L’Encyclopédie/1re édition/PRÉDESTINATION

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PRÉDESTINATION, s. f. (Théolog.) de la préposition præ, devant, & du verbe destinare, destiner. Ce terme signifie à la lettre une destination antérieure.

Mais, dans le langage de l’Eglise & des Théologiens, la prédestination se prend pour le dessein que Dieu a formé de toute éternité de conduire par sa grace quelqu’un à la foi ou au salut éternel, pendant qu’il en laisse d’autres dans l’infidélité ou dans la masse de perdition.

Ceux qui sont ainsi laissés dans la masse de perdition sont les réprouvés, & les autres sont les prédestinés. Sur quoi il est bon de remarquer que les anciens ont quelquefois pris le terme de prédestination en général, tant pour la destination des élus à la grace & à la gloire, que pour celle des réprouvés au péché & à l’enfer. Saint Augustin, saint Prosper, saint Isidore l’emploient en ce sens en quelques occasions. Mais cette expression a paru trop dure, & le mot de prédestination ne se prend plus qu’en bonne part pour l’élection à la grace & à la gloire.

Saint Augustin, dans son livre du don de la persévérance, chap. xiv. définit la prédestination en ces termes : præscientia est præparatio beneficiorum Dei, quibus certissimè liberantur quicumque liberantur ; & saint Thomas en donne cette définition, ratio transmissionis creaturæ rationalis in finem vitæ æternæ ; I. part. quæst. xxiij. art. 1. définitions au-reste qui ne regardent que l’état de nature corrompue par le péché. Car on convient généralement que dans l’état de nature innocente, la prédestination des anges à la gloire supposoit la prévision de leurs mérites.

Le decret de la prédestination, considéré dans sa totalité, n’est autre chose qu’une volonté efficace & absolue de la part de Dieu, par laquelle il a arrêté de rendre éternellement heureuses quelques-unes de ses créatures, & de leur accorder dans le tems les graces qui font pratiquer le bien méritoire du ciel. Ce decret quoique simple en lui-même peut être envisagé sous deux faces différentes, ou par rapport à la gloire, ou par rapport à la grace. De-là les Théologiens distinguent deux sortes de prédestination ; l’une à la gloire, & l’autre à la grace.

La prédestination à la gloire est de la part de Dieu une volonté absolue, en vertu de laquelle il fait choix de quelques unes de ses créatures pour régner éternellement avec lui dans le ciel, & il leur confere en conséquence les secours nécessaires pour arriver à cette fin.

La prédestination à la grace est de la part de Dieu une volonté absolue & efficace, en vertu de laquelle il a résolu d’accorder dans le tems à quelques-unes de ses créatures les graces qui font accomplir les préceptes de la loi, & persévérer jusqu’à la fin dans la pratique du bien.

Tous ceux qui sont prédestinés à la grace ne sont pas pour cela prédestinés à la gloire, parce que plusieurs de ceux-là perdent la grace & ne perséverent pas dans le bien. Au contraire ceux qui sont prédestinés à la gloire le sont aussi à la grace, Dieu leur accorde le don de la vocation à la foi, de la justification, & de la persévérance, comme l’explique saint Paul, Rom. viij. 30.

Il est important sur cette matiere de distinguer les vérités qui sont de foi d’avec les opinions d’école.

Les vérités catholiques sur la prédestination se réduisent à celles-ci : 1°. qu’il y a en Dieu un decret de prédestination, c’est-à-dire, une volonté absolue & efficace, par laquelle il arrête en lui-même de donner le royaume des cieux à quelques-unes de ses créatures. Epist. synodic. episcop. afric. cap. xiv.

2°. Que Dieu qui prédestine à l’immortalité glorieuse, prédestine aussi à la grace qui fait persevérer dans le bien. Fulgent. lib. III. de verit. prædest.

3°. Que le decret de la prédestination est en Dieu de toute éternité, qu’il l’a formé avant la création du monde, & qu’on ne peut pas dire qu’il y ait eu un tems où ce decret n’ait pas été en Dieu. Saint Paul, Eph. c. j. v. 3, 4, 5.

4°. Que c’est par un pur effet de sa volonté bienfaisante, que Dieu a prédestiné un certain nombre de ses créatures à la gloire, & par conséquent que ce decret est libre en Dieu & exempt de toute nécessité. Ibid. v. 6 & 11.

5°. Que le decret de la prédestination est certain & infaillible en lui-même, & qu’il aura certainement & infailliblement son exécution, ainsi que Jesus-Christ le déclare en saint Jean, c. x. v. 27, 28 & 29.

6°. Que personne ne peut être assuré sans une révélation expresse s’il est du nombre des élus, comme on le prouve par saint Paul, Philipp. xj. v. 12. I. Cor. iv. v. 4. & comme l’a défini le concile de Trente contre les Calvinistes, sess. VI. ch. ix. xij. & xvj. & can. xv.

7°. Que le nombre des prédestinés est fixe & immuable, qu’il ne peut être augmenté ni diminué, puisque Dieu lui-même l’a fixé de toute éternité. Saint Jean, c. x. v. 27. 28. saint Aug. lib. de corrept. & grat. c. xiij.

8°. Que le decret de la prédestination n’impose ni par lui-même, ni par les moyens dont Dieu se sert pour le conduire à son exécution, aucune nécessité aux élus de pratiquer le bien. Ils agissent toujours très librement, & conservent toujours dans le moment même qu’ils accomplissent la loi, le pouvoir de ne pas l’observer. Saint Prosper, resp. ad sextam object. Gallor.

9°. Que la prédestination à la grace est absolument gratuite, qu’elle ne prend sa source que dans la miséricorde de Dieu, & qu’elle est antérieure à la prévision de tout mérite naturel. Saint Paul, Rom. c. xj. v. 6.

10°. Que la prédestination à la gloire n’est pas fondée sur la prévision des mérites humains, formés par les seules forces du libre arbitre, parce que si Dieu trouvoit le motif de notre élection à la vie éternelle dans le mérite de nos propres œuvres, il ne seroit plus vrai de dire avec saint Pierre qu’on ne peut être sauvé que par Jesus-Christ.

11°. Que l’entrée du royaume des cieux qui est le terme de la prédestination, est tellement une grace : gratia Dei vita æterna, Rom. vj. 23. qu’elle est en même tems un salaire, une récompense, une couronne des bonnes œuvres faites avec le secours de la grace : merces, corona justitiæ, bravium. II. Tim. iv. 8. Philipp. iij. 14.

Tels sont sur la prédestination les divers points du dogme, ou contenus clairement dans l’Ecriture, ou décidés en différens tems par l’Eglise contre les Pélagiens, les Sémi-Pélagiens, les Calvinistes, & autres novateurs.

Mais on dispute vivement dans les églises catholiques, savoir, si le decret de la prédestination à la gloire est antérieur ou postérieur à la prévision des mérites surnaturels, formés par la grace. L’état de la question est de savoir précisément si Dieu veut en premier lieu d’une volonté absolue & efficace le salut de ses créatures, & s’il résout en conséquence de leur accorder dans le tems des graces qui leur fassent infailliblement opérer des bonnes œuvres ; ou si au contraire Dieu se propose d’abord de distribuer à ses créatures tous les secours de grace nécessaires pour l’observation des préceptes de la loi, & si ce n’est pas en conséquence de la prévision des mérites qui doivent résulter du bon usage de ces graces qu’il décide du bonheur éternel.

Les Thomistes & les Augustiniens soutiennent que le decret de la prédestination à la gloire est antérieur à la prévision de tout mérite ; que Dieu n’a trouvé qu’en lui-même le motif de cette élection, & qu’il l’a décernée indépendamment de la connoissance de la chûte future d’Adam, chef de tout le genre humain. Quelques-uns d’eux prétendent qu’il est inutile de distinguer dans Dieu deux decrets, l’un de prédestination à la gloire, l’autre de prédestination à la grace ; qu’il n’y en a qu’un seul qui envisage la gloire comme la fin & la grace, ou la collection des graces comme les moyens pour parvenir à cette fin : mais que, supposé même cette distinction des decrets, la prédestination à la gloire n’en est pas moins antérieure à la prévision des mérites, parce que, disent-ils, tout agent sage se propose d’abord une fin, ensuite il examine les moyens propres à conduire à cette fin. Or la gloire est la fin que Dieu se propose d’abord, les mérites ne sont que les moyens pour arriver à cette fin, d’où il s’ensuit que Dieu a décerné la gloire avant que de faire attention aux mérites. Enfin, quelques défenseurs de cette opinion pensent qu’elle appartient à la foi, & que saint Augustin étoit tellement persuadé de la gratuité de la prédestination considérée dans sa totalité, c’est-à-dire, prise pour un seul decret en Dieu qui destine la gloire à ses élus par certains moyens efficaces qu’il leur a préparés pour les y conduire, qu’il ne craint point de donner ce sentiment comme la créance de l’Eglise, & de soutenir que personne ne peut l’attaquer sans tomber dans l’erreur. Lib. de don. perseverant. c. xxiij. & xix.

Il faut convenir en effet, que l’Ecriture & saint Augustin, avec quelques autres peres latins, sont extrèmement favorables à ce sentiment ; mais ce n’est point assez pour le mettre au nombre des dogmes de la foi, puisqu’on tire également de l’Ecriture, des Peres, & de saint Augustin même, des autorités qui appuient fortement l’opinion contraire, & que l’Eglise permet encore aujourd’hui que les Théologiens connus sous le nom de Molinistes & de Congruistes, la soutiennent.

En effet, ceux-ci alleguent en leur saveur le v. 25. du xxxiv. chap. de S. Matthieu, comparé avec le v. 41. du même chapitre, où la prédestination & la réprobation supposent également la prévision des mérites & des démérites. Ces paroles de S. Ambroise, non ante prædestinavit quam præsciret, sed quorum merita præscivit eorum præmia prædestinavit ; lib. V. de fide, cap. vj. & celles-ci de S. Chrysostome, homil. in cap. xxv. Matth. Antequam nati sitis, quia sciebam vos hujusmodi futuros hæc vobis à me præparata suerunt. Et enfin, que S. Augustin dans les textes que nous avons indiqués, ne parloit que de la prédestination à la grace, qui réellement ne suppose aucuns mérites, comme le prétendoient les Pélagiens, & non de la prédestination à la gloire, dont il a dit lui-même : quos voluit Deus hos elegit : elegit autem sicut dicit apostolus & secundum suam gratiam, & secundum eorum justitiam. Serm. de verb. evang. S. Luc. cap. x. Or, ajoutent ces théologiens, il est clair que dans ce passage il ne s’agit point de la prédestination à la grace, qui ne suppose en nous aucune justice ; mais de la prédestination à la gloire, qui suppose des mérites fondés sur la grace. Et lorsque les Pélagiens soutenoient que la prédestination à la gloire étoit postérieure à la prévision des mérites, S. Augustin ne refusoit pas d’acquiescer à leurs sentimens, pourvu que de leur côte ils reconnussent que ces mérites étoient des effets de la grace, & non des seules forces de la nature. Si merita nostra sic intelligerent, dit-il, lib. de grat. & lib. arbitr. ut etiam ipsa dona Dei esse cognoscerent, non esset reprobanda ista sententia. Enfin, ils remarquent que dans le decret de la prédestination, Dieu n’envisage pas seulement la gloire comme fin, mais comme récompense qu’il décerne aux bonnes œuvres opérées avec le secours de sa grace, & qu’il accorde non-seulement comme un bienfait, mais encore à titre de justice.

On sent que tout le nœud de cette difficulté, dépend des systèmes qu’embrassent ces diverses écoles sur la nature de la grace. Voyez Grace, Efficace, Augustiniens, Molinisme, Thomistes ; &c. Les Calvinistes sont aussi partagés sur l’article de la prédestination ; car les Arminiens soutiennent qu’il n’y a point d’élection absolue, ni de préférence gratuite, par laquelle Dieu prépare à certaines personnes choisies, & à elles seules des moyens certains pour les conduire à la gloire ; mais que Dieu offre à tous les hommes, & sur-tout à ceux à qui l’Evangile est annoncé, des moyens suffisans de se convertir, dont les uns usent, & les autres non, sans en employer aucun autre pour ses élus, non plus que pour les reprouvés ; en sorte que l’élection n’est jamais que conditionnelle, & qu’on en peut déchoir en manquant a la condition : d’où il s’ensuit qu’on ne peut être en aucune sorte assuré de son salut.

Les Catholiques admettent cette conséquence, quoiqu’ils ne conviennent pas du principe, comme on l’a vu. Les Luthériens l’admettoient en partie, prétendant qu’on peut être sûr de sa justice présente, mais non pas de la persévérance future. Mais les Calvinistes au contraire déciderent dans leur synode de Dordrecht, que le decret de la prédestination est absolu & immuable ; que Dieu donne la vraie & vive foi à tous ceux qu’il veut retirer de la damnation commune, & à eux seuls ; que tous les élus sont dans leur tems assurés de leur élection… non en sondant les decrets de Dieu, mais en remarquant en eux-mêmes les fruits infaillibles de cette élection tels que la vraie foi, la douleur de ses péchés, & les autres, & que le sentiment & la certitude de leur élection, les rend toujours meilleurs de plus en plus. Sess. 36. pag. 249. actor. synod. Dordac. Bossuet, hist. des variat. liv. XIV. pag. 328. & 330.

Luther avoit aussi toujours soutenu ces secrets absolus & particuliers, par lesquels Dieu prédestine un certain nombre d’élus ; mais Melanchton adoucit cette doctrine, prétendant que la doctrine des Théologiens de la confession d’Augsbourg est que la prédestination est conditionnelle & présuppose la préscience de la foi. A leur exemple, Jean Cameron écossois, célebre ministre, & professeur en théologie dans l’académie de Saumur, introduisit parmi les Calvinistes de France, le système d’une vocation & d’une grace universelle, qui fut soutenu par Testard & par Amyrault ses disciples, aussi-bien que par les ministres Daillé & Blondel. Mais il est constant que les Luthériens & les Calvinistes rigides, ont toujours tenu pour le dogme d’une prédestination absolue & particuliere.

Quoique les anciens hébreux fussent persuadés comme nous que Dieu a prévu ce que chaque homme doit être, faire, ou devenir, tant pour le bien que pour le mal, cependant il n’est pas aisé de se former une juste idée de leur système sur la prédestination. Joseph reconnoît que les Pharisiens admettoient le destin, sans toutefois exclure la liberté de l’homme ; & comme les Hébreux admettoient la préexistence des ames, il est probable qu’ils pensoient que Dieu formoit son decret pour sauver ou pour damner les hommes, sur la connoissance qu’il a des bonnes ou des mauvaises qualités qui sont dans leurs ames avant leur infusion dans les corps ; du bon ou mauvais usage qu’elles ont fait de leur liberté avant que de les animer, & de celui qu’elles en doivent faire dans le tems qu’elles vivront sur la terre. C’est sur ces idées qu’Origène avançoit que nous ne sommes pas prédestinés suivant la préscience de Dieu, mais en considération de nos mérites ; & que Pélage avoit aussi formé son système, puisque saint Jérome lui reproche que sa doctrine n’est qu’une branche de celle d’Origène, doctrina sua Origenis ramusculus est ; epist. ad Ctesiph. Saint Chrysostome, & la plûpart des peres grecs, ont aussi supposé dans la prédestination une prévision des mérites non passés, comme Origène, mais futurs, ni provenans de la nature, comme Pélage, mais fondés sur la grace.

Les Turcs admettent ordinairement une prédestination absolue & nécessitante pour tous les événemens de la vie, & en conséquence ils se précipitent aveuglément à la guerre dans les plus grands dangers ; mais il y a aussi parmi eux la même différence sur la prédestination antérieure ou postérieure aux mérites, que chez les Chrétiens ; dans le même sens les payens reconnoissoient le destin. Voyez Destin.

Voici quelques passages propres à fixer les sentimens des peres dans cette grande question qui a exercé toutes les sectes religieuses en quelque lieu du monde que ce soit, & qui les a exercées avec d’autant plus de chaleur que l’objet en a dû paroître plus important, puisqu’il est question du salut éternel, du moyen d’y parvenir, du mérite ou du démérite de nos actions, de l’usage de notre liberté, de l’empire de Dieu sur sa créature. Ce qui a dû encore ajouter à l’opiniatreté avec laquelle on devoit s’occuper de ces dogmes, c’est leur profondeur, leur incompréhensibilité. C’est une maladie de l’esprit humain que de s’attacher d’autant plus fortement à un objet qu’il lui donne moins de prise.

Il paroît très-vraisemblable que le sentiment général des Peres sur la prédestination, a été que ceux qui ne parviennent point au salut, périssent, parce qu’ils n’ont pas voulu faire le bien qu’ils pouvoient ; & que c’est dans l’homme seul qu’il faut chercher la cause de ce qu’il n’est pas sauvé, attendu qu’étant appellé, il néglige de suivre sa vocation, & qu’ainsi il rend inutiles les dons de Dieu.

Irénée, l. IV. c. lxxvj. dit en termes exprès, que c’est à soi-même que l’homme doit s’en prendre, s’il n’a point de part aux graces du Très-haut. « Qui igitur abstiterunt à paterno lumine, & transgressi sunt legem libertatis, per suam abstiterunt culpam liberii arbitrii, & suæ potestatis facti ».

Clément d’Alexandrie parlant des payens dit, « que ceux qui ne se sont pas repentis, seront condamnés ; les uns, parce qu’ayant pu croire, ils ne l’ont pas voulu ; les autres, parce que l’ayant bien voulu, ils n’ont pas travaillé à devenir des croyans ». Un autre passage fait comprendre la pensée de ce pere de l’Eglise : voici comme il s’exprime dans les Stromates, lib. VI. p. 669. Paris. 1631. οὐ μόνον τοίνυν. &c. « Celui qui croit, & l’infidele qui ne croit pas, sont jugés très-justement ; car comme Dieu par sa préscience savoit que cet homme ne croiroit point, néanmoins il lui a donné la philosophie avant la loi. Il a fait le soleil, la lune, & les étoiles pour tous les peuples, afin que s’ils n’étoient pas idolâtres, ils ne périssent point ».

On trouve un passage assez semblable à celui de saint Clément, dans Origène contre Celse, liv. III. p. 115. le voici : « Quand saint Paul dit à l’égard des vérités que quelques sages d’entre les Grecs avoient découvertes, qu’ayant connu Dieu, ils ne l’ont point glorifié comme Dieu ; l’apôtre témoigne par-là qu’ils connoissoient Dieu, & que c’est Dieu qui leur avoit donné cette connoissance ».

Saint Chrysostome, in cap. ix. ep. ad Rom. p. 196. s’exprime d’une maniere claire par rapport à Pharaon : Οὔτε γὰρ ὁ θεὸς ἐνέλιπε, c’est-à-dire, « Dieu n’a rien obmis de ce qui pouvoit contribuer à son amendement ; il n’a aussi rien obmis de ce qui devoit le condamner, & le rendre inexcusable : cependant il le supporta avec beaucoup de douceur, voulant l’amener à la repentance ; car s’il n’avoit pas eu ce dessein, il n’auroit point usé de tant de support. Mais Pharaon n’ayant pas voulu profiter de cette bonté pour s’amender, & s’étant préparé à la colere, Dieu l’a fait servir d’exemple pour la correction des autres ».

Il paroît par quelques écrits de saint Augustin, que ce pere étoit alors d’accord sur ce point avec les docteurs qui l’avoient précédé ; je ne citerai pour le prouver qu’un passage frappant, qui se trouve dans son tract. 53. saint Augustin y explique les versets 39. & 40. du chap. xij. de l’Evang. selon saint Jean, & voici comme il s’exprime : « Ces paroles de l’Evangile donnent lieu à une question profonde ; car l’évangéliste ajoute, ils ne pouvoient croire, à cause qu’Isaïe dit, il a aveuglé leurs yeux, & a endurci leurs cœurs, afin qu’ils ne voyent point de leurs yeux, & n’entendent point de leurs cœurs. On nous objecte : s’ils ne pouvoient croire, quel péché y a-t-il dans l’homme de ne point faire ce qu’il ne peut faire ? Si donc ils ont péché en ne croyant point, il étoit en leur pouvoir de croire, & ils n’ont point cru ; mais s’ils l’ont pu, comment l’Evangile dit-il, ils ne pouvoient croire ? Vous avez entendu, mes freres, l’objection à laquelle nous répondons ainsi. Ils ne pouvoient croire, parce que le prophete Isaïe avoit prédit leur incrédulité, & le prophete l’avoit prédite, parce que Dieu avoit prévu la chose : il avoit prévu leur mauvaise disposition, & l’avoit déclaré par son prophete. Mais, dira-t-on, le prophete en apporte une autre raison indépendante de leur volonté. Quelle ? C’est que Dieu leur a donné des yeux pour ne point voir, & des oreilles pour ne point entendre ; il a aveuglé leurs yeux, & endurci leurs cœurs. Je réponds que cela même, ils l’ont mérité ; car Dieu aveugle & endurcit lorsqu’il abandonne l’homme, qu’il ne lui accorde point des secours ; & c’est ce qu’il est en droit de faire par un jugement secret, qui ne peut être injuste ».

Il résulte assez clairement de tous ces passages & autres, dont les citations nous meneroient trop loin, que les Peres attribuent la perte des pécheurs à leurs crimes, & à la prévision de ces crimes. Il en résulte encore, qu’ils croyoient que l’homme étoit pleinement libre pour choisir entre le bien & le mal ; mais voici de nouvelles preuves de l’opinion des anciens docteurs sur le libre arbitre.

Irénée déclare, l. IV. c. lxxj. « que ceux qui font le bien, recevront gloire & honneur, parce qu’ils ont fait le bien qu’ils pouvoient ne pas faire ; & que ceux qui ne le font point, recevront un juste jugement de Dieu, parce qu’ils n’ont pas fait le bien tandis qu’ils avoient le pouvoir de le faire ». Il dit dans un autre endroit, l. IV. c. lxxij. « que si les uns avoient été créés naturellement mauvais, & les autres naturellement bons, ceux-ci ne seroient point dignes de louange, parce qu’ils sont bons ayant été faits tels ; ni ceux-là ne seroient pas dignes de blâme, pour être tels qu’ils ont été faits ».

Justin martyr, Apol. I. pro Christ. pag. 83. tient le même langage : après avoir donné la preuve que les prophéties fournissent en faveur de la Religion chrétienne, il fait voir que sans la liberté, il n’y auroit ni vice, ni vertu, ni blâme, ni louange.

Clément d’Aléxandrie établit cette même doctrine en divers endroits de ses écrits : voici un passage qui est remarquable. Il dit. l. VII. p. 727. « que comme un médecin procure la santé à ceux qui aident à leur rétablissement ; de même Dieu donne le salut éternel à ceux qui cooperent avec lui pour acquérir la connoissance de la vérité, & pour pratiquer la vertu ».

A l’égard des sentimens de saint Augustin, l’on doit avouer qu’ils n’ont pas toujours été uniformes. En disputant contre les Manichéens & les Marcionites, il a soutenu que l’homme a l’empire de ses propres actions, & peut faire également le bien & le mal s’il le veut ; mais lorsqu’il eut à combattre les Pélagiens, il changea de système, & soutint que l’homme étoit redevable de ses vertus à la seule grace de Dieu ; ses disciples S. Prosper, S. Hilaire, Fulgence, & autres, défendirent la même doctrine.

Enfin, quand l’autorité de saint Augustin eut prévalu dans les écoles qui le regardoient comme le chef de l’orthodoxie, préférablement à tous les anciens docteurs, il arriva dans le concile de Trente, que les Franciscains & les Dominicains eurent de grandes disputes touchant le vrai sens des écrits de ce pere sur cette matiere.

Les principaux théologiens qui se trouverent à ce concile, adoptoient les sentimens de Thomas d’Aquin, & d’autres scholastiques, qui enseignoient que Dieu avant la création, avoit élu de la masse du genre humain un certain nombre déterminé d’hommes qui ne peut être augmenté, & qu’il avoit en même tems destiné les moyens propres à parvenir efficacement à ses fins : que ceux auxquels Dieu n’a pas destiné le salut, ne peuvent se plaindre, puisque Dieu leur a donné des moyens suffisans pour y parvenir, quoiqu’il n’y ait que les élus qui doivent être sauvés. Ils tâchoient de prouver cette doctrine par saint Augustin. Les Franciscains prétendoient au contraire qu’elle étoit injurieuse aux perfections de Dieu, puisqu’il agiroit avec partialité ; si sans aucun motif il faisoit choix des uns & rejettoit les autres ; & qu’il seroit injuste à lui de condamner les hommes à cause de son bon plaisir, & non pour leurs péchés, & de créer un si grand nombre d’hommes pour les damner.

Catarin qui tenoit un milieu entre ces deux opinions, remarquoit qu’on n’avoit point entendu parler de la doctrine de saint Augustin avant lui ; & qu’elle ne se trouvoit dans les écrits d’aucun de ceux qui l’ont précédé : il ajoutoit que son zele contre Pélage l’avoit entraîné trop loin ; & c’est une observation que beaucoup d’autres savans ont faite depuis.

Il paroît du premier coup d’œil, que les Franciscains dans l’église romaine, les disciples de Mélanchton, & les Arminiens parmi les protestans, tiennent les mêmes opinions sur la matiere des decrets ; tandis que les Dominicains, les Luthériens rigides, qui suivent Flaccus Illyricus, & infralapsaires parmi les Réformés, sont tous ensemble dans les mêmes sentimens.

Calvin se fit un système particulier, qui n’avoit été connu ni des Dominicains, ni d’aucuns des partisans des rigueurs de S. Augustin. Il supposa que Dieu avoit mis Adam dans la nécessité de pécher, afin de manifester sa miséricorde par l’élection d’un petit nombre de personnes, & sa justice dans la réprobation de tous les autres. Ce système parut très-choquant à tous les partis, & si revoltant aux Luthériens en général, qu’ils témoignerent aimer mieux rentrer dans l’Eglise romaine, que d’y souscrire. Cependant Calvin, par son crédit, le fit recevoir dans toutes les églises de sa communion ; & son système passa dans les églises étrangeres où la discipline de Genève s’établit. Calvin devint ainsi parmi les ministres réformes ce qu’avoit été le maître des sentences dans les pays catholiques. Bientôt les églises du Palatinat & celles des Pays-Bas adopterent la doctrine & la discipline de ce reformateur, dont Beze soutint fortement les opinions.

Ceux d’entre les théologiens des Pays-Bas, qui étoient de l’ancienne roche luthérienne, penchoient bien plus pour les sentimens de Mélanchton que pour ceux de Calvin ; mais connoissant l’estime extraordinaire qu’on faisoit de ce théologien chez eux, ils demeurerent long-tems sans oser les combattre. Cependant l’an 1554, Anastase Veluanus osa rompre la glace dans un livre intitulé, Hod gus laicorum, le guide des laïques, livre qui attira dans son parti un grand nombre de personnes. Mais d’un autre côté, les ministres françois eurent assez de crédit auprès de Guillaume de Nassau, prince d’Orange, pour obtenir qu’une confession de foi qu’ils avoient dressée, fût présentée à la gouvernante en 1567, & ensuite introduite par degres dans toutes les églises du Pays-Bas.

Il ne manquoit pas néanmoins de gens éclairés qui dans la conjecture présente combattirent la doctrine de la prèdestination absolue exposée dans cette confession. Jean Isbrandi ministre de Rotterdam, Gellius, Snecanus en Frise, Holman professeur à Leyde, George Sohnius professeur à Heydelberg, Corneille Meynardi, Corneille Wiggeri, Théodore Coernhert, & quantité d’autres savans se déclarerent anticalvinistes, regardant leurs adversaires comme des novateurs qui avoient abandonné la saine doctrine des Peres de l’Eglise.

Enfin Jacob Van Harmine, si connu sous son nom latin d’Arminius, mit cette vérité dans tout son jour ; il réfuta par divers ouvrages pleins de modération, & l’infralapsaire Beze, & le système rigide des decrets absolus. Obligé néanmoins de rendre compte de sa doctrine, dans laquelle il ne reconnoissoit d’autre élection que celle qui avoit pour fondement l’obéissance des pécheurs à la vocation de Dieu par Jesus-Christ, il présenta aux états de Hollande & de Westfrise une ample exposition de ses sentimens, qu’il termina par une conclusion admirable.

« Je n’ajouterai, dit-il, qu’une seule chose à leurs nobles & grandes puissances, pour dissiper tous les soupçons qu’on pourroit avoir sur mon sujet dans cette auguste assemblée occupée à des affaires de la derniere importance, dont la sûreté de nos provinces & des églises réformées dépend ; la chose dont je veux parler, c’est qu’il faudra que mes freres ayent bien des erreurs capitales pour que je refuse de les supporter ; puisque je n’ai aucun droit de dominer sur la foi des autres, & que je ne suis que le serviteur de ceux qui croient, afin de faire croître en eux la paix & la joie en notre Seigneur Jesus-Christ. Que si mes freres jugent eux-mêmes qu’ils ne doivent pas me tolérer ni permettre que j’occupe aucune place parmi eux, j’espere que, malgré cela, je ne causerai jamais de schisme, puisqu’il n’y en a déja que trop parmi les Chrétiens ; ce qui est un objet lamentable qui doit obliger chacun à travailler de tout son pouvoir à les éteindre. En ce cas, je posséderai mon ame en patience, & quitterai sans peine ma charge, dans l’espérance, tant que Dieu me conservera la vie, de l’employer toujours au bien commun du Christianisme, en me souvenant de ce mot, sat ecclesiæ, sat patriæ datum ; c’est assez donné à l’église & à la patrie ».

Après la mort de ce savant & respectable théologien, la doctrine qu’il avoit embrassée porta son nom. Bertius, Utenbogaert, Episcopius, Corvinus, Courcelles, Poclemberg, la défendirent & la confirmerent par leurs écrits. Elle est devenue la doctrine générale des pays protestans, celle de Genève, celle des Provinces-Unies, & sur-tout celle de la grande-Bretagne où elle regne aujourd’hui.

Un savant théologien anglois du dernier siecle écrivit la lettre suivante à un de ses collegues, qui l’avoit prié de lire le chapitre ix. de l’épître aux Romains, pour le convaincre de la vérité du système de la réprobation absolue.

« Il y a long-tems, mon cher frere, que j’ai étudié le chapitre ix. de l’épître aux Romains avec toute l’impartialité & toute l’attention propres à me dévoiler le grand mystere qui y est caché. Et, pour vous parler franchement, je vous dirai que le meilleur commentateur que j’aie trouvé pour me guider dans cette route ténébreuse, c’est un ou deux autres passages de l’Ecriture mis en parallele avec celui-ci & joints ensemble ; il me paroît qu’ils forment parfaitement la colonne de nuée qui guidoit les Israélites dans le désert, laquelle étoit une nuée obscure pour les Egyptiens, & une colonne de feu pour les Israélites. Je suis sûr, mon très cher frere, que S. Paul n’a point écrit de contradictions, & qu’aucun des autres apôtres n’a établi des doctrines contradictoires à celle de S. Paul.

» Je présume aussi que vous n’avez pas tellement oublié le livre d’Aristote περὶ ἑρμηνείας, que vous ne sachiez qu’une affirmation universelle & une négation particuliere, sont une contradiction, & ne peuvent être toute deux vraies. Voici donc la question.

» Fondant votre opinion sur la profondeur du chapitre ix. des Romains, vous en inférez que Dieu ne donne la répentance qu’à un petit nombre de personnes, & que sa volonté péremptoire est qu’ils soient seuls sauvés. Saint Paul, dans sa premiere épître à Timothée, chap. ij. vers. 4. nous donne une sonde pour scruter cette profondeur, & dit en termes exprès que Dieu veut que tous les hommes soient sauvés ; il n’y a point de milieu pour concilier ces deux propositions ; il veut que tous soient sauvés, & il veut qu’un petit nombre soit sauvé ; l’une doit être nécessairement vraie, & l’autre fausse. Cela étant ainsi, j’ai toujours cru qu’il étoit plus assûré de fonder ma foi sur les passages de l’Ecriture qui sont clairs & conformes à la bonté divine, que sur ceux qui sont mystérieux, & qui menent sur les bords d’un abysme qui m’effraye, mais dont je ne puis rien conclure. Je vous déclare enfin que je ne suis pas tellement attaché à cette opinion, ni à aucune autre opinion spéculative, que je ne sois prêt à renoncer à mes sentimens & à épouser les vôtres, si vous pouvez me produire des preuves plus fortes que les miennes tirées de l’Ecriture, & des perfections de l’Etre suprème ».

Quelqu’un a remarqué que la réprobation absolue a un grand rapport au decret fatal des Stoïciens, contre lequel Lucien propose dans son ζῆνα ἐλεγχόμενον des argumens dignes d’un pere de l’Eglise. « Premierement, dit-il, tous ceux qui sont soumis au decret fatal des Stoïciens, étant entraînés par une nécessité immuable à faire ce qu’ils font, ne peuvent avec raison être récompensés quand ils font bien, ni avec justice être punis s’ils font mal. En second lieu, les fautes qu’ils commettent, s’ils ne peuvent s’empêcher de les commettre, ne doivent point se nommer leurs fautes, mais les fautes de ce decret qui les a mis dans la nécessité de les commettre. Et par conséquent en troisieme lieu, un meutrier destiné au meurtre, amené en jugement, pourroit dire à tout juge qui seroit dans les principes stoïques : Pourquoi m’accusez-vous ? Citez, je vous prie, mon destin devant vous, & ne me condamnez pas, moi, mais mon destin, à la potence ; je n’ai été qu’un instrument passif dans ce meurtre, & j’ai été, par rapport à ma destinée, ce que mon épée est par rapport à moi ».

On voit au-moins par ce passage de Lucien, que les philosophes païens ne s’accordoient pas plus sur le Fatalisme, que l’ont fait depuis les Chrétiens sur les decrets de Dieu. Les Stoïciens croyoient que toutes choses arrivoient nécessairement, tandis que les Epicuriens les attribuoient toutes au hasard.

Les Mahométans ont aussi, dans leur religion, des opinions différentes sur la prédestination. Je sai bien que l’état de la question n’est pas le même chez les Païens, les Mahométans & les Chrétiens ; mais puisque chez ces derniers on a toujours vû dans l’Eglise des disputes déplorables, & que le mystere de la prédestination est un abysme, une mer qui n’a ni fond ni rivage, un dogme enfin sur lequel la raison ne peut rien nous apprendre de nouveau, il en résulte qu’il est très-sage de n’en point disputer, mais au contraire de se tolérer les uns les autres dans la diversité d’opinions, & s’en tenir à l’Ecriture qui dit formellement, que Dieu aime tous les hommes, & principalement les fideles. (Le Ch. de Jaucourt.)