L’Encyclopédie/1re édition/POLITIQUE

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POLITIQUE, (Philosophie.) La philosophie politique est celle qui enseigne aux hommes à se conduire avec prudence, soit à la tête d’un état, soit à la tête d’une famille. Cette importante partie de la Philosophie n’a point été négligée par les anciens, & sur-tout par l’école d’Aristote. Ce philosophe élevé à la cour de Philippe, & témoin de ces grands coups de politique qui ont rendu ce roi si célebre, ne manqua point une occasion si favorable de pénétrer les secrets de cette science si utile & si dangereuse ; mais il ne s’amusa point, à l’exemple de Platon son maître, à enfanter une république imaginaire, ni à faire des lois pour des hommes qui n’existent point : il se servit au contraire des lumieres qu’il puisa dans le commerce familier qu’il eut avec Alexandre-le-grand, avec Antipater, & avec Antiochus, pour prescrire des lois conformes à l’état des hommes, & à la nature de chaque gouvernement. Voyez sa morale & sa politique. Cependant quelque estimables que soient les préceptes qu’on trouve dans les écrits de ce philosophe, il faut avouer que la plupart seroient peu propres à gouverner les états qui partagent maintenant le monde. La face de la terre a éprouvé tant de révolutions, & les mœurs ont si fort changé, que ce qui étoit très-sage dans le tems où Aristote écrivoit, ne seroit rien moins que cela si on le mettoit maintenant en pratique. Et voilà sans doute la raison pourquoi de toutes les parties de la Philosophie la politique est celle qui a le plus éprouvé de changemens, & pourquoi, parmi le grand nombre d’auteurs qui ont traité de cette science, il n’y en a pas un seul qui n’ait proposé une maniere différente de gouverner. Nous ne parlerons ici que de ceux d’entre les modernes qui se sont rendus les plus célebres par leurs ouvrages sur la politique.

Jean Bodin né en Anjou, fut d’abord religieux de l’ordre des Carmes ; mais comme il avoit fait ses vœux dans sa premiere jeunesse, il en fut dispensé, & il s’adonna à l’étude avec beaucoup d’assiduité. Il avoit l’esprit si étendu, qu’après avoir acquis une connoissance extraordinaire des langues, il embrassa tous les arts & toutes les sciences. D’abord il s’attacha au barreau de Paris ; mai, ennuyé de cette guerre de paroles & d’écrits, il s’appliqua tout entier à la composition, & il fit son coup d’essai sur les cynégétiques d’Oppian qu’il traduisit en latin avec élégance, & qu’il explique par de savans commentaires. Le roi Henri III. s’entretint plusieurs fois avec lui, & ces entretiens lui firent beaucoup d’honneur ; car comme il avoit l’esprit présent, & que pour ainsi dire il avoit en argent comptant toutes les richesses de son esprit, il étaloit une incroyable abondance de choses curieuses, que son excellente mémoire lui fournissoit sur-le-champ. Depuis, la jalousie de quelques personnes lui ayant attiré la disgrace du roi, il se retira auprès du duc d’Alençon, à qui quelque tems après les Hollandois déférerent la souveraineté de leurs provinces, & il fut extrèmement considéré de ce prince, à cause de sa rare érudition & de ses belles connoissances. Il accompagna ce duc dans son voyage d’Angleterre, & après sa mort il se retira à Laon, dont on lui donna la judicature ; & il y rendit la justice avec beaucoup d’intégrité jusqu’à l’année 1588. Enfin il y mourut de la peste âgé de plus de 70 ans. De Thou, lib. CXVII.

M. Diecman (Diecman, de naturalisno Bodini) découvrit dans le dernier siecle un manuscrit de Bodin intitulé, Colloquium heptaplomeres de abditis rerum sublimium arcanis. Chaque interlocuteur a sa tâche dans cet ouvrage ; les uns attaquent, les autres défendent. L’Eglise romaine est attaquée la premiere, les Luthériens viennent ensuite sur les rangs ; le troisieme choc tombe sur toutes les sectes en général ; le quatrieme sur les Naturalistes ; le cinquieme sur les Calvinistes ; le sixieme sur les Juifs ; & le dernier sur les sectateurs de Mahomet. L’auteur ménage de telle sorte ses combattans, que les chrétiens sont toujours battus : le triomphe est pour les autres, & sur-tout pour les Naturalistes & pour les Juifs. Bodin acheva ce mauvais ouvrage l’an 1588, âgé d’environ 63 ans, & mourut l’an 1596, sans qu’il ait paru renoncer aux sentimens qu’il avoit exposés dans son livre. On dit au contraire qu’il mourut juif.

