin de la congrégation de saint Maur, en a depuis publié une nouvelle édition qui passe pour la meilleure. On y a joint sa vie, faite par un auteur inconnu. D’un autre côté, le pere Petau, dans la chronique du second tome de son livre de doctrina temporum, a donné la date des voyages & des principaux écrits de S. Jérôme.

C’est de tous les peres latins celui qui passe pour avoir eu le plus d’érudition ; tous les critiques ne conviennent cependant pas de sa grande habileté dans la langue hébraïque, quoiqu’il ait mis au jour une nouvelle version latine du vieux Testament sur l’hébreu, & qu’il ait corrigé l’ancienne version latine du Nouveau, pour la rendre conforme au grec. C’est cette version que l’église latine a depuis adoptée pour l’usage public, & qu’on appelle vulgate. Il a fait des commentaires sur les grands & petits prophetes, sur l’Ecclésiaste, sur l’évangile de S. Matthieu, sur les épîtres de S. Paul aux Galates, aux Ephésiens, à Tite & à Philemon. Il a encore composé quantité de traités polémiques contre Montan, Helvidius, Jovinien, Vigilance, Rufin, les Pélagiens & les Origénistes, outre des lettres historiques. Enfin il a traduit quelques homélies d’Origene, & a continué la chronique d’Eusebe.

Si S. Jérôme eût joui du loisir nécessaire pour revoir ses ouvrages après les avoir composés, il en auroit sans doute retranché quantité de choses qui montrent qu’il écrivoit avec une grande précipitation, & sans se donner la peine de méditer beaucoup. De-là vient que dans son épître aux Ephésiens, il suit tantôt Origene, tantôt Didime, tantôt Apollinaire, dont les opinions étoient entierement opposées. Il nous apprend lui-même la maniere dont il composoit ses écrits. Après avoir lu, dit-il, d’autres auteurs, je fais venir mon copiste, & je lui dicte tantôt mes pensées, tantôt celles d’autrui, sans me souvenir ni de l’ordre, ni quelquefois des paroles, ni même du sens...... Itaque, ut simpliciter fatear, legi hæc omnia, & in mente mea plurima coacervans, accito notario, vel mea, vel aliena dictavi ; nec ordinis, nec verborum interdùm, nec sensuum memoriam retentans. Comment. in epist. ad Galat. tom. IX. pag. 158. D........ D’abord que mon copiste est arrivé, dit-il dans sa préface sur la même épître, je lui dicte tout ce qui me vient dans la bouche ; car si je veux un peu rêver pour dire quelque chose de meilleur, il me critique en lui-même, retire sa main, fronce le sourcil, & témoigne par toute sa contenance qu’il n’a que faire auprès de moi...... Accito notario, aut statim dicto quidquid in buccam venerit, aut si paululum voluero cogitare, melius aliquid prolaturus, tunc me tacitus ille reprehendie, manum contrahit, frontem rugat, & se frustra adesse, toto gestu corporis, contestatur. Præfat. in lib. III. comm. in Gal. tom. VI. pag. 189.

Plein d’un trop grand amour pour la vie solitaire, la sainteté de cette vie, celle de la virginité & du célibat, il parle en plusieurs endroits trop désavantageusement des secondes noces. Il fut pendant long-tems admirateur & disciple déclaré d’Origene ; ensuite il abjura l’origénisme, en quoi il mérite d’être loué ; mais il seroit à souhaiter qu’il eût montré moins de violence contre les Origénistes, en ne suggérant pas aux empereurs les lois pour leurs proscriptions, comme il reconnoît lui-même : il pouvoit renoncer à l’erreur, sans maltraiter les errans. Pour quelle foiblesse aura-t-on de la condescendance, si l’on n’en a pas pour celles qu’on a soi-même éprouvées ? Son naturel vif & impétueux, & la lecture des auteurs profanes satyriques, dont il emprunta le style, ne le laisserent pas le maître de ses expressions piquantes contre ses adversaires, & en particulier contre Vigilance, prêtre de Barcelone, auquel il avoit donné lui-même le titre de saint, dans une lettre à Paulin.

Enfin, dit le fameux évêque d’Avranches, il seroit à souhaiter que ce saint docteur eût eu plus d’égalité d’ame & de modération ; qu’il ne se fût pas laissé emporter si aisément à sa bile, ni s’abandonner à des opinions contraires, selon les circonstances des affaires & des tems : enfin qu’il n’eût pas chargé quelquefois d’injures les plus grands hommes de son siecle ; car il faut avouer que Rufin l’a souvent repris avec raison, & qu’il a lui-même souvent accusé Rufin sans le moindre fondement. Oregeniana, p. 205 & 206.

Augustin (Saint), naquit à Tagasie dans l’Afrique, le 13 Novembre 354. Son pere nommé Patrice, n’étoit qu’un petit bourgeois de Tagaste. Sa mere s’appelloit Monique, & étoit remplie de vertu. Leur fils n’avoit nulle inclination pour l’étude. Il fallut néanmoins qu’il étudiât ; son pere voulant l’avancer par cette voie, l’envoya faire ses humanités à Madeure, & sa rhétorique à Carthage, vers la fin de l’an 371. Il y fit des progrès rapides, & il l’enseigna en 380. Ce fut alors qu’il prit une concubine, dont il eut un fils qu’il appella Adeodat, Dieu-donné, prodige d’esprit, à ce que dit le pere, & mort a 16 ans. S. Augustin embrassa le Manichéisme à Carthage, où sa mere alla le trouver pour tâcher de le tirer de cette hérésie, & de sa vie libertine.

