L’Encyclopédie/1re édition/PHRASE

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PHRASE, s. f. c’est un mot grec francisé, φράσις, locutio ; de φράζω, loquor ; une phrase est une maniere de parler quelconque, & c’est par un abus que l’on doit proscrire que les rudimentaires ont confondu ce mot avec proposition ; en voici la preuve : legi tuas litteras, litteras tuas legi, tuas legi litteras ; c’est toujours la même proposition, parce que c’est toujours l’expression de l’existence intellectuelle du même sujet sous le même attribut : cependant il y a trois phrases différentes, parce que cette même proposition est énoncée en trois manieres différentes.

Aussi les qualités bonnes ou mauvaises de la phrase sont-elles bien différentes de celles de la proposition. Une phrase est bonne ou mauvaise, selon que les mots dont elle résulte sont assemblés, terminés & construits d’après ou contre les regles établies par l’usage de la langue : une proposition au contraire est bonne ou mauvaise, selon qu’elle est conforme ou non aux principes immuables de la morale. Une phrase est correcte ou incorrecte, claire ou obscure, élégante ou commune, simple ou figurée, &c. une proposition est vraie ou fausse, honnête ou deshonnête, juste ou injuste, pieuse ou scandaleuse, &c. si on l’envisage par rapport à la matiere ; & si on l’envisage dans le discours, elle est directe ou indirecte, principale ou incidente, &c. Voyez Proposition.

Une phrase est donc tout assemblage de mots réunis pour l’expression d’une idée quelconque : & comme la même idée peut être exprimée par différens assemblages de mots, elle peut être rendue par des phrases toutes différentes. Contrà Italiam est une phrase simple, Italiam contrà est une phrase figurée. Aio te, Æacida, Romanos vincere posse est une phrase louche, ambiguë, amphibologique, obscure ; te Romani vincere possunt est une phrase claire & précise ; chanter très-bien est une phrase correcte ; chanter des mieux est une phrase incorrecte. « Cette façon de parler, dit Th. Corneille sur la Rem. 126. de Vaugelas, n’est point reçue parmi ceux qui ont quelque soin d’écrire correctement.

» Il est indubitable, dit M. de Vaugelas, Rem. préf. § IX. p. 64. que chaque langue a ses phrases, & que l’essence, la richesse & la beauté de toutes les langues & de l’élocution consistent principalement à se servir de ces phrases-là. Ce n’est pas qu’on n’en puisse faire quelquefois,… au lieu qu’il n’est jamais permis de faire des mots ; mais il y faut bien des précautions, entre lesquelles celle-ci est la principale, que ce ne soit pas quand l’autre phrase qui est en usage approche fort de celle que vous inventez. Par exemple, on dit d’ordinaire lever les yeux au ciel,… c’est parler françois de parler ainsi : néanmoins, comme quelques écrivains (modernes) croient qu’il est toujours vrai que ce qui est bien dit d’une façon n’est pas mauvais de l’autre, ils trouvent bon de dire aussi élever les yeux vers le ciel, & pensent enrichir notre langue d’une nouvelle phrase. Mais au lieu de l’enrichir, ils la corrompent ; car son génie veut que l’on dise levez, & non pas élevez les yeux ; au ciel, & non pas vers le ciel. Ils s’écrient encore, que si nous en sommes crus, Dieu ne sera plus supplié, mais seulement prié. Je soutiens avec tous ceux qui savent notre langue, que supplier Dieu n’est point parler françois, & qu’il faut dire absolument prier Dieu, sans s’amuser à raisonner contre l’usage qui le veut ainsi. Quitter l’envie pour perdre l’envie ne vaut rien non plus… Mais pour fortifier encore cette vérité qu’il n’est pas permis de faire ainsi des phrases, je n’en alléguerai qu’une, qui est que l’on dit abonder en son sens, & non pas abonder en son sentiment, quoique sens & sentiment ne soient ici qu’une même chose ; & ainsi d’une infinité d’autres, ou plutôt de toute la langue dont on sapperoit les fondemens, si cette façon de l’enrichir étoit recevable. Qu’on ne m’allegue pas, dit ailleurs Vaugelas, Rem. 125. qu’aux langues vivantes, non plus qu’aux mortes, il n’est pas permis d’inventer de nouvelles façons de parler, & qu’il faut suivre celles que l’usage a établies ; car cela ne s’entend que des mots… Mais il n’en est pas ainsi d’une phrase entiere qui étant toute composée de mots connus & entendus, peut être toute nouvelle & néanmoins fort intelligible ; de sorte qu’un excellent & judicieux écrivain peut inventer de nouvelles façons de parler qui seront reçues d’abord, pourvu qu’il y apporte toutes les circonstances requises, c’est-à-dire un grand jugement à composer la phrase claire & élégante, la douceur que demande l’oreille, & qu’on en use sobrement & avec discrétion ».