Le plus considérable de ses ouvrages, & celui qui lui a fait le plus d’honneur, ce sont ses livres de la république, dont M. de Thou parle en ces termes : Opus magnum de republica Gallicè publicavit, in quo, ut omni scientiarum genere, non tincti, sed imbuti ingenii fidem fecit, sic nonnullis, qui rectè judicant, non omninò ab ostentationis innato genti vitio vacuum se probavit. Il soutint parfaitement dans sa conduite les maximes dont il avoit rempli son ouvrage ; car avant été député en 1576 par le tiers-état de Vermandois aux états de Blois, il y soutint fortement les droits du peuple. « Il y remontra, dit Mezerai, avec une liberté gauloise, que le fonds du domaine royal appartenoit aux provinces, & que le roi n’en étoit que le simple usager. Ce que le roi Henri III. ne trouva pas mauvais, disant que Bodin étoit homme de bien ».

Quelques auteurs ont disputé à Bodin la qualité d’écrivain exact & judicieux, mais du-moins ne lui a-t-on pu refuser un grand génie, un vaste savoir, une mémoire & une lecture prodigieuses. Montagne dit qu’il étoit accompagné de beaucoup plus de jugement que la tourbe des écrivailleurs de son siecle, & qu’il mérite qu’on le lise & qu’on le considere. Voyez Bayle, Dictionn. tom. II. p. 33, &c.

Balthasar Gracian, jésuite espagnol, mourut l’an 1658 à l’âge de 54 ans. Ses ouvrages sont l’homme de cour, le héros, le criticon & le discret. Le premier est une espece de rudiment de cour, dit M. Amelot de la Houssaie, qui l’a traduit, & de code politique, ou un recueil des meilleures & des plus délicates maximes de la vie civile & de la vie de cour. Dans le second, Gracian a entrepris de former le cœur d’un grand homme. Le troisieme n’est qu’une censure assez ingénieuse des vices ; & dans le dernier l’auteur a tâché de donner l’idée d’un homme parfait. Cet auteur a certainement de très-bonnes choses, mais ses ouvrages sont remplis d’idées peu naturelles, & d’expressions trop recherchées & trop guindées. L’homme de cour est son meilleur ouvrage. « On peut le regarder, dit Bayle, comme la quintessence de tout ce qu’un long usage du monde, & une réflexion continuelle sur l’esprit & le cœur humain, peuvent apprendre pour se conduire dans une grande fortune ; & il ne faut pas s’étonner si la savante comtesse d’Aranda, donna Louisa de Padilla, se formalisoit de ce que les belles pensées de Gracian devenoient communes par l’impression ; ensorte que le moindre bourgeois pouvoit avoir pour un écu des choses, qui à cause de leur excellence, ne sauroient être bien en de telles mains. On pourroit appliquer à cet auteur l’éloge qu’il a donné à Tacite, de n’avoir pas écrit avec de l’encre, mais avec la sueur précieuse de son vigoureux esprit. »

Trajan Boccalin étoit natif de Rome ; l’inclination qui le portoit à la satyre se découvrit de bonne heure, & ses premiers essais furent dans ce genre pernicieux. C’est à son humeur enjouée & médisante, que nous devons ses relations du Parnasse, ouvrage recommandable par la variété des matieres, par l’agrément du style, & par la façon ingénieuse dont il critique les vices. Il tomba dans le défaut ordinaire des satyriques ; & après avoir attaqué impunément les vices en général, il osa s’élever contre les têtes couronnées, & sur-tout contre l’Espagne. Il prétendit démontrer que la haute idée qu’on avoit des forces de cette couronne n’étoit qu’un préjugé ; & il indiqua des moyens assez propres pour abaisser cette puissance. Voyez son ouvrage intitulé lapis lydius politicus. La sagacité avec laquelle il en découvrit la foiblesse, lui mérita le nom de grand politique, mais elle lui fut funeste. Il fut assassiné à Venise par quelques soldats. Au reste cet homme qui trouvoit des défauts dans tous les gouvernemens, & qui censuroit toute la terre, fit voir qu’il est plus facile d’inventer des regles que de les appliquer. La jurisdiction qu’il exerça dans quelques lieux de l’état ecclésiastique, souleva tout le monde contre lui. Voici comment Nicius Erytreus qui a écrit sa vie, en parle : quamobrem fiebat ut Romam crebræ de ipsius injuriis querimoniæ deferrentur ; ac locus proverbio fieret, quo dicitur, tria esse hominum genera, qui nihil ferè legibus, quas ipsi aliis imponunt, utantur, nimirum jurisconsultos, medicos atque theologos : nulli enim magis in negociis ab jure, ab æquitate discedunt, quam jurisconsulti ; nulli tuendæ valetudinis rationem minus servant quam medici : nulli conscientiæ aculeos minus metuunt quam theologi…. quod tamen de iis tantum intelligendum qui ea studia non seriò ac sedulò, verum in speciem, & dici causa, profitentur.