Il vint à Rome, ensuite à Milan pour y voir S. Ambroise qui le convertit l’an 384, & le baptisa l’an 387. fut ordonné prêtre l’an 391, & rendit des services très-importans à l’Eglise par sa plume. Il mourut à Hippone durant le siege de cette ville par les Vandales, le 28 Août 430, âgé de 76 ans.

On trouvera le détail de sa vie épiscopale & de ses écrits, dans la bibliotheque de M. Dupin, dans les acta eruditorum, 1683, & dans Moreri. La meilleure édition des œuvres de ce pere, est celle qui a paru à Paris par les soins des bénédictins de S. Maur ; elle est divisée en 10 vol. in-fol. comme quelques autres ; mais avec un nouvel arrangement, ou une nouvelle économie dans chaque tome. Le I. & le II. furent imprimés l’an 1679 ; le III. parut en 1680 ; le IV. en 1681 ; le V. en 1683 ; le VI. & VII. en 1685 ; le VIII. & le IX. en 1685 ; & le X. en 1690 : ce dernier volume contient les ouvrages que S. Augustin composa contre les Pélagiens. Son livre de la cité de Dieu, est celui qu’on estime le plus.

Mais l’approbation que les conciles & les papes ont donné à S. Augustin sur sa doctrine, a fait le plus grand bien à sa gloire. Peut-être que sans cela les Molinistes du dernier siecle auroient mis à néant son autorité. Aujourd’hui toute l’église romaine est dans l’engagement de respecter le systeme de ce pere sur ce point ; cependant bien des gens pensent que sa doctrine, & celle de Jansénius évêque d’Ypres, sont une seule & même chose. Ils ajoutent que le concile de Trente en condamnant les idées de Calvin sur le franc arbitre, a nécessairement condamné celles de S. Augustin ; car il n’y a point de calvinistes, continue-t-on, qui aient nié le concours de la volonté humaine, & la liberté de notre ame, dans le sens que S. Augustin a donné aux mois de concours & de liberté. Il n’y a point de calvinistes qui ne reconnoissent le franc-arbitre, & son usage dans la conversion, en prenant ce mot selon les idées de l’évêque d’Hippone. Ceux que le concile de Trente a condamnés, ne rejettent le franc-arbitre qu’en tant qu’il signifie la liberté d’indifférence ; les Thomistes le rejettent aussi, & ne laissent pas de passer pour très-catholiques. En un mot, la prédétermination physique des thomistes, la nécessité de S. Augustin, celle des jansénistes, celle de Calvin, sont au fond la même chose ; néanmoins les Thomistes renoncent les Jansénistes, & les uns & les autres prétendent qu’on les calomnie, quand on les accuse d’enseigner la doctrine de Calvin.

Les Arminiens n’ayant pas les mêmes ménagemens à garder, ont abandonné saint Augustin à leurs adversaires, en le reconnoissant pour un aussi grand prédestinateur que Calvin lui-même ; & bien des gens croient que les Jésuites en auroient fait autant, s’ils avoient osé condamner un docteur de l’Eglise, que les papes & les conciles ont tant approuvé.

Un savant critique françois loue principalement saint Augustin d’avoir reconnu son insuffisance pour interpréter l’Ecriture. Ce pere de l’Eglise d’occident a très-bien remarqué, dit M. Simon, les qualités nécessaires pour cette besogne ; & comme il étoit modeste, il a avoué ingénuement que la plupart de ces qualités lai manquoient, & que même l’entreprise de répondre aux Manichéens étoit au-dessus de ses forces. Aussi n’est-il pas ordinairement heureux dans ses allégories, ni dans le sens littéral de l’Ecriture. Il convient encore lui-même s’être extrèmement pressé dans l’explication de la Genèse, & de lui avoir donné le sens allégorique quand il ne trouvoit pas d’abord le sens littéral. Quand donc l’Eglise nous assure que ceux qui ont enseigné la Théologie, ont pris ce pere de l’Eglise d’Occident pour leur guide ; ces paroles du breviaire romain ne signifient pas que les opinions de l’évêque d’Hippone soient toujours des articles de foi, & qu’il faille abandonner les autres peres lorsqu’ils ne s’accordent pas avec lui.

Le plus fâcheux est que les Scholastiques aient emprunté de saint Augustin la morale & la maniere de la traiter ; car en établissant des principes, il a étalé plus d’art que de savoir & de justesse. Emporté par la chaleur de la dispute, il passe ordinairement d’une extrémité à l’autre. Quand il fait la guerre aux Ariens, on le croiroit sabellien : s’agit-il de réfuter les Sabelliens, on le prendroit pour arien. Dispute-t-il contre les Pélagiens, il se montre manichéen. Attaque-t-il les Manichéens, le voilà presque pélagien. Il ne dissimule point sa conduite, & reconnoît avoir dit bien des choses à la légere, & qui demanderoient la lime.