Qu’il me soit permis de faire quelques observations sur ce que dit ici Vaugelas. « Un excellent & judicieux écrivain peut inventer, dit-il, de nouvelles façons de parler qui seront reçues d’abord, pourvu qu’il y apporte toutes les circonstances requises ». Il me semble qu’apporter les circonstances requises n’est point une phrase françoise ; on apporte les attentions requises, on prend les précautions requises, mais on est dans les circonstances requises ou on les attend ; d’ailleurs un grand jugement, & la douceur que demande l’oreille, ne peuvent pas être regardés comme des circonstances, & moins encore comme circonstances d’un même objet. Vaugelas ajoute, & qu’on en use sobrement ; c’est une phrase louche : on ne sait s’il faut user sobrement d’un grand jugement, ou de la douceur que demande l’oreille, ou d’une phrase nouvellement inventée, ou du pouvoir d’en inventer de nouvelles. Il paroît par le sens que c’est sur ce dernier article que tombent les mots user sobrement ; mais par-là même la phrase, outre le vice que je viens d’y reprendre, est encore estropiée. « On dit qu’une phrase est estropiée quand il y manque quelque chose, & qu’elle n’a pas toute l’étendue qu’elle devroit avoir ». Bouh. Rem. nouv. t. II. p. 29. Or il manque à la phrase de Vaugelas le nom auquel il rapporte ces mots qu’on en use sobrement, je veux dire le pouvoir d’inventer de nouvelles phrases.

On sent bien que s’il y a quelque chose de permis à cet égard, c’est sur-tout dans le sens figuré, par lequel on peut quelquefois introduire avec succès dans le langage un tour extraordinaire, ou une association de termes dont on n’a pas encore fait usage jusques-là. Mais, je l’ai dit, article Néologisme, il faut être fondé sur un besoin réel ou très-apparent, si fortè necesse est ; & dans ce cas-là même il faut être très-circonspect & agir avec retenue, dabitur licentia sumpta pudenter.

« Parler par phrases, dit le P. Bouhours, Rem. nouv. tome II. p. 426. c’est quitter une expression courte & simple qui se présente d’elle-même, pour en prendre une plus étendue & moins naturelle, qui a je ne sais quoi de fastueux… Un écrivain qui aime ce qu’on appelle phrase….. ne dira pas….. si vous saviez vous contenir dans de justes bornes, mais il dira, si vous aviez soin de retenir les mouvemens de votre esprit dans les bornes d’une juste modération…… Rien n’est plus opposé à la pureté de notre style ». c’est ordinairement le style que les jeunes gens remportent du college, où, au lieu de prescrire des regles utiles à la fécondité naturelle de leur âge, on leur donne quelquefois des secours & des motifs pour l’augmenter ; ce qui ne manque pas de produire les effets les plus contraires au but que l’on devoit se proposer, & que l’on se proposoit peut-être.

On emploie quelquefois le mot de phrase dans un sens plus général qu’on n’a vu jusqu’ici, pour désigner le génie particulier d’une langue dans l’expression des pensées. C’est dans ce sens que l’on dit que la phrase hébraïque a de l’énergie ; la phrase greque, de l’harmonie ; la phrase latine, de la majesté ; la phrase françoise, de la clarté & de la naïveté, &c. & c’est dans la vûe d’accoutumer les jeunes gens au tour & au génie de la phrase latine ainsi entendue, que l’on a fait des recueils de phrases détachées, extraites des auteurs latins, & rapportées à certains titres généraux du système grammatical qu’avoient adopté les compilateurs : tels sont l’ouvrage du cardinal Adrien de modis latinè loquendi ; un autre plus moderne répandu dans les colleges de certaines provinces, les délices de la langue latine ; celui de Mercier, intitulé le manuel des Grammairiens, &c. ce sont autant de moyens méchaniques laborieusement préparés pour ne faire souvent que des imitateurs serviles & mal-adroits. Il n’y a qu’une lecture assidue, suivie & raisonnée des bons auteurs qui puisse mettre sur les voies d’une bonne imitation. (B. E. R. M.)

Phrase, s. f. en Musique, est une suite de chant ou d’harmonie, qui forme un sens plus ou moins achevé, & qui se termine sur un repos par une cadence plus ou moins parfaite.

Il y a deux especes de phrases. En mélodie, la phrase est constituée par le chant, c’est-à-dire par une suite de sons tellement disposés, soit par rapport au ton, soit par rapport à la mesure, qu’ils fassent un tout bien lié, lequel aille se résoudre sur une des cordes essentielles du mode.

Dans l’harmonie, la phrase est une suite réguliere d’accords, tous liés entr’eux par des dissonnances exprimées ou sous-entendues. Cette suite se résout sur une cadence, & selon l’espece de cette cadence, selon que le sens est plus ou moins achevé, le repos est aussi plus ou moins parfait.

C’est dans l’invention des phrases musicales, surtout dans leur liaison entr’elles & dans leur ordonnance selon de belles proportions, que consiste la véritable beauté de la musique. Mais cette derniere partie a été presque entierement abandonnée par nos compositeurs modernes, sur-tout dans les opéra françois de ce tems, où l’on n’apperçoit plus que des rapsodies de petits morceaux durs, étranglés, mal cousus, & qui ne semblent faits que pour jurer ensemble. (S)