Nicolas Machiavel naquit à Florence ; il reçut, dit-on, de la nature un esprit si vif & si pénétrant, qu’il n’eut pas besoin de le cultiver par l’étude des lettres greques & latines. Cependant on a de la peine à se persuader qu’il fût aussi ignorant qu’on le dit. On sait qu’il fit quelques comédies à l’imitation de celles d’Aristophane & de Plaute, qui lui mériterent les éloges de Léon X. D’ailleurs ses discours sur Tite-Live ne laissent aucun lieu de douter qu’il ne fût très-au fait de l’histoire ancienne, & qu’il ne l’eût par conséquent étudiée avec attention. Son génie brilla principalement dans sa maniere de traiter l’histoire moderne. Il ne s’attacha point, à l’exemple des auteurs de son tems, à toutes ces minuties historiques qui rendent cette étude si dégoutante ; mais il saisit par une supériorité de génie, les vrais principes de la constitution des états, en déméla les ressorts avec finesse, expliqua les causes de leurs révolutions ; en un mot, il se fraya une route nouvelle, & fonda toutes les profondeurs de la politique. Pour ramener les hommes à l’amour du devoir & de la vertu, il faudroit mépriser jusqu’aux talens qui osent en violer les regles. Les louanges qu’on donna à Machiavel échaufferent son génie naturellement trop hardi, & l’engagerent à établir des principes qui ont fait un art de la tyrannie, & qui enseignent aux princes à se jouer des hommes. Son zele pour l’état républicain lui attira la haine de la maison de Medicis, contre laquelle il s’étoit déclaré. Il fut soupçonné d’être entré dans une faction opposée à cette puissante maison ; en conséquence il fut mis en prison, & ensuite appliqué à la question ; mais n’ayant rien avoué, il fut mis en liberté. On le chargea d’écrire l’histoire de la sa patrie, & on lui donna des appointemens considérables. Mais de nouveaux troubles l’arracherent à son travail, & lui firent perdre sa pension. Il se forma une conjuration contre les Médicis, qu’on accusoit de vouloir élever leur puissance sur les ruines de la liberté publique. Cette conjuration ayant été découverte, on accusa Machiavel d’en avoir animé les ressorts, en proposant aux conjurés les exemples fameux de Brutus & de Cassius. Il ne fut point convaincu, mais le soupçon resta ; & sa pension ne lui ayant point été rendue, il tomba dans la derniere misere. Il mourut quelques années après à l’âge de 48 ans.

Nous avons de Machiavel plusieurs ouvrages qui ont été traduits en toutes sortes de langues ; telles sont ses dissertations sur Tite-Live, & son histoire de Florence, qui fut estimée des connoisseurs. Mais celui qui a fait le plus de bruit, c’est celui qui est intitulé le prince de Machiavel. C’est là qu’il a développé les principes de politique, dont ses autres ouvrages ne renferment que les germes. C’est là qu’on l’accuse d’avoir réduit la trahison en art & en science, d’avoir rendu la vertu esclave d’une prévoyance à laquelle il apprend à tout sacrifier, & d’avoir couvert du nom de politique la mauvaise foi des princes. Funeste aveuglement, qui sous le voile d’une précaution affectée, cache la fourbe, le parjure & la dissimulation. Vainement objecte-t-on que l’état des princes demande de la dissimulation ; il y a entre la mauvaise foi & la façon sage & prudente de gouverner, une grande différence. Quel monarque eut plus de candeur & de bonne foi que Henri IV ? la franchise & la sincérité de ce grand roi ne détruisirent-ils pas tous les vains projets de la politique espagnole ? Ceux qui se figurent qu’un prince n’est grand qu’autant qu’il est fourbe, donnent dans une erreur pitoyable. Il y a, comme nous l’avons déja dit, une grande différence entre la prudence & la mauvaise foi ; & quoique dans ce siecle corrompu on leur donne le même nom, le sage les distingue très-aisément. La véritable prudence n’a pas besoin des regles qui lui apprennent le moyen de secouer le joug de la vertu & de l’honneur. Un roi n’est point obligé à découvrir ses desseins à ses ennemis, il doit même les leur cacher avec soin ; mais il ne doit point aussi sous de vaines promesses, sous les appâts d’un raccommodement feint, & sous le voile d’une amitié déguisée, faire réussir les embuches qu’il veut leur tendre. Un grand cœur, dans quelqu’état qu’il soit placé, prend toujours la vertu pour guide. Le crime est toujours crime, & rien ne lui fait perdre sa noirceur. Que de maux n’éviteroit-on pas dans le monde, si les hommes étoient esclaves de leurs sermens ! quelle paix, quelle tranquillité ne régneroit point dans l’univers ! les rois auroient toujours des sujets fideles, & soumis à l’obéissance qu’ils leur ont jurée ; les souverains d’un autre côté, attentifs à remplir les conditions qu’ils ont promis d’exécuter en montant sur le trône, deviendroient les peres d’un peuple toujours prêt à obéir, parce qu’il n’obéiroit qu’à la justice & à l’équité.

Les Antimachiavelistes. Nous ne devons point oublier ici les auteurs qui ont assez aimé le bonheur des peuples ; & en même tems la véritable grandeur des princes, pour mettre dans tout son jour le faux d’une doctrine si opposée à ces deux objets. Nous en ferions ici un catalogue assez long, si notre but étoit de faire une bibliotheque philosophique. On peut consulter sur ce sujet, Struvius, Bibl. Phil. c. vij. Reinhardus, in theatro prudentiæ civilis. Budé. Isagog. hist. theol. annot. in hist. phil. Nous indiquerons seulement ceux qui se sont les plus distingués. 1°. De tous les auteurs qui ont écrit contre Machiavel, Possevin & Thomas Bossius sont ceux qui l’ont le plus maltraité. Le premier dans son livre intitulé jugement sur quatre auteurs ; le second dans plusieurs ouvrages, & surtout dans celui qui porte pour titre, l’empire de la vertu.

2°. Machiavel a eu encore un adversaire redoutable dans un auteur anonyme qui nous a donné trois livres de commentaires pour apprendre à bien gouverner quelque état que ce soit, contre Machiavel. Ce livre fut imprimé à Lausane, & eut plusieurs éditions consécutives. On conjecture qu’il est de Vincent Gentillet, natif du Dauphiné.

Mais de tous les ouvrages qu’on a faits contre Machiavel, le plus estimable sans contredit, soit par la solidité, soit par le nom respectable de son auteur, c’est l’antimachiavel, qu’on attribue communément à un homme dont la moindre qualité est d’être monarque. Le but que nous nous proposons ici nous empêche de nous étendre sur le mérite de cet excellent ouvrage : nous dirons seulement avec Platon, heureux un état lorsque son roi sera philosophe, ou qu’un philosophe sera son roi !

Politique arithmétique ; c’est l’application des calculs arithmétiques aux sujets ou aux usages de la politique ; comme aux revenus publics, au nombre des habitans, à l’étendue & à la valeur des terres, aux taxes, aux arts, au commerce, aux manufactures ; à tout ce qui regarde la puissance, la force, les richesses, &c. de quelque nation ou république. Voyez Arithmétique.

Les principaux auteurs qui ont essayé des calculs de cette espece, sont M. Guillaume Petty, Mayor Grand, Halley, Davenant & King ; ce qu’ils ont principalement déterminé se réduit à ce qui suit.

Suivant les supputations de M. Guillaume Petty, quoique le territoire de Hollande & Zélande ne contienne pas plus de 1 000 000 d’acres, & que celui de France n’en contienne pas moins que 8 000 000, néanmoins la Hollande est presque un tiers aussi riche & aussi forte que la France. Il suit du même calcul que les rentes ou les revenus des terres en Hollande sont à celles de France, comme 7 ou 8 à 1 ; que le peuple d’Amsterdam est les de celui de Paris ou de Londres ; car à son compte, le peuple de Londres & celui de Paris ne different pas plus d’un vingtieme. Que la valeur des flotes de l’Europe monte à deux millions de tonneaux, dont l’Angleterre en a 500 000, la Hollande 900 000, la France 100 000. Hambourg, Danemarc, la Suede & Dantzick, 250 000 ; l’Espagne, le Portugal, l Italie, &c. environ autant. Que la valeur des marchandises que l’on exporte tous les ans de France dans toutes les parties du monde, est quadruple de celle que l’on exporte de France dans l’Angleterre seule, & par conséquent l’exportation en tout, monte à 5 000 000 liv. Que ce qui étoit alors exporté d’Hollande en Angleterre, montoit à 300 000 liv. & que ce qui en étoit exporté dans tout le monde alloit à 18 000 000 liv. Que l’argent levé tous les ans par le roi de France, est d’environ 6 millions de livres sterling. Que l’argent levé en Hollande & Zélande, est environ 2 100 000 liv. & dans toutes les provinces ensemble, environ 3 000 000 liv. Que le peuple d’Angleterre monte environ à six millions ; que leur subside à 7 liv. par tête chaque année, est de 42 000 000 liv. ou de 800 000 liv. la semaine. Que la rente des terres est d’environ 8 millions ; que les intérêts & les profits des biens mobiliaires vont à autant. Que la rente des maisons en Angleterre est de 4 000 000 liv. Que les revenus du travail de tout le peuple montent à 26 000 000 liv. par an. Qu’il y a environ en Irlande 1 200 000 ames. Que le grain dépensé en Angleterre à 5 s. le boisseau pour le froment, & à 2 s. 6 d. pour l’orge, monte à dix millions par an. Que de son tems, la marine d’Angleterre avoit besoin de 36 000 hommes pour monter ses vaisseaux ; que les autres métiers & la navigation en demandoient environ 48 000. Qu’en France, toute la navigation en général n’employoit pas plus de 15 000 hommes. Que tout le peuple de France consiste environ en treize millions & demi d’hommes ; & celui d’Angleterre, d’Ecosse & d’Irlande ensemble, monte environ à neuf millions & demi. Que dans les trois royaumes d’Angleterre, il y a environ 20 mille prêtres, & en France environ 270 mille. Que dans toute l’étendue des états d’Angleterre, il y a environ 40 mille hommes de mer, & en France pas plus de 10 mille. Qu’en Angleterre, l’Ecosse & l’Irlande, & dans toutes les autres parties qui en dépendent, il y avoit alors environ 60 mille tonneaux d’embarquement ; ce qui fait environ la valeur de quatre millions & demi d’argent. Que le circuit de l’Angleterre, de l’Ecosse, de l’Irlande, & des îles adjacentes, est d’environ 3800 milles. Que dans tout le monde il y a environ 300 millions d’hommes, parmi lesquels ceux avec qui les Anglois & les Hollandois ont quelque commerce, ne vont pas à plus de 80 millions. Que la valeur des marchandises de négoce en tout, ne va pas au-dessus de 45 millions. Que les fabriques qu’on fait sortir d’Angleterre montent environ à 5 000 000 liv. par an. Le plomb, l’étain, le charbon de terre, est évalué 500000 liv. par an. Que la valeur des marchandises de France, que l’on apportoit alors en Angleterre, n’excédoit pas 1 200 000 liv. par an. Que toute la caisse d’Angleterre en monnoie courante, montoit de son tems environ à 6000000 liv. sterling.

M. Davenant donne de bonnes raisons par lesquelles il paroît que l’on ne doit pas compter entiérement sur tous les calculs de M. Guillaume Petty ; c’est pourquoi il en produit d’autres de son chef, fondées sur les observations de M. King.

Voici quelques-uns de ses calculs. Le territoire d’Angleterre contient 39 millions d’acres ; le nombre du peuple est d’environ 5 545 000 ames, l’augmentation qui s’en fait chaque année étant d’environ 9 000 hommes, sans compter ce qu’emporte la peste, la guerre, la navigation, les colonies, &c. Il évalue le peuple de Londres à 530 000 ; celui des autres cités & des villes où il y a marché, à 870 000 ; celui des villages & des hameaux, à 4 100 000. Il fait monter la rente annuelle des terres à 10 000 000 liv. celle des maisons & des édifices à 2 000 000 liv. par an. Il compte que le produit de toutes sortes de grains est de 9 075 000 liv. année commune. Que le revenu des terres à grain produit annuellement 2 000 000 liv. & que leurs bœufs produisent plus de 9 000 000 liv. que le revenu des pâturages, des prairies, des bois, des forêts, des communes, des bruyeres, &c. est de 7 000 000 liv. Il pense que le produit annuel des bestiaux, en beurre, en fromage, lait, est d’environ 2 500 000 liv. Que la valeur de la laine qu’on tire des animaux chaque année est d’environ 2 000 000 l. celle des chevaux que l’on y nourrit, est d’environ 250 000 liv. par an. Que la viande que l’on y dépense tous les ans pour la nourriture, monte environ à 3 350 000 liv. que la valeur des suifs & des cuirs est d’environ 600 000 liv. que celle du foin que les chevaux consomment tous les ans est d’environ 1 300 000 liv. que ce qui en est consommé par les autres bestiaux monte à 1 000 000 liv. Que la valeur du bois que l’on coupe tous les ans pour la construction des édifices est de 500 000 liv. celle du bois que l’on brûle, &c. est d’environ 500 000 liv. Que le terrein d’Angleterre par rapport à ses habitans, est à présent d’environ sept acres par tête, l’un portant l’autre. Que la valeur du froment, du seigle, de l’orge, nécessaires pour la subsistance de l’Angleterre, ne monte pas à moins que 6 000 000 liv. sterling par an. Que la valeur des manufactures de laine que l’on y fait, est d’environ 8 000 000 liv. par an ; que nos exportations de toutes sortes de manufactures de laines montent à plus de 2 000 000 liv. par an. Que le revenu annuel d’Angleterre, sur quoi tout le peuple vit & subsiste, & dont on paye les taxes de toute espece, est à présent d’environ 43 000 000 liv. que celui de France est de 81 000 000 liv. & celui d’Hollande de 18 250 000 livres.

M. Grand, dans ses observations sur les listes des morts, compte que le terrein d’Angleterre contient 39 000 milles quarrés ; qu’en Angleterre & dans le pays de Galles, il y a 4 600 000 d’ames ; que le peuple de Londres est d’environ 640 000 d’hommes, ce qui fait une quatrieme partie du peuple de toute l’Angleterre. Qu’en Angleterre & dans le pays de Galles, il y a environ 10 000 paroisses ; que l’Angleterre & le pays de Galles contient 25 millions d’acres, c’est-à-dire environ quatre acres par tête, l’un portant l’autre. Que sur 100 enfans depuis leur naissance jusqu’à l’âge de 6 ans, il n’y en a que 64 qui vivent ; qu’il n’y en a que 40 sur 100 au bout de 16 ans qui subsistent ; 25 sur 100 au bout de 26 ans ; 16 au bout de 36 ans ; 10 au bout de 46 ans ; 6 au bout de 56 ans ; 3 au bout de 66 ans ; & qu’enfin sur 100 hommes, il n’y en a qu’un qui subsiste au bout de 76 ans : & que le peuple de Londres devient double de ce qu’il étoit après 64 ans révolus.

M. Guillaume Petty, dans son traité de la proportion doublée, nous apprend de plus qu’il est démontré par l’expérience qu’il y a plus de personnes qui vivent entre 16 & 26 ans, que dans tout autre âge ; & posant cela comme un fait, il en infere que les racines quarrées de chaque nombre d’âges d’hommes au-dessous de 16 (dont la racine quarrée est 4), montrent la proportion de probabilité qu’il y a que ces personnes atteindront l’âge de 70 ans.

Ainsi il est quatre fois plus probable qu’un homme âgé de 16 ans, vivra 70 ans, qu’un enfant d’un an. Il est trois fois aussi probable qu’une personne de 9 ans en vivra 70, qu’un enfant qui vient de naître, &c. que le rapport de certitude qu’une personne de 25 ans mourra avant une de 16, est comme 5 est à 4 ; que le rapport de certitude qu’une personne âgée de 36 ans mourra avant celle qui n’en a que 25, est comme 6 est à 5 (toujours conformément au rapport des racines quarrées des âges) & ainsi de suite jusqu’à 70 ans, en comparant chaque âge avec un nombre pris entre 4 & 5, où l’on doit trouver à-peu-près la racine quarrée de 21, qui est le tems où la loi établit que l’on est majeur.

M. Halley fait une estime très-exacte des degrés de mortalité de l’homme, qu’il établit sur une table très-curieuse des naissances & des enterremens de la ville de Breslaw, capitale de Silésie, avec un essai pour fixer le prix des annuités sur la durée de la vie, suivant une table qu’il en a calculée & publiée dans les Transactions philosophiques, où l’on déduit les usages suivans.

1°. Pour trouver dans un corps quelconque de peuple la proportion des hommes propres à porter les armes, qu’il prend depuis 18 jusqu’à 56 ans ; & il en compte environ la quatrieme partie du tout. 2°. Pour montrer les différens degrés de mortalité, ou plûtôt de la durée de la vie dans tous les âges, il trouve par ce moyen le degré de certitude qu’il y a qu’une personne d’un âge quelconque, ne mourra point dans un certain nombre d’années, ou avant qu’elle ait atteint un tel âge. 3°. Pour montrer le nombre d’années où il y a à parier avec un égal avantage, qu’une telle personne ne mourra point ; & il trouve, par exemple, qu’il y a un égal avantage à parier qu’un homme âgé de 30 ans, vivra entre 27 & 28 ans. 4°. Pour régler le prix des assurances sur les vies ; 5°. l’évaluation des annuités sur les vies ; 6°. comment on peut évaluer deux ou trois vies, en suivant la même méthode. Voyez Annuité.

De tout cela il en tire deux excellentes observations. 1°. Combien est injuste la coutume où l’on est de se plaindre de la briéveté de la vie ; car il paroît que la moitié de ceux qui sont nés, ne vivent pas plus de 17 ans.

2°. Que de tout ce qui compose notre nature, il n’y a rien qui s’oppose plus à l’accroissement & à la multiplication des hommes, que les difficultés recherchées que font la plûpart des hommes à propos des inconvéniens auxquels on s’expose dans l’état du mariage ; & c’est pour cette raison que tous les gouvernemens sages doivent établir un ordre tel qu’il y ait très-peu à gagner pour ceux qui vivent dans le célibat ; mais que l’on encourage par tous les moyens possibles ceux qui ont un grand nombre d’enfans. Tel étoit le jus trium liberorum, &c. chez les Romains.

De plus, cet auteur fait des observations particulieres, qui concernent le nombre des naissances & des enterremens, la proportion des mâles & des femelles, &c Voyez les articles Mariage, Mortalité, &c.

Critique politique. Voyez Critique.

Politique, grace, s. f. ce mot a des acceptions différentes ; l’usage les a fixées ; il a voulu que l’on dît dans de certaines circonstances, faire grace ; dans d’autres, faire une grace : ce qu’un grammairien devoit démêler, & qu’un philosophe devoit voir & sentir, le monde l’a soupçonné ; mais il faut lui montrer ce qu’il a entrevu.

Faire grace ; on entend par-là suspendre & empêcher l’effet d’une loi quelconque. Il est évident qu’il n’y a que le législateur qui puisse abroger une loi qu’il a portée. Une loi n’est telle, & n’a de force, que la force que le peuple lui en a donnée en la recevant. Les lois qui gouvernent un peuple sont donc à lui ; il est donc le même tant que ces lois sont les mêmes : il est donc modifié quand ses lois sont changées. Je remarquerai que c’est dans le gouvernement où ces lois peuvent souffrir plus de modifications, qu’elles peuvent être anéanties plutôt, & que par conséquent ce seront les lois moins intimes entr’elles & moins nécessaires qui seront plus sujettes aux révolutions. Lorsque les hommes étoient gouvernés seulement par les lois de la sociabilité, la société seroit détruite, si l’exécution des lois qui la forment étoit suspendue ; d’où nous conclurons que lorsqu’une loi peut être abolie sans bouleverser le gouvernement, que ce gouvernement est lâche ; & que si elle peut être abolie sans y produire un grand effet, que ce gouvernement est monstrueux.

Les recherches qui nous conduiroient à découvrir dans quel état les lois fondamentales peuvent être détruites par d’autres lois, ou par le changement des mœurs, ne sont pas de mon sujet. Je dirai seulement que lorsque les mœurs ne découlent pas des lois, qu’alors on peut frapper les lois ; & que lorsqu’elles en découlent, c’est la corruption des mœurs qui les changent. Il résulte de ceci qu’il est absurde de dire qu’un seul homme puisse faire une loi ; qu’il est dangereux d’en faire de nouvelles ; plus dangereux encore d’arrêter l’exécution des anciennes : & que le pouvoir le plus effrayant est celui de l’homme qui revêt l’iniquité du sceau de la justice. Les despotes n’en peuvent pas venir à ce point ; aussi certains déclamateurs contre les despotes ont bien servi les tyrans.

Faire des graces ; grace dans ce sens signifie dons, faveurs, distinctions, &c. accordés aux hommes qui n’ont d’autres prétentions pour les obtenir que d’en être susceptibles par leur naissance ou leur état.

Les graces sont en rapport des principes qui meuvent les gouvernemens : l’amour de l’égalité qui produit la liberté des républiques, exclut les graces ; & comme la vertu qui en est le principe, est étroitement liée à l’amour de la liberté, ces gouvernemens ne comportent qu’une seule espece de grace, celle d’être nourri & enterré aux dépens du public, ou de recevoir des dons du fisc. En effet, que manque-t-il à un homme vertueux ? que donneroient des hommes libres à un homme libre comme eux ? Le citoyen qui avoit sauvé la vie à un citoyen avoit droit à la couronne civique ; le soldat qui avoit monté le premier à l’assaut d’une ville ennemie avoit droit à la couronne murale, &c. Ces récompenses à Rome & dans la Grece n’avoient rien d’arbitraire, les services rendus avoient leur prix.

Dans les états despotiques les graces sont identifiées avec les charges ; il faut que le despote choisisse un esclave pour gouverner d’autres esclaves, & il l’appellera visir ou bacha : comme la nature de ce gouvernement exclut les droits, il faut que son principe établisse les graces que la nature de ce gouvernement exige : elles ne peuvent pas devenir abusives, parce que ce gouvernement est lui-même l’excès de tous les abus.

C’est dans les monarchies que les graces sont plus intimement liées avec le principe de ce gouvernement ; l’honneur est relatif ; il suppose donc des distinctions : la vertu, principe des républiques, les exclut, pour ainsi dire ; l’honneur en exige, mais il en dédaigne plusieurs : il faut aussi que la nature des graces suive la marche de l’honneur, sans quoi l’enchantement de ce gouvernement ne subsistera plus, l’opinion seroit détruite. Un roi peut établir, par exemple, un ordre dans son royaume ; c’est l’opinion des hommes susceptibles de cet honneur qui a rendu cette marque distinctive plus ou moins désirable : mais elle la rend toujours l’objet de l’ambition la plus déréglée, parce qu’elle donne aux hommes une grandeur plus idéale, & par conséquent plus éloignée de celle qu’ils partageront avec leurs égaux. Dans cet état tous les ordres qui le composent tendent vers le monarque ; il est élevé au sommet de la pyramide, sa base moyennant cela n’est pas écrasée ; mais aussi les malheurs qui peuvent renverser l’édifice monarchique sont peut être innombrables. Je vais jetter seulement ici un regard sur les malheurs & sur le bien que peuvent produire les graces.

Nous avons dit qu’il n’étoit point d’honneur sans distinctions, & moyennant cela, qu’il falloit que les distinctions suivissent la marche de l’honneur ; en effet, si elles le dénaturent, le gouvernement sera bouleversé ; les distinctions renferment toutes les graces possibles, les biens, les charges qui en rapportent, & auxquelles sont joints des honneurs, les places du royaume, & les marques honorables sans biens. Tant que le luxe n’aura point corrompu les ames, l’aisance sera générale, au moins il y aura une proportion établie dans la fortune des particuliers ; alors les hommes auront encore cette force élastique qui les fera remonter où ils étoient avant d’être pliés. L’ordre de l’Etoile fut-il avili, il fallut créer celui de S. Michel ; celui-ci fut-il prostitué, il fallut qu’Henri III. créât celui du Saint-Esprit. Ce qui peut introduire inévitablement le luxe, & pis encore, la soif de l’or, dans un état monarchique, c’est la distribution des graces & leur nature. Si l’on ne distingue pas les bienfaits, les dons, les récompenses, les graces proprement dites, par lesquelles je n’entends désormais que les marques purement honorables, tout sera perdu. Louis XIV. a senti une partie de ce que je dis : il répandoit ses bienfaits, ils tiennent à la générosité ; il accorda des dons à ceux qui étoient attachés au service de sa personne, cela tient à la reconnoissance ; récompensa les artistes célebres & les gens de lettres illustres, cela tient à la gloire ; fit des graces aux seigneurs de sa cour, cela tient à la dignité : il eût tout fait s’il n’avoit pas attaché au bonheur de lui plaire des graces que partageoient ceux qui avoient l’honneur de servir dans ses armées, & qu’il n’eût pas donné à ses courtisans des biens immenses qui les rendoient l’objet de la jalousie de ceux dont à leur tour ils envioient les grades. Le danger de ce mal étoit moins voisin, que s’il eût tout confondu ; il en étoit presque le maître : mais ce mal devoit jetter des racines profondes, & qui ébranleroient la machine si on vouloit les déraciner. C’est le luxe qu’il devoit produire ; quand il sera poussé à l’excès, on demandera les charges pour jouir de leurs émolumens. Alors on pourra prostituer les honneurs ; on les desirera ces honneurs, & on les partagera avec des gens qui les dégradent, parce que le tems sera venu de demander combien avez-vous d’argent ? quia tanti scis, quantum habeas. C’étoit-là le beau siecle d’Auguste. Il est pourtant un moyen de reculer ces tems détestables, c’est de n’attacher aux grades, aux marques, aux places honorifiques nul revenu ; cela arrêteroit le luxe ; on ne se ruineroit plus pour avoir un gouvernement, mais on feroit un bon usage de son bien pour se rendre digne de commander une province. Sed tandem sit finis quærendi.

Politiques, s. m. pl. (Hist. mod.) nom d’un parti qui se forma en France pendant la ligue en 1574. C’étoient des catholiques mécontens, qui sans toucher à la religion, protestoient qu’ils ne prenoient les armes que pour le bien public, pour le soulagement du peuple, & pour réformer les désordres qui s’étoient glissés dans l’état par la trop grande puissance de ceux qui abusoient de l’autorité royale ; on les nomma aussi royalistes, quoique dans le fond ils ne fussent pas trop soumis au souverain. Ils se joignirent aux Huguenots, sous la conduite d’Henri de Montmorenci, maréchal de Dam-Ville & gouverneur de Languedoc, qui pour se maintenir dans sa place avoit formé ce parti, & y avoit attiré le vicomte de Turenne son neveu, qui fut depuis duc de Bouillon.