Je pense qu’on doit mettre dans cette classe son opinion que Sara pouvoit, en se servant du droit qu’elle avoit sur le corps de son mari, l’engager à prendre Agar pour femme. Il s’est encore trompé plus fortement, en décidant que par le droit divin tout appartient aux justes ou aux fideles, & que les infideles ne possedent rien légitimement.

Mais son opinion sur la persécution pour cause de religion, est d’autant plus inexcusable qu’il avoit été d’abord dans des sentimens de douceur & de charité. Il commença par l’esprit & finit par la chair. Il osa le premier établir l’intolérance civile, maxime contraire à l’Evangile, à toutes les lumieres du bon sens, à l’équité naturelle, à la charité, à la bonne politique. S’il eût vécu quelques années de plus, il auroit senti les mauvaises suites de son principe, & le tort qu’il avoit eu d’abandonner le véritable ; il auroit vû l’Arianisme triompher par les mêmes voies, dont il avoit aprouvé l’usage contre les Donatistes !

Léon I. saint, docteur de l’Eglise, monta sur le siege de Rome après Sixte III. le 10 Mai 440. Il s’attacha beaucoup à faire observer la discipline ecclésiastique, & mourut à Rome le 11 Novembre 461. Il nous reste de lui quantité de sermons & de lettres. La meilleure édition de ses œuvres est celle du pere Quesnel, à Lyon, en 1700, in-fol.

M. Dupin trouve que saint Léon n’est pas fort fertile sur les points de morale, qu’il les traite légérement, & d’une maniere qui n’est ni onctueuse, ni touchante. Il y a plus : sa morale glace d’effroi sur la maniere de traiter les hérétiques ; car oubliant tout principe d’humanité, il approuve sans détour l’effusion du sang. C’est à lui sur-tout qu’on auroit dû répéter le discours que Jesus-Christ tint à ses apôtres pour arrêter la fougue de leur zele : « vous ne savez de quel esprit vous êtes » !

Théodoret, évêque de Cyr en Syrie au cinquieme siecle, l’un des savans peres de l’Eglise, naquit en 386. Simple dans sa maison, il embellit sa patrie de deux grands ponts, de bains publics, de fontaines, & d’aqueducs. Il montra pendant quelque tems beaucoup d’attachement pour Jean d’Antioche & pour Nestorius, en faveur duquel il écrivit. Les uns croient qu’il mourut en 451, & d’autres reculent sa mort jusqu’à l’an 470. La meilleure édition de ses œuvres est celle du pere Sirmond, en grec & en latin, en 4 volumes in-fol. Le pere Garnier, jésuite, y joignit en 1684 un cinquieme volume, pour compléter toutes les œuvres de ce pere de l’Eglise.

Il est bien difficile de justifier l’approbation que donna Théodoret à l’action d’Abdas ou Abdaa, évêque de Suze ville de Perse, qui du tems de Théodose le jeune brûla un des temples où l’on adoroit le feu, & ne voulut point le rétablir. Le roi (nommé Isdeberge) en étant averti par les mages, envoya querir Abdas, & après l’avoir censuré avec beaucoup de douceur, il lui enjoignit de faire rebâtir le temple qu’il venoit de détruire, le menaçant, au cas qu’il y manquât, d’user d’une espece de représaille sur les églises des Chrétiens ; en effet cette menace fut exécutée sur le refus obstiné d’Abdas, qui aima mieux perdre la vie & exposer les Chrétiens à une infinité de maux, que d’obéir à un ordre si juste. Théodoret qui rapporte cette histoire admire le refus d’Abdas, ajoutant que c’eût été une aussi grande impiété de bâtir un temple au feu que de l’adorer.

Mais la décision de Théodoret n’est pas judicieuse, parce qu’il n’y a personne qui puisse se dispenser de cette loi de la religion naturelle : « il faut réparer par restitution ou autrement, le dommage qu’on a fait à son prochain ». Abdas, simple particulier & sujet du roi de Perse, en brûlant le temple des mages, avoit ruiné le bien d’autrui, & un bien d’autant plus privilégié qu’il appartenoit à la religion dominante. D’ailleurs, il n’y avoit point de comparaison entre la construction d’un temple sans lequel les Perses n’auroient pas laissé d’être aussi idolâtres qu’auparavant, & la destruction de plusieurs églises chrétiennes. En vain répondroit-on que le temple qu’il auroit rebâti auroit servi à l’idolatrie, ce n’eût pas été lui qui l’auroit employé à cet usage.

Grégoire I. saint, surnommé le Grand, naquit à Rome d’une famille patricienne. Pelage II. l’envoya nonce à Constantinople pour demander du secours contre les Lombards, mais il ne réussit pas dans ses négociations. Sa nonciature étant finie par le décès de l’empereur Tibere qui mourut en 582, il revint à Rome, servit quelque tems de secrétaire au pape Pelage, & ensuite il fut élu pape lui-même par le clergé, par le sénat, & par le peuple romain, le 3 Septembre 590.

Il parut par sa conduite qu’on ne pouvoit pas choisir un homme qui fût plus digne de ce grand poste, car, outre qu’il étoit savant, & qu’il travailloit par lui-même à l’instruction de l’Eglise, soit en écrivant, soit en prêchant, il avoit l’art de ménager l’esprit des princes en faveur des intérêts temporels & spirituels de la religion, & nous verrons dans la suite qu’il poussa cet art trop loin.

Il entreprit la conversion des Anglois sous le regne d’Ethelrede, & en vint à bout fort heureusement par le secours de Berthe femme de ce prince, qui contribua extrèmement à la conversion du roi son époux, & à celle de ses sujets.

Le pere Maimbourg dit « que comme le diable se servit autrefois des artifices de trois impératrices, qui furent femmes l’une de Licinius, l’autre de Constantius, & la troisieme de Valens, pour établir l’hérésie arienne en orient : Dieu, pour renverser sur son ennemi ses machines, & le combattre de ses propres armes, se voulut aussi servir de trois illustres reines, Clotilde femme de Clovis, Ingonde épouse de saint Ermenigilde, & Theodelinde femme d’Agilulphe, pour sanctifier l’occident, en convertissant les Francs du paganisme, & en exterminant l’arianisme de l’Espagne & de l’Italie par la conversion des Visigots & des Lombards ».

Il y a beaucoup d’apparence que le zele que saint Grégoire témoigna contre l’ambition du patriarche de Constantinople étoit mal réglé. Mais il n’est pas certain qu’il ait fait détruire les beaux monumens de l’ancienne magnificence des Romains, afin d’empêcher que ceux qui venoient à Rome ne fissent plus d’attention aux arcs de triomphe, &c. qu’aux choses saintes du Christianisme. On doit porter le même jugement de l’accusation qu’on lui intente d’avoir fait brûler une infinité de livres payens, & nommément Tite-Live. Il est vrai cependant qu’il regarda l’étude de la Critique, de la Littérature & de l’Antiquité, comme indigne non-seulement d’un ministre de l’Evangile, mais encore d’un simple chrétien ; c’est ce qu’il déclare dans une lettre à Didier, archevêque de Vienne.

Sur la fin de son pontificat, quoiqu’il eût sur les bras toutes les affaires chrétiennes, il composa son antiphonaire, & s’appliqua principalement à régler l’office & le chant de l’Eglise. Il mourut le 10 Mars 604.

S’il étoit vrai qu’après sa mort on eût brûlé une partie de ses écrits, on pourroit en conclure que la gloire de ce pontife, aussi-bien que celle de quelques autres anciens peres, ressemble aux fleuves, qui de très-petits qu’ils sont à leur source, deviennent très-grands lorsqu’ils en sont fort éloignés. Il est certain généralement parlant, que les objets de la mémoire sont d’une nature très-différente de celle des objets de la vûe. Ceux-ci diminuent à proportion de leur distance, & ceux-là pour l’ordinaire grossissent à mesure qu’on est éloigné de leur tems & de leur lieu : omnia post obitum fingit majora vetustas.

On fit du vivant de saint Grégoire tant de copies de ses ouvrages, qu’ils ont presque tous passé jusqu’à nous. Le pere Denis de Sainte-Marthe les a publiés en 1697 avec sa vie, sous le nom d’Histoire de saint Grégoire le Grand. M. de Goussainville avoit déja mis au jour une édition des œuvres de ce pontife en 1675.

Les dialogues qui portent le nom de saint Grégoire, & que le bénédictin de saint Maur reconnoît lui appartenir, ne sont pas dignes, de l’aveu de M. Dupin, de la gravité & du discernement de ce saint pape ; tant ils sont pleins de miracles extraordinaires & d’histoires fabuleuses ! il est vrai qu’il les a rapportées sur le témoignage d’autrui, mais il ne devoit pas si légérement y ajouter foi, ni les débiter comme des choses constantes.

Il se montra bien plus précautionné sur les traits de la calomnie, car il la proscrivoit rigoureusement comme un monstre d’autant plus dangereux qu’il est difficile à découvrir ; aussi n’écoutoit-il les délateurs que sur des preuves de leurs délations plus claires que le jour. Il craignoit tant encore de s’y tromper, quoique innocemment, qu’il se dispensoit lui-même de juger des accusations portées à son tribunal !

Il ne fut pas moins severe sur le devoir de chasteté des ecclésiastiques, estimant qu’un homme qui avoit perdu sa virginité, ne devoit point être admis au sacerdoce. Il exceptoit seulement de cette rigueur les veufs, pourvû qu’ils eussent été réglés dans leurs mariages, & que depuis fort long-tems ils eussent vécu dans la continence. Il écrivit tant de choses sur la discipline ecclésiastique, les rites, & les cérémonies minutieuses, que tout vint à dégénérer en tristes superstitions ; on ne s’attacha plus dans les conciles qu’à de vains rafinemens sur l’extérieur de la religion, & leurs canons eurent plus d’autorité que l’Ecriture.

Son commentaire en 35 livres sur Job, offre un des ouvrages des plus diffus, & des moins travaillés qu’on connoisse. C’est un répertoire immense de moralités & d’allégories appliquées sans cesse au texte de Job, mais qu’on pourroit également appliquer à tout autre livre de l’Ecriture ; & plusieurs même de ces moralités & de ces allégories manquent de justesse & d’exactitude.

D’ailleurs, saint Grégoire déclare dans les prolégomenes de ce commentaire, qu’il a dédaigné d’y suivre les regles du langage. « J’ai pris à tâche, dit-il, de négliger l’art de parler que les maîtres des Sciences humaines enseignent ; je n’évite point le concours choquant des mêmes consonnes, je ne fuis point le mélange des barbarismes, je méprise le soin de placer comme il faut les prépositions, & de mettre les cas qu’elles régissent, parce que je trouve indigne de moi d’assujettir aux regles de Donat les paroles des oracles célestes ».

Mais n’y a-t-il aucun milieu entre la trop grande recherche de l’élégance du style & celle de sa netteté, qui a tant d’influence sur le Lut qu’on doit se proposer d’être entendu de tout le monde. Il semble que pour enseigner aux hommes la religion & leurs devoirs, il ne convient jamais de les rebuter par un langage barbare. Après tout, excusons ces défauts du style de saint Grégoire en profitant des bonnes choses qu’il a répandues dans ses écrits.

Il est plus aisé de concevoir qu’il s’étoit mis dans l’esprit que l’étude des Lettres humaines gâtoit l’étude des Lettres divines ; que d’accorder la liaison de ses principes touchant la contrainte de la conscience, le peu d’uniformité de ses maximes à cet égard paroît manifestement en ce qu’il n’approuvoit pas que l’on forçât les Juifs à se faire baptiser, & qu’il approuvoit que l’on contraignît les hérétiques à rentrer dans l’Eglise, du-moins par des voies indirectes : cela, dit-il, peut s’exécuter en deux manieres, l’une en traitant à la rigueur les obstinés, l’autre en faisant du bien à ceux qui se convertissent ; & quand même, ajoute-t-il, ces gens ne seroient pas bien convertis, on gagnera toujours beaucoup en ce que leurs enfans deviendront bons catholiques : aut ipsos ergò, aut eorum filios lucramur, lib. IV. epist. vj. Machiavel n’a pas poussé le rafinement plus loin.

Mais le principal trait de la vie de S. Grégoire, que tous les moralistes ont condamné, c’est la prostitution des louanges avec laquelle il s’insinua dans l’amitié de l’horrible usurpateur Phocas, & de la reine Brunehaut, une des méchante femmes de la terre.

Le traître & barbare Phocas étoit encore tout dégoutant d’un des plus exécrables parricides que l’on puisse lire dans les annales du monde. Il venoit de faire égorger en sa présence l’empereur Maurice, son maître, après avoir donné à cet infortuné pere, le triste spectacle de voir mourir de la même maniere, cinq petits princes ses enfans. Le pere Maimbourg vous détaillera cette horrible action, & vous peindra le caractere du cruel & infâme Phocas ; c’est assez de dire, qu’il réunissoit en lui toutes les méchantes qualités qu’on peut opposer à celles de l’empereur Maurice. Saint Grégoire a la foiblesse de féliciter le monstre Phocas de son avénement à la couronne ; il en rend graces à Dieu, comme du plus grand bien qui pouvoit arriver à l’empire. Il lui écrit trois épîtres à ce sujet, lib. II. epist. 38. ind. 6. 45. & 46. Quel aveuglement ! Quelle chûte dans S. Grégoire ! Un pape qui ne veut point recevoir dans les ordres sacrés, & qui dépose avec la derniere rigueur, un prêtre qui n’est coupable que d’avoir eu dans sa vie un moment de foiblesse, écrit à Phocas trois lettres de félicitation, sans même lui témoigner dans aucune, qu’il eût desiré que Maurice & ses enfans n’eussent pas souffert le dernier supplice !

Quant à ce qui regarde la reine Brunehaut, je rapporterai seulement ce que dit le pere Daniel dans son hist. de France, tom. I. « S. Grégoire qui avoit besoin de l’autorité de Brunehaut pour seconder les missionnaires d’Angleterre, & pour se conserver en Provence le petit patrimoine de l’Eglise romaine ; lui faisoit la cour en louant ce qu’elle faisoit de bien, sans toucher à certaines actions particulieres ou qu’il ignoroit, ou qu’il jugeoit à propos de dissimuler. Plusieurs bonnes œuvres, dont l’histoire lui rend témoignage, comme d’avoir bâti des monasteres, des hôpitaux, racheté des captifs, contribué à la conversion d’Angleterre, ne sont point incompatibles avec une ambition demesurée, avec les meurtres de plusieurs évêques, avec la persécution de quelques saints personnages, & avec une politique aussi criminelle que celle dont on lui reproche d’avoir usé pour se conserver toujours l’autorité absolue ».

Cependant dans toutes les lettres que S. Grégoire lui écrivit, il la peint comme une des plus parfaites princesses du monde ; & regarde la nation Françoise pour la plus heureuse de toutes, d’avoir une semblable reine douée de toutes sortes de vertus, liv. II. epist. 8. voilà donc dans la vie d’un seul homme, deux exemples mémorables de la basse servitude où l’on tombe, pour vouloir se soutenir dans les grands postes !

Les siecles suivans offrent peu de docteurs qui méritent quelques louanges, par leur savoir en matiere de religion ou de morale. Cette derniere science se corrompant de plus en plus devint seche, décharnée, misérablement défigurée par toutes sortes de superstitions, & par les subtilités épineuses de l’école. Enfin, il n’est plus question dans l’histoire des peres de l’Eglise, si l’on en excepte le seul fondateur de Clervaux, à qui l’on a donné le nom de dernier des SS. peres.

S. Bernard, dont M. le Maître a fait la vie dans notre langue, naquit au village de Fontaine en Bourgogne en 1091. Il vint au monde fort à-propos dans un siecle de brigandage, d’ignorance & de superstitions, & fonda cent soixante monasteres en différens lieux de l’Europe. Je n’ose dire avec le cardinal Baronius, qu’il n’a point été inférieur aux grands apôtres ; je craindrois de répéter une impiété ; mais il a été puissant en œuvres & en paroles, par les prodiges qui ont suivi sa prédication & ses discours.

Ce fut avec raison, dit un historien philosophe, que le pape Eugene III. n’agueres disciple de saint Bernard, choisit son premier maître pour être l’organe de la seconde croisade. Il avoit sû concilier le tumulte des armes avec l’austerité de son état ; il étoit parvenu à cette considération personnelle qui est au-dessus de l’autorité même.

A Vézelai, en Bourgogne, fut dressé un échafaud dans la place publique en 1146, où S. Bernard parut à côté de Louis le Jeune, roi de France. Il parla d’abord, & le roi parla ensuite. Tout ce qui étoit présent prit la croix, Louis la prit le premier des mains de S. Bernard. Il s’étoit acquis un credit si singulier, qu’on le choisit lui-même pour chef de la croisade ; il avoit trop d’esprit pour l’accepter. Il refusa l’emploi de général, se contenta de celui de prophete.

Il se rendit en Allemagne, donna la croix rouge à l’empereur Conrard III. prêchoit en françois aux Allemands, & promit de la part de Dieu, des victoires signalées contre les infidéles. Il se trompa ; mais il écrivit beaucoup, & fut mis au rang des peres de l’Eglise. Il mourut le 20 Août 1153. à soixante-trois ans.

La meilleure édition de ses œuvres a été mise au jour par le pere Mabillon, à Paris en 1690, & elle forme 2. vol. in-fol. son style au jugement des critiques est fort mélangé, tantôt vif, tantôt concis & serré ; sa science est très-médiocre. Il entasse pêle-mêle l’Ecriture-sainte, les canons & les conciles, semblable au cardinal qui avoit placé dans son cabinet, le portrait de J. C. entre celui d’Alexandre VI. & de la dame Vanotia sa maîtresse. Il déploie par-tout une imagination peu solide, & très-féconde en allégories.

Enfin, des siecles lumineux ont appris la vraie maniere d’expliquer l’Ecriture, & de traiter solidement la morale ; ils ont éclairé le monde sur les erreurs où les peres de l’Eglise sont tombés. Mais quand nous considérerons que les apôtres eux-mêmes ont eu pendant long-tems leurs préjugés & leurs foiblesses ; nous ne serons pas étonnés que les ministres qui leur ont succedé, & qui n’étoient favorisés d’aucun secours extraordinaire du ciel, n’ayent pas eu dans tous les points des lumieres suffisantes pour les préserver des erreurs inséparables de l’humanité.

D’abord, il paroît clairement que l’idée du regne de mille ans sur la terre dont les Saints jouiroient avec J. C. a été l’opinion des peres des deux premiers siecles. Papius (apud Euseb. Hist. ecclés. 3. 39.) ayant assuré qu’il tenoit des apôtres cette doctrine flatteuse, elle fut adoptée par les grands personnages de son tems, par S. Justin, S. Irenée, Népos, Victorin, Lactance, Sulpice Severe, Tertullien, Quintus Julius, Hilarion, Commodianus, & autres qui croyoient en le soutenant, défendre une vérité apostolique. Voyez les Antiquités de Bingham, & les Mémoires pour l’Hist. Ecclés. de M. de Tillemont.

Les mêmes peres ont été dans une seconde erreur, au sujet du commerce des mauvais anges avec les femmes. Ils vivoient dans un tems où l’on croyoit assez communément, que les anges bons & mauvais étoient corporels, & par conséquent sujets aux mêmes passions que nous ; ce sentiment leur paroissoit établi dans les livres sacrés. C’est particulierement dans le livre d’Enoch qu’ils avoient puisé cette idée touchant le mariage des anges, & des filles des hommes. Cependant dans la suite les peres reconnoissant que les anges devoient être tout spirituels ; ils ont déclaré que les esprits n’étoient capables d’aucune passion pour les femmes, & que par les enfans & les anges de Dieu dont il est parlé dans l’Ecriture, on doit entendre les filles des hommes, celles de la race de Caïn.

Mais une erreur qui a jetté dans leur esprit les plus profondes racines, c’est l’idée qu’ils se sont presque tous formé de la sainteté du célibat. De-là vient qu’on trouve dans leurs ouvrages, & sur-tout dans ceux des peres grecs, des expressions fort dures au sujet des secondes nôces ; ensorte qu’il est difficile de les excuser sur ce point. Si ces expressions ont échapé à leur zele, elles prouvent combien on doit être en garde contre les excès du zele ; car dès qu’en matiere de morale, on n’apporte pas une raison tranquille à l’examen du vrai, il est impossible que la raison soit alors bien éclairée.

Le nombre des peres de l’Eglise qui condamnent les secondes nôces est trop grand, leurs expressions ont trop de rapport ensemble pour admettre un sens favorable, & pour ne pas donner lieu de croire que ceux qui se sont exprimés moins durement que les autres, n’en étoient pas moins au fond dans les mêmes idées, qui se sont introduites de fort bonne heure.

S. Irenée, par exemple, traite la Samaritaine de fornicatrice pour s’être mariée plusieurs fois ; cette pensée se trouve aussi dans S. Basile & dans S. Jérôme. Origène pose en fait, que les secondes noces excluent du royaume de Dieu, voyez les Origeniana de M. Huet, liv. II. quest. xiv. §. 3. S. Basile parlant de ceux qui ont épousé plus de deux femmes, dit que cela ne s’appelle pas un mariage, mais une polygamie, ou plutôt une fornication mitigée. C’est en conséquence de ces principes, qu’on flétrit dans la suite autant qu’on pût les secondes noces & que ceux qui les célébroient, étoient privés de la couronne qu’on mettoit sur la tête des mariés. On leur imposoit encore une pénitence, qui consistoit à être suspendus de la communion.

Les premiers peres qui se déclarerent si fortement contre les secondes noces, embrasserent peut-être ce sentiment par la considération, qu’il faut être plus parfait sous la loi de l’Evangile, que sous la loi Mosaïque, & que les laïques Chrétiens devoient observer la plus grande régularité qui fût en usage parmi les ecclésiastiques ce la synagogue. S’il fut donc trouvé à-propos d’interdire le mariage d’une veuve au souverain sacrificateur des Juifs, afin que cette défense le fît souvenir de l’attachement qu’il devoit à la pureté ; on a pu croire qu’il falloit mettre tous les Chrétiens sous le même joug. Peut-être aussi que la premiere origine de cette morale sévere, fut le desir d’ôter l’abus de cette espece de polygamie, que le divorce rendoit fréquente.

Quoi qu’il en soit de cette idée outrée qu’ont en les peres sur la sainteté du célibat, il leur est arrivé par une conséquence naturelle, d’avoir approuvé l’action de ceux & de celles qui se tuent, de peur de perdre leur chasteté. S. Jerome, S. Ambrode & S. Chrysostome ont été dans ce principe. La superstition honora comme martyres quelques saintes femmes qui s’étoient noyées pour éviter le violement de leur pudicité ; mais ces sortes de résolutions courageuses en elles mêmes ne laissent pas d’être en bonne morale une vraie foiblesse, pour laquelle seulement l’état & les circonstances des personnes qui y succombent, donnent lieu d’espérer la miséricorde d’un Dieu qui ne veut point la mort du pécheur.

S. Ambroise décide, que les vierges qui ne peuvent autrement mettre leur honneur à couvert de la violence, font bien de se donner la mort ; il cite pour exemple, sainte Pélagie, & lui fait dire que la foi ôte le crime. S. Chrysostome donne les plus grands éloges à quelques vierges qui avoient été dans ce cas ; il regarde ce genre de mort, comme un baptême extraordinaire, qu’il compare aux souffrances de N. S. J. C. Enfin, les uns & les autres semblent avoir envisagé cette action, comme l’effet d’une inspiration particuliere de l’esprit de Dieu ; mais l’esprit de Dieu n’inspire rien de semblable. La grande raison pourquoi l’Etre suprème défend l’homicide de soi-même, c’est qu’en qualité d’arbitre souverain de la vie, que nous tenons de sa libéralité, il n’a voulu nous donner sur elle d’autres droits, que celui de travailler à sa conservation. Ainsi nous devons seulement regarder comme dignes de la pitié de Dieu, des femmes qui ont employé le triste expédient de se tuer pour exercer leur vertu.

Je vais plus loin ; je pense que les peres ont eu de fausses idées sur le martyre en général, en y invitant, en y exhortant avec beaucoup de force, & en louant ceux qui s’y étoient offert témérairement ; mais ce desir du martyre est également contraire, & à la nature, & au génie de l’Evangile qui ne détruit point la nature. J. C. n’a point abrogé cette loi naturelle, une des plus évidentes & des plus indispensables, qui veut que chacun travaille en tant qu’en lui est, à sa propre conservation. L’avantage de la société humaine, & celui de la société chrétienne demandent également que les gens de bien & les vrais chrétiens ne soient enlevés du monde, que le plus tard qu’il est possible, & par conséquent qu’ils ne s’exposent pas eux-mêmes à périr sans nécessité. Ces raisons sont si claires & si fortes, qu’elles rendent très-suspect, ou d’ignorance, ou de vanité, ou de témérité, un zele qui les foule aux piés pour se faire une gloire du martyre en lui-même, & le rechercher sur ce pié-là. Le cœur des hommes, quelque bonne que soit leur intention, est sujet à bien des erreurs & des foiblesses ; elles se glissent dans les meilleures actions, dans les plus héroïques & les plus éclatantes.

Une humeur mélancholique peut aussi produire ou seconder de pareilles illusions. Rien après tout ne seroit plus propre à détruire le Christianisme, que si ces idées du martyre désirable par lui-même, devenoient communes dans les sociétés des Chrétiens ; il en pourroit résulter quelque chose de semblable, à ce que l’on raconte de l’effet que produisirent sur l’esprit des auditeurs, les discours véhémens d’un ancien philosophe, Hegésius, sur les miseres de cette vie. Enfin, Dieu peut en considération d’une bonne intention, pardonner ce que le zele a de mal reglé ; mais la témérité demeure toujours témérité, & si l’on peut l’excuser, elle ne doit faire ni l’objet de notre imitation, ni la matiere de nos louanges.

Il est certain que les peres mettent sans cesse une trop grande différence entre l’homme & le chrétien, & à force d’outrer cette distinction, ils prescrivent des regles impraticables. La plupart des devoirs dont l’Evangile exige l’observation, sont au fond les mêmes, que ceux qui peuvent être connus de chacun par les seules lumieres de la raison. La religion chrétienne ne fait que suppléer au peu d’attention des hommes, & fournir des motifs beaucoup plus puissans à la pratique de ces devoirs, que la raison abandonnée a elle n’est capable d’en découvrir. Les lumieres surnaturelles, toutes divines qu’elles sont, ne nous montrent rien par rapport à la conduite ordinaire de la vie, que les lumieres naturelles n’adoptent pas les réflexions exactes de la pure philosophie. Les maximes de l’Evangile ajoutées à celles des philosophes, sont moins de nouvelles maximes, que celles qui étoient gravées au fond de l’ame raisonnable.

En vain la plûpart des peres ont regardé le prêt à usure comme contraire à la loi naturelle, ainsi qu’aux lois divines & humaines. Il est certain que quand ce prêt n’est accompagné ni d’extorsions, ni de violations des lois de la charité, ni d’aucun autre abus, il est aussi innocent que tout autre contrat.

Je ne dois pas supprimer un défaut commun à tous les peres, & qu’on a raison de condamner, c’est leur goût passionné pour les allégories, dont l’abus est d’une dangereuse conséquence en matiere de morale. Lisez sur ce sujet un livre de Dan. Witby, intitulé dissertatio de scripturarum interpretatione secundum patrum commentarios. Lond. 1714 in-4°. Si J. C. & ses apôtres ont proposé des images & des allégories, ce n’a été que rarement, avec beaucoup de sobriété, & d’une maniere à faire sentir qu’ils ne les donnoient que comme des choses propres à illustrer, & à rendre en quelque façon sensibles au vulgaire grossier, les vérités qu’ils avoient fondées sur des principes également simples, solides, & suffisans par eux-mêmes.

Il ne suffit pas de voir quelque conformité entre ce que l’on prend pour figure, & ce que l’on croit être figure : il faut encore être assuré que cette ressemblance a été dans l’esprit & dans l’intention de Dieu, sans quoi l’on court grand risque de donner ses propres fantaisies pour les vues de la sagesse divine. Rien n’est plus différent que le tour d’esprit des hommes ; & il y a une infinité de faces, par lesquelles on peut envisager le même objet, soit en lui-même, ou en le comparant avec d’autres. Ainsi l’un trouvera une conformité, l’autre une autre, aussi spécieuse quoique différente, & même contraire. Celle qui nous paroissoit la mieux fondée sera effacée par une nouvelle, qui nous a frappés depuis ; de sorte qu’ainsi l’Ecriture-sainte sera en bute à tous les jeux de l’imagination humaine. Mais l’expérience a assez fait voir dans quels égaremens on se jette ici, faute de regle & de boussole. Les peres de l’Eglise suffiroient de reste, quand ils n’auroient jamais eu d’imitateurs, pour montrer le péril de cette maniere d’expliquer le livre le plus respectable.

Après tout, il est certain que les Apôtres ne nous ont pas donné la clé des figures ou des allégories qu’il pouvoit y avoir dans l’Ecriture-sainte, outre celles qu’ils ont eux-mêmes développées ; & cela suffit pour réprimer une curiosité que nous n’avons pas le moyen de satisfaire. Enfin les allégories sont inutiles pour expliquer la morale évangélique, qui est toute fondée sur les lumieres les plus simples de la raison.

Il semble encore que les peres se sont plus attachés aux dogmes de pure spéculation qu’à l’étude sérieuse de la morale ; & qu’en même tems ils ont trop négligé l’ordre & la méthode. Il seroit à souhaiter qu’en abandonnant les argumens oratoires, ils se fussent piqués de démontrer par des raisons solides les vertus qu’ils recommandoient. Mais la plupart ont ignoré l’art critique qui est d’un très-grand secours pour interprêter l’Ecriture-sainte, & en découvrir le sens littéral. Parmi les peres grecs il y en avoit peu qui entendissent la langue hébraïque, & parmi les peres latins, quelques-uns même n’étoient pas assez versés dans la langue grecque.

Enfin leur éloquence est communément fort enflée, souvent déplacée, & pleine de figures & d’hyperboles. La raison en est, que le gout pour l’éloquence étoit déja dépravé dans le tems que les peres ont vécu. Les études d’Athènes même étoient déchues, dit M. de Fénelon, dans le tems que S. Basile & S. Grégoire de Naziance y allerent. Les rafinemens d’esprit avoient prévalu ; les peres instruits par les mauvais rhéteurs de leur tems, étoient entraînés dans le préjugé universel.

Au reste, toutes les erreurs des peres ne doivent porter aucun préjudice à leur gloire, d’autant qu’elles sont bien compensées par les excellentes choses qu’on trouve dans leurs ouvrages. Elles deviennent encore excusables en considération des défauts de leurs siecles, des tentations & des conjonctures dans lesquelles ils se sont trouvés. Enfin, la foi qu’ils ont professée, la religion qu’ils ont étendue de toutes parts malgré les obstacles & les persécutions, n’ont pu donner à personne le droit de faillir comme eux. (Le Chevalier de Jaucourt